HISTOIRE DES GAULOIS

Troisième partie

CHAPITRE III.

 

 

DE BONNE heure, la Narbonnaise avait fourni aux lettres latines de brillants génies. Publ. Térentus Varron, né à Narbonne, et surnommé pour cette raison Atacinus[1], historien, érudit et poète avait composé, du temps de César, un poème épique estimé sur la querelle des Séquanes et des Édues, et la guerre d’Arioviste[2]. Cornélius Gallus, rival gracieux de Tibulle et de Properce, et l’historien Trogus Pompéius avaient pris tous deux naissance dans la Province : celui-ci dans la ville appelée depuis Forum-Julii, le second dans le pays des Voconces. Varron et Gallus appartenaient sans aucun doute à des familles romaines coloniales ; pour Trogus, il n’était point Romain ; son aïeul, après avoir servi sous Pompée durant la guerre de Sertorius, avait porté dans sa famille le titre de cité romaine obtenu sur les champs de bataille ; et son père tenait de César celui de chevalier. Lui-même écrivit, du temps d’Auguste, une histoire universelle non moins remarquable par le talent de l’exécution que par la nouveauté de l’entreprise[3]. Sous Auguste, Tibère, Caïus, Claude et Néron, la Narbonnaise produisit nombre de grammairiens, de jurisconsultes, de rhéteurs, d’orateurs d’un haut mérite, et un seul poète et romancier, T. Pétronius, le licencieux auteur du Satiricon[4]. Mais, parmi les personnages qui, dans ce siècle, firent briller à Rome la gloire littéraire de la Province, aucuns ne furent comparables à Votiénus Montanus et à Domitius Afer.

Votiénus était de Narbonne. Aux dons de la science et du génie il joignait toutes ces vertus civiques, et cette austérité de moeurs que présentait alors la secte stoïcienne. Il ne put voir sans indignation les dérèglements du vieux Tibère : il parla, et fut dénoncé ; il le fut à la requête de ses compatriotes de Narbonne. Relégué par le sénat aux îles Baléares, il y mourut, au bout de trois ans, de fatigue et de chagrin[5].

Bien différent de cet homme vénérable, Domitius Afer, natif de Némausus, se trouvait dans le même temps à Rome, oie ses débuts comme orateur avaient été accueillis par les applaudissements des amis de l’éloquence, mais par l’effroi des gens de bien. Domitius fut le prince de cette éloquence vénale et sanguinaire qui servait les haines des tyrans, pourvoyait leurs bourreaux, et, malgré l’éclat qu’elle jeta sur les lettres, fut l’opprobre de ce temps d’opprobres. Délateur perpétuel sous Tibère, sous Caïus, sous Néron, il acquit du pouvoir et de grands biens. Cependant il vécut et mourut tranquillement, protégé par l’admiration de son génie ; ce furent ses vices qui se chargèrent de venger l’humanité[6].

Les écoles créées par Auguste, agrandies et. multipliées par Claude, propageaient dans toutes les parties de la Gaule le goût des lettres romaines et des arts libéraux. Lugdunum possédait des librairies déjà fameuses[7] ; et Vienne, Tolose, Narbonne surtout, renfermaient des dépôts de l’ancienne littérature latine plus complets que ceux de Rome même[8], sans préjudice de la littérature contemporaine, car on s’y procurait les ouvrages les plus récents tout aussi promptement qu’en Italie[9]. L’éloquence était applaudie [Juvénal, Satyr. 7], payée, cultivée avec ardeur par cette race spirituelle, vive, ouverte à toutes les impressions de l’esprit ; c’était d’ailleurs une vieille passion chez elle. Chaque année, une foule d’orateurs de toutes les provinces transalpines se rendaient à Lugdunum, au concours de l’autel d’Auguste ; et, pour y faire briller leur ingénieuse facilité, se résignaient aux lois bizarres imposées par Caligula [Juvénal, Sat. 1, 44]. L’architecture et la sculpture suivaient les progrès des lettres. Tandis que la Narbonnaise se couvrait de forums, de temples, de capitoles, de cirques, d’amphithéâtres, de basiliques, d’aqueducs qui le disputaient en magnificence avec les plus belles constructions de Rome, la Gaule chevelue ne restait pas en arrière ; les villes riches construisaient, à frais communs, d’abord des temples, ensuite des forums. De somptueux édifices s’élevaient sur l’emplacement des anciens lacs sacrés, sur les ruines des anciens sanctuaires ; et les vieux simulacres informes cédaient la place petit à petit aux types élégants du polythéisme grec, ou se perfectionnaient par l’application des règles de l’art. Le plus illustre des sculpteurs en bronze, le Grec Zénodore, fondit pour la cité arverne une statue colossale de Mercure, chef-d’œuvre de beauté et de grandeur : l’artiste y travailla dix ans ; elle coûta, quarante millions de sesterces[10] Un temple bâti par le même peuple en l’honneur du génie de la mort et de la destruction, et appelé du nom de sa divinité Vasso[11], fut longtemps célèbre : il était revêtu en dehors d’énormes pierres de taille, en dedans des marbres les plus précieux incrustés de mosaïques ; son pavé était aussi de marbre, et sa toiture de plomb[12].

Aussitôt que la Gaule avait acquis l’entière jouissance des droits politiques, et avant même que ces droits fussent bien consolidés, les Transalpins s’étaient insinués dans le gouvernement de l’empire ; ils y jouèrent bientôt un rôle important. Les Romains leur reconnaissaient un puissant génie pour l’intrigue. Possesseur de richesses immenses, le noble gaulois, narbonnais ou chevelu, s’empressait d’aller les étaler à Rome ; où il consumait et son patrimoine et la substance de ses clients : dates un temps où les grandes familles romaines étaient appauvries, il éblouissait par sa magnificence et rivalisait avec les affranchis des empereurs ; c’était un premier pas pour s’élever : son esprit souple, son éloquence facile et complaisante, sa bravoure dans les armées, ses largesses dans le palais, faisaient le reste ; il devenait chevalier, sénateur, préteur, consul, quelquefois même avant d’être bien solidement, bien légitimement citoyen romain[13]. Il se passa, clans le premier siècle de l’empire, peu de grands évènements où quelque Gaulois ne se trouvât mêlé. Sous Tibère, J. Africanus, originaire du pays des Santons, fut mis à mort comme complice de Séjan [Tacite, Ann., 7, 7]. Le Viennois Valérius Asiaticus trempait dans l’heureuse conspiration qui délivra le monde de Caïus. Des Gaulois coopérèrent fortement, ainsi que nous le verrons tout à l’heure, aux révolutions qui amenèrent et suivirent la chute de Néron.

Nous venons de nommer Valérius Asiaticus qu’il nous soit permis de nous arrêter un moment à ce célèbre et curieux personnage, qu’on peut donner, sous plusieurs rapports, comme un type du Gaulois lancé dans les affaires politiques de Rome. Né à Vienne d’une antique et opulente famille indigène, Valérius alla s’établir à Rome pendant les dernières années de Tibère ; il y acheta ces fameux jardins que Lucullus avait commencés sous la république, les embellit encore et les termina, effaçant tout ce que Rome avait vu jusqu’alors de délicatesse et de luxe [Tacite, Ann., 9, 1]. Caïus l’admit dans sa familiarité ; puis il corrompit sa femme et lui en adressa publiquement les plus humiliantes railleries[14] ; le Gaulois souffrit ou parut souffrir sans colère ce double outrage ; mais il se lia secrètement avec les ennemis de l’empereur, et fut un des plus ardents instigateurs et des instruments de sa mort. Après avoir frappé de sa main le tyran, il osa se présenter à la populace irritée. Vous demandez, lui cria-t-il, qui a tué Caïus ? Plût aux dieux que ce fût moi ! Sous Claude, ayant suivi le Prince dans son expédition de Bretagne, il parvint aux plus hautes charges de la milice. De retour à Rome, il fut nommé deux fois consul ; se retirant ensuite dans ses jardins, et occupé surtout de ses plaisirs, il s’abandonna à la vie voluptueuse et molle d’un épicurien [Tacite, Ann., 9, 1].

Mais il s’était attiré une haine fatale, la haine de Messaline, femme de Claude, par des liaisons intimes avec Sabina Poppæa, son ennemie et sa rivale ; d’ailleurs Messaline convoitait les magnifiques jardins d’Asiaticus, pour y promener ses bacchanales. L’empereur fut donc circonvenu, et fatigué chaque jour d’accusations contre lui : Il fallait, disait-on, se défier d’une opulence et d’une énergie dangereuses pour les princes. Asiaticus avait été l’un des meurtriers de Caïus, il l’avait avoué avec hardiesse devant le peuple, il en avait réclamé la gloire ; de là provenaient une renommée et un crédit dont il était à la veille de faire usage. Il se disposait à partir pour l’armée du Rhin ; né à Vienne, soutenu par une parenté nombreuse et puissante, il lui serait facile de soulever des nations dont le sang, coulait dans ses veines [Tacite, Ann., 9, 1]. Ces rapports effrayèrent le faible Claude ; se figurant déjà une révolte qu’il était important d’étouffer il envoya saisir inopinément le Gaulois.

