Troisième partie
DE BONNE heure, Votiénus était de Narbonne. Aux dons de la science et du génie il joignait toutes ces vertus civiques, et cette austérité de moeurs que présentait alors la secte stoïcienne. Il ne put voir sans indignation les dérèglements du vieux Tibère : il parla, et fut dénoncé ; il le fut à la requête de ses compatriotes de Narbonne. Relégué par le sénat aux îles Baléares, il y mourut, au bout de trois ans, de fatigue et de chagrin[5]. Bien différent de cet homme vénérable, Domitius Afer, natif de Némausus, se trouvait dans le même temps à Rome, oie ses débuts comme orateur avaient été accueillis par les applaudissements des amis de l’éloquence, mais par l’effroi des gens de bien. Domitius fut le prince de cette éloquence vénale et sanguinaire qui servait les haines des tyrans, pourvoyait leurs bourreaux, et, malgré l’éclat qu’elle jeta sur les lettres, fut l’opprobre de ce temps d’opprobres. Délateur perpétuel sous Tibère, sous Caïus, sous Néron, il acquit du pouvoir et de grands biens. Cependant il vécut et mourut tranquillement, protégé par l’admiration de son génie ; ce furent ses vices qui se chargèrent de venger l’humanité[6]. Les écoles créées par Auguste, agrandies et. multipliées
par Claude, propageaient dans toutes les parties de Aussitôt que Nous venons de nommer Valérius Asiaticus qu’il nous soit permis de nous arrêter un moment à ce célèbre et curieux personnage, qu’on peut donner, sous plusieurs rapports, comme un type du Gaulois lancé dans les affaires politiques de Rome. Né à Vienne d’une antique et opulente famille indigène, Valérius alla s’établir à Rome pendant les dernières années de Tibère ; il y acheta ces fameux jardins que Lucullus avait commencés sous la république, les embellit encore et les termina, effaçant tout ce que Rome avait vu jusqu’alors de délicatesse et de luxe [Tacite, Ann., 9, 1]. Caïus l’admit dans sa familiarité ; puis il corrompit sa femme et lui en adressa publiquement les plus humiliantes railleries[14] ; le Gaulois souffrit ou parut souffrir sans colère ce double outrage ; mais il se lia secrètement avec les ennemis de l’empereur, et fut un des plus ardents instigateurs et des instruments de sa mort. Après avoir frappé de sa main le tyran, il osa se présenter à la populace irritée. Vous demandez, lui cria-t-il, qui a tué Caïus ? Plût aux dieux que ce fût moi ! Sous Claude, ayant suivi le Prince dans son expédition de Bretagne, il parvint aux plus hautes charges de la milice. De retour à Rome, il fut nommé deux fois consul ; se retirant ensuite dans ses jardins, et occupé surtout de ses plaisirs, il s’abandonna à la vie voluptueuse et molle d’un épicurien [Tacite, Ann., 9, 1]. Mais il s’était attiré une haine fatale, la haine de Messaline, femme de Claude, par des liaisons intimes avec Sabina Poppæa, son ennemie et sa rivale ; d’ailleurs Messaline convoitait les magnifiques jardins d’Asiaticus, pour y promener ses bacchanales. L’empereur fut donc circonvenu, et fatigué chaque jour d’accusations contre lui : Il fallait, disait-on, se défier d’une opulence et d’une énergie dangereuses pour les princes. Asiaticus avait été l’un des meurtriers de Caïus, il l’avait avoué avec hardiesse devant le peuple, il en avait réclamé la gloire ; de là provenaient une renommée et un crédit dont il était à la veille de faire usage. Il se disposait à partir pour l’armée du Rhin ; né à Vienne, soutenu par une parenté nombreuse et puissante, il lui serait facile de soulever des nations dont le sang, coulait dans ses veines [Tacite, Ann., 9, 1]. Ces rapports effrayèrent le faible Claude ; se figurant déjà une révolte qu’il était important d’étouffer il envoya saisir inopinément le Gaulois. Asiaticus, chargé de chaînes, fut confronté dans l’appartement de l’empereur avec Messaline et ses accusateurs. On lui reprochait des largesses corruptrices aux soldats, son adultère avec Poppæa et des débauches : l’éloquence de son plaidoyer attendrit singulièrement Claude, Messaline même sentit couler quelques larmes ; sortie pour les essuyer, elle n’en recommanda pas moins à ses agents qu’on ne laissât pas échapper l’accusé. Il fut condamné à mort, et Claude, par grâce, lui accorda le choix de son supplice. Quelques courtisans de l’empereur pressaient Asiaticus de se laisser mourir de faim, ce qu’ils regardaient comme une mort douce : Je vous dispense, leur répondit-il, de tant de sollicitude. Il continua de vaquer à ses fonctions ordinaires, se baigna, et donna un grand repas où il fut très gai ; seulement, il dit qu’il regrettait qu’un homme échappé comme lui à la politique artificieuse de Tibère et aux fureurs de Caïus pérît victime des intrigues d’une femme. Avant de mourir, il alla visiter son bûcher, dressé dans ses jardins, et il le fit changer de place : Transportez-le plus loin, dit-il à ses esclaves, de peur que la flamme et la fumée ne gâtent la fraîcheur de mes arbres ; ensuite il se coupa tranquillement les veines [Tacite, Ann., 9, 3]. Tandis que le Il avait dû se former à la, longue, il s’était en effet
