HISTOIRE DES GAULOIS

Deuxième partie

CHAPITRE VII.

 

 

L’ÎLE de Bretagne parait divisée naturellement en deux régions bien distinctes : l’une septentrionale, que forme la haute et longue chaîne des monts Grampiens ; l’autre qui comprend tout le reste de l’île, et a, sur la côte de l’ouest, ses principales élévations.

C’était dans la région du nord qu’au sixième siècle avant notre ère, la race gallique, habitante primitive de l’île, avait fait retraite devant la conquête progressive des Kimris [V. p. I, c. 1] : acculée au pied des monts Grampiens[1], boulevard de son indépendance, elle avait conservé, outre la région montagneuse, ces vastes plaines au midi du Forth qui forment aujourd’hui la Basse Écosse. Au premier siècle, les Galls n’avaient encore rien perdu de ces possessions ; ils y vivaient partagés en trois grandes confédérations qui, suivant l’usage constant de cette race [V. p. I, c. 1], tiraient leurs noms de la nature topographique de leurs territoires particuliers. Les tribus ou clans, au sud du Forth, étaient appelés Maïates[2], c’est-à-dire clans des plaines ; ceux an nord de ce golfe, Albans[3], clans des montagnes ; enfin une vaste et épaisse forêt qui s’étendait sur tout le midi des monts Grampiens et sur les plaines adjacentes, avait fait donner aux habitants de ce canton la dénomination de Celtes dans l’idiome des Galls, et de Calédons ou Calédoniens, dans celui des Kimris[4].

La région méridionale, conquise par les compagnons de Hu-le-Puissant, était restée sans opposition entre leurs mains, pendant quatre cents ans. Dans le cours du second siècle avant notre ère, des Belges, passant le détroit, s’emparèrent de la côte méridionale[5], et de quelques cantons de l’est ; et le roi Suession Divitiac réunit à ses domaines du continent toute la presqu’île comprise entre la Tamise et la Saverne[6]. Plusieurs de ces peuplades émigrées conservaient leur nom national, comme les Parises ou Parisii[7], venus des bords de la Seine et de la Marne, à l’embouchure de l’Abus, les Atrébates[8] établis sur les deux rives de la Tamise et plusieurs autres ; mais la plupart avaient adopté des titres de confédération, ou n’étaient plus désignées que par la dénomination collective de Belges britanniques. Telle était la population de l’île de Bretagne à l’époque où César en projeta la conquête [55 av. J.-C.].

Cette diversité d’origine et de situation avait produit chez les Bretons une diversité correspondante de vie et d’habitudes. La côte méridionale présentait l’aspect d’un canton de la Belgique : les habitants, vêtus de la braie et de la saie, y cultivaient la terre, y faisaient le commerce, y avaient construit quelques grands villages[9]. Un peu avant dans l’intérieur du pays et sur les côtes de l’ouest et de l’est, on trouvait moins de culture; les indigènes Kimris ne se nourrissaient guère que de viande et de lait; pour tout vêtement, ils se couvraient. d’une tunique de peau de mouton; leurs cabanes, bâties dans les bois, étaient isolées pour la plupart : lorsqu’elles atteignaient à un certain nombre, on les environnait d’un abatis d’arbres, et l’on avait une ville, commune retraite des hommes et de leurs bestiaux[10]. Le Gall, habitant du nord, était encore plus sauvage ; il vivait nu, dédaignant l’agriculture, et presque l’éducation des troupeaux, subsistant du produit de la chasse, d’écorces d’arbres et de quelques racines. Tous les Bretons portaient de longs cheveux flottants et de longues moustaches ; ils se teignaient le corps avec une substance verdâtre extraite des feuilles du pastel [César, B. G., 5, 14] ; les Galls ajoutaient â cette parure nationale des figures d’animaux, des signes symboliques et d’autres ornements variés, dont ils se décoraient par le tatouage les membres et le corps[11] ; ils se chargeaient aussi les bras et les reins de lourds anneaux de fer. Les Kimris-Bretons étaient de plus haute stature, mais moins vigoureux que les indigènes de la Gaule. Rien n’égalait l’agilité et la force du montagnard du nord : ni rivière, ni lac ; ni golfe de mer ne l’arrêtaient : pour guetter un ennemi nu pour échapper à sa poursuite, il restait quelquefois des jours entiers plongé dans l’eau, n’ayant que la tête seule en dehors. L’ancienne armure gauloise, le long sabre, le bouclier étroit, l’épieu et l’arc composaient l’armure des Bretons [Tacite, Agricola, 36] ; l’usage du casque et de la cuirasse leur fut longtemps inconnu ; ils se servaient du chariot de guerre qu’ils savaient manoeuvrer avec plus d’adresse encore que leurs frères du continent[12].

Par un bizarre scrupule de religion, les Bretons ne mangeaient ni lièvres, ni poules, ni oies ; ils en élevaient cependant par luxe et par plaisir [César, B. G., 5, 12]. Soit scrupule du même genre, soit plutôt ignorance ou dédain, les Galls ne tiraient non plus aucun parti du poisson qui fourmillait sur leurs côtes [Dion, 76, 12]. A ce degré de civilisation, les formes de gouvernement devaient être simples et grossières : l’aristocratie et la monarchie militaires dominaient chez les peuples du midi ; chez ceux du nord, l’association patriarcale ou de famille. Tous les membres proches ou éloignés de la même famille vivaient réunis dans la plus étroite intimité: chasse, butin, propriété, tout était commun, même les femmes. La communauté des femmes existait bien chez les autres Bretons, par sociétés de dix à douze personnes, principalement entre enfants et pères, et entre frères, et les enfants étaient censés appartenir à celui qui avait le premier connu la mère [César, B. G., 5, 14] ; chez les Galls, la promiscuité était plus complète et les enfants n’appartenaient à aucun individu, mais à la famille ; ils ne reconnaissaient pas de pères, comme les femmes ne reconnaissaient pas de maris [Dion, 72, 19].

La température de l’île de Bretagne était plus douce que celle de la Gaule septentrionale; mais les brouillards, les pluies abondantes, la chaleur modérée de l’été, ne permettaient aux fruits de mûrir qu’avec lenteur[13]. Le sol présentait sur presque toute sa surface une immense forêt d’arbres vigoureux, entrecoupée de gras pâturages, de lacs et de fleuves [Mel., 3, 6]. Outre les célèbres mines d’étain, situées dans l’intérieur des terres [César, B. G., 5, 12], la Bretagne renfermait du fer, de l’or et de l’argent[14] ; quelques rivières y roulaient, dit-on, des pierres gemmes[15] ; une espèce de murex propre à la teinture noire, et des perles ternes et de médiocre valeur se pêchaient sur quelques points de ses côtes[16]. Le cuivre y était importé du continent de la Gaule [César, B. G., 5, 12] ; les Bretons en fabriquaient leurs monnaies ; ils se servaient aussi pour le même usage d’anneaux de fer d’un poids réglé [Ibid.]. A l’occident de la Bretagne était située l’île d’Érin, appelée par les Grecs Jerne et parles Romains Hibernia[17] ; longtemps elle avait passé pour inhabitable à cause du froid; plus tard, lorsqu’on sut en Grèce et en Italie qu’elle jouissait d’un ciel tempéré et d’un sol fertile, on la peupla, mais d’hommes hideux et anthropophages. Les voyageurs rapportaient qu’il y croissait une herbe odoriférante dont quelques feuilles suffisaient pour jeter dans une joyeuse ivresse les animaux qui les avaient broutées [Mel., 3, 6]. Érin n’appartenait plus en totalité à la race gallique ; plusieurs colonies de Kimris-Bretons et même de Belges, venues des embouchures du Rhin, s’étaient établies le long de la côte orientale : ces derniers, sous le nom de Fir-bolg, jouent un rôle brillant, mais fabuleux, dans les vieilles traditions nationales du pays[18].

Tandis que les préparatifs de l’expédition marchaient avec activité, César appela près de lui, de tous côtés, les voyageurs et les trafiquants qui pouvaient lui donner quelque lumière sur l’étendue de l’île de Bretagne, sur les peuples qui l’habitaient, leur manière de faire la guerre, leurs institutions, enfin sur les ports les plus vastes et les plus capables de recevoir de grands vaisseaux [César, B. G., 4, 20]. Mais il n’en put rien tirer de satisfaisant [Ibid.], soit que les gens qu’il consultait n’eussent pas pénétré bien avant dans l’intérieur, soit plutôt que, comme Gaulois, ils se refusassent à trahir des amis et des frères qui s’étaient attiré, en les secourant, l’inimitié des tyrans étrangers. César mécontent prit le parti d’envoyer un des siens, C. Volusenus Quadratus, avec une galère, explorer la côte et recueillir les renseignements les plus indispensables [Ibid., 4, 21]. Cependant la flotte se ralliait successivement. Lorsque César vit rassemblés quatre-vingts transports et quelques galères, il se décida à partir avec deux légions. Dix-huit autres vaisseaux de charge étaient retentis par les vents contraires clans un port voisin; il y envoya sa cavalerie avec ordre de mettre à la voile au premier instant favorable et de le rejoindre sur la côte de Bretagne ; il distribua le reste de ses troupes chez les Ménapes et les Morins [César, B. G., 4, 22].

Au bout de cinq jours, Volusenus était de retour sans observations, ni renseignements bien précis, car il n’avait pas osé aborder ; une autre visite promit davantage. Comme le bruit de l’expédition qui se préparait avait déjà jeté l’alarme au-delà du détroit, plusieurs des nations bretonnes envoyaient au général romain des ambassadeurs, en apparence pour l’adoucir par des démonstrations pacifiques, en réalité pour s’assurer de ses forces [Ibid., 4, 21]. César les reçut avec son affabilité ordinaire ; après les avoir exhortés vivement à persévérer dans ces dispositions, il les congédia ; il fit partir en même temps qu’eux l’Atrébate Comm, qu’il avait établi roi de sa cité [Ibid.], après l’avoir soumise par les armes, et dont le crédit était ancien et considérable auprès de quelques nations bretonnes. Personnage important clans la confédération Belgique, Comm joignait aux qualités d’un esprit ferme et prudent une ambition excessive ; en flattant sa passion dominante, en lui prodiguant le pouvoir, César parvint à le séduire, non sans peine : pour le moment, il avait complètement réussi ; et le parti romain ne comptait pas dans ses rangs d’homme plus dévoué que le roi atrébate. Il se rendit avec une escorte de trente cavaliers au port de l’île le plus prochain, dans le dessein de travailler, par tous ses moyens d’influence, la population et les chefs bretons, et de les engager à se soumettre de bonne grâce. Il n’eut pas le temps de remplir sa mission ; car, à peine descendu à terre, il se vit saisi par les insulaires et chargé de chaînes [César, B. G., 4, 27].