Asiaticus, chargé de chaînes, fut confronté dans l’appartement de l’empereur avec Messaline et ses accusateurs. On lui reprochait des largesses corruptrices aux soldats, son adultère avec Poppæa et des débauches : l’éloquence de son plaidoyer attendrit singulièrement Claude, Messaline même sentit couler quelques larmes ; sortie pour les essuyer, elle n’en recommanda pas moins à ses agents qu’on ne laissât pas échapper l’accusé. Il fut condamné à mort, et Claude, par grâce, lui accorda le choix de son supplice. Quelques courtisans de l’empereur pressaient Asiaticus de se laisser mourir de faim, ce qu’ils regardaient comme une mort douce : Je vous dispense, leur répondit-il, de tant de sollicitude. Il continua de vaquer à ses fonctions ordinaires, se baigna, et donna un grand repas où il fut très gai ; seulement, il dit qu’il regrettait qu’un homme échappé comme lui à la politique artificieuse de Tibère et aux fureurs de Caïus pérît victime des intrigues d’une femme. Avant de mourir, il alla visiter son bûcher, dressé dans ses jardins, et il le fit changer de place : Transportez-le plus loin, dit-il à ses esclaves, de peur que la flamme et la fumée ne gâtent la fraîcheur de mes arbres ; ensuite il se coupa tranquillement les veines [Tacite, Ann., 9, 3].

Tandis que le midi et le centre de la Gaule se livraient avec passion aux arts de la paix, il s’opérait dans le nord un retour vers l’esprit militaire, fruit de la permanence des aimées romaines. On se rappelle que huit légions, formées en deux camps, stationnaient, depuis Auguste, sur la rive gauche du Rhin. Une bande étroite de terrain, le long de cette rive, avait été distraite de la Belgique, et érigée en province particulière, sous le nom pompeux de Germanie ; c’était le département des armées. Deux subdivisions y avaient été établies, l’une supérieure, l’autre inférieure : la Germanie supérieure, siège de l’armée du Haut-Rhin, comprenait depuis l’Aar jusqu’à la Moselle ; la Germanie inférieure, siège de l’armée du Bas- Rhin, s’étendait de la Moselle à l’Océan. De ce département des armées ressortissaient les tribus germaniques admises ou transplantées en Gaule : les Tribokes, les Némètes, les Vangions, les Ubes, les Gugernes, les Bataves. Presque tous les lieux d’habitation étaient des places de guerre, ou des châteaux militaires, ou des camps retranchés. La prééminence, pour la grandeur et l’importance, appartenait à la ville des Ubes ; Agrippine, fille de Germanicus et mère de Néron, y avait fondé une colonie de légionnaires vétérans, et la ville avait pris de là le nom de Colonie Agrippinienne[15].

Il avait dû se former à la, longue, il s’était en effet formé des rapports d’habitude et d’affection entre le soldat romain et la population de la Belgique. Si les cohortes auxiliaires et la cavalerie belges en grand nombre dans les légions, vivant sous les mêmes tentes, combattant sous les mêmes aigles, avec la même discipline, pour la même cause, perdaient par ce mélange quelque chose de leur caractère national, elles exerçaient une influence à peu près pareille sur le caractère des Romains. L’inimitié nationale disparaissait pour faire place seulement à des rivalités militaires, et à des dissensions de corps. D’ailleurs les légions changeaient rarement de cantonnement, surtout les légions de Germanie ; et le soldat, envoyé à vingt ans sur les bords du Rhin, n’avait guère que la perspective d’y mourir, ou d’obtenir, au temps de sa vétérance, un champ sur cette même terre, une place dans ces mêmes villes où sa jeunesse s’était écoulée. De là naissaient un attachement involontaire au sol, des relations amicales avec la population gauloise, et même des liens d’affection plus puissants. Les villes et les camps fraternisaient, si j’ose employer cette expression toute moderne : on se visitait, on s’adressait des députations, on s’envoyait des présents, souvenirs et gages d’hospitalité privée ou publique[16]. Il s’introduisait même dans les habitudes militaires des Romains quelque chose des coutumes du pays. On voyait des lieutenants de l’empire adoptant la laie à carreaux brillants, les larges braies belgiques, le collier et les bracelets d’or, guider les aigles romaines dans l’attirail de Vercingétorix ou d’Indutiomar [Tacite, Hist., I]. Avec cette disposition mutuelle des esprits, les légions, dans leurs discordes intestines ou politiques pouvaient compter sur de chauds auxiliaires parmi les peuples belges ; en retour aussi les sentiments et les passions de la Gaule, franchissant les palissades des camps, venaient bientôt agiter le soldat sous les tentes romaines.

La Gaule entière détestait Néron. Ses rapines, ses cruautés, ses débauches, avaient indigné des peuples qui n’étaient point façonnés autant que Rome à ces orgies du despotisme. La Belgique nourrissait contre lui des ressentiments particuliers ; et voici à quelle occasion. Paullinus Pompéius et L. Vetus, lieutenants des armées, afin d’occuper l’oisiveté du soldat, l’employaient à d’utiles travaux. Paullinus acheva une digue commencée soixante-trois ans auparavant par Drusus pour empêcher que le Rhin, an point de sa première division, ne jetât une trop forte partie de ses eaux dans le Vahal, et n’appauvrît par cet épanchement la branche droite de son cours. Vetus avait conçu un projet plus grand : celui de creuser un canal entre la Saône et la Moselle, et d’unir ainsi la navigation de la Méditerranée à celle de l’Océan, par le Rhône, la Saône, la Moselle et le Rhin. Mais Ælius, Gracilis, gouverneur de la Belgique, le détourna de son dessein, soit par intérêt pour lui, soit par jalousie secrète, l’avertissant qu’en portant ses légions au-delà des limites de sa province, en paraissant briguer la faveur des Gaulois, il s’attirerait les soupçons d’un prince ombrageux, ennemi de toute chose bonne et populaire [Tacite, Ann., 13, 43]. Vetus obéit, et trois ans après, comme pour augmenter l’irritation, Néron fit exécuter un nouveau dénombrement au-delà des Alpes [Tacite, Ann., 14, 16].

Deux évènements dont l’un était étranger à la Gaule et l’autre aux méfaits de l’empereur, servirent pourtant à nourrir l’agitation des esprits, et réveillèrent même dans le peuple des espérances superstitieuses. Un incendie affreux avait détruit les deux tiers de Rome, et l’on calcula qu’il avait commencé le même jour du même mois où les Sénons avaient brûlé jadis la ville de Romulus et de Tarquin [Tacite, Ann., 15, 41]. Un second incendie arrivé quatre ans après le premier dévora Lugdunum, cette Rome des Gaules. C’en est fait, écrivait à ce sujet un auteur contemporain[17], une seule nuit a anéanti tant de beaux ouvrages dont chacun eût pu faire à lui seul l’illustration d’une ville ; on cherche aujourd’hui Lugdunum, que les Gaules montraient hier avec orgueil. Un monceau de cendres, voilà ce qu’est à cette heure l’opulente cité, ornement des provinces où elle était comprise, et non confondue ...... Puisse-t-elle se relever, sous de meilleurs auspices, pour de plus longs jours, cette colonie qui ne comptait que cent ans, terme à peine extrême de la vie d’un homme ! Fondée par Plancus, elle dut aux beautés de son site, aux avantages de sa position, un accroissement rapide et prodigieux ; et voici que dans le cours d’une seule vieillesse humaine, elle a subi toutes les catastrophes que les siècles réservent aux cités ! Néron vint au secours des habitants de cette malheureuse ville ; il leur accorda une gratification de 4 millions de sesterces[18] pour les aider à réparer leurs pertes : cette libéralité pourtant n’était qu’un juste retour ; car les Lugdunais avaient jadis offert la même somme à l’empereur ou au sénat dans un moment de détresse de l’empire. On travailla avec ardeur à la reconstruction, et Lugdunum sortit de ses cendres aussi brillante et aussi prospère que jamais.

Cependant les crimes de Néron et les mécontentements de la Gaule étaient arrivés à leur comble. Le Gaulois C. Julius Vindex gouvernait alors la Lugdunaise avec le titre de propréteur. Né dans la nouvelle Aquitaine, de lignée puissante et royale, suivant l’expression des historiens, il appartenait en outre à la plus haute noblesse gallo-romaine ; la faveur de Claude avait porté dans sa famille la dignité sénatoriale[19]. Depuis sa première jeunesse, Vindex avait parcouru avec éclat les plus rudes emplois de la milice ; la gloire de sa bravoure et de sa fermeté civique était grande : il avait, dit un ancien [Dion, l. c.], de l’audace pour toutes les belles choses. Néanmoins le hasard voulut qu’il échappât à la cruauté soupçonneuse de Néron. Pendant son séjour à Rome, il avait assisté aux saturnales sanglantes qu’y donnait l’empereur, et il rapporta en Gaule tout le mépris, toute l’indignation amassés dans son cœur. A peine arrivé, il entra en conférence avec les nobles [Josèphe, B. Jud., 4, 26] de la Gaule orientale, Arvernes, Éduens, Séquanes, tous éclairés comme lui, capables de le comprendre et intéressés à le servir : il les harangua, les anima, leur fit enfin partager son plan d’insurrection. Il ne s’agissait point, dans les projets de Vindex, d’un soulèvement national contre Rome, d’un retour à la vieille indépendance de Vercingétorix et de Luctère, à la vieille barbarie, comme devaient s’exprimer des hommes élevés au milieu des délicatesses et des lumières de Rome, citoyens, chevaliers, sénateurs romains : ni le propréteur ni ses glorieux complices n’eurent un seul instant l’idée de reconstruire l’ordre de choses aboli en Gaule par César et Auguste. Leur opposition était purement romaine ; sinon légale, du moins possible sans bouleverser la constitution actuelle ; ils voulaient changer d’empereur et non d’empire.