formé des rapports d’habitude et d’affection entre le soldat romain et la
population de Deux évènements dont l’un était étranger à Cependant les crimes de Néron et les mécontentements de Les conjurés choisirent pour nouvel empereur Sergius Sulpicius Galba, général renommé, vieillard sage et économe, qui commandait alors les légions d’Espagne ; son grand âge même parut une garantie pour des peuples qui avaient subi les excès de Caïus et qui tentaient d’échapper à ceux de Néron. Vindex écrivit donc à Galba et à tous les généraux des armées du Rhin ; puis rassemblant par lui-même et par ses amis une foule immense d’hommes et de femmes de tout rang, de toute classe, ruinés par les tributs, lésés, outragés par les officiers de l’empire, il monta sur son tribunal. Là il éclata en invectives contre Néron, il peignit avec véhémence ses meurtres, ses rapines, le hideux scandale de ses mœurs ; répétant que contre une pareille tyrannie il ne fallait pas seulement défection, mais attaque, mais irruption [Dion, 63]. Néron, s’écriait-il, a pillé l’univers entier, il a moissonné la fleur du sénat, il a tué sa mère, il a violé les lois, il a bouleversé même le gouvernement de l’empire. Car enfin les meurtres, les rapines, les outrages n’ont été que trop communs parmi les hommes ; mais qui jamais avait ouï ce dont nous avons été témoins ? Croyez-en ma parole, chers amis, chers camarades, j’ai vu cet homme (si toutefois on peut lui donner le nom d’homme), sur le théâtre, dans l’orchestre, tantôt avec la cithare et le cothurne, tantôt avec le brodequin et le masque. Vingt fois je l’ai entendu chanter, publier les jeux, jouer la tragédie ; je l’ai vu garrotté, je l’ai vu traîné, je l’ai vu portant le ventre d’une femme enceinte, je l’ai vu accoucher ; en un mot, je l’ai vu dire, entendre, souffrir, faire tout ce qu’il y a de fictions dans les fables. Et après cela on l’appellerait César, Empereur, Auguste ? Ah ! ne souillons point ces noms sacrés qu’ont honorés le divin Auguste et le divin Claude. Appelons celui-là Thyeste, Œdipe, Alcméon, Oreste, il y aura justice, puisqu’il en joue les rôles et qu’il s’en approprie les passions. Et vous donc enfin, levez-vous, portez remède à vos propres maux, prêtez aide au peuple romain, et rendez la liberté au monde ! [Dion, 63] Il termina en proclamant empereur Sergius Sulpicius Galba. Cette proclamation, à laquelle de sourdes rumeurs avaient préparé le peuple, fut accueillie par des cris d’enthousiasme ; et une armée considérable commença à se réunir. Vindex écrivit alors pour la seconde fois à Galba. Viens, lui marquait-il, il en est temps. Sois le libérateur du genre humain [Suétone, Galba, 9] ; donne un chef à ce vaste et puissant corps des Gaules, qui met aujourd’hui cent mille hommes sur pied et peut en armer davantage [Plut., Galba]. Galba hésita longtemps, ses amis le décidèrent enfin ; il se fit proclamer, et marcha vers les Pyrénées. Cependant les lieutenants des armées rhénanes et les gouverneurs des provinces montraient plus d’incertitude encore ; les uns gardèrent les lettres de Vindex, d’autres les envoyèrent à l’empereur, moins par attachement que par crainte ; le lieutenant impérial en Aquitaine demanda de prompts secours à Galba pour étouffer la rébellion [Suétone, Galba, 9] ; il s’adressait mal. Tandis que tout s’agitait au nord des Alpes, Néron restait tranquille à Naples, absorbé dans les fêtes et les combats d’athlètes. Il reçut sans émotion la nouvelle du soulèvement de Vindex ; on dit même qu’il s’en réjouit, comme d’une occasion excellente pour piller les riches provinces des Gaules [Suétone, Néron, 40]. Les proclamations outrageuses que Vindex faisait afficher clans les villes transalpines et dont il envoyait des copies à Rome, le tirèrent enfin de sa léthargie. Au milieu des invectives les plus sanglantes il était traité de mauvais joueur de harpe, et on l’appelait Ænobarbus au lieu de Néron [Suétone, Néron, 41]. Plus vivement blessé de ces deux injures prétendues que de toutes les accusations de cruauté et de débauche, il écrivit au sénat, l’exhortant à venger l’insulte faite à son empereur et à la république. Il déclara qu’il quitterait son nom adoptif, pour reprendre celui des Domitius dont on lui faisait un reproche. Mais l’imputation qu’il travaillait surtout à combattre, c’était celle d’ignorance en musique, dans un art qu’il avait cultivé si longtemps et avec tant de soin. Cependant, comme les nouvelles arrivaient, de jour en jour, plus fâcheuses, il revint à Rome avec un empressement plein de trouble et d’inquiétude. En chemin, un présage parut le rassurer : apercevant sur un vieux monument l’image d’un cavalier romain qui foulait aux pieds et traînait par les cheveux un soldat gaulois terrassé, il sauta de joie, et bénit les dieux qui lui envoyaient cette promesse. A Rome, il ne convoqua point le sénat, il ne harangua point le peuple : seulement il appela près de lui quelques-uns des principaux sénateurs, et