Dès que le vent contraire cessa de souffler, les Romains mirent à la voile vers la troisième veille ; mais la cavalerie n’ayant pas fait, assez de diligence pour se rendre au lieu de l’embarquement, César n’avait avec lui que ses premiers navires, lorsqu’il arriva en vue de l’île, vers la quatrième heure du jour. Toute la côte se trouvait couverte de troupes bretonnes rangées en bataille, et dans une position avantageuse ; car la plage, entre les hauteurs dominantes et la mer était en ce lieu si étroite, que la portée du trait pouvait la franchir. César ne jugea pas prudent d’y tenter la descente, il attendit à l’ancre le reste de sa flotte; après avoir attendu en vain, il s’avança environ sept îles, jusqu’à une plage ouverte et unie [Ibid., 4, 23]. Les Bretons, apercevant la direction que prenait l’ennemi, envoyèrent de ce côté leur cavalerie et leurs chariots ; eux-mêmes suivirent au pas de course et vinrent défendre l’abord de la côte. Ce qui gênait le plus le débarquement de la flotte romaine, c’était la hauteur des navires, que leur tirant d’eau forçait de s’arrêter au large et loin du rivage ; il fallait que le soldat chargé du poids de ses armes, et ne connaissant pas la côte, tout à la fois s’élançât à l’eau, et fît tête aux vagues et à l’ennemi, tandis que les Bretons combattaient à pied sec, ou poussaient dans la mer leurs chevaux faits à cette manœuvre. Les premiers Romains qui se hasardèrent périrent ; et les autres, découragés, ne marchaient plus qu’avec répugnance ; César alors ordonna aux galères de se porter sur les flancs de l’escadre, le plus près qu’elles pourraient du rivage, et de faire jouer les frondes et les machines. Cette manœuvre s’exécuta, et une grêle nourrie de pierres, de flèches, de boulets, de plomb, commença à battre des deux côtés l’armée bretonne ; prise ainsi au dépourvu, et étonnée de la forme des galères, du mouvement des rames, et de la nouveauté des armes de jet, celle-ci s’arrêta et peu à peu céda du terrain. Cependant les Romains hésitaient encore à débarquer, lorsque le porte-enseigne de la dixième légion, élevant son étendard et criant d’une voix forte : Suivez-moi, compagnons, si vous ne voulez pas livrer l’aigle aux barbares ! [César, B. G., 4, 25] se précipita à la mer ; animés par cet exemple, tous descendent des navires, et plongés dans l’eau jusqu’aux épaules, l’épée haute, s’avancent vers l’ennemi. De part et d’autre, on combattit rudement. Les Bretons, à qui tous les bas-fonds étaient connus, accouraient contre les bataillons romains, et faisaient passer sur eux leurs chevaux et leurs chars [Ibid., 4, 26]. Mais avec l’aide des galères et des chaloupes, et sous la protection des machines, les légions atteignirent enfin la terre, se formèrent en ligne, et par une charge impétueuse se rendirent maîtresses du rivage. Les derniers vaisseaux qui contenaient la cavalerie n’ayant pu ni tenir la route, ni aborder, César ne poursuivit pas plus loin son succès[19].

Le lendemain il vit arriver à lui Comm l’Atrébate et une députation des insulaires. Les chefs bretons, frappés de l’audace des Romains et de la puissance de leurs machines, avaient mis en liberté le roi gaulois, et l’envoyaient pour traiter de la paix, s’excusant sur l’emportement de la multitude, et sollicitant le pardon de cette imprudente résistance. Le proconsul leur imposa des otages; ils en livrèrent tout de suite une partie, et promirent le reste sous quelques jours, comme ayant à les faire venir de contrées éloignées ; en attendant ils licencièrent leurs troupes, et accoururent en foule dans le camp romain. C’était le quatrième jour depuis le débarquement ; et enfin l’on apercevait en mer les dix-huit navires qui portaient la cavalerie de César : ils avaient fait voile par un vent frais, et touchaient presque à la plage, lorsqu’une tempête s’élevant subitement les dispersa. Les uns relâchèrent au port d’où ils étaient partis. Les autres furent poussés sur les côtes occidentales de l’île, et en danger de périr; ils y jetèrent l’ancre néanmoins; mais, reportés au large, pendant la nuit qui fut orageuse, ils regagnèrent à grande peine le continent[20].

Cette même nuit était celle de la pleine lune, époque des plus hautes marées de l’Océan : les Romains l’ignoraient. Le flot surmontait les galères que César avait fait tirer à sec sur la grève; et les bâtiments de charge en rade sur leurs ancres étaient maltraités par la violence des ondes ; les uns se brisèrent ; les autres, dépouillés de leurs cordages, de leurs ancres, de tout leur armement, furent mis hors de service. Un tel événement jeta, comme on le pense bien, la consternation dans le coeur des Romains, et releva l’espoir et la confiance des Bretons. Les chefs insulaires rassemblés dans le camp du proconsul se concertèrent en secret ; l’ennemi se trouvant sans vaisseaux, sans vivres, sans cavalerie, l’occasion était favorable pour reprendre les armes, le bloquer et faire une campagne d’hiver. En triomphant de cette armée, se disaient-ils, en lui fermant le retour, nous assurerons pour jamais la liberté de la Bretagne ; nous ferons perdre pour jamais aux Romains l’envie de porter la guerre au-delà de notre détroit [César, B. G., 4, 30]. Toutes choses étant convenues entre eux, ils commencèrent à s’évader l’un après l’autre, et firent revenir en cachette les soldats qu’ils avaient éloignés; quant aux paysans, qui habitaient les alentours du camp romain, ils eurent ordre de vaquer, comme de coutume, aux travaux de la campagne, de continuer même à fréquenter les tentes ennemies. César cependant faisait réparer ses vaisseaux les moins endommagés avec le bois et le cuivre de ceux qui avaient le plus souffert ; il tira du continent les agrès et les outils qui lui manquaient ; et ses soldats, se portant à l’ouvrage avec zèle, à douze vaisseaux près qui furent perdus, la flotte se trouva bientôt en état de naviguer [César, B. G., 4, 29-30].

Pendant ce travail, une légion sortait chaque jour, pour aller au fourrage et aux vivres; et, malgré la disparition successive de presque tous les chefs insulaires, l’attitude complètement pacifique des habitants inspirait aux Romains une pleine sécurité. Le tour de la septième légion était venu, et tout ayant été enlevé aux environs, elle s’était rendue dans un endroit un peu éloigné, pour y moissonner; déjà elle avait posé les armes ; et, dispersée, elle s’occupait à couper le grain, quand les Bretons l’enveloppent et l’assaillent avec leurs chariots à faux. Surpris et effrayés par ce genre inaccoutumé de combat, les Romains[21] plièrent ; et ils auraient péri tous jusqu’au dernier, si le proconsul, à l’aspect de la poussière qui s’élevait au loin, soupçonnant le fait, ne fût accouru avec le reste des troupes ; il dégagea les débris de sa légion, et rentra en toute hâte dans son camp[22].

A son retour, il trouva que tous les paysans des environs avaient disparu. Il s’attendit à une attaque prochaine, mais le mauvais temps la retarda de quelques jours. Cependant les chefs bretons ne cessaient point d’envoyer des messages de tous côtés pour publier le dernier revers des Romains, et appeler la population aux armes. Ils lui offraient, disaient-ils, une occasion infaillible de faire un riche butin et d’assurer à jamais la liberté de la Bretagne. Ayant enfin rassemblé de grandes forces en cavalerie et infanterie, ils vinrent assiéger le camp romain. Une sortie vigoureuse les repoussa. Comme César n’avait pour toute cavalerie que les trente chevaux qui avaient servi d’escorte à Comm l’Atrébate et que les Bretons avaient délivrés en même temps que le roi gaulois, la poursuite ne fut pas fort vive ; pourtant les légions ne rentrèrent point sans avoir mis à feu et à sang toute la campagne voisine. Le soir de la même journée, les Bretons, suivant leur coutume, dès qu’ils avaient éprouvé le moindre échec, envoyèrent au proconsul des députés pour traiter de la paix. Ce mot fut bien doux à l’oreille du Romain, car l’équinoxe approchait, et quelques jours de plus, la mer lui était fermée. Pour concilier néanmoins avec sou salut l’orgueil romain et sa propre vanité, il parla comme un vainqueur impérieux, exigea des otages en nombre double de ceux qu’il avait déjà imposés, et enjoignit qu’on les lui amenât sur le continent; puis, sans attendre la réponse des insulaires, saisissant un moment favorable, il mit à la voile au milieu de la nuit. Il débarqua sans accident sur le territoire gaulois; seulement deux bâtiments de transport, contenant trois cents hommes, ne purent prendre terre avec les autres et abordèrent un peu plus bas. Les soldats qui les montaient, assaillis à l’improviste par les Morins, à l’instant du débarquement, étaient perdus, sans l’arrivée de la cavalerie romaine. Quant aux Bretons, délivrés de la présence de César, tous, à l’exception de deux tribus, se dispensèrent d’envoyer sur le continent les otages commandés ; l’expédition avait duré environ vingt jours[23].

Ce départ nocturne et précipité, de quelques raisons que César ait cherché à le colorer, fut regardé comme une fuite, en Gaule, à Rome même[24], mais surtout en Bretagne. La tradition poétique et historique des Kimris-Bretons en perpétua religieusement le souvenir ; elle raconta avec orgueil comment les Césariens[25] avaient abordé en conquérants l’île de Prydain, pour la quitter en fugitifs. Ils disparurent, dit un vieux narrateur, comme disparaît, sur le sable du rivage, la neige qu’a touchée le vent du midi[26].