Les conjurés choisirent pour nouvel empereur Sergius Sulpicius Galba, général renommé, vieillard sage et économe, qui commandait alors les légions d’Espagne ; son grand âge même parut une garantie pour des peuples qui avaient subi les excès de Caïus et qui tentaient d’échapper à ceux de Néron. Vindex écrivit donc à Galba et à tous les généraux des armées du Rhin ; puis rassemblant par lui-même et par ses amis une foule immense d’hommes et de femmes de tout rang, de toute classe, ruinés par les tributs, lésés, outragés par les officiers de l’empire, il monta sur son tribunal. Là il éclata en invectives contre Néron, il peignit avec véhémence ses meurtres, ses rapines, le hideux scandale de ses mœurs ; répétant que contre une pareille tyrannie il ne fallait pas seulement défection, mais attaque, mais irruption [Dion, 63]. Néron, s’écriait-il, a pillé l’univers entier, il a moissonné la fleur du sénat, il a tué sa mère, il a violé les lois, il a bouleversé même le gouvernement de l’empire. Car enfin les meurtres, les rapines, les outrages n’ont été que trop communs parmi les hommes ; mais qui jamais avait ouï ce dont nous avons été témoins ? Croyez-en ma parole, chers amis, chers camarades, j’ai vu cet homme (si toutefois on peut lui donner le nom d’homme), sur le théâtre, dans l’orchestre, tantôt avec la cithare et le cothurne, tantôt avec le brodequin et le masque. Vingt fois je l’ai entendu chanter, publier les jeux, jouer la tragédie ; je l’ai vu garrotté, je l’ai vu traîné, je l’ai vu portant le ventre d’une femme enceinte, je l’ai vu accoucher ; en un mot, je l’ai vu dire, entendre, souffrir, faire tout ce qu’il y a de fictions dans les fables. Et après cela on l’appellerait César, Empereur, Auguste ? Ah ! ne souillons point ces noms sacrés qu’ont honorés le divin Auguste et le divin Claude. Appelons celui-là Thyeste, Œdipe, Alcméon, Oreste, il y aura justice, puisqu’il en joue les rôles et qu’il s’en approprie les passions. Et vous donc enfin, levez-vous, portez remède à vos propres maux, prêtez aide au peuple romain, et rendez la liberté au monde ! [Dion, 63] Il termina en proclamant empereur Sergius Sulpicius Galba.

Cette proclamation, à laquelle de sourdes rumeurs avaient préparé le peuple, fut accueillie par des cris d’enthousiasme ; et une armée considérable commença à se réunir. Vindex écrivit alors pour la seconde fois à Galba. Viens, lui marquait-il, il en est temps. Sois le libérateur du genre humain [Suétone, Galba, 9] ; donne un chef à ce vaste et puissant corps des Gaules, qui met aujourd’hui cent mille hommes sur pied et peut en armer davantage [Plut., Galba]. Galba hésita longtemps, ses amis le décidèrent enfin ; il se fit proclamer, et marcha vers les Pyrénées. Cependant les lieutenants des armées rhénanes et les gouverneurs des provinces montraient plus d’incertitude encore ; les uns gardèrent les lettres de Vindex, d’autres les envoyèrent à l’empereur, moins par attachement que par crainte ; le lieutenant impérial en Aquitaine demanda de prompts secours à Galba pour étouffer la rébellion [Suétone, Galba, 9] ; il s’adressait mal.

Tandis que tout s’agitait au nord des Alpes, Néron restait tranquille à Naples, absorbé dans les fêtes et les combats d’athlètes. Il reçut sans émotion la nouvelle du soulèvement de Vindex ; on dit même qu’il s’en réjouit, comme d’une occasion excellente pour piller les riches provinces des Gaules [Suétone, Néron, 40]. Les proclamations outrageuses que Vindex faisait afficher clans les villes transalpines et dont il envoyait des copies à Rome, le tirèrent enfin de sa léthargie. Au milieu des invectives les plus sanglantes il était traité de mauvais joueur de harpe, et on l’appelait Ænobarbus au lieu de Néron [Suétone, Néron, 41]. Plus vivement blessé de ces deux injures prétendues que de toutes les accusations de cruauté et de débauche, il écrivit au sénat, l’exhortant à venger l’insulte faite à son empereur et à la république. Il déclara qu’il quitterait son nom adoptif, pour reprendre celui des Domitius dont on lui faisait un reproche. Mais l’imputation qu’il travaillait surtout à combattre, c’était celle d’ignorance en musique, dans un art qu’il avait cultivé si longtemps et avec tant de soin. Cependant, comme les nouvelles arrivaient, de jour en jour, plus fâcheuses, il revint à Rome avec un empressement plein de trouble et d’inquiétude. En chemin, un présage parut le rassurer : apercevant sur un vieux monument l’image d’un cavalier romain qui foulait aux pieds et traînait par les cheveux un soldat gaulois terrassé, il sauta de joie, et bénit les dieux qui lui envoyaient cette promesse. A Rome, il ne convoqua point le sénat, il ne harangua point le peuple : seulement il appela près de lui quelques-uns des principaux sénateurs, et après une courte délibération, il leur montra un orgue hydraulique perfectionné par ses soins, expliquant longuement le mécanisme, l’usage ; la difficulté de cet instrument, et disant qu’il le ferait jouer sur le théâtre, si pourtant Vindex le permettait [Suétone, Néron, 41].

La révolte de Galba mit fin à ces scènes puériles. Telle était sa réputation que Néron se crut perdu. Il ne songea plus qu’à la guerre et à la vengeance ; il fit par le sénat déclarer Galba ennemi public, et promit dix millions de sesterces à qui lui apporterait la tête de Vindex. A la menace du tyran Vindex répondit par cette autre : ma tête pour celle de Néron ! [Dion, 63] Les placards du Gaulois étaient affichés dans tous les carrefours de Rome, et jusque sous les portiques du palais impérial. Par un jeu de mots qui portait sur la double signification de Gallus et de Vindex, on disait que le chant du coq avait réveillé Néron[20] ; et la nuit on entendait des gens qui feignant de se quereller, appelaient à grands cris un vengeur[21].

Cependant des sentiments divers agitaient la Gaule ; divers sur Galba, quoique presque unanimes contre Néron. Seule parmi les grandes cités transalpines, la colonie lugdunaise soutenait ouvertement celui qu’elle nommait son bienfaiteur [Tacite, Hist., 1, 51], et Vienne, sa voisine et son ennemie, pour l’humilier, se livrait avec d’autant plus de passion à son zèle pour Galba. Tout le midi, toutes les nations riches et éclairées de l’est envoyaient des troupes à Vindex : les Arvernes, les Édues, les Séquanes s’étaient placés à la tête des confédérés. Mais les peuples du nord, les anciens Belges, Rèmes, Lingons, Trévires se groupaient autour des armées du Rhin, décidés à partager invariablement leur fortune [Tacite, Hist., 1 & 2]. Dans l’intérieur de ces armées régnaient le trouble et l’indécision. Le soldat sans doute haïssait Néron ; mais Galba, qui avait commandé sous Caïus un des camps germaniques y avait laissé la réputation d’un chef dur et avare. D’ailleurs ces vieilles légions placées au ‘poste le plus périlleux, qui chaque jour défendaient au prix de leur sang la frontière de l’empire, ne voyaient qu’avec dépit l’empereur sortir des rangs d’une armée oisive et sans importance. Elles appelaient Galba l’élu de Vindex ; c’était, disaient-elles, un préteur mécontent qui l’avait choisi ; c’étaient cent mille Gaulois qui l’imposaient pour maître à la république. Que devenait le respect des lois ? où était la majesté du nom romain ?

La conduite des deux lieutenants impériaux favorisait cette disposition des esprits et prolongeait l’incertitude. Fonteius Capito, lieutenant de la Germanie inférieure, homme avide, débauché, ambitieux, se repaissant de secrètes espérances, semait dans son camp des bruits injurieux à Galba ; mais l’armée le méprisait : tous les regards se fixaient sur Verginius Rufus ; qui commandait dans la Germanie supérieure. Verginius, fils d’un simple chevalier, était parvenu, par son seul mérite, au consulat et au grade militaire le plus élevé. A l’activité, à l’expérience de la guerre se joignait en lui une grande modération ; il professait un attachement austère aux lois civiles, un profonde déférence au corps du sénat. Dans les événements qui bouleversaient l’empire, il condamnait hautement une élection faite hors de Rome, par une province, à l’insu des Pères et du peuple. Peut-être ce respect absolu de la loi était-il pur de, tout sentiment personnel ; peut-être ça blâme contre Galba appuyé par des motifs aussi honorables ne cachait-il aucune arrière-pensée son armée ne le crut pas.