après une courte délibération, il leur montra un orgue hydraulique perfectionné par ses soins, expliquant longuement le mécanisme, l’usage ; la difficulté de cet instrument, et disant qu’il le ferait jouer sur le théâtre, si pourtant Vindex le permettait [Suétone, Néron, 41]. La révolte de Galba mit fin à ces scènes puériles. Telle était sa réputation que Néron se crut perdu. Il ne songea plus qu’à la guerre et à la vengeance ; il fit par le sénat déclarer Galba ennemi public, et promit dix millions de sesterces à qui lui apporterait la tête de Vindex. A la menace du tyran Vindex répondit par cette autre : ma tête pour celle de Néron ! [Dion, 63] Les placards du Gaulois étaient affichés dans tous les carrefours de Rome, et jusque sous les portiques du palais impérial. Par un jeu de mots qui portait sur la double signification de Gallus et de Vindex, on disait que le chant du coq avait réveillé Néron[20] ; et la nuit on entendait des gens qui feignant de se quereller, appelaient à grands cris un vengeur[21]. Cependant des sentiments divers agitaient La conduite des deux lieutenants impériaux favorisait
cette disposition des esprits et prolongeait l’incertitude. Fonteius Capito,
lieutenant de Vindex cependant avait réuni des troupes, ou plutôt une
multitude d’hommes bien ou mal armés. Les villes insurgées s’approvisionnaient
de vivres et de munitions de guerre, réparaient leurs murailles, se préparaient
à repousser, s’il le fallait, l’agression des légions du Rhin. Vienne avait
commencé les hostilités en assiégeant Lugdunum à peine reconstruit [Tacite,
Hist., 1, 65]. Avant que les préparatifs des Séquanes fiassent
terminés, Verginius, quittant brusquement Il avait été convenu entre les deux généraux que Vindex entrerait dans la place avec son armée ; il se mit donc en mouvement pour s’approcher des portes, mais les légions, qui n’étaient pas instruites des conditions du traité, s’imaginant que les Gaulois venaient pour les surprendre, saisirent leurs armes, et engagèrent le combat avec furie, sans écouter la voix de leurs chefs [Dion, 63]. Les Gaulois étonnés, sans défiance et en désordre, furent d’abord rompus, puis ils se rallièrent et firent résistance. Vainement Verginius de son côté, Vindex du sien, s’épuisèrent en efforts pour retenir leurs armées, elles leur échappèrent, comme de fougueux coursiers dont la bride est rompue échappent aux mains du conducteur [Plutarque, Galba]. On vit alors un spectacle atroce et inouï : des milliers de soldats sans ordre, sans guide, s’égorgeant les uns les autres, et rendus plus furieux par le carnage même. Les Gaulois que cette attaque imprévue avait consternés furent vaincus, et perdirent vingt mille hommes ; Vindex au désespoir se perça de son épée [Dion, 63]. Il ne tint alors qu’à Verginius de devenir empereur. L’armée victorieuse, après avoir brisé et foulé aux pieds les images de Néron, déféra, par des acclamations redoublées, à son général tous les titres de la souveraine puissance. Comme il les refusait, un soldat écrivit sur une des enseignes Verginius, César, Auguste ; il ordonna d’effacer ces mots. Quoique les légions menaçassent hautement de revenir à Néron, s’il restait inflexible, il eut l’habileté de les tenir toujours en suspens sans se déclarer pour ni contre Galba. On pensa qu’il attendait de Rome le décret du sénat qui confirmerait le nouveau prince ; quelques-uns prétendirent qu’il avait d’autres espérances. Le décret arriva bientôt avec la nouvelle de la mort de Néron : Galba les reçut près de Narbonne. Par une conduite impolitique, et qui démentait sa réputation de modération et de sagesse, il distribua aux cités gauloises des grâces ou des châtiments excessifs suivant qu’elles s’étaient montrées favorables ou défavorables à sa cause. Aux premières il prodigua les titres, les libertés, les exemptions de tribut [Tacite, Hist., 1, 8, 50] ; il frappa les secondes de peines ignominieuses ou fiscales ; il confisqua leurs revenus, il diminua leurs territoires, restreignit leurs privilèges, fit raser les murailles de quelques-unes de leurs villes[22]. Les Édues, les Arvernes, les Séquanes, auteurs de sa fortune, furent l’objet de ses plus grandes faveurs ; ses plus grandes rigueurs tombèrent sur les Rèmes, les Lingons et les Trévires ; Vienne, comblée de biens, triompha de l’humiliation et de l’abaissement de Lugdunum. Ces mesures imprudentes firent plus qu’exaspérer les
passions de partis politiques opposés ; elles réveillèrent une vieille antipathie
de race que l’administration romaine avait affaiblie sans doute, mais non
étouffée. Les profondes divisions antérieures à la conquête reparurent tout à
coup. Les peuples séquanais, helvétien, allobroge, Éduen, arverne, c’est-à-dire
la race gallique, et l’est de Les camps du Rhin continuaient d’être en proie à la plus
violente anarchie. Quoique les événements de Rome et le sénatus-consulte qui
proclamait Galba y fussent connus, l’armée de Vitellius profita habilement de la disposition des esprits.