Le proconsul croyait son honneur engagé à tenter au-delà du détroit une seconde invasion; il ordonna à ses lieutenants d’en pousser les préparatifs avec vigueur, tandis qu’il allait en Italie faire proroger son commandement pour cinq autres années. A son retour en Gaule, il trouva vingt-huit galères complètement équipées, et six cents transports [César, B. G., 5, 2] construits d’après le plan qu’il avait laissé, plus larges et moins hauts de bord que ceux dont il s’était servi précédemment, et tous en même temps à voiles et à rames, ce que leur peu de hauteur rendait aisé. Sur ces entrefaites, il lui vint de la Bretagne un prétexte qui secondait merveilleusement ses vues. Deux puissants chefs de cette île, Imanuent, roi du pays des Trinobantes [Midlessex], situé sur la côte orientale, au-dessus de l’embouchure de la Tamise, et Cassivellaun, plus correctement Caswallawn, dont les états s’étendaient aussi sur la rive gauche du fleuve à quatre-vingts milles de la mer, étaient divisés par une vieille et mortelle haine que des événements peu connus, arrivés durant la dernière guerre, n’avaient fait qu’envenimer encore. Ils se dressèrent mutuellement des embûches ; Imanuent périt assassiné ; et son fils Mandubrat n’échappa au même sort que par une prompte fuite : passant la mer, il accourut se mettre sous la protection des Romains [César, B. G., 5, 20], à cause desquels son père et lui subissaient, disait-il, ces persécutions. César accueillit Mandubrat avec joie [54 av. J.-C.], le combla de présents, et se chargea volontiers de toutes ses vengeances. Les traditions bretonnes, mentionnent, quoique sons un autre nom[27], le prince fugitif, parmi les traîtres, qui firent le malheur de l’île de Prydain et dont le souvenir devait être poursuivi d’âge en âge par l’horreur et la malédiction publique. Ce jugement fut sévère, mais juste ; à l’aspect des maux qu’Imanuent contribua à déchaîner sur son pays, la douleur nationale eut le droit d’oublier qu’il avait la mort d’un père à venger, sa vie à défendre et son royaume à reconquérir. Quand les préparatifs furent achevés, César. commanda aux cités gauloises de lui fournir quatre mille hommes de cavalerie qu’il se proposait d’embarquer avec cinq de ses légions ; lui-même attendit au port Itius que la saison devînt favorable pour le départ. Il y était encore lorsque des troubles politiques importuns éclatèrent chez les Trévires [César, B. G., 5, 5-8].

Le ressentiment de l’indépendance perdue et l’ennui de la domination romaine faisaient, dans la Gaule, des progrès rapides, et devenaient chaque jour plus vifs ; parce que, chaque jour aussi, cette domination devenait plus oppressive et plus tracassière. Sous quelques rapports même, les cités de l’est pouvaient être fondées à regretter la tyrannie d’Arioviste. D’abord les tributs n’étaient pas moins forts, ni les otages moins nombreux ; et la présence des légions ne gênait et n’irritait pas moins que celle des bandes germaines. Mais, non contents d’occuper le pays, de lever des hommes et des subsides, de parler en maîtres insolents, les Romains s’immisçaient dans les plus intimes affaires des cités ; ils déposaient des magistrats légalement élus, sous le prétexte qu’ils étaient suspects au peuple romain; ils en nommaient d’autres de leur autorité privée, intervenaient dans tous les débats, et bouleversaient à chaque instant les constitutions. C’étaient surtout les gouvernements populaires qu’ils poursuivaient avec acharnement, parce qu’ils en redoutaient le principe et l’énergie. Tantôt ils favorisaient sous main ces chefs ambitieux, qui vivaient en conspiration permanente contre la liberté; tantôt ils les imposaient ouvertement, à la pointe de l’épée, prétendant les restaurer dans un pouvoir légitime, attendu que leur père, ou leur aïeul, ou leur oncle l’avaient jadis possédé. Ainsi ils établirent chez les Carnutes le despotisme de Tasget [César, B. G., 5, 25], chez les Atrébates celui de Comm ; ainsi ils forcèrent la haute assemblée des Sénons à reconnaître pour roi Cavarin, homme abhorré de tous, dont le frère et le père avaient attenté successivement à l’indépendance publique [Ibid., 5, 54]. Ce n’était pas tout : depuis le commencement de la guerre, César s’était fait livrer tous les jeunes Gaulois distingués par la richesse, la naissance ou le rang de leur famille ; et il les gardait près de lui, moins comme des auxiliaires que comme des otages. Étudiant à loisir leur caractère et leurs penchants, il s’appliquait à les corrompre par l’ambition, à les éblouir par sa gloire, à étouffer en eux tout sentiment patriotique : de cette pépinière de petits tyrans sortaient ses instruments les plus dévoués, et les traîtres les plus redoutables à la Gaule. Le proconsul les lâchait ensuite sur le point où il voulait exciter des orages ; il leur prodiguait l’argent, il leur prêtait au besoin ses soldats, il préparait par leurs intrigues, chez ses alliés les plus fidèles, une conquête facile et en apparence moins odieuse que la conquête à force ouverte. Chaque nation, chaque villa avait donc son parti romain et son parti national, qui s’observaient l’un l’autre, et en venaient souvent aux prises, surtout quand il s’agissait de l’élection des principaux magistrats.

C’était par des mouvements de cette nature que les Trévires étaient alors agités. Ce peuple avait d’abord penché pour les Romains, par peur, il est vrai; et il avait mis à leur service sa cavalerie, si estimée de toute la Gaule. Mais l’esprit national n’avait pas tardé à prendre le dessus sur la frayeur ; depuis près d’un an, les Trévires refusaient leur contingent de troupes, ne fournissaient aucune subvention en argent ni en vivres, ne paraissaient plus aux États convoqués, et présidés par César, on les soupçonnait même d’exciter secrètement les Germains à passer le Rhin : telles étaient les dispositions du peuple, plus fortes que les intrigues de l’aristocratie, vendue à. la cause de l’étranger [César, B. G., 5, 2]. Sur ces entrefaites arriva l’époque de l’élection du suprême magistrat. Les suffrages du peuple se réunissaient sur Indutiomar, chef de guerre habile et patriote dévoué [Ibid., 5, 4] ; il avait pour antagoniste son gendre, Cingétorix, qui, par jalousie autant que par ambition, s’était jeté dans le parti contraire. La proximité de l’armée romaine redoublant l’audace de la faction étrangère ; elle transforma la place publique en un champ de bataille ; cependant Indutiomar l’emportait, lorsque César se mit en marche avec quatre légions et huit cents hommes de cavalerie [Ibid., 5, 2], pour appuyer ses partisans. Cingétorix se rendit aussitôt près de lui ; la plupart des nobles firent de même, et, à la tête de leurs clientèles, allèrent grossir l’armée ennemie. Indutiomar rassembla des forces, parcourut les places de défense, envoya la population désarmée dans l’intérieur des Ardennes; mais rien n’était préparé, le peuple se décourageait, et la terreur continuait les défections que la trahison avait commencées.

Dans cet état de choses, craignant de compromettre en pure perte les intérêts de son pays et sa propre vie, Indutiomar se résigna à plier ; il envoya sa soumission à César avec de feintes excuses ; s’il n’était pas sorti de la cité, disait-il, ce n’avait été que pour contenir dans le devoir la multitude, qui, privée de ses chefs et de toute la noblesse, aurait pu se porter à quelque imprudence [César, B. G., 5, 3]. Bien que César sût à quoi s’en tenir sur les vrais motifs de la démarche, toutefois ne voulant pas perdre l’été dans une nouvelle guerre, tandis que tout était prêt pour le passage en Bretagne, il ordonna à Indutiomar de se rendre à son camp avec deux cents otages, parmi lesquels seraient son fils et ses plus proches parents. Le proconsul les retint prisonniers ; puis il signifia aux Trévires qu’ils eussent à reconnaître Cingétorix pour leur souverain magistrat. Cet incident terminé, il retourna avec ses otages et ses légions au port Itius.

L’équinoxe de printemps était l’époque de la session annuelle des États Gaulois ; César, qui les avait convoqués au port Itius, les y trouva réunis. Ayant là sous la main les personnages les plus influents de la Gaule entière, il résolut de s’emparer de tous ceux dont la fidélité lui paraissait suspecte, et de les emmener avec lui au-delà de la mer, car il craignait quelque mouvement sur le continent pendant son absence [César, B. G., 5, 5]. Au nombre des chefs dont il crut devoir s’assurer, par cet odieux guet-apens, était l’Éduen Dumnorix contre lequel il nourrissait depuis trois ans une aversion décidée. Nous avons raconté plus haut comment l’ambitieux Dumnorix se montra d’abord adversaire passionné des Romains; devenu tout à coup, et par d’autres espérances, l’admirateur de César, et l’un de ses instruments les plus dévoués, sous cette nouvelle couleur, il afficha une arrogance et des prétentions intolérables. Il alla jusqu’à se vanter dans l’assemblée nationale des Édues : qu’il serait roi du pays, qu’il en avait la promesse de César. Ce propos déplut généralement à ses compatriotes, surtout il affligea vivement les partisans sincères et désintéressés de Rome ; mais César inspirait une telle frayeur, qu’aucun magistrat n’osa lui en parler, ou pour refuser, ou pour lui demander quelque explication : il n’apprit le fait que par les confidences intimes de ses hôtes [Ibid., 5, 6]. Irrité au dernier point, le proconsul surveilla dès lors Dumnorix, comme un homme dangereux ; et celui-ci, fier et confiant dans sa force, lui rendit haine pour haine : tous deux se connaissaient assez pour se craindre. Quand le chef éduen se vit désigné parmi ceux qui devaient suivre l’expédition au-delà du détroit, il commença par s’excuser de ne pouvoir quitter le continent, alléguant tantôt sa santé qui ne lui permettait pas de soutenir la mer, tantôt des motifs de religion [Ibid.] : n’ayant rien obtenu, et perdant toute espérance de ce côté, il essaya d’autres moyens. Prenant à part chacun de ses compagnons de captivité, il leur communiqua ses craintes, il irrita les leurs : Croyez-moi, leur disait-il, ce n’est pas sans dessein que César veut priver la Gaule de tous ses chefs, éloigner toute sa noblesse. Il s’est emparé par une perfidie infâme de tout ce qui conservait encore dans l’âme quelque indépendance, quelque amour de la patrie. Nous sommes ses prisonniers. N’osant pas nous condamner chez nous, au milieu de nos frères, il nous entraîne dans cette île sauvage pour nous assassiner plus a sûrement [César, B. G., 5, 6]. Presque tous pensaient comme lui ; ils se concertent, ils s’engagent, sous la foi du serment, à prendre des mesures pour leur salut personnel, et pour le salut de la patrie. Quel était leur plan, et comment espéraient-ils de l’exécuter au milieu de tant de légions romaines ? C’est ce que l’histoire ne nous a point fait connaître.