Vindex cependant avait réuni des troupes, ou plutôt une multitude d’hommes bien ou mal armés. Les villes insurgées s’approvisionnaient de vivres et de munitions de guerre, réparaient leurs murailles, se préparaient à repousser, s’il le fallait, l’agression des légions du Rhin. Vienne avait commencé les hostilités en assiégeant Lugdunum à peine reconstruit [Tacite, Hist., 1, 65]. Avant que les préparatifs des Séquanes fiassent terminés, Verginius, quittant brusquement la Germanie inférieure entra sur le territoire de ce peuple, et mit le siège devant Vésontio, qui lui fermait ses portes [Dion, 63] ; il avait avec lui, outre ses légions, de nombreux volontaires belges et bataves. Vindex accourut à la défense de la place. Il s’avança jusque près des murs, à une faible distance des Romains ; delà il écrivit à Verginius, qui lui répondit ; après ces messages réciproques, les généraux se. virent, s’entretinrent longuement et se séparèrent bons amis. On ignore ce qui se passa dans cette conférence, si Verginius se laissa fléchir en faveur de Galba, ou si au contraire Vindex consentit à abandonner Galba pour Verginius ; l’événement révéla que Néron avait été sacrifié [ibid.] d’un commun accord : un mystère impénétrable couvrit tout le reste.

Il avait été convenu entre les deux généraux que Vindex entrerait dans la place avec son armée ; il se mit donc en mouvement pour s’approcher des portes, mais les légions, qui n’étaient pas instruites des conditions du traité, s’imaginant que les Gaulois venaient pour les surprendre, saisirent leurs armes, et engagèrent le combat avec furie, sans écouter la voix de leurs chefs [Dion, 63]. Les Gaulois étonnés, sans défiance et en désordre, furent d’abord rompus, puis ils se rallièrent et firent résistance. Vainement Verginius de son côté, Vindex du sien, s’épuisèrent en efforts pour retenir leurs armées, elles leur échappèrent, comme de fougueux coursiers dont la bride est rompue échappent aux mains du conducteur [Plutarque, Galba]. On vit alors un spectacle atroce et inouï : des milliers de soldats sans ordre, sans guide, s’égorgeant les uns les autres, et rendus plus furieux par le carnage même. Les Gaulois que cette attaque imprévue avait consternés furent vaincus, et perdirent vingt mille hommes ; Vindex au désespoir se perça de son épée [Dion, 63].

Il ne tint alors qu’à Verginius de devenir empereur. L’armée victorieuse, après avoir brisé et foulé aux pieds les images de Néron, déféra, par des acclamations redoublées, à son général tous les titres de la souveraine puissance. Comme il les refusait, un soldat écrivit sur une des enseignes Verginius, César, Auguste ; il ordonna d’effacer ces mots. Quoique les légions menaçassent hautement de revenir à Néron, s’il restait inflexible, il eut l’habileté de les tenir toujours en suspens sans se déclarer pour ni contre Galba. On pensa qu’il attendait de Rome le décret du sénat qui confirmerait le nouveau prince ; quelques-uns prétendirent qu’il avait d’autres espérances.

Le décret arriva bientôt avec la nouvelle de la mort de Néron : Galba les reçut près de Narbonne. Par une conduite impolitique, et qui démentait sa réputation de modération et de sagesse, il distribua aux cités gauloises des grâces ou des châtiments excessifs suivant qu’elles s’étaient montrées favorables ou défavorables à sa cause. Aux premières il prodigua les titres, les libertés, les exemptions de tribut [Tacite, Hist., 1, 8, 50] ; il frappa les secondes de peines ignominieuses ou fiscales ; il confisqua leurs revenus, il diminua leurs territoires, restreignit leurs privilèges, fit raser les murailles de quelques-unes de leurs villes[22]. Les Édues, les Arvernes, les Séquanes, auteurs de sa fortune, furent l’objet de ses plus grandes faveurs ; ses plus grandes rigueurs tombèrent sur les Rèmes, les Lingons et les Trévires ; Vienne, comblée de biens, triompha de l’humiliation et de l’abaissement de Lugdunum.

Ces mesures imprudentes firent plus qu’exaspérer les passions de partis politiques opposés ; elles réveillèrent une vieille antipathie de race que l’administration romaine avait affaiblie sans doute, mais non étouffée. Les profondes divisions antérieures à la conquête reparurent tout à coup. Les peuples séquanais, helvétien, allobroge, Éduen, arverne, c’est-à-dire la race gallique, et l’est de la Gaule, formaient la faction galbienne [Tacite, Hist., 1, 51], les Belges furent tous anti-galbiens ; les cités occidentales se partagèrent entre les uns et les autres. On se défiait, on se menaçait de chaque côté. Fiers de leurs privilèges accrus, de leur territoire agrandi aux dépens des Belges et de la remise du quart de leur tribut, les peuples de l’est se targuaient de ces récompenses pour insulter aux cités punies, et pour braver les légions [Tacite, l. c.]. Les Belges n’étaient point en reste d’arrogance et d’outrages. Ils ne parlaient de Vindex qu’avec un mépris affecté [ibid.] ; ils se vantaient d’avoir partagé la gloire des légions sous les murs de Vésontio, et d’avoir vu fuir devant eux ces lâches à qui Galba livrait maintenant leurs dépouilles. Quant aux légions, elles s’irritaient de ces bravades ; aiguillonnées d’ailleurs par le butin qu’elles avaient rapporté de la Séquanie, leur attitude devenait de plus en plus menaçante pour les peuples de l’est ; et déjà les mots d’ennemis, de vaincus remplaçaient dans leurs bouches ceux de compagnons et d’alliés [ibid.].

Les camps du Rhin continuaient d’être en proie à la plus violente anarchie. Quoique les événements de Rome et le sénatus-consulte qui proclamait Galba y fussent connus, l’armée de la Germanie supérieure offrit de nouveau l’empire à Verginius, qui persista dans ses premiers refus ; Capito voulut s’en emparer avant qu’il lui fût offert, mais il périt assassiné par ses lieutenants. Galba donna le commandement vacant par sa mort à Vitellius, homme rempli de vices grossiers et couvert du mépris public. Il rappela aussi Verginius, sous des prétextes bienveillants, de peur que ses irrésolutions ne prissent fin quelque jour, ou que sa vertu ne se lassât : son successeur fut un vieillard faible d’esprit et rongé de goutte, Hordéonius Flaccus. Galba croyait par ces choix prévenir les complots ultérieurs en décourageant la rébellion ; il se trompa. Ces mutations de chefs s’opérèrent au milieu des plaintes et des troubles. De toutes parts couraient des bruits sinistres inventés ou envenimés par les anti-galbiens, principalement par les Lugdunais, obstinés dans leur amour pour Néron [Tacite, Hist., 1, 51] ; ces bruits venaient agiter la Belgique et surtout l’armée, où le mensonge et la crédulité trouvaient le plus d’aliments ; cependant l’une et l’autre reconnurent le nouvel empereur.

Vitellius profita habilement de la disposition des esprits. Vitellius sans doute était un homme méprisable, et ses vices pouvaient lui mériter à bon droit l’humiliante confiance de Galba ; mais il ne manquait ni d’adresse, ni d’une certaine énergie, ni de vigueur de corps. Il travailla à se rendre populaire dans l’armée ; se montra libéral, juste même ; et eut bientôt gagné l’affection du soldat. Parmi les chefs supérieurs se trouvaient deux hommes remuants, audacieux, avides d’argent et de pouvoir, Fabius Valens et Aliénus Cécina. Valens était outré contre Galba : il l’avait averti des incertitudes de Verginius ; il l’avait délivré des entreprises de Capito en le tuant de sa propre main, et se prétendait mal récompensé. Il animait Vitellius ; lui représentant l’ardeur des soldats, la célébrité de son nom, l’impuissance d’Hordéonius à rien empêcher, la Bretagne et les auxiliaires de Germanie prêts à le suivre, les provinces mécontentes. Que crains-tu d’un vieillard dont le pouvoir précaire va passer en un instant ? lui disait-il. La fortune s’offre à toi, tu n’as qu’à lui ouvrir ton sein et la recevoir : Verginius, d’une simple famille équestre, fils d’un père inconnu, balança avec raison, sûr de succomber s’il acceptait l’empire, et pouvant se flatter de vivre après l’avoir refusé : il n’en est pas ainsi de Vitellius ; les trois consulats de son père, la censure, l’honneur d’avoir eu pour collègues les Césars ; depuis longtemps donnent au fils l’éclat d’un empereur, et lui ôtent la sécurité d’un particulier. Ces discours faisaient impression sur l’âme ambitieuse de Vitellius [Tacite, Hist., I, 52].