Vitellius sans doute était un homme méprisable, et ses vices pouvaient lui
mériter à bon droit l’humiliante confiance de Galba ; mais il ne manquait ni
d’adresse, ni d’une certaine énergie, ni de vigueur de corps. Il travailla à
se rendre populaire dans l’armée ; se montra libéral, juste même ; et eut
bientôt gagné l’affection du soldat. Parmi les chefs supérieurs se trouvaient
deux hommes remuants, audacieux, avides d’argent et de pouvoir, Fabius Valens
et Aliénus Cécina. Valens était outré contre Galba : il l’avait averti des
incertitudes de Verginius ; il l’avait délivré des entreprises de Capito en
le tuant de sa propre main, et se prétendait mal récompensé. Il animait
Vitellius ; lui représentant l’ardeur des soldats, la célébrité de son nom, l’impuissance
d’Hordéonius à rien empêcher, Dans le haut Rhin, Cécina, doué des grâces de la jeunesse, d’une taille majestueuse, d’une ardeur bouillante, plein de charmes dans sa conversation et de noblesse dans sa démarche, possédait un empire absolu sui, le soldat. Il était questeur en Bétique, lorsque Galba, pour récompenser le zèle avec lequel il s’était déclaré, lui confia, malgré sa jeunesse, le commandement d’une légion ; mais depuis, l’empereur ayant eu la preuve qu’il avait détourné les deniers publics, donna ordre qu’il fût recherché rigoureusement sur ce péculat. Cécina, irrité, résolut de tout bouleverser et de couvrir les débris de sa fortune des ruines de l’état : les germes de discorde ne manquaient point déjà dans cette armée : elle avait marché tout entière contre Vindex, et n’avait reconnu Galba qu’après les légions du bas Rhin. Son camp était aussi le plus fréquenté par la population belge. Les mécontents Trévires, Rèmes, Lingons y entraient à toute heure, tenaient des conciliabules avec les soldats, murmuraient, se plaignaient ensemble, exaltaient Verginius aux dépens de Galba ; et cet enthousiasme, ces regrets pour un chef absent étaient tout près de se reporter sui, le 68. premier qui se présenterait [Tacite, Hist., I, 53]. Les Lingons, suivant un ancien usage, avaient envoyé en présent aux légions deux mains entrelacées, symbole d’hospitalité [Tacite, Hist., I, 54]. Leurs députés, affectant une douleur et un abattement profonds, se montraient en habit de deuil sur la place d’armes, allaient de, tente en tente, se répandant en plaintes, tantôt sur leurs propres injures, tantôt sur les distinctions des cités voisines ; puis quand ils voyaient le soldat attentif et animé, ils se récriaient sur les périls, sur les humiliations de l’armée même [Ibid.] ; et enflammaient tous les esprits. Déjà une sédition commençait, lorsque Hordéonius leur enjoignit de quitter le camp ; et par précaution, il les fit partir au milieu de la nuit. Mille rumeurs sinistres en coururent parmi les troupes ; on affirmait que les députés avaient été massacrés, et qu’on verrait bientôt, si l’on n’y prenait garde, les plus braves soldats, ceux qui s’étaient permis des murmures, périr ainsi dans l’ombre, à l’insu de leurs camarades. Les légions alors se lièrent entre elles par un traité secret. Pour les contenir, Hordéonius fit venir les auxiliaires gaulois ; ceux-ci d’abord alarmèrent les légions, mais bientôt ils se montrèrent non moins indociles qu’elles, et plus ardents même à entrer dans tous les complots. Sur ces entrefaites arriva le premier janvier, jour auquel
les armées renouvelaient le serment de fidélité au Prince. Les quatre légions
du bas Rhin le prêtèrent, en hésitant beaucoup, il est vrai ; à peine
quelques voix se firent entendre dans les premières centuries ; le reste
garda le silence. Il y avait dans ces légions même des dispositions fort
diverses : la première et la cinquième étaient si emportées, que des pierres
furent lancées contre les images de Galba : la quinzième, et la seizième,
plus modérées, se bornèrent à des murmures et à des menaces. Dans La nuit du premier au second janvier, le porte aigle de la
quatrième légion vint à la colonie Agrippinienne où était Vitellius, et l’ayant
trouvé à table il lui apprit que l’armée du haut Rhin avait renoncé à l’obéissance
de Galba et prêté serment au nom du sénat et du peuple. Ce serment était
visiblement illusoire ; il fut résolu de saisir la fortune propice, et de
présenter un empereur aux légions. Vitellius dépêcha des courriers au camp du
bas Rhin pour informer ses soldats que leurs camarades de La première légion était la plus voisine, et Fabius Valens
le plus déterminé des chefs. Il se rendit dès le lendemain dans la ville
Ubienne avec un corps de cavalerie, et salua Vitellius empereur. Les autres
légions s’empressèrent de suivre l’exemple, et l’armée du haut Rhin, laissant
là les vains noms du sénat et du peuple romain, prêta serment à Vitellius. A ces nouvelles l’épouvante se répandit dans les provinces
galbiennes ; elles se voyaient abandonnées par toutes les garnisons, par tous
les magistrats impériaux l’un après l’autre. Valérius Asiaticus préfet de L’adjonction de toutes les garnisons gauloises et des
troupes de Bretagne à celles du Rhin mettait entre les mains de Vitellius un
puissante armée. Il résolut de faire marcher en avant deux divisions sur l’Italie,
l’une avec Valens par les Alpes cottiennes, l’autre par les Alpes pennines,
sous la conduite de Cécina. Valens eut l’élite de l’armée du bas Rhin (des première, quinzième et seizième légions),
avec l’aigle de la cinquième et un corps de troupes légères et de cavalerie,
formant en tout quarante mille hommes ; Cécina reçut trente mille hommes de l’armée