Instruit de leurs résolutions, César fit garder à vue les chefs gaulois, et plaça autour de Dumnorix la surveillance la plus sévère. Pendant vingt-cinq jours que les vents contraires le retinrent encore dans le port, il réussit à découvrir tous ses projets, à déjouer toutes ses tentatives. Mais le vent étant devenu propice, et l’embarquement ayant commencé, Dumnorix profita du trouble et de l’embarras inséparables d’une telle opération pour s’échapper ; entraînant après lui toute la cavalerie éduenne, il reprit la route de son pays. A cette nouvelle, César fit suspendre l’embarquement ; et toute affaire cessante, il envoya à sa poursuite la cavalerie numide et romaine, avec ordre de le ramener mort ou vif. S’il résiste, dit-il, tuez-le l’homme qui ose braver mes ordres, sous mes yeux, ne ferait rien de bon en mon absence ! [César, B. G., 5, 7] Les cavaliers partirent à toute bride, et atteignirent au bout de peu d’heures Dumnorix, qui, séparé des siens, marchait lentement à l’arrière-garde. Les Numides tirent l’épée et l’enveloppent. Dumnorix appelle ses compagnons à son secours, et se met en défense. Que me voulez-vous ? criait-il aux Romains ; je suis libre ! je suis citoyen d’un pays libre ! [Ibid.] Pour toute réponse les cavaliers le frappèrent de leurs épées, et l’étendirent mort sur la place. Les fugitifs éduens, hors d’état de résister, remirent le sabre dans le fourreau, et furent tous ramenés à César.

Telle fut la fin de ce chef turbulent, si funeste à la liberté intérieure et à l’indépendance de sa patrie : il périt au moment où il semblait vouloir servir ce qu’il avait combattu si longtemps ; et ses dernières paroles furent la condamnation de sa vie entière. Son assassinat causa dans toute la Gaule une vive émotion, comme un acte insolent des Romains, et un attentat au droit des gens; car personnellement la victime inspirait peu d’intérêt, et elle ne reçut guère d’autres regrets et d’autres larmes, que les larmes et les regrets de son frère. Pour ce frère, l’honnête et malheureux Divitiac, dès ce moment, il ne paraît plus sur la scène des événements politiques ; son nom n’est plus prononcé dans les derniers actes du grand drame où il joua d’abord un rôle si brillant ; et César n’accorde pas même à ce vieil ami un mot de souvenir et d’affection. C’est que Divitiac avait aimé César et les Romains, avec conviction et candeur, pour le bien qu’ils pouvaient apporter et qu’ils promettaient à la Gaule. Cruellement détrompé par une expérience de trois années, mais ne se trouvant ni assez de puissance pour réparer le mal déjà fait, ni assez de pureté peut-être pour servir encore la liberté, il alla cacher son repentir dans la solitude, et pleurer en silence le malheur de sa famille, son crime involontaire, et ses beaux rêves évanouis.

César reprit tranquillement les préparatifs du départ ; il laissa Labienus sur le continent avec trois légions pour garder le port, pourvoir aux vivres, le tenir au courant des affaires de la Gaule, et prendre conseil selon le temps et les circonstances. Avec cinq légions et deux mille cavaliers, il leva l’ancre à la chute du jour, par un vent frais du couchant ; mais vers le milieu de la nuit, le vent étant tombé, il ne put tenir sa route. Entraîné par la marée montante, au lever du soleil, il s’aperçut qu’il laissait la Bretagne à sa gauche; mais le tournant du reflux le reportant vers la côte, il parvint à regagner, à force de rames, le même lieu de débarquement qu’il avait reconnu l’été précédent [53 av. J.-C.] pour être si favorable. Vers midi, il prit terre, aucun ennemi ne se montrant ; là il fut informé que les insulaires, venus d’abord en force sur la côte, s’étaient retirés dans l’intérieur du pays, effrayés du nombre des vaisseaux romains, qui se montait à plus de huit cents, y compris ceux que chacun destinait à sa commodité particulière [César, B. G., 5, 8].

César ayant établi ses troupes à terre, choisi un camp avantageux et su par des captifs où les Bretons s’étaient retirés, partit à la troisième veille, laissant à la garde des vaisseaux dix cohortes et trois cents cavaliers ; il s’éloigna, d’autant plus rassuré, qu’il laissait la flotte à l’ancre sur une plage unie et tranquille. Après douze milles de marche, il rencontra l’armée bretonne campée au bord d’une petite rivière[28], dont elle essaya de défendre le passage; repoussée par la cavalerie romaine, elle se retira au milieu des bois, dans l’enceinte d’un fort qui semblait avoir été construit jadis pendant les guerres civiles de l’île. Toutes les approches en étaient défendues par d’épais abattis d’arbres, derrière et autour desquels les Bretons combattaient disséminés : mais une des légions, ayant élevé une terrasse et formé la tortue, pénétra dans l’enceinte et força les assiégés à battre en retraite. Le matin du troisième jour, César se disposait à poursuivre les fuyards, lorsque des cavaliers partis du camp arrivèrent à toute bride lui annoncer qu’une grande tempête élevée la nuit précédente avait endommagé la flotte, et que, les ancres et les câbles n’ayant pu résister, tous les navires avaient été jetés à la côte [César, B. G., 5, 9-10].

Il se mit en route sur-le-champ : quarante vaisseaux étaient hors de service, et le reste dans le plus mauvais état. Il prit donc des travailleurs dans les légions, en tira d’autres du continent, et manda à Labienus de faire construire le plus de bâtiments possible par les légions qu’il commandait. Il ordonna ensuite de tirer tous les navires à sec et de les enfermer dans le camp retranché. Dix jours et dix nuits consécutifs furent employés à ces travaux. Les bâtiments mis à terre et le camp bien fortifié, il y laissa les mêmes troupes qu’auparavant, et retourna avec l’armée au lieu qu’il avait quitté, où il trouva les insulaires rassemblés en beaucoup plus grand nombre. Ils avaient donné le commandement général de leurs forces et confié la conduite de la guerre à Cassivellaun. Quoique plusieurs de ces peuplades fussent en guerre avec lui, à l’arrivée des Romains elles n’avaient point hésité à entrer dans son alliance et à combattre l’étranger, sous les enseignes de ce chef, le plus puissant et le plus belliqueux du pays. Les Bretons, avec leurs chariots ; attaquèrent vivement pendant sa marche la cavalerie romaine : celle-ci eût l’avantage, et les repoussa dans les bois et sur les hauteurs; mais, s’étant engagée trop avant, elle perdit du monde. A quelques jours de là, comme les Romains, ne s’attendant à rien, s’occupaient de fortifier leur camp, les insulaires sortirent des bois et se jetèrent. sur leurs postes avancés : le combat y fut rude. César envoya deux cohortes de renfort, chacune la première et par conséquent la plus solide de sa légion ; mais ces cohortes ayant laissé entre elles un petit intervalle, les chariots s’y précipitèrent et pénétrèrent dans la ligne romaine; les deux cohortes étaient taillées en pièces, si de nouveaux renforts ne fussent venus les dégager [César, B. G., 5, 15].

L’infanterie légionnaire couverte d’armes pesantes, n’osant pas se séparer des enseignes pour suivre l’ennemi, avait beaucoup de désavantage dans ce genre de combat. La cavalerie n’y était guère plus propre ; car il arrivait souvent que les Bretons, après avoir attiré, par des fuites simulées, les escadrons ennemis loin du corps de bataille, faisaient volte-face, descendaient de leurs chariots, et combattant à pied, forçaient ceux-ci à une lutte inégale, et non moins périlleuse dans la retraite que dans l’attaque. D’ailleurs ne se formant jamais en ordre serré, mais toujours ,par pelotons séparés, à grands intervalles, ils conservaient en arrière des corps de réserve qui couvraient leur retraite, et remplaçaient par dès troupes fraîches les troupes fatiguées. Le jour suivant, les Bretons se tinrent sur les hauteurs, se montrèrent peu et escarmouchèrent plus mollement. Mais César ayant détaché pour aller au fourrage trois légions et toute la cavalerie, ils reparurent subitement, et fondirent avec impétuosité sur les fourrageurs; ils furent repoussés, et les cavaliers, se voyant soutenus de près par les légions, ne cessèrent de les poursuivre, sans leur donner le temps de s’arrêter, de se rallier, ou de descendre de leurs chariots ; beaucoup furent tués. Après cette défaite, les renforts qui leur étaient venus de tous côtés se dispersèrent ; et depuis ils n’essayèrent plus d’attaquer en corps d’armée [César, B. G., 5, 16-17].

Dès que César s’aperçut que leur projet était de traîner la guerre en longueur, il marcha vers la Tamise, dans l’intention d’entrer sur les terres de Cassivellaun. Ce fleuve n’avait qu’un seul gué, et encore le passage y était très difficile. Arrivé là, il vit les Bretons rangés en bataille sur l’autre rive que défendait une forte palissade, de pieux fixés en terre ; d’autres pieux étaient enfoncés dans le courant et cachés sous l’eau. César apprit ces détails des captifs et des transfuges. Il fit aussitôt porter en avant sa cavalerie, que les légions suivirent avec ardeur et célérité, quoique les fantassins eussent de l’eau jusqu’aux épaules. Les Bretons ne purent soutenir le choc, abandonnèrent la rive et se retirèrent. Cassivellaun, perdant tout espoir de disputer le terrain, prit le parti de renvoyer ses troupes, ne garda que quatre mille hommes de, ceux qui Combattaient sur des chariots, et se mit à côtoyer l’armée ennemie dans ses marches, s’éloignant peu des chemins, se tenant à couvert dans les bois et s’emparant des passages difficiles ; il faisait retirer les hommes et les troupeaux dans la profondeur des forêts, partout où César devait diriger sa route. Quand la cavalerie romaine s’écartait pour fourrager ou butiner, le chef breton, qui connaissait tous les sentiers et tous les détours, lançait sur elle ses chariots, et forçant perpétuellement les Romains à des combats désavantageux, les contenait et les empêchait de s’étendre. Il en résultait pour eux une très grande gêne, car ils ne pouvaient se procurer de subsistances qu’autant que l’armée se portait en niasse sur le même point, et Cassivellaun prenant alors les devants ravageait et brûlait tout sur son passage : César se serait vu contraint de battre en retraite immédiatement et de quitter l’île, si les dissensions de ces peuples ne fussent heureusement venues à son secours [César, B. G., 5, 18-19].