Dans le haut Rhin, Cécina, doué des grâces de la jeunesse, d’une taille majestueuse, d’une ardeur bouillante, plein de charmes dans sa conversation et de noblesse dans sa démarche, possédait un empire absolu sui, le soldat. Il était questeur en Bétique, lorsque Galba, pour récompenser le zèle avec lequel il s’était déclaré, lui confia, malgré sa jeunesse, le commandement d’une légion ; mais depuis, l’empereur ayant eu la preuve qu’il avait détourné les deniers publics, donna ordre qu’il fût recherché rigoureusement sur ce péculat. Cécina, irrité, résolut de tout bouleverser et de couvrir les débris de sa fortune des ruines de l’état : les germes de discorde ne manquaient point déjà dans cette armée : elle avait marché tout entière contre Vindex, et n’avait reconnu Galba qu’après les légions du bas Rhin. Son camp était aussi le plus fréquenté par la population belge. Les mécontents Trévires, Rèmes, Lingons y entraient à toute heure, tenaient des conciliabules avec les soldats, murmuraient, se plaignaient ensemble, exaltaient Verginius aux dépens de Galba ; et cet enthousiasme, ces regrets pour un chef absent étaient tout près de se reporter sui, le 68. premier qui se présenterait [Tacite, Hist., I, 53].

Les Lingons, suivant un ancien usage, avaient envoyé en présent aux légions deux mains entrelacées, symbole d’hospitalité [Tacite, Hist., I, 54]. Leurs députés, affectant une douleur et un abattement profonds, se montraient en habit de deuil sur la place d’armes, allaient de, tente en tente, se répandant en plaintes, tantôt sur leurs propres injures, tantôt sur les distinctions des cités voisines ; puis quand ils voyaient le soldat attentif et animé, ils se récriaient sur les périls, sur les humiliations de l’armée même [Ibid.] ; et enflammaient tous les esprits. Déjà une sédition commençait, lorsque Hordéonius leur enjoignit de quitter le camp ; et par précaution, il les fit partir au milieu de la nuit. Mille rumeurs sinistres en coururent parmi les troupes ; on affirmait que les députés avaient été massacrés, et qu’on verrait bientôt, si l’on n’y prenait garde, les plus braves soldats, ceux qui s’étaient permis des murmures, périr ainsi dans l’ombre, à l’insu de leurs camarades. Les légions alors se lièrent entre elles par un traité secret. Pour les contenir, Hordéonius fit venir les auxiliaires gaulois ; ceux-ci d’abord alarmèrent les légions, mais bientôt ils se montrèrent non moins indociles qu’elles, et plus ardents même à entrer dans tous les complots.

Sur ces entrefaites arriva le premier janvier, jour auquel les armées renouvelaient le serment de fidélité au Prince. Les quatre légions du bas Rhin le prêtèrent, en hésitant beaucoup, il est vrai ; à peine quelques voix se firent entendre dans les premières centuries ; le reste garda le silence. Il y avait dans ces légions même des dispositions fort diverses : la première et la cinquième étaient si emportées, que des pierres furent lancées contre les images de Galba : la quinzième, et la seizième, plus modérées, se bornèrent à des murmures et à des menaces. Dans la Germanie supérieure, la quatrième et la dix-huitième, qui campaient ensemble, mirent en pièces les images de l’empereur, et pour de point paraître dépouiller tout respect de l’autorité, prononcèrent dans leur serment les noms oubliés de sénat et de peuple romain. Hordéonius, faible et timide, ne fit rien pour réprimer la sédition. Les chefs de légion et les tribuns imitèrent l’indolence du lieutenant. Quatre centurions osèrent seuls montrer quelque énergie ; ils furent saisis par les soldats et mis aux fers. Les deux autres légions adhérèrent à tout ce qui s’était fait [Tacite, Hist., I, 55-56].

La nuit du premier au second janvier, le porte aigle de la quatrième légion vint à la colonie Agrippinienne où était Vitellius, et l’ayant trouvé à table il lui apprit que l’armée du haut Rhin avait renoncé à l’obéissance de Galba et prêté serment au nom du sénat et du peuple. Ce serment était visiblement illusoire ; il fut résolu de saisir la fortune propice, et de présenter un empereur aux légions. Vitellius dépêcha des courriers au camp du bas Rhin pour informer ses soldats que leurs camarades de la Germanie supérieure avaient brisé les images de Galba, que, si cette action était réputée crime et révolte, il fallait commencer la guerre, sinon choisir sans délai un autre prince. Et dans ce dernier cas il insinuait qu’il était moins chanceux de le prendre sous sa main que de le chercher au loin[23].

La première légion était la plus voisine, et Fabius Valens le plus déterminé des chefs. Il se rendit dès le lendemain dans la ville Ubienne avec un corps de cavalerie, et salua Vitellius empereur. Les autres légions s’empressèrent de suivre l’exemple, et l’armée du haut Rhin, laissant là les vains noms du sénat et du peuple romain, prêta serment à Vitellius. La Belgique applaudit à ce choix, et montrait plus d’ardeur même que les légions. Les Agrippiniens, les Trévires, les Lingons, les Rèmes accouraient en foule féliciter les soldats ; ils offraient des hommes, des chevaux, des armes, de l’argent [Tacite, Hist., I, 57]. C’était une incroyable émulation de ville à ville, de particulier à particulier ; chacun voulait contribuer, suivant ses facultés, de sa personne, de sa fortune ou de ses talents. Et ce n’étaient pas seulement les chefs de la population ou ceux de l’armée qui cherchaient à se signaler par des sacrifices, mais les moindres habitants et les moindres soldats apportaient leurs petites épargnes, et ceux qui n’avaient point d’argent donnaient leurs baudriers, leurs ornements militaires, leurs armes ornées et de prix, par enthousiasme, par imitation, par intérêt [Ibid.].

A ces nouvelles l’épouvante se répandit dans les provinces galbiennes ; elles se voyaient abandonnées par toutes les garnisons, par tous les magistrats impériaux l’un après l’autre. Valérius Asiaticus préfet de la Belgique et Junius Blésus gouverneur de la Lugdunaise s’étaient rangés du côté de Vitellius ; la légion italique et la cavalerie taurinienne, cantonnées à Lugdunum, avaient brisé les images de Galba ; l’armée de Bretagne s’empressait d’adhérer à tout. Vitellius ne trouva de répugnance que dans les huit cohortes bataves qui, après avoir servi d’auxiliaires à la quatorzième légion alors en Dalmatie, l’avaient quittée et se trouvaient en passage dans la capitale des Lingons. Ces cohortes étaient depuis longtemps en discorde avec les troupes Romaines. Attachées à la quatorzième lésion au moment où la révolte de Vindex éclata, elles avaient pris parti contre Néron, tandis que les légionnaires soutenaient cet empereur ; et le triomphe de Galba avait tellement accru leur arrogance que force avait été de les isoler et de les envoyer en Bretagne. Elles nourrissaient aussi un autre sujet de mécontentement contre l’armée de la Germanie inférieure. Il y avait quelques années que deux frères d’ancienne et puissante famille chez les Bataves, Julius Paullus et Claudius Civilis avaient été emprisonnés par Fontéius Capito, comme coupables de complots contre Néron : Paullus avait été tué sans autre formalité, Civilis conduit à l’empereur [Tacite, Hist., I, 59 ; IV, 13]. Néron lui avait laissé la vie ; Galba l’absout et le renvoya en Gaule, mais les légions rhénanes s’emparèrent de lui, réclamant à grands cris son supplice. Vitellius résista de peur de s’aliéner les Bataves, et fit évader Civilis.

L’adjonction de toutes les garnisons gauloises et des troupes de Bretagne à celles du Rhin mettait entre les mains de Vitellius un puissante armée. Il résolut de faire marcher en avant deux divisions sur l’Italie, l’une avec Valens par les Alpes cottiennes, l’autre par les Alpes pennines, sous la conduite de Cécina. Valens eut l’élite de l’armée du bas Rhin (des première, quinzième et seizième légions), avec l’aigle de la cinquième et un corps de troupes légères et de cavalerie, formant en tout quarante mille hommes ; Cécina reçut trente mille hommes de l’armée du haut Rhin, savoir : la vingt et unième légion tout entière, quelques corps choisis dans les trois autres, et un grand nombre d’auxiliaires gaulois et germains. Vitellius devait suivre avec une autre région et l’immense multitude des volontaires de la Belgique [Tacite, Hist., II, 69 ; I, 61].