du haut Rhin, savoir : la vingt et unième légion tout entière, quelques corps
choisis dans les trois autres, et un grand nombre d’auxiliaires gaulois et
germains. Vitellius devait suivre avec une autre région et l’immense
multitude des volontaires de Le chef et les soldats offraient en ce moment un frappant
contraste. Ceux-ci demandaient leurs armes, et voulaient marcher malgré l’hiver,
sans s’arrêter à des négociations ; il voulaient profiter de l’épouvante des
Gaules, envahir l’Italie, pendre Rome, se hâter enfin, parce que rien n’est plus
important dans les guerres civiles, et qu’il y faut agir bien plus que
délibérer. Vitellius au contraire s’endormait dans de grossiers plaisirs,
comme si de lâches dissolutions et des festins ruineux eussent été un
préliminaire obligé de son installation à l’empire. Dès L’armée de Valens traversa en amie le territoire des Trévires ses fidèles alliés. Mais à Divodurum, ville des Médiomatrikes, malgré l’accueil favorable des habitants, saisie d’une sorte de terreur panique, elle prit subitement les armes, sans cause, sans dessein, non par soif du pillage ou du sang, mais par un accès de frénésie inexplicable [Tacite, Hist., I, 63]. Adoucie enfin par les prières de ses chefs, elle s’abstint de saccager la ville ; mais près de quatre mille habitants périrent dans le premier moment de rage. Cet évènement causa, même en Belgique, un tel effroi, que dès que l’armée s’approchait d’une ville, la population entière accourait au-devant avec ses magistrats ; les femmes et les enfants se prosternaient les bras étendus, le long des chemins ; enfin on épuisait en pleine paix tous les moyens par lesquels on désarme un ennemi furieux [Ibid.]. Valens était encore sur le territoire des Leukes quand lui parvint la nouvelle de la mort de Galba assassiné par les prétoriens, et de l’élection d’Othon à l’empire. Cette révolution n’inspira aux soldats ni joie ni crainte ; il leur était indifférent de combattre Othon ou Galba ; elle fit plus d’impression sur les Gaulois du centre et du midi, qui, haïssant également Vitellius et Othon, craignaient de plus Vitellius. L’armée romaine arriva bientôt dans la cité des Lingons, son alliée chérie. Accueillie avec les plus vifs témoignages d’amitié, elle disputa de courtoisie et de bonne discipline ; mais la joie fut courte, par l’arrogance de ces cohortes bataves que Valens devait prendre chez les Lingons. Quelques propos occasionnèrent une dispute entre elles et des légionnaires ; chaque soldat venant ensuite à prendre parti pour ou contre, la querelle allait dégénérer en un combat sanglant, si le général, par le châtiment des plus mutins, n’eût rappelé les Bataves à la subordination. Du territoire lingonais Valens passa chez les Édues. En vain les légions cherchèrent-elles un prétexte de guerre contre cette opulente cité ; elle ne leur en laissa aucun, tant fut grande sa soumission ; elle reconnut Vitellius, offrit de l’argent et des armes, fournit des vivres gratuitement ; en un mot, elle alla au-devant et au-delà de toutes les demandes. Ce qu’Augustodunum faisait par crainte, Lugdunum le fit par zèle. Valens trouva dans cette ville la légion italique et la cavalerie Taurinienne qui l’attendaient, il les incorpora à ses troupes [Tacite, Hist., I, 64]. On a vu plus haut quelle inimitié divisait Lugdunum et Vienne : durant la dernière guerre, ces deux villes s’étaient désolées mutuellement par des combats trop renouvelés, trop acharnés pour n’avoir de motifs que l’intérêt de héron et de Galba. Lugdunum fut compris dans les vengeances de ce dernier ; il confisqua ses revenus et le frappa de décrets humiliants, tandis que les faveurs et les honneurs pleuvaient star Vienne : de la un surcroît die jalousies et de haines que séparait seulement l’étroite barrière d’un fleuve [Tacite, Hist., I, 65]. Maintenant que la force était eux mains des Lugdunais, ils s’efforcèrent d’en user ; ils incitaient les soldats en particulier à la destruction de Vienne ; ils représentaient qu’elle avait assiégé leur colonie, secouru Vindex, levé même depuis peu des légions pour le service de Galba [Ibid.]. Après les considérations de haine venaient les considérations de pillage ; ils exaltaient la richesse de Vienne, le butin qu’y trouverait l’armée. Bientôt, ne se bornant plus à des insinuations secrètes, ils éclatèrent en provocations ouvertes et publiques : Pourquoi, disaient-ils, les légions ne vont-elles pas se venger, et détruire ce foyer de la guerre des Gaules ? tout y est étranger et ennemi. Mais nous, colonie militaire, nous sommes des enfants de Rome, une partie de l’armée, les compagnons inséparables de sa bonne ou mauvaise fortune. Dans l’incertitude du succès, qu’elle ne nous laisse pas à la merci de voisins furieux ! [Tacite, Hist., I, 65] Ces discours et mille autres semblables échauffèrent tellement le soldat, qu’au moment où les chefs ordonnèrent le départ, ils ne croyaient plus possible de sauver Vienne. Les Viennois connaissaient le danger de leur situation ; ils accoururent sur la route avec tout l’appareil religieux des suppliants ; ils se jetèrent aux genoux des soldats ; ils s’attachèrent à leurs armes, à tous leurs pas ; ces prières, ces pleurs commencèrent à faire effet. Pour achever de fléchir l’armée, Valens lui fit distribuer au nord des Viennois trois cents sesterces par tête [Tacite, Hist., I, 66]. Ce ne fut qu’alors que les légions sentirent toute l’importance d’une colonie si brillante, si vieille alliée du peuple romain ; et les représentations du général pour qu’on ne la détruisit pas, pour qu’on n’égorgeât pas les habitants, furent écoutées avec faveur. Toutefois, une peine publique fut infligée aux Viennois, on les désarma ; et chaque habitant fut tenu de fournir des provisions de toute espèce. On regarda comme constant que Fabius avait été gagné par une grosse somme d’argent, mais du moins la ville lui dut son salut. De Vienne, il se dirigea à petites journées, par le pays des Allobroges et celui des Voconces : il réglait la marche et le séjour des troupes sur les sommes qu’il n’avait pas honte de se faire donner ; et il les exigeait des magistrats des villes et des possesseurs des terres avec la plus grande violence, au point que dans un municipe des Voconces, nommé Lucus Augusti, ou le bois d’Auguste[24], il avait déjà disposé les torches pour incendier, lorsqu’on l’apaisa avec de l’argent ; au défaut d’argent, des adultères et des prostitutions pouvaient le fléchir. C’est ainsi qu’il gagna les Alpes. Cécina fut plus avide encore de sang et de pillage. Les
Helvètes irritèrent ce caractère bouillant. La nation helvétienne, si célèbre
dans les annales de Les Helvètes se réunirent en armes et élurent pour chef suprême un de leurs compatriotes, Cassius Sévérus ; mais au moment fatal la résolution leur manqua. Ils ne savaient ni manier les armes, ni garder les rangs, ni manœuvrer de concert [Tacite, Hist., I, 68]. Se battre contre des vétérans, c’eût été se perdre ; se renfermer dans des murs croulant de vétusté, n’était pas plus sûr ; d’un côté Cécina les pressait avec une puissante armée ; de l’autre ils étaient harcelés par la cavalerie et par les cohortes de Rhétie ; leurs faibles bataillons étaient comme perdus au milieu de tant d’ennemis. Ils jetèrent enfin leurs armes, et se sauvèrent sur le mont Vocet[25]. Cécina envoya pour les en chasser une cohorte de Thraces, avec les auxiliaires germains et rhétiens ; les fugitifs furent massacrés partout, sur les montagnes, dans les bois, et jusqu’au fond des cavernes où ils s’étaient cachés : il y en eut plusieurs milliers de tués, autant de vendus à l’encan [Tacite, Hist., I, 68]. Les légions avaient rasé toutes les places voisines, et marchaient en bon ordre sur Aventicum, capitale du pays, lorsque les Gaulois offrirent de se rendre à discrétion, ce qui fut accepté. Julius Alpinus, un de leurs chefs, fut le seul que Cécina fit exécuter, sous prétexte qu’il était l’auteur de la guerre ; il laissa à Vitellius le soin de punir ou d’épargner le reste. Des députés helvétiens partirent donc sur le champ pour implorer le pardon de l’empereur. Ils le trouvèrent, lui et son armée, dans les dispositions les plus fâcheuses à leur égard. Les soldats demandaient la destruction de la race helvétienne toute entière ; ils portaient au visage des députés leurs poings fermés et leurs épées nues. Vitellius lui-même n’épargnait ni les reproches ni les menaces, lorsque Claudius Cossus, un des députés, célèbre par son éloquence, mais la cachant alors sous un effroi concerté, qui la rendait plus puissante, parvint à calmer l’esprit du soldat [Tacite, Hist., I, 69]. Telle est la multitude soudaine et changeante, non moins vive dans sa compassion que clans ses fureurs : à peine eut-il parlé que, fondant en larmes et mettant à une plus juste demande encore plus d’insistance, les soldats demandèrent et obtinrent grâce pour ce malheureux peuple [Ibid.]. Cécina était resté dans le pays, attendant les ordres et
la décision de l’empereur ; là, il reçut la nouvelle qu’une aile de cavalerie
qui avait autrefois servi sous Vitellius en Afrique, et était cantonnée
maintenant sur les bords du Pô, venait de se déclarer contre Othon, et avait
entraîné dans sa défection une partie de Cependant, Othon, pour exciter dans La fortune au commencement sembla favoriser Othon. Sa flotte
soumit tout le littoral narbonnais, sans trouver de résistance et pourtant au
milieu de pillages et de violences inouïes ; on n’eût jamais dit que c’étaient
des troupes concitoyennes parcourant les rivages de leur patrie ; elles
saccageaient et mettaient tout à feu et à sang ; et le dégât fut d’autant
plus horrible que nul ne se tenait sur ses gardes. Les campagnes restaient
chargées de tous les trésors de la terre, les maisons ouvertes ; les habitants,
avec leurs femmes et leurs enfants, accouraient au-devant des soldats dans
toute la sécurité qu’inspire la paix, et ils trouvaient les outrages et les
calamités de la guerre[26] : ils eurent
enfin recours à Vitellius. Valens, qui était encore au pied des Alpes, fit
partir aussitôt sa cavalerie trévire tout entière, quatre compagnies de
cavalerie et deux cohortes d’infanterie tungriennes, sous la conduite du
Trévire J. Classicus. Une partie de ces troupes resta dans Forum-Julii, que
menaçait la flotte othonienne ; l’autre, renforcée par une cohorte de
Ligures, corps auxiliaire anciennement attaché à la défense du pays, et par
cinq cents Pannoniens, se mit à parcourir la côte. Entre cette petite armée
et les gens d’Othon descendus à terre, il se livra coup sur coup deux combats
très vifs précisément sur le bord de la mer. Dans l’un et l’autre les
Vitelliens eurent le désavantage ; mais il en coûta beaucoup de sang aux
vainqueurs : et par une espèce de trêve tacite [Tacite, Hist., II, 15],
les deux partis s’éloignèrent, se retirant, les vaincus à Antipolis, les Othoniens
à Albingaullum dans Cependant Valens continuait sa route. Il fut arrêté un
moment et mis en grand péril par l’indiscipline de ses soldats. Ces huit
cohortes bataves qu’il avait ralliées chez les Lingons, et qui avaient déjà
excité du trouble au moment de leur réunion, se conduisaient envers les
troupes romaines avec une, arrogance excessive ; elles rappelaient sans cesse
leurs anciennes dissensions avec la quatorzième légion au sujet de Vindex, se
vantant de l’avoir contenue, d’avoir enlevé à Néron l’Italie, et de tenir
dans leurs mains tout le sort de la guerre. Chaque fois qu’un Batave passait
devant la tente d’un légionnaire, il le saluait de ces bravades outrageantes [Tacite,
Hist., II, 27]. Les chefs en étaient importunés ; les
querelles, les disputes altéraient la discipline ; Valens enfin craignait que
de l’insolence ils ne passassent à la trahison. Aussi, dès qu’il eût appris
que la flotte d’Othon avait repoussé la cavalerie trévire et les Tungres, et
tenait Mais à cet ordre des murmures éclatèrent dans toute l’armée : Bataves, Gaulois, légionnaires même, tous réclamaient avec la même vivacité contre le départ des cohortes. Pourquoi, disaient les légions, nous priver de l’assistance de guerriers si intrépides ; et à la vue de l’ennemi, presque sur le champ de bataille, nous arracher ces braves vétérans signalés par tant de victoires ? Si une seule province vaut mieux que Rome et tout l’empire, mous y marcherons tous ; si les batailles importantes, décisives, sont celles de l’Italie, pourquoi mutiler l’armée ? Qu’attendre désormais d’un corps auquel on veut retrancher ses membres les plus vigoureux ? [Tacite, Hist., II, 28] Telles étaient les plaintes qui se faisaient entendre de toutes parts dans le camp. Valens envoya ses licteurs pour mettre fin à la sédition ; mais les soldats fondirent sur lui, lui jetèrent des pierres, et le poursuivirent dans sa fuite. Mille voix s’écriaient qu’il recelait les dépouilles des Gaules, l’or des Viennois, le fruit des fatigues de l’armée [Tacite, Hist., II, 19]. Ils pillent ses bagages, ils visitent ses tentes, ils sondent même la terre avec la pointe de leurs armes et de leurs javelots. Pendant ce temps, Valens, déguisé en esclave, s’évadait et se cachait chez un décurion de la cavalerie. Le feu de la colère fut bientôt exhalé. Mais Alphénus Varus, préfet du camp, avait défendu aux centurions de relever les sentinelles, aux trompettes de sonner les différents exercices ; il avait interrompu tout ce qui entretient l’ordre et la régularité dans une armée. Cet artifice, au moment où d’elle-même la sédition se calmait insensiblement, réussit. Les soldats restaient frappés d’engourdissement : ils se regardaient tous avec des yeux étonnés : l’idée seule que personne ne les commandait, leur donnait de l’épouvante ; on voyait à leur résignation, à leur silence, qu’ils cherchaient leur pardon ; bientôt ils supplièrent, ils versèrent des larmes, lorsque enfin Valens se montra tout défiguré, les yeux en pleurs. Les soldats l’avaient cru mort, son apparition inopinée les saisit de joie, d’attendrissement, d’enthousiasme. Ils se félicitent de l’avoir recouvré ; ils l’accablent de louanges ; ils le portent sur son tribunal au milieu des aigles et des drapeaux. Lui, par une modération sage, ne demanda le supplice de personne, et pour ne pas se rendre trop suspect en dissimulant, il accusa, mais quelques mutins seulement, sachant trop bien que dans les guerres civiles les soldats ont plus de droits que les chefs [Tacite, Hist., II, 29]. La fortune des lieutenants de Vitellius fut diverse en
Italie ; Cécina n’éprouva que des échecs ; Valens termina la guerre dans un
seul combat. Othon vaincu se perça de son épée, et l’Italie reconnut
Vitellius. L’empereur cependant était encore au-delà des Alpes. Après avoir
complété par des levées faites en Gaule les cadres de six légions qu’il
laissait sur le Rhin [Tacite, Hist., II, 57] et remis le
commandement général à Hordéonius Flaccus, à la tête d’une légion rhénane, d’une
division de l’armée britannique et d’une multitude de Belges volontaires, il
s’approchait de Lugdunum, lorsqu’il apprit son triomphe et la mort d’Othon.
Il resta plusieurs jours dans cette colonie fidèle, donnant et recevant des
combats de gladiateurs[27], passionné qu’il
était pour ce genre de spectacle. De Lugdunum, il se rendit à Vienne, où il
demeura aussi quelque temps ; soit pour humilier, soit pour pacifier cette
ville toujours mal disposée. Là un évènement fortuit, interprété par la
superstition, fournit de nouveaux aliments à la haine active des Viennois. Un
jour flue Vitellius donnait audience assis sur son tribunal, un coq vint se
percher d’abord sur son épaule, ensuite sur sa tête [Suétone, Vitellius,
9]. On sait que cet oiseau portait en langue latine le nom de Gallus,
qui signifiait aussi Gaulois. Le présage parut clair à tous ceux qui
souhaitaient la chute de Vitellius ; et le peuple ne douta pas que cet
empereur ne fût bientôt terrassé par le bras de quelque enfant de Le peuple commençait en effet à être profondément remué. L’insurrection
de Vindex, conçue dans des idées toutes romaines, entreprise pour un but tout
romain, avait trouvé en Gaule de nombreux partisans, comme une noble cause,
mais non comme une cause populaire : les événements qui suivirent le désastre
de Vésontio, la vieille haine réveillée entre les cités de l’est et celle du
nord, l’insolence des légions, les cruautés de Cécina et de Valens, les mots
d’ennemis et de vaincus, prononcés de nouveau au milieu de tant
d’outrages, avaient touché bien plus au vif le sentiment des masses. Ce fut d’elles
que partit le premier cri d’indépendance contre Rome. Pendant même que
Vitellius traversait, à la tête de ses troupes, les cités de l’est, un Boïen
de la plus basse classe du peuple, nommé Maric, se mit à parcourir les
campagnes de Enfin Vitellius franchit les Alpes, et chemina lentement vers Rome, au milieu de son armée. L’aspect de cette armée avait quelque chose d’ennemi et d’humiliant pour des yeux romains ; d’abord l’immense quantité de volontaires transalpins, puis les légionnaires presque aussi étrangers à l’Italie que les Gaulois mêmes ; leurs grandes et longues piques, les peaux de bêtes dont ils avaient les épaules couvertes, leur accent rauque et dur les faisaient ressembler plutôt à des barbares qu’à des soldats de Rome [Tacite, Hist., II, 88]. Déshabitués du séjour des villes, surtout des villes populeuses, ils ne savaient point éviter la presse ; s’ils étaient heurtés au détour d’une rue, s’ils glissaient sur le pavé, ils se mettaient en fureur, souvent ils tiraient l’épée pour frapper ce qui se trouvait près d’eux. Cécina surtout affectait les manières étrangères. Nommé consul, il marchait devant les aigles vêtu de la braie et de la saie belges à couleurs bigarrées, étalant en outre les bracelets et le collier d’or. C’était dans ce costume qu’il recevait les députations du sénat, qu’il haranguait le peuple des villes[28] : on en murmurait comme d’une conduite arrogante et hostile aux citoyens. Avec tant de nations diverses réunies sous le même drapeau la marche de Vitellius n’était rien moins que paisible. A chaque instant des disputes éclataient entre les légionnaires et les transalpins et dégénéraient en massacres ; un Gaulois ayant terrassé par jeu un soldat romain, de bravades en bravades et d’invectives en invectives on prit les armes de part et d’autre, et deux cohortes entières restèrent sur la place [Tacite, Hist., II, 68]. Les cohortes bataves principalement étaient insatiables de querelles et de violences. Pour rétablir l’ordre, Vitellius licencia d’abord tous les volontaires gaulois non organisés [Tacite, Hist., II, 69] ; il les renvoya ou dans leurs foyers ou dans le camp d’Hordéonius : il songea ensuite à se défaire des Bataves. La quatorzième légion, dont ces indomptables cohortes avaient fait partie, se trouvait alors en Italie pour la cause d’Othon. Vitellius, à qui elle était justement suspecte, l’envoya dans l’île de Bretagne, en lui adjoignant pour contenir ses anciens auxiliaires ; et de peur qu’elle n’allât se réunir aux Viennois, qui recommençaient à remuer [Tacite, Hist., II, 66], il lui fit prendre la route des Alpes Graïes. Les premières journées furent assez calmes. Mais à Augusta des Taurins, un Batave ayant maltraité un artisan en le traitant de fripon [Ibid.], un légionnaire, hôte de celui-ci, prit sa défense. Chaque soldat venant à s’attrouper autour de son camarade, des injures on passa aux coups ; et le massacre eût été horrible, si une division de prétoriens, prenant fait et cause pour la légion, n’eût imposé aux Bataves. Les cohortes restèrent dans Augusta, la légion partit la nuit suivante, et les feux qu’elle laissa allumés causèrent l’incendie d’une partie de la ville. Parvenue au-delà des Alpes, elle délibéra si elle ne marcherait pas à Vienne ; les plus exaltés dirigeaient déjà les enseignes de ce côté, lorsque de plus sages conseils l’emportèrent [Ibid.]. Quant aux Bataves, rappelés par l’empereur, puis renvoyés définitivement en Gaule [Tacite, Hist., II, 69], ils arrivèrent juste à point pour prendre part à une grande révolution qui s’y préparait. |
[1] Les habitants de Narbonne prenaient aussi le nom d’Atacini, à cause du fleuve Atax (l’Aude) qui coulait dans leur ville.
[2] De bello Sequanico. — Hier. Chron. — Senec. Contr. 16. — Serv., l. X, Æneid.
[3] Il nous en reste un abrégé fait par Justin.
[4] On l’a confondu mal à propos, ce me semble, avec C. Petronius, favori, puis victime de Néron.
[5] Sen. Contr.
[6] Tacite, Ann., XV, c. 52, 66 ; XIV, c. 19. — Dion, LIX. — Dial. de orat. ap. Tacite, c. 13-15. — Pline, II, ep. 14 ; VIII, ep. 18. — Quintil., Inst., V, c. 7 ; VI, c. 3. — Eusèbe, Chron.
[7] Pline jun., epist. Gemin.
[8] Suétone, illustr. gramm. de M. Valer. Prob.
[9] Martial, VII, ep. 87 ; VIII, ep. 72 ; IX, ep. 101.
[10] Pline, XXXIV, c. 7. — 40 millions de sesterces = 8.200.000 fr. Sur la réputation de son travail, Zénodore fut appelé à Rome pour y fondre une statue de Néron.
[11] Grégoire de Tours, Hist. franc., I, c. 29. — Bas et avec l’aspiration Bhas, mort, destruction, en langue gallique. Vassus, le Destructeur, était vraisemblablement un des surnoms du Mars gaulois.
[12] Grégoire de Tours, Hist., I, c. 3o. — Ce temple fut détruit par les Germains, du temps de Gratien.
[13] Fragm. orat. Claud. in Tabul. Lugdun.
[14] Senec. de Const. sap. c. 18.
[15] Colonia Agrippina, Agrippinensis.
[16] Tacite, Hist., II, c. 20. — Plutarque, Othon, p. 1063.
[17] Senec., Epist. XIV.
[18] 820.000 francs. — Tacite, Ann., XVI, c. 13.
[19] Dion excerpt. Henr. Vales. p. 694. — Suétone, in Néron, n. 40.
[20] Suétone, Néron, c. 45. — Gallus, un coq, un Gaulois.
[21] Suétone, ibid. — Vindex signifie en latin vengeur.
[22] Tacite, Hist., I, c. 8. — Suétone, in Galba, n. 12.
[23] Tacite, Histoire, I, c. 56. — Suétone, Vitellius, 8.
[24] Luc en Dauphiné.
[25] Aujourd’hui le Boezberg.
[26] Tacite, Histoire, II, c. 12, 13. — Agricola, c. 7.
[27] Dion, Excerpt. ap. H. Vales. p. 469.
[28] Tacite, Histoire, II, 20. — Plutarque, Othon.