Il avait amené avec lui et gardait dans son camp le jeune Mandubrat, dont nous avons parlé plus haut. Dès son débarquement, Mandubrat avait envoyé des émissaires chez les Trinobantes pour les détacher de l’alliance de Cassivellaun et de la cause nationale; ses sollicitations avaient d’abord échoué; elles finirent pourtant par réussir; et les Trinobantes proposèrent la paix aux Romains, s’ils voulaient leur rendre le fils de leur ancien roi afin qu’ils le plaçassent à leur tète. César accepta ce marché avec empressement: il eut dans Mandubrat un auxiliaire puissant et fidèle qui lui fournit des vivres et travailla à diviser ses ennemis. Gagnés par les intrigues du traître, les peuples voisins, Cénimagnes, Ségontiakes, Ancalites, Bibrokes, Casses, envoyèrent aussi des députés et se soumirent. Ces députés informèrent César que la ville de Cassivellaun était éloignée de quelques milles seulement ; c’était, comme toutes les villes bretonnes, une enceinte entourée de bois et de marécages, et close par un rempart et un fossé ; à l’approche de l’ennemi le peuple des campagnes s’y était réfugié, et elle renfermait un grand nombre d’hommes et de bestiaux. César y mena les légions, et trouva la place défendue par sa situation et par les travaux ; il y forma deux fronts d’attaque ; les assiégés résistèrent d’abord ; mais bientôt, ne pouvant soutenir l’effort des assiégeants, ils se jetèrent hors des retranchements par l’extrémité opposée; beaucoup furent pris, ou tués dans la fuite [César, B. G., 5, 20-21].

Tandis que ces choses se passaient, Cassivellaun avait envoyé des ordres dans le pays de Cant, où régnaient quatre chefs, Cingétorix, Carvile, Taximagule et Ségonax. Il leur recommandait de rassembler toutes leurs troupes et de faire diversion, en attaquant subitement le camp maritime des Romains; mais dès qu’ils parurent, ceux-ci firent une sortie, les repoussèrent, prirent un des chefs de leur noblesse, nommé Lugotorix, et rentrèrent sans perte dans leur camp : Cassivellaun, à qui ces défaites réitérées, la dévastation de son pays et surtout la désertion de ses alliés faisaient perdre tout courage, se détermina à traiter de la paix par l’entremise de l’Atrébate Comm. César, pressentant un accommodement facile, accueillit ces ouvertures, exigea des otages, fixa le tribut annuel que la Bretagne paierait au peuple romain, et défendit à Cassivellaun tout acte d’hostilité contre Mandubrat et ses sujets les Trinobantes. Les otages livrés, il ramena soin armée vers la flotte, et trouva tous les vaisseaux réparés ; il lès fit mettre à flot, leva l’ancre par un calme, au commencement de la seconde veille, et aborda le continent au point du jour [César, B. G., 5, 22-23].

Telle fut l’issue de cette seconde expédition, pour laquelle César avait déployé un appareil de forces si imposant, et une flotte de deux cents navires ; il n’en retira d’autre gain que quelques bandes d’esclaves [Ibid., 5, 23], et des perles bretonnes dont il envoya à Rome une grande quantité[29] ; quant au tribut annuel imposé à Cassivellaun, il ne fut jamais payé, et le proconsul non plus n’y comptait guère. En un mot, et pour nous servir des expressions d’un écrivain ancien, César mit le pied deux fois en Bretagne[30], et il en rapporta l’honneur d’y avoir deux fois combattu.

A son arrivée, il trouva la Gaule tranquille ; aucune résistance, aucune agitation, apparente du moins. L’assemblée générale des Gaules, convoquée par lui à Samarobrive, chez les Ambiens, contribua à entretenir sa sécurité; après une session toute pacifique, il la congédia, et pourvut à ses quartiers d’hiver, disséminant ses troupes dans plusieurs états différents parce’ que la sécheresse excessive de cette année avait rendu les subsistances rares. Il envoya une légion chez les Morins ; une autre, commandée par Q. Cicéron, sur le territoire nervien ; une troisième chez les Essues[31], dans l’Armorique ; une quatrième, avec T. Labienus, sur les confins des Trévires ; trois restèrent cantonnées sur les bords de l’Oise, à l’entrée de la Belgique ; enfin Q. Titurius Sabinus et L. Aurunculeïus Cotta allèrent hiverner entre le Rhin et la Moselle, sur les terres des Éburons, avec une légion et cinq cohortes. Cela fait, le proconsul se disposa à partir pour l’Italie.

Il se mettait en route lorsqu’une révolution éclata inopinément chez les Carnutes. César, comme nous l’avons dit plue haut, au mépris de leur constitution démocratique, leur avait imposé un roi ; son choix était tombé sur un certain Tasget, issu d’une des familles anciennement souveraines du pays, homme vendu aux Romains, et qui avait mérité leur confiance à force de bassesse et de trahison. Il y avait déjà trois ans que Tasget exerçait sur le peuple carnute une domination également odieuse aux grands et à la multitude, lorsque, dans un soulèvement général, dont les causes immédiates nous sont restées inconnues, il fut saisi et massacré [César, B. G., 5, 25]. César, pensant bien que cet incident ne retarderait pas longtemps son voyage, fit marcher une légion sur Autricum, capitale des Carnutes, et ordonna que les auteurs et instigateurs du meurtre lui fussent amenés chargés de chaînes ; mais, au même instant, une commotion plus violente se fit sentir dans le nord, sur les rives de la Meuse, et du Rhin.

Deux chefs, élus par le peuple, partageaient le souverain commandement chez les Eburons; ils se nommaient Cativolke et Ambiorix : celui-là, vieux et cassé [César, B. G., 6, 31], ne possédait plus rien des qualités qui l’avaient rendu jadis populaire parmi les siens; le second, jeune, actif, joignait au courage le plus déterminé un esprit opiniâtre, délié et fertile en ruses. De bonne heure, les Romains avaient distingué Ambiorix, et César fit tout pour se l’attacher. A l’issue de cette campagne où les Aduatikes furent si cruellement traités, il rendit à Ambiorix son fils et son neveu, détenus comme otages par ce peuple [César, B. G., 5, 27] ; il lui donna encore d’autres marques de sa faveur : toutefois, cette amitié intéressée ne séduisit point le chef éburon. Plus que tous les autres chefs patriotes les plus déclarés; plus qu’Indutiomar lui-même, au fond de son cœur, il haïssait les Romains ; mais, habile à dissimuler ses sentiments, il attendit avec patience l’heure favorable. L’absence de César, pendant son imprudente expédition en Bretagne, et l’incurie de Labienus, lui permirent de se concerter à soit aise avec les mécontents des diverses parties de la Gaule ; il le fit malgré l’opposition de son collègue Cativolke, que l’âge et la maladie rendaient timide et incertain [Ibid., 5, 31]. Déjà s’organisait par ses soins une vaste conspiration qui, ayant son foyer eu Belgique, s’étendait de là dans les cités du centre et de l’ouest, lorsque le retour de César en arrêta les progrès. Tout fut conduit avec tant de mystère, que non seulement les Romains, mais encore celles des nations gauloises qu’on savait dévouées aux Romains, n’en conçurent aucun soupçon. Le Trévire Indutiomar, rentré dans ses foyers après l’expédition de Bretagne, mit au service d’Ambiorix son crédit et son infatigable activité ; il alla trouver Cativolke, l’aiguillonna, finit par entraîner ce vieillard indécis [Ibid.], et obtint de lui qu’il ne s’opposerait pas à l’armement en masse des Éburons, qu’il aiderait même son collègue dans toutes les mesures importantes. Il fut convenu entre les conjurés belges et armoricains qu’on attendrait l’arrivée de César en Italie et la dispersion des troupes romaines dans les quartiers, pour donner le signal de la guerre et assaillir en même temps ces quartiers sur tous les points. L’impatience des Carnutes provoquée, sans doute, par quelque acte odieux du roi Tasget, ayant précipité le mouvement, retint César en Gaule et éveilla l’attention des lieutenants cantonnés dans les cités de l’ouest.

Dans le nord, où Ambiorix avait la haute direction, la chose fut menée avec plus de circonspection. Dès qu’il avait appris que les lieutenants Titurius Sabinus et Aurunculeïus Cotta venaient hiverner dans le fort d’Aduatica[32], sur le territoire éburon, il était accouru avec son collègue au-devant d’eux, les avait comblés de protestations d’amitié, les avait même aidés à rassembler des vivres. Depuis quinze jours il travaillait à leur inspirer par sa conduite et ses discours une pleine et entière sécurité, quand il reçut la nouvelle du soulèvement d’Autricum. Croyant César déjà hors de la Gaule et l’insurrection flagrante dans l’ouest, il arma son peuple d’Aduatica en toute hâte, et investit le camp.