Le chef et les soldats offraient en ce moment un frappant contraste. Ceux-ci demandaient leurs armes, et voulaient marcher malgré l’hiver, sans s’arrêter à des négociations ; il voulaient profiter de l’épouvante des Gaules, envahir l’Italie, pendre Rome, se hâter enfin, parce que rien n’est plus important dans les guerres civiles, et qu’il y faut agir bien plus que délibérer. Vitellius au contraire s’endormait dans de grossiers plaisirs, comme si de lâches dissolutions et des festins ruineux eussent été un préliminaire obligé de son installation à l’empire. Dès midi il était ivre et appesanti de nourriture. Cependant tout allait par la seule ardeur et par le seul courage des troupes. A peine se virent-elles réunies, qu’elles exigèrent le signal du départ. Le nom de Germanicus fut décerné sur-le-champ à Vitellius ; quant à celui de César, il le refusa. Le jour même du départ un présage jugé favorable remplit de joie Valens et son armée. Un aigle, proportionnant son vol à la marche des légions, planait en avant d’elles comme un guide. Aucun mouvement, aucune clameur ne l’effarouchèrent ; et tels furent pendant un long espace de chemin le calme et l’intrépidité de cet oiseau, que tous y crurent reconnaître un augure infaillible de gloire et de succès [Tacite, Hist., I, 62].

L’armée de Valens traversa en amie le territoire des Trévires ses fidèles alliés. Mais à Divodurum, ville des Médiomatrikes, malgré l’accueil favorable des habitants, saisie d’une sorte de terreur panique, elle prit subitement les armes, sans cause, sans dessein, non par soif du pillage ou du sang, mais par un accès de frénésie inexplicable [Tacite, Hist., I, 63]. Adoucie enfin par les prières de ses chefs, elle s’abstint de saccager la ville ; mais près de quatre mille habitants périrent dans le premier moment de rage. Cet évènement causa, même en Belgique, un tel effroi, que dès que l’armée s’approchait d’une ville, la population entière accourait au-devant avec ses magistrats ; les femmes et les enfants se prosternaient les bras étendus, le long des chemins ; enfin on épuisait en pleine paix tous les moyens par lesquels on désarme un ennemi furieux [Ibid.]. Valens était encore sur le territoire des Leukes quand lui parvint la nouvelle de la mort de Galba assassiné par les prétoriens, et de l’élection d’Othon à l’empire. Cette révolution n’inspira aux soldats ni joie ni crainte ; il leur était indifférent de combattre Othon ou Galba ; elle fit plus d’impression sur les Gaulois du centre et du midi, qui, haïssant également Vitellius et Othon, craignaient de plus Vitellius. L’armée romaine arriva bientôt dans la cité des Lingons, son alliée chérie. Accueillie avec les plus vifs témoignages d’amitié, elle disputa de courtoisie et de bonne discipline ; mais la joie fut courte, par l’arrogance de ces cohortes bataves que Valens devait prendre chez les Lingons. Quelques propos occasionnèrent une dispute entre elles et des légionnaires ; chaque soldat venant ensuite à prendre parti pour ou contre, la querelle allait dégénérer en un combat sanglant, si le général, par le châtiment des plus mutins, n’eût rappelé les Bataves à la subordination. Du territoire lingonais Valens passa chez les Édues. En vain les légions cherchèrent-elles un prétexte de guerre contre cette opulente cité ; elle ne leur en laissa aucun, tant fut grande sa soumission ; elle reconnut Vitellius, offrit de l’argent et des armes, fournit des vivres gratuitement ; en un mot, elle alla au-devant et au-delà de toutes les demandes. Ce qu’Augustodunum faisait par crainte, Lugdunum le fit par zèle. Valens trouva dans cette ville la légion italique et la cavalerie Taurinienne qui l’attendaient, il les incorpora à ses troupes [Tacite, Hist., I, 64].

On a vu plus haut quelle inimitié divisait Lugdunum et Vienne : durant la dernière guerre, ces deux villes s’étaient désolées mutuellement par des combats trop renouvelés, trop acharnés pour n’avoir de motifs que l’intérêt de héron et de Galba. Lugdunum fut compris dans les vengeances de ce dernier ; il confisqua ses revenus et le frappa de décrets humiliants, tandis que les faveurs et les honneurs pleuvaient star Vienne : de la un surcroît die jalousies et de haines que séparait seulement l’étroite barrière d’un fleuve [Tacite, Hist., I, 65]. Maintenant que la force était eux mains des Lugdunais, ils s’efforcèrent d’en user ; ils incitaient les soldats en particulier à la destruction de Vienne ; ils représentaient qu’elle avait assiégé leur colonie, secouru Vindex, levé même depuis peu des légions pour le service de Galba [Ibid.]. Après les considérations de haine venaient les considérations de pillage ; ils exaltaient la richesse de Vienne, le butin qu’y trouverait l’armée. Bientôt, ne se bornant plus à des insinuations secrètes, ils éclatèrent en provocations ouvertes et publiques : Pourquoi, disaient-ils, les légions ne vont-elles pas se venger, et détruire ce foyer de la guerre des Gaules ? tout y est étranger et ennemi. Mais nous, colonie militaire, nous sommes des enfants de Rome, une partie de l’armée, les compagnons inséparables de sa bonne ou mauvaise fortune. Dans l’incertitude du succès, qu’elle ne nous laisse pas à la merci de voisins furieux ! [Tacite, Hist., I, 65]

Ces discours et mille autres semblables échauffèrent tellement le soldat, qu’au moment où les chefs ordonnèrent le départ, ils ne croyaient plus possible de sauver Vienne. Les Viennois connaissaient le danger de leur situation ; ils accoururent sur la route avec tout l’appareil religieux des suppliants ; ils se jetèrent aux genoux des soldats ; ils s’attachèrent à leurs armes, à tous leurs pas ; ces prières, ces pleurs commencèrent à faire effet. Pour achever de fléchir l’armée, Valens lui fit distribuer au nord des Viennois trois cents sesterces par tête [Tacite, Hist., I, 66]. Ce ne fut qu’alors que les légions sentirent toute l’importance d’une colonie si brillante, si vieille alliée du peuple romain ; et les représentations du général pour qu’on ne la détruisit pas, pour qu’on n’égorgeât pas les habitants, furent écoutées avec faveur. Toutefois, une peine publique fut infligée aux Viennois, on les désarma ; et chaque habitant fut tenu de fournir des provisions de toute espèce. On regarda comme constant que Fabius avait été gagné par une grosse somme d’argent, mais du moins la ville lui dut son salut. De Vienne, il se dirigea à petites journées, par le pays des Allobroges et celui des Voconces : il réglait la marche et le séjour des troupes sur les sommes qu’il n’avait pas honte de se faire donner ; et il les exigeait des magistrats des villes et des possesseurs des terres avec la plus grande violence, au point que dans un municipe des Voconces, nommé Lucus Augusti, ou le bois d’Auguste[24], il avait déjà disposé les torches pour incendier, lorsqu’on l’apaisa avec de l’argent ; au défaut d’argent, des adultères et des prostitutions pouvaient le fléchir. C’est ainsi qu’il gagna les Alpes.

Cécina fut plus avide encore de sang et de pillage. Les Helvètes irritèrent ce caractère bouillant. La nation helvétienne, si célèbre dans les annales de la Gaule par le nombre et l’éclat de ses expéditions, déshabituée de la guerre, n’avait plus que le renom de son ancienne bravoure [Tacite, Hist., I, 67]. Ignorant encore la mort de Galba, elle refusait de reconnaître Vitellius. La cupidité et la précipitation de la vingt et unième légion commencèrent les hostilités. Cette légion avait enlevé l’argent destiné pour la solde d’une garnison helvétienne, que ce peuple entretenait de tout temps à ses frais [Ibid.]. Les Helvètes irrités interceptèrent les lettres que Cécina adressait aux légions de Pannonie pour les entraîner à la révolte, et retinrent prisonniers un centurion et quelques soldats. Cécina, qui ne respirait que la guerre, saisit avidement l’occasion présentée ; il dévasta le pays, et ruina d’abord un lieu fréquenté pour l’agrément et la salubrité de ses eaux minérales, et où s’était formée une petite ville. Il fit prévenir aussi les auxiliaires Rhétiens de descendre des montagnes et d’assaillir les Helvètes par derrière, tandis que les légions les combattraient en face.

Les Helvètes se réunirent en armes et élurent pour chef suprême un de leurs compatriotes, Cassius Sévérus ; mais au moment fatal la résolution leur manqua. Ils ne savaient ni manier les armes, ni garder les rangs, ni manœuvrer de concert [Tacite, Hist., I, 68]. Se battre contre des vétérans, c’eût été se perdre ; se renfermer dans des murs croulant de vétusté, n’était pas plus sûr ; d’un côté Cécina les pressait avec une puissante armée ; de l’autre ils étaient harcelés par la cavalerie et par les cohortes de Rhétie ; leurs faibles bataillons étaient comme perdus au milieu de tant d’ennemis. Ils jetèrent enfin leurs armes, et se sauvèrent sur le mont Vocet[25]. Cécina envoya pour les en chasser une cohorte de Thraces, avec les auxiliaires germains et rhétiens ; les fugitifs furent massacrés partout, sur les montagnes, dans les bois, et jusqu’au fond des cavernes où ils s’étaient cachés : il y en eut plusieurs milliers de tués, autant de vendus à l’encan [Tacite, Hist., I, 68]. Les légions avaient rasé toutes les places voisines, et marchaient en bon ordre sur Aventicum, capitale du pays, lorsque les Gaulois offrirent de se rendre à discrétion, ce qui fut accepté. Julius Alpinus, un de leurs chefs, fut le seul que Cécina fit exécuter, sous prétexte qu’il était l’auteur de la guerre ; il laissa à Vitellius le soin de punir ou d’épargner le reste. Des députés helvétiens partirent donc sur le champ pour implorer le pardon de l’empereur.

Ils le trouvèrent, lui et son armée, dans les dispositions les plus fâcheuses à leur égard. Les soldats demandaient la destruction de la race helvétienne toute entière ; ils portaient au visage des députés leurs poings fermés et leurs épées nues. Vitellius lui-même n’épargnait ni les reproches ni les menaces, lorsque Claudius Cossus, un des députés, célèbre par son éloquence, mais la cachant alors sous un effroi concerté, qui la rendait plus puissante, parvint à calmer l’esprit du soldat [Tacite, Hist., I, 69]. Telle est la multitude soudaine et changeante, non moins vive dans sa compassion que clans ses fureurs : à peine eut-il parlé que, fondant en larmes et mettant à une plus juste demande encore plus d’insistance, les soldats demandèrent et obtinrent grâce pour ce malheureux peuple [Ibid.].

Cécina était resté dans le pays, attendant les ordres et la décision de l’empereur ; là, il reçut la nouvelle qu’une aile de cavalerie qui avait autrefois servi sous Vitellius en Afrique, et était cantonnée maintenant sur les bords du Pô, venait de se déclarer contre Othon, et avait entraîné dans sa défection une partie de la Transpadane : plein de joie et d’espérance, il quitta l’Helvétie ; se dirigeant vers les passages des Alpes Pennines.

Cependant, Othon, pour exciter dans la Transalpine du trouble et des divisions, cherchait à gagner par ses faveurs quelques-uns des plus ardents Vitelliens. Dans le nord, il accorda le droit de cité romaine à la nation entière des Lingons, comme pour réparer l’injustice et la cruauté des décrets de Galba [Tacite, Hist., I, 78]. La Narbonnaise et même l’Aquitaine lui avaient prêté d’abord serment de fidélité ; mais à l’approche de Valens, elles s’empressèrent d’arborer les images de Vitellius [Tacite, Hist., I, 76]. Othon n’était pourtant pas sans espérance de ce côté, et il fit tous ses efforts pour y transporter le théâtre de la guerre. Sachant les passages des Alpes déjà au pouvoir des Vitelliens, il envoya une flotte attaquer la côte narbonnaise ; lui-même, à la tête de son armée de terre, alla faire face à Cécina et à Valens.

La fortune au commencement sembla favoriser Othon. Sa flotte soumit tout le littoral narbonnais, sans trouver de résistance et pourtant au milieu de pillages et de violences inouïes ; on n’eût jamais dit que c’étaient des troupes concitoyennes parcourant les rivages de leur patrie ; elles saccageaient et mettaient tout à feu et à sang ; et le dégât fut d’autant plus horrible que nul ne se tenait sur ses gardes. Les campagnes restaient chargées de tous les trésors de la terre, les maisons ouvertes ; les habitants, avec leurs femmes et leurs enfants, accouraient au-devant des soldats dans toute la sécurité qu’inspire la paix, et ils trouvaient les outrages et les calamités de la guerre[26] : ils eurent enfin recours à Vitellius. Valens, qui était encore au pied des Alpes, fit partir aussitôt sa cavalerie trévire tout entière, quatre compagnies de cavalerie et deux cohortes d’infanterie tungriennes, sous la conduite du Trévire J. Classicus. Une partie de ces troupes resta dans Forum-Julii, que menaçait la flotte othonienne ; l’autre, renforcée par une cohorte de Ligures, corps auxiliaire anciennement attaché à la défense du pays, et par cinq cents Pannoniens, se mit à parcourir la côte. Entre cette petite armée et les gens d’Othon descendus à terre, il se livra coup sur coup deux combats très vifs précisément sur le bord de la mer. Dans l’un et l’autre les Vitelliens eurent le désavantage ; mais il en coûta beaucoup de sang aux vainqueurs : et par une espèce de trêve tacite [Tacite, Hist., II, 15], les deux partis s’éloignèrent, se retirant, les vaincus à Antipolis, les Othoniens à Albingaullum dans la Ligurie italique.

Cependant Valens continuait sa route. Il fut arrêté un moment et mis en grand péril par l’indiscipline de ses soldats. Ces huit cohortes bataves qu’il avait ralliées chez les Lingons, et qui avaient déjà excité du trouble au moment de leur réunion, se conduisaient envers les troupes romaines avec une, arrogance excessive ; elles rappelaient sans cesse leurs anciennes dissensions avec la quatorzième légion au sujet de Vindex, se vantant de l’avoir contenue, d’avoir enlevé à Néron l’Italie, et de tenir dans leurs mains tout le sort de la guerre. Chaque fois qu’un Batave passait devant la tente d’un légionnaire, il le saluait de ces bravades outrageantes [Tacite, Hist., II, 27]. Les chefs en étaient importunés ; les querelles, les disputes altéraient la discipline ; Valens enfin craignait que de l’insolence ils ne passassent à la trahison. Aussi, dès qu’il eût appris que la flotte d’Othon avait repoussé la cavalerie trévire et les Tungres, et tenait la Narbonnaise bloquée, il mit à profit cette occasion pour disperser un corps trop puissant, et commanda à plusieurs des cohortes bataves de partir au secours de la Province.

Mais à cet ordre des murmures éclatèrent dans toute l’armée : Bataves, Gaulois, légionnaires même, tous réclamaient avec la même vivacité contre le départ des cohortes. Pourquoi, disaient les légions, nous priver de l’assistance de guerriers si intrépides ; et à la vue de l’ennemi, presque sur le champ de bataille, nous arracher ces braves vétérans signalés par tant de victoires ? Si une seule province vaut mieux que Rome et tout l’empire, mous y marcherons tous ; si les batailles importantes, décisives, sont celles de l’Italie, pourquoi mutiler l’armée ? Qu’attendre désormais d’un corps auquel on veut retrancher ses membres les plus vigoureux ? [Tacite, Hist., II, 28] Telles étaient les plaintes qui se faisaient entendre de toutes parts dans le camp. Valens envoya ses licteurs pour mettre fin à la sédition ; mais les soldats fondirent sur lui, lui jetèrent des pierres, et le poursuivirent dans sa fuite. Mille voix s’écriaient qu’il recelait les dépouilles des Gaules, l’or des Viennois, le fruit des fatigues de l’armée [Tacite, Hist., II, 19]. Ils pillent ses bagages, ils visitent ses tentes, ils sondent même la terre avec la pointe de leurs armes et de leurs javelots. Pendant ce temps, Valens, déguisé en esclave, s’évadait et se cachait chez un décurion de la cavalerie. Le feu de la colère fut bientôt exhalé. Mais Alphénus Varus, préfet du camp, avait défendu aux centurions de relever les sentinelles, aux trompettes de sonner les différents exercices ; il avait interrompu tout ce qui entretient l’ordre et la régularité dans une armée. Cet artifice, au moment où d’elle-même la sédition se calmait insensiblement, réussit. Les soldats restaient frappés d’engourdissement : ils se regardaient tous avec des yeux étonnés : l’idée seule que personne ne les commandait, leur donnait de l’épouvante ; on voyait à leur résignation, à leur silence, qu’ils cherchaient leur pardon ; bientôt ils supplièrent, ils versèrent des larmes, lorsque enfin Valens se montra tout défiguré, les yeux en pleurs. Les soldats l’avaient cru mort, son apparition inopinée les saisit de joie, d’attendrissement, d’enthousiasme. Ils se félicitent de l’avoir recouvré ; ils l’accablent de louanges ; ils le portent sur son tribunal au milieu des aigles et des drapeaux. Lui, par une modération sage, ne demanda le supplice de personne, et pour ne pas se rendre trop suspect en dissimulant, il accusa, mais quelques mutins seulement, sachant trop bien que dans les guerres civiles les soldats ont plus de droits que les chefs [Tacite, Hist., II, 29].

La fortune des lieutenants de Vitellius fut diverse en Italie ; Cécina n’éprouva que des échecs ; Valens termina la guerre dans un seul combat. Othon vaincu se perça de son épée, et l’Italie reconnut Vitellius. L’empereur cependant était encore au-delà des Alpes. Après avoir complété par des levées faites en Gaule les cadres de six légions qu’il laissait sur le Rhin [Tacite, Hist., II, 57] et remis le commandement général à Hordéonius Flaccus, à la tête d’une légion rhénane, d’une division de l’armée britannique et d’une multitude de Belges volontaires, il s’approchait de Lugdunum, lorsqu’il apprit son triomphe et la mort d’Othon. Il resta plusieurs jours dans cette colonie fidèle, donnant et recevant des combats de gladiateurs[27], passionné qu’il était pour ce genre de spectacle. De Lugdunum, il se rendit à Vienne, où il demeura aussi quelque temps ; soit pour humilier, soit pour pacifier cette ville toujours mal disposée. Là un évènement fortuit, interprété par la superstition, fournit de nouveaux aliments à la haine active des Viennois. Un jour flue Vitellius donnait audience assis sur son tribunal, un coq vint se percher d’abord sur son épaule, ensuite sur sa tête [Suétone, Vitellius, 9]. On sait que cet oiseau portait en langue latine le nom de Gallus, qui signifiait aussi Gaulois. Le présage parut clair à tous ceux qui souhaitaient la chute de Vitellius ; et le peuple ne douta pas que cet empereur ne fût bientôt terrassé par le bras de quelque enfant de la Gaule [Ibid.].

Le peuple commençait en effet à être profondément remué. L’insurrection de Vindex, conçue dans des idées toutes romaines, entreprise pour un but tout romain, avait trouvé en Gaule de nombreux partisans, comme une noble cause, mais non comme une cause populaire : les événements qui suivirent le désastre de Vésontio, la vieille haine réveillée entre les cités de l’est et celle du nord, l’insolence des légions, les cruautés de Cécina et de Valens, les mots d’ennemis et de vaincus, prononcés de nouveau au milieu de tant d’outrages, avaient touché bien plus au vif le sentiment des masses. Ce fut d’elles que partit le premier cri d’indépendance contre Rome. Pendant même que Vitellius traversait, à la tête de ses troupes, les cités de l’est, un Boïen de la plus basse classe du peuple, nommé Maric, se mit à parcourir les campagnes de la Loire et de l’Allier, proclamant l’affranchissement de la patrie [Tacite, Hist., II, 61] ; il réunit en peu de jours jusqu’à huit mille paysans, et déjà le mouvement gagnait les plus proches villages des Édues. L’historien romain de cette guerre a dédaigné [Ibid.] de nous transmettre plus de détails sur ces héros populaires des vieux souvenirs gaulois. Il nous apprend seulement que la religion se mêlait fortement à leur patriotisme ; que Maric prenait les titres de Dieu, libérateur des Gaules [Ibid.] ; et que la foule qui s’attachait à ses traces n’était pas moins exaltée dans sa foi pour le libérateur, que dans son zèle pour l’indépendance. Ce furent les nobles Éduens et l’élégante jeunesse d’Augustodunum qui, pleins de mépris pour cette multitude crédule et grossière, se chargèrent d’en venir à bout [Ibid.] : Vitellius ajouta à leurs forces quelques cohortes. Sans discipliné et presque sans armes, les compagnons de Marie furent aisément battus et dispersés ; le chef, pris rivant et livré à Vitellius, fut exposé aux bêtes dans un de ces spectacles dont l’empereur se récréait à Lugdunum ou à Vienne : Les bêtes refusèrent de le dévorer et déjà la multitude s’écriait qu’il était invulnérable, quand Vitellius le fit massacrer par ses soldats [Ibid.]. Néanmoins pour beaucoup d’esprits la mission divine de Maric parut mise hors de doute.

Enfin Vitellius franchit les Alpes, et chemina lentement vers Rome, au milieu de son armée. L’aspect de cette armée avait quelque chose d’ennemi et d’humiliant pour des yeux romains ; d’abord l’immense quantité de volontaires transalpins, puis les légionnaires presque aussi étrangers à l’Italie que les Gaulois mêmes ; leurs grandes et longues piques, les peaux de bêtes dont ils avaient les épaules couvertes, leur accent rauque et dur les faisaient ressembler plutôt à des barbares qu’à des soldats de Rome [Tacite, Hist., II, 88]. Déshabitués du séjour des villes, surtout des villes populeuses, ils ne savaient point éviter la presse ; s’ils étaient heurtés au détour d’une rue, s’ils glissaient sur le pavé, ils se mettaient en fureur, souvent ils tiraient l’épée pour frapper ce qui se trouvait près d’eux. Cécina surtout affectait les manières étrangères. Nommé consul, il marchait devant les aigles vêtu de la braie et de la saie belges à couleurs bigarrées, étalant en outre les bracelets et le collier d’or. C’était dans ce costume qu’il recevait les députations du sénat, qu’il haranguait le peuple des villes[28] : on en murmurait comme d’une conduite arrogante et hostile aux citoyens.

Avec tant de nations diverses réunies sous le même drapeau la marche de Vitellius n’était rien moins que paisible. A chaque instant des disputes éclataient entre les légionnaires et les transalpins et dégénéraient en massacres ; un Gaulois ayant terrassé par jeu un soldat romain, de bravades en bravades et d’invectives en invectives on prit les armes de part et d’autre, et deux cohortes entières restèrent sur la place [Tacite, Hist., II, 68]. Les cohortes bataves principalement étaient insatiables de querelles et de violences. Pour rétablir l’ordre, Vitellius licencia d’abord tous les volontaires gaulois non organisés [Tacite, Hist., II, 69] ; il les renvoya ou dans leurs foyers ou dans le camp d’Hordéonius : il songea ensuite à se défaire des Bataves. La quatorzième légion, dont ces indomptables cohortes avaient fait partie, se trouvait alors en Italie pour la cause d’Othon. Vitellius, à qui elle était justement suspecte, l’envoya dans l’île de Bretagne, en lui adjoignant pour contenir ses anciens auxiliaires ; et de peur qu’elle n’allât se réunir aux Viennois, qui recommençaient à remuer [Tacite, Hist., II, 66], il lui fit prendre la route des Alpes Graïes. Les premières journées furent assez calmes. Mais à Augusta des Taurins, un Batave ayant maltraité un artisan en le traitant de fripon [Ibid.], un légionnaire, hôte de celui-ci, prit sa défense. Chaque soldat venant à s’attrouper autour de son camarade, des injures on passa aux coups ; et le massacre eût été horrible, si une division de prétoriens, prenant fait et cause pour la légion, n’eût imposé aux Bataves. Les cohortes restèrent dans Augusta, la légion partit la nuit suivante, et les feux qu’elle laissa allumés causèrent l’incendie d’une partie de la ville. Parvenue au-delà des Alpes, elle délibéra si elle ne marcherait pas à Vienne ; les plus exaltés dirigeaient déjà les enseignes de ce côté, lorsque de plus sages conseils l’emportèrent [Ibid.].

Quant aux Bataves, rappelés par l’empereur, puis renvoyés définitivement en Gaule [Tacite, Hist., II, 69], ils arrivèrent juste à point pour prendre part à une grande révolution qui s’y préparait.

 

 

 



[1] Les habitants de Narbonne prenaient aussi le nom d’Atacini, à cause du fleuve Atax (l’Aude) qui coulait dans leur ville.

[2] De bello Sequanico. — Hier. Chron. — Senec. Contr. 16. — Serv., l. X, Æneid.

[3] Il nous en reste un abrégé fait par Justin.

[4] On l’a confondu mal à propos, ce me semble, avec C. Petronius, favori, puis victime de Néron.

[5] Sen. Contr. 5, l. VII. — Tacite, Ann., l. IV, c. 42. — Mart., l. VIII, ep. 72.— Eusèbe, Chron.

[6] Tacite, Ann., XV, c. 52, 66 ; XIV, c. 19. — Dion, LIX. — Dial. de orat. ap. Tacite, c. 13-15. — Pline, II, ep. 14 ; VIII, ep. 18. — Quintil., Inst., V, c. 7 ; VI, c. 3. — Eusèbe, Chron.

[7] Pline jun., epist. Gemin.

[8] Suétone, illustr. gramm. de M. Valer. Prob.

[9] Martial, VII, ep. 87 ; VIII, ep. 72 ; IX, ep. 101.

[10] Pline, XXXIV, c. 7. — 40 millions de sesterces = 8.200.000 fr. Sur la réputation de son travail, Zénodore fut appelé à Rome pour y fondre une statue de Néron.

[11] Grégoire de Tours, Hist. franc., I, c. 29. — Bas et avec l’aspiration Bhas, mort, destruction, en langue gallique. Vassus, le Destructeur, était vraisemblablement un des surnoms du Mars gaulois.

[12] Grégoire de Tours, Hist., I, c. 3o. — Ce temple fut détruit par les Germains, du temps de Gratien.

[13] Fragm. orat. Claud. in Tabul. Lugdun.

[14] Senec. de Const. sap. c. 18.

[15] Colonia Agrippina, Agrippinensis.

[16] Tacite, Hist., II, c. 20. — Plutarque, Othon, p. 1063.

[17] Senec., Epist. XIV.

[18] 820.000 francs. — Tacite, Ann., XVI, c. 13.

[19] Dion excerpt. Henr. Vales. p. 694. — Suétone, in Néron, n. 40.

[20] Suétone, Néron, c. 45. — Gallus, un coq, un Gaulois.

[21] Suétone, ibid. — Vindex signifie en latin vengeur.

[22] Tacite, Hist., I, c. 8. — Suétone, in Galba, n. 12.

[23] Tacite, Histoire, I, c. 56. — Suétone, Vitellius, 8.

[24] Luc en Dauphiné.

[25] Aujourd’hui le Boezberg.

[26] Tacite, Histoire, II, c. 12, 13. — Agricola, c. 7.

[27] Dion, Excerpt. ap. H. Vales. p. 469.

[28] Tacite, Histoire, II, 20. — Plutarque, Othon.