L’assiette des camps romains était généralement trop forte, la garde s’y faisait avec trop de soin pour qu’Ambiorix comptât beaucoup sur une surprise et sur une escalade ; d’ailleurs, il n’avait avec lui que neuf à dix mille hommes et les assiégés n’étaient pas en moindre nombre [César, B. G., 5, 34]. La bonne contenance des légionnaires et une sortie vigoureusement exécutée par la cavalerie espagnole, le déterminèrent à tenter un autre moyen de succès. Il fit crier près du rempart : qu’il avait à communiquer aux généraux romains des choses du plus haut intérêt, concernant leur vie et le salut de leur armée [Ibid., 5, 26]. Sur cette déclaration, deux parlementaires lui furent envoyés, C. Arpineïus, chevalier romain, parent de Q. Titurius, et un certain Junius, Espagnol, qui connaissait Ambiorix pour avoir servi d’interprète entre César et lui. S’étant abouché avec eux, dans l’intervalle des deux camps, le chef éburon parla en ces termes :

La reconnaissance que je dois à César m’oblige à vous révéler un grand secret ; croyez-le, je n’ai point perdu la mémoire des bienfaits de César : c’est lui qui m’a délivré d’un tribut envers les Aduatikes, nos voisins ; c’est lui qui m’a rendu mon fils et le fils de mon frère, retenus par ce peuple dans une dure captivité. Si les Éburons viennent aujourd’hui assiéger votre camp, ils ne le font, je le proteste, ni par mon ordre, ni de mon consentement ; la multitude m’y a contraint; telle est, en effet, la nature de mon autorité que le peuple n’a pas moins de pouvoir sur moi que je n’en ai sur lui [César, B. G., 5, 27]. Mais la guerre est générale, et toute la Gaule soulevée contre les Romains ; ce que je dis ici, le peu de forces de mon armée suffirait à vous le prouver ; car vous ne me supposerez pas si fou et si présomptueux, que j’eusse espéré de vaincre, avec cette poignée d’hommes, tant de braves légions. Je le répète, la Gaule est toute entière en armes ; et ce jour est le jour fixé pour attaquer à la fois tous vos quartiers, afin qu’une légion ne puisse pas porter secours à une autre légion. Les Éburons ont pris les armes, forcés par la volonté générale ; seuls, comment résister à la volonté de tous ? enfants de la Gaule, comment refuser de participer à la délivrance de la Gaule [Ibid.] ? Maintenant que j’ai rempli mon devoir comme citoyen, je vais m’acquitter d’un autre devoir comme ami de César. J’avertis donc, je supplie Titurius ; au nom de l’hospitalité, de pourvoir au salut de ses soldats et au sien ; une armée nombreuse de Germains a passé le Rhin et arrivera dans deux jours [Ibid.]. « Voyez, avant que nos voisins puissent en être informés et vous couper le chemin, si vous voulez sortir de vos quartiers et aller rejoindre ou Cicéron ou Labienus, l’un ne se trouve qu’à cinquante milles d’ici, l’autre est un peu plus loin. Quant à moi, je promets, je jure de vous donner libre passage sur nos terres : ainsi j’aurai satisfait à ce que je dois à mon pays en le délivrant de votre armée, à ce que je dois aux bienfaits de César en vous préservant du péril. Après ces paroles, Ambiorix se retira.

Arpineïus et Junius firent leur rapport aux généraux romains; et ceux-ci, troublés de cette crise imprévue, ne crurent pas devoir négliger l’avis, quoiqu’il leur vînt d’un ennemi. Le meurtre de Tasget et l’insurrection carnute dont ils ignoraient la fin, étaient à leurs yeux une confirmation des paroles d’Ambiorix ; il leur semblait incroyable qu’un peuple aussi faible que les Éburons se fût risqué à tirer l’épée sans l’espoir, sans la certitude d’être soutenu par des cités puissantes [César, B. G., 5, 28]. Ils assemblèrent aussitôt le conseil des officiers, et lui exposèrent l’état des choses; mais les avis sur les mesures à prendre furent partagés, et une violente dispute s’engagea. Aurunculeïus et avec lui plusieurs tribuns et centurions pensaient qu’il ne fallait rien faire légèrement, ni quitter les quartiers sans l’ordre de César, car il était probable que César était encore dans la Gaule. Le camp, disaient-ils, est bien fortifié, on peut s’y défendre contre tel nombre de Germains que ce soit ; il est bien pourvu de vivres, le proconsul aura le temps d’envoyer du secours ou bien il en viendra des quartiers voisins. Enfin, qu’y a-t-il de plus imprudent, de plus honteux que de se décider, en de si grands intérêts, d’après le conseil de son ennemi ?

Titurius répondait : qu’il serait trop tard pour délibérer, quand on aurait toute cette multitude gauloise et, de plus, les Germains sur les bras ; ou lorsque les quartiers voisins auraient déjà reçu quelque échec : qu’on n’avait qu’un moment, un seul pour arrêter un parti. César sans nul doute était déjà en Italie, autrement les Carnutes auraient-ils osé se défaire de Tasget, presque sous ses yeux ? C’était l’avis en lui-même qu’il fallait considérer, et non l’ennemi qui le donnait : le Rhin était proche, les Germains aigris par la mort d’Arioviste, par l’extermination des Tenchères, les Gaulois impatiens du joug romain, brûlant de venger leurs injures et de recouvrer leur ancienne renommée militaire [César, B. G., 5, 29] ; enfin personne ne pouvait croire Ambiorix assez insensé pour en venir à cette extrémité, sans être sûr de son fait. Les deux généraux disputèrent ainsi avec opiniâtreté et aigreur, une partie de la nuit. Vainement les officiers et les soldats mêmes s’épuisèrent en efforts pour les calmer : on les entourait, on les embrassait, on les conjurait de ne pas tout perdre par leur division : Partir, rester, s’écriait-on, tout est bon si nous agissons de concert : si nous sommes divisés, plus d’espoir ni de salut ! Cotta enfin céda et consentit à aller rejoindre Cicéron ; le départ fut publié dans le camp ; le reste de la nuit se passa à préparer les bagages : au point du jour, les Romains se mirent en marche sur une longue file de troupes, et d’équipages, comme s’ils eussent eu à voyager en pays tranquille, sous la sauvegarde d’un ami sûr [Ibid., 5, 31].

A deux milles du camp, sur la route qu’il fallait suivre pour se rendre au quartier de Q. Cicéron, se trouvait une vaste forêt : avertis de la résolution des généraux romains par le tumulte et le mouvement des préparatifs, les Eburons s’y étaient portés pendant la nuit, et, partagés en deux troupes, ils occupaient à droite et à gauche les hauteurs d’une vallée étroite et profonde. Ils attendirent pour se montrer que la presque totalité de la colonne ennemie fût engagée dans le vallon ; ils poussèrent alors un grand cri; et l’une de leurs troupes arrêta l’avant-garde tandis que l’autre chargea le corps de bataille. A cette attaque qu’il n’avait pas prévue, Titurius se trouble, il court çà et là pour ranger ses troupes. Cotta, avec plus de sang-froid, adopte le seul parti qui lui reste, il ordonne d’abandonner les bagages et de se former en ordre circulaire. Toute sage qu’elle était, cette mesure lui tourna à mal. Elle releva la confiance des Gaulois, en diminuant celle des Romains ; elle eut encore cela de funeste que les légionnaires, quittant leurs enseignes, coururent de toutes part aux équipages pour sauver ce qu’ils possédaient de plus précieux. D’un bout à l’autre de la ligne romaine, on ne voyait que trouble et désordre, on n’entendait que cris et gémissements. Bien différente était l’armée gauloise : Ambiorix avait fait publier parmi les siens, sous les menaces les plus terribles que chacun eût à garder son rang ; tout ce bagage des Romains, disait-il, appartenait déjà aux Gaulois, mais nul ne devait y toucher qu’après la bataille [César, B. G., 5, 34].

Les Romains se rallièrent bientôt : égaux en nombre aux Gaulois, et n’ayant de salut que dans leur épée, ils se battirent comme on pouvait l’attendre d’hommes désespérés ; chaque fois qu’une cohorte se portait en avant, elle faisait un carnage affreux. Ambiorix alors recommanda aux siens de ne plus attaquer que de loin à coups de flèches et de dards, et de céder toutes les fois qu’ils se verraient chargés. Cette tactique mit l’avantage du côté des Éburons, qui étaient armés à la légère ; et habiles à ce genre de combat. Dès qu’une cohorte ennemie sortait de la ligne, ils se retiraient devant elle ; mais alors cette cohorte, ayant nécessairement les flancs découverts, recevait de tous côtés une grêle de traits ; et quand elle voulait reprendre sa place sous les enseignes, pressée et par ceux qui, ayant semblé fuit, revenaient aussitôt, et par ceux qui l’assaillaient à droite et à gauche, elle se trouvait enveloppée, dans une complète impossibilité d’agir [César, B. G., 5, 34-35].

Le combat avait duré depuis le lever du soleil jusqu’à la huitième heure[33] ; et les Romains s’affaiblissant de moments en moments perdaient enfin toute espérance. Sabinus, ayant aperçu de loin Ambiorix lui exhortait les siens sur le front de bataille, lui envoya son interprète, le priant de laisser la vie sauve à lui et à ses soldats [Ibid., 5, 36]. Si Sabinus veut traiter avec moi, répondit Ambiorix, qu’il vienne : quant à ses soldats, c’est l’armée gauloise qui doit prononcer sur leur sort, mais je ne désespère pas de la fléchir. Sabinus alors propose à Cotta de sortir de la mêlée et d’aller ensemble trouver Ambiorix ; Cotta s’y refuse : Jamais, dit-il, je ne me livrerai à un ennemi armé ! [Ibid.] Sabinus prend donc avec lui quelques tribuns et quelques centurions, et s’avance à travers les rangs gaulois : arrivés près d’Ambiorix, celui-ci leur ordonne de quitter leurs armes ; Sabinus obéit ; son exemple est suivi par les siens, et ils commencent à discuter les articles d’une capitulation. Mais pendant ce temps-là, Ambiorix prolongeant à dessein la discussion, les Éburons les enveloppent et les massacrent, puis, aux cris de victoire ! victoire ! [César, B. G., 5, 37] ils fondent avec impétuosité sur la ligne. Cotta fut tué en combattant, avec le plus grand nombre des légionnaires ; plusieurs se sauvèrent jusqu’à leur camp, soutinrent avec peine l’assaut jusqu’au soir, et, désespérés, s’entretuèrent tous pendant la nuit[34]. D’autres gagnèrent les forêts, et, par des chemins détournés, le camp de Labienus, où ils portèrent la nouvelle de ce désastre.

Ambiorix sans perdre un seul instant se rendit avec toute sa cavalerie sur les terres de ses voisins les Aduatikes, son infanterie le suivant de près. Là, par le récit de sa victoire, et par l’entraînement de son éloquence, il ranima ce faible et malheureux débris d’une nation presque anéantie sous le fer des Romains. Le lendemain, il passa chez les Nerves, aussi cruellement traités jadis, mais moins faibles que les Aduatikes, parce que leurs nombreux clients ne les avaient point abandonnés au milieu de leurs calamités. Ambiorix, dans ses exhortations, leur retraçait le tableau de leurs misères, les exhortait à ne point perdre une occasion assurée de vengeance : Deux généraux romains sont tués, leur disait-il, une partie de l’armée romaine est détruite ; que Cicéron et sa légion aillent rejoindre ait plus tôt a leurs frères morts! Est-il ait monde une entreprise plus aisée et moins chanceuse ? [César, B. G., 5, 38] Armez-vous, les Éburons viennent vous seconder !

Les Nerves se laissèrent persuader sans peine ; remplis d’ardeur, ils envoient à tous les peuples de leur clientèle l’ordre de prendre les armes ; tous se rassemblent, Centrons, Grudes, Lévakes, Pleumoxes, Geiduns[35], et se réunissent à l’armée des Éburons, des Aduatikes et des Nerves. Les troupes alliées s’avancent alors à travers la forêt vers le quartier de Cicéron, surprennent d’abord quelques détachements romains sortis pour couper du bois, et les tuent, puis se répandent tumultueusement tout autour du camp. Les Romains courent aux armes et bordent le rempart; la journée fut rude, parce que les assiégeants avaient espéré beaucoup du succès de cette attaque imprévue ; ils pensaient que deux victoires gagnées ainsi coup sur coup décideraient pour toute la Gaule l’insurrection universelle, et bientôt la délivrance.

Cicéron se hâta d’écrire à César, à force de promesses, il trouva des gens qui se chargèrent de ses dépêches, mais tous les passages étant interceptés soigneusement, les émissaires et les lettres tombèrent entre les mains d’Ambiorix. Cependant les Romains travaillaient avec une vitesse prodigieuse à compléter ce qui manquait aux retranchements, et à faire des ouvrages nouveaux s’il faut en croire César, cent vingt tours furent élevées dans cette seule nuit des matériaux dont le camp était approvisionné [César, B. G., 5, 39]. Le lendemain, les assiégeants renouvelèrent l’attaque et commencèrent à combler le fossé : du côté des Romains la résistance fut la même que la veille, et ainsi les jours suivants ; ils passaient toute la nuit à réparer les ouvrages endommagés ; les blessés ni les malades, les officiers ni les soldats n’avaient aucune relâche, aucun intervalle de repos.

Cependant ceux des chefs et des notables Nerviens qui avaient eu jadis quelque accès auprès de Cicéron, et quelque relation d’amitié avec lui, annoncent qu’ils ont des propositions à lui faire et demandent une entrevue. Cicéron envoie quelques-uns des siens. Les Gaulois répètent dans cette conférence ce qu’Ambiorix avait dit à Sabinus : que toute la Gaule était en armes ; que les Germains avaient passé le Rhin, que tous les quartiers, même celui de César, étaient attaqués à la fois. Ils racontent la mort de Sabinus, et prennent à témoin de la vérité de leurs paroles Ambiorix qui était présent. C’est vainement, disent-ils, que vous comptez sur le secours de gens qui sont occupés de leur propre défense. Quant à nous, notre seule intention à l’égard de votre république, est de nous affranchir de l’établissement des quartiers d’hiver, et d’empêcher ce qu’ils deviennent coutume [César, B. G., 5, 41]. Redites à Cicéron, qu’il peut sans aucune inquiétude sortir du camp et se retirer avec sa troupe ou bon lui semblera. La réponse de Cicéron fût brève et fière : elle portait : que le peuple romain ne traitait jamais avec un ennemi armé ; mais que si les Belges voulaient mettre bas les armes, il serait a volontiers leur médiateur ; qu’ils pouvaient députer vers César, qui dans sa justice leur accorderait tout ce qu’ils avaient le droit de demander.

Les Belges, voyant que la ruse avait échoué comme la force, se, déterminèrent â entreprendre un siège en règle, et commencèrent à ceindre le camp ennemi d’une circonvallation de onze pieds de haut avec un fossé de quinze de profondeur ; cinq ans de guerre avec les Romains les avaient instruits dans cette partie de l’art militaire, et d’ailleurs quelques légionnaires prisonniers dirigeaient leurs travaux. Mais faute d’outils pour remuer la terre, ils coupaient le gazon avec leurs sabres, et le portaient dans leurs mains ou dans les pans de leurs saies [Ibid., 5, 42]. Malgré l’imperfection de ces procédés, telles étaient, si l’on en croit César, leur activité et leur nombre, qu’en moins de trois heures, un rempart de quinze mille pas de circuit fut élevé [Ibid.]. Les jours suivants, dirigés par les mêmes captifs, ils dressèrent des tours à la hauteur du rempart, et préparèrent des faux de siège et des tortues.

Le septième jour,de ,l’attaque, ils profitèrent d’un vent violent qui s’éleva tout à coup, pour lancer dans le camp ces dards brûlants qu’ils nommaient cateïes, et des boulets d’argile rougis au feu [Ibid., 5, 43]. Les baraques des soldats romains, couvertes en paille selon l’usage du pays, s’enflammèrent ; et le vent étendit bientôt l’incendie partout le camp. Poussant alors de grands cris, les Belges approchent du rempart leurs tours et leurs, tortues, dressent les échelles et montent à l’assaut ; mais les assiégés déployèrent une telle intrépidité, que, malgré la flamme qui dévorait leurs cases, leurs bagages, toute leur fortune, aucun ne quitta son poste, aucun ne songea même à tourner la tête. L’action fut vive, et il y eut de part et d’autre un grand nombre de blessés et de morts. Ce qui fit le plus de mal aux Gaulois, c’est que, serrés en masse au pied des retranchements romains, ils étaient gênés par les derniers rangs de leur armée, qui les embarrassaient dans leurs mouvements et leur fermaient la retraite. Malgré ces obstacles, ils parvinrent à attacher au rempart une de leurs tours ; mais une sortie vigoureuse les repoussa, et la tour fut brûlée.

Cependant le siège continuait, et la position des assiégés devenait d’instant en instant plus critique ; il y’avait déjà beaucoup de blessés, et le nombre des hommes en état de service diminuait rapidement. Chaque jour Cicéron dépêchait à prix d’or quelque messager vers César ; tous étaient arrêtés aussitôt et suppliciés, sous ses yeux même. Dans le camp se trouvait un transfuge nervien, nommé Verticon, homme de haute naissance, qui, dès les premiers jours du siège, était venu se rendre à Cicéron et lui engager sa foi ; par de grandes promesses, surtout par celle de la liberté, il décida un esclave gaulois à porter une lettre à César. Le Gaulois, l’ayant liée autour de son javelot [César, B. G., 5, 45], passa comme déserteur dans l’armée nervienne, puis trouva moyen de s’évader et d’arriver jusqu’à Samarobrive, où était le proconsul.

Au moment où la dépêche partit du camp de Cicéron, il y avait plus d’une semaine que le siège était commencé ; il y avait au moins douze jours que le corps d’armée de Sabinus et de Cotta avait été détruit ; et cependant César n’avait encore aucune nouvelle ai de l’un ni de l’autre évènement : il ne les apprit que par la lettre de Cicéron. Ce fait, qu’on rejetterait comme incroyable, si César lui-même ne l’attestait [César, B. G., 5, 45-46], ne peut s’expliquer que par une interruption rigoureuse des communications dans les cités de la Belgique, même dans, celles qui restaient encore paisibles ; ce qui dénotait un accord effrayant pour les Romains entre presque toutes les nations du nord. A la lecture de la dépêche, César fut saisi d’une violente douleur ; il jura de ne plus couper ni sa barbe ni ses cheveux, que le meurtre de ses deux lieutenants et le désastre de leur armée ne fussent pleinement vengés [Suétone, César, 67]. Sans perdre un moment, il partit au secours sue Cicéron avec une légion qu’il tira des quartiers des Bellovakes, et il écrivit à celle qui hivernait chez les Atrébates, et à T. Labienus, de se mettre en marche, afin de le rejoindre sur la route ; mais Labienus lui-même se tenait sur la défensive. Les Trévires, animés par le succès des Éburons, avaient aussitôt chassé leur chef Cingétorix, et établi le patriote Indutiomar dans le suprême commandement ; prenant ensuite les armes, ils étaient venus camper à quelques milles, seulement dit quartier de Labienus ; celui-ci n’osait pas sortir en rase campagne, et se préparait à soutenir un siège prochain [César, B. G., 5, 47] ; il fit tenir ces nouvelles à César. En même temps, le bruit courut que les cités armoricaines s’agitaient, et menaçaient la treizième légion cantonnée sur le territoire essuen [Ibid., 5, 53]. Plus inquiet que jamais, et ne pouvant disposer que de deux légions incomplètes, qui ne présentaient que sept mille hommes sous les armes [Ibid., 5, 49], César partit cependant, déterminé à remettre le salut de son armée et le sien à son audace et à sa fortuite.

Arrivé à grandes journées sur la frontière nervienne, il apprit là, par des captifs, dans quelle extrémité se trouvait Cicéron : le danger n’avait fait que s’accroître depuis l’envoi de la dépêche. Il décida, par la promesse de grandes récompenses; un cavalier auxiliaire à porter sa réponse, qu’il prit la précaution d’écrire en langue grecque, afin que, si elle était interceptée, l’ennemi n’en pût pas connaître le contenu [César, B. G., 5, 48] : il mandait à Cicéron qu’il arrivait avec deux légions, et il l’exhortait à persister dans sa courageuse défense. César recommanda au cavalier gaulois de remettre s’il se pouvait la lettre en mains propres aux assiégés, si non de l’attacher à la courroie de son javelot, et de la lancer dans l’intérieur du camp [Ibid.]. C’est ce que fit le Gaulois; le trait se ficha dans une tour, et y resta deux jours attaché; le troisième, un soldat romain l’aperçut et le porta au général. Cicéron assembla aussitôt sa légion : la lettre, lue publiquement, causa de vifs transports de joie ; et déjà on voyait la fumée des incendies que César allumait dans sa marche [Ibid.].

Avertis par cet indice et par leurs coureurs, les Gaulois quittent alors le siège, et avec toutes leurs troupes, au nombre d’environ soixante mille hommes, s’avancent au-devant du proconsul, et s’établissent sur son chemin, en deçà d’un large vallon que traversait un ruisseau. César, voyant Cicéron délivré, crut pouvoir prendre du temps; il s’arrêta de l’autre côté du vallon et choisit la position plus favorable pont- y fortifier son camp ; et quoique ce camp fût nécessairement déjà resserré, puisqu’il ne contenait que sept mille hommes, néanmoins les intervalles furent encore diminués autant que possible, afin d’inspirer aux Belges plus de présomption et de mépris. En même temps, César envoya de tous côtés des éclaireurs reconnaître le terrain, et les passages qui traversaient le vallon. Ce jour-là, après quelques chocs de cavalerie sans résultat de part et d’autre, chacun se retira. Le lendemain au point du jour, la cavalerie nervienne s’approcha, et vint engager le combat avec les cavaliers romains, qui cédèrent d’abord, suivant leurs instructions, et rentrèrent dans les retranchements. Alors tout sembla présenter dans le camp romain le spectacle de la confusion et de la crainte ; on se hâtait de travailler à exhausser le rempart, à boucher les portes [César, B. G., 5, 50] : rien cependant n’était moins réel que cette épouvante ; les légions se tenaient rangées en bon ordre au milieu de l’enceinte, et César avait l’œil à tout.

L’infanterie gauloise, trompée par cet artifice, franchit le ravin, et se range en bataille de l’autre côté, quoique dans un lieu désavantageux ; puis voyant que l’ennemi ne paraissait même pas sur le rempart, elle approche et y fait pleuvoir une grêle de traits ; en même temps, les chefs font publier par des hérauts : que quiconque voudra passer aux assiégeants, soit romain soit gaulois auxiliaire, le peut sans danger, jusqu’à la troisième heure ; mais que, ce terme écoulé, il n’y aura plus de quartier pour personne [César, B. G., 5, 51]. Bientôt les Belges s’avancent jusqu’au pied des retranchements que les uns commencent à saper, tandis que d’autres comblent le fossé. César attendait ; il commanda une sortie générale par toutes les portes ; l’irruption fut tellement vive, que les Gaulois culbutés, mis en déroute, s’enfuirent laissant beaucoup de morts sur la place. César, profitant de cette première impression d’effroi, leva le camp, passa la vallée, et opéra sans aucune perte sa jonction avec Cicéron. Il trouva l’armée de ce général dans un état déplorable; à peine un dixième des soldats était sans blessure; il put juger par là du danger qu’elle avait couru [Ibid.]. Il ne vit pas non plus sans étonnement les travaux exécutés par les Gaulois, les tours, les tortues, les remparts qu’ils avaient élevés[36], et cette vue ne laissa pas que de lui causer de l’inquiétude pour l’avenir.

La nouvelle de la victoire de César et de la délivrance de Cicéron fut portée à Labienus par les Rèmes avec une extrême rapidité. Son camp était éloigné de soixante milles de celui de Cicéron, où César n’était arrivé qu’après la neuvième heure[37] ; néanmoins les acclamations des Rèmes s’élevèrent aux portes du camp avait minuit, et instruisirent Labienus du triomphe du proconsul. Indutiomar, qui le lendemain devait attaqué le quartier de Labienus, fit retraite aussitôt pendant la nuit, et licencia ses troupes. La même nouvelle produisit un effet pareil sur l’insurrection de l’Armorike. Déjà les forces armoricaines réunies n’étaient plus qu’à huit milles de la treizième légion lorsque au bruit de ces événements, elles se débandèrent et disparurent [César, B. G., 5, 53].

La Gaule sembla avoir déposé les armes encor une fois [53 av. J.-C.] ; mais cette trêve menaçait d’être courte ; et César ne s’y fait pas. Il forma trois camps, d’une lésion chacun, autour de Samarobrive, il se proposait de passer l’hiver. Les événements dont la Belgique venait d’être le théâtre continuaient d’occuper les esprits ; l’agitation se faisait ressentir jusque dans les cités les plus éloignées. De toutes parts on s’envoyait des messages ; on se sondait mutuellement ; on concertait ce qu’il convenait de faire ; si l’on recommencerait la guerre, à quel moment, sur quel point. Des assemblées nocturnes se tenaient au fond des bois et dans les lieux écartés ; en un mot, il ne se passa pas un seul jour de tout cet hiver que les Romains ne reçussent quelque avis inquiétant ; et il n’y eut pas une seule des nations gauloises qui ne dût leur devenir suspecte [César, B. G., 5, 53-54], excepté deux pourtant, les Édues et les Rèmes. César manda auprès de lui, l’un après l’autre, les principaux personnages de chaque cité, leur déclara ce qu’il savait et ce qu’il soupçonnait, les menaça et en effraya quelques-uns. En même temps, ses instruments dévoués, les tyrans qu’il avait imposés en plusieurs lieux, s’efforçaient de comprimer l’esprit public par la violence. Cavarin, qu’il avait élevé sur les Sénons, comme Tasget sur les Carnutes, déjà odieux, provoqua par un excès de rigueur un soulèvement populaire ; la multitude voulut le mettre en pièces ; échappé à grand’peine, et poursuivi jusqu’aux frontières ; il fut déclaré déchu de la royauté et à jamais banni du pays [Ibid., 5, 54]. Cavarin se réfugia près de César, à Samarobrive, où arrivèrent bientôt des députés sénonais qui venaient exposer au proconsul les crimes du roi, et justifier les magistrats et le peuple. César les reçut fort mal ; et sous le prétexte d’aviser à une plus complète information, il leur ordonna de lui envoyer sur-le-champ tous les membres de leur sénat ; les Sénons refusèrent [Ibid.].

Tandis que les choses se préparaient ainsi dans le centre de la Gaule, dans le nord, le Trévire Indutiomar ne cessait de provoquer les Germains à passer le Rhin, promettant de l’argent, exagérant les pertes éprouvées par les Romains dans la dernière guerre et les forces du parti national : mais il eut peu de succès ; le sort d’Arioviste et des Tencthères avait frappé de trop de terreur les tribus teutoniques. Indutiomar fit alors un dernier appel à l’énergie des Trévires ; il convoqua le conseil armé de la nation ; c’était, comme on l’a vu, la proclamation d’alarme et l’ouverture d’une guerre à mort. Tous les hommes, jeunes ou vieux, en état de porter les armes devaient se rendre à ce conseil, et le dernier venu était supplicié à la vue de l’assemblée [César, B. G., 5, 56]. Le chef trévire faisait aussi à prix d’or des recrues de cavalerie chez les nations voisines ; il appela même les déserteurs de toutes les contrées de la Gaule, et les bannis [Ibid., 5, 55] qui, chassés de leurs foyers pour. leur haine contre l’étranger, errants dans les lois et les solitudes, étaient flétris par les Romains du nom de bandits et de malfaiteurs. A mesure que ces renforts arrivaient, Indutiomar les enrégimentait et les armait. Ce patriote infatigable partageait avec Ambiorix tous les regards et toutes les espérances; de tous côtés on lui adressait des députations, soit privées, soit publiques, pour louer et animer son courage, pour briguer son alliance, pour lui demander enfin de fixer le jour où l’étendard de la délivrance se lèverait à la fois sur toute la Gaule [Ibid.].

Cependant le conseil armé de la nation trévire se rassembla ; Indutiomar y exposa la situation générale du pays. Les Nerves, dit-il, prennent déjà les armes ; les Aduatikes hâtent leurs préparatifs ; les hommes de bonne volonté ne nous manquent pas, ils nous manqueront encore moins quand nous serons en mouvement et que nous sortirons de nos frontières [César, B. G., 5, 56]. Il ajouta que les Carnutes, les Sénons, plusieurs autres peuples encore, le sollicitaient instamment d’aller se joindre à eux pour établir dans le centre de, la Gaule le foyer de la nouvelle guerre : tel était aussi son avis. Les plans d’Indutiomar furent adoptés avec acclamation; et l’on décida qu’on marcherait immédiatement vers les bords de la Seine et de la Loire ; qu’on ferait route par le territoire des Rèmes, afin de châtier au passage ces perfides amis de l’étranger ; mais qu’avant tout il fallait prendre d’assaut le camp de Labienus. Cela réglé, le conseil arrêta des mesures énergiques contre les traîtres, partisans des Romains ; Cingétorix fut déclaré ennemi de la patrie, et la vente de ses biens fut décrétée. Puis chacun fit ses dispositions, et au bout de peu de jours l’armée trévire se mit en marche [Ibid.].

Labienus avait été informé presque aussitôt par Cingétorix et les siens des résolutions adoptées dans le conseil armé, et des plans d’Indutiomar ; quoique l’assiette de son camp, forte par la nature et par l’art, ne lui laissât aucune crainte sur le résultat de l’attaque, cependant, pour ne pas perdre l’occasion d’un coup d’éclat, il prit de nouvelles mesures. Il manda aux Rèmes de lui envoyer autant de cavalerie qu’ils pouvaient en réunir à l’instant même, la fit entrer de nuit et la cacha dans ses retranchements. Les troupes trévires ne tardèrent pas à se montrer. A leur approche, Labienus, affectant une grande crainte, retint ses soldats dans le camp, et, pendant plusieurs jours, ne répondit rien aux vives provocations des Gaulois. Dans son impatience de combattre, souvent Indutiomar s’avançait jusqu’au pied des retranchements avec une escorte de cavalerie, soit pour reconnaître les lieux, soit pour entrer en conférence, essayer les promesses et les menaces ; et ses cavaliers, adressant mille outrages aux Romains, lançaient en signe de mépris leurs javelots par-dessus le rempart [César, B. G., 5, 57]. Mais un soir, qu’après avoir voltigé ainsi autour du camp ils se retiraient lentement et en désordre, Labienus fit ouvrir tout à coup les portes, et lâcha toute sa cavalerie, promettant un prix considérable à qui lui rapporterait la tête d’Indutiomar. C’est à lui seul qu’il faut vous attacher, dit-il à ses soldats; je vous défends de frapper, ni de blesser aucun autre, avant qu’Indutiomar soit pris et tué [Ibid., 5, 58]. Lui-même sortit avec les cohortes pour soutenir sa cavalerie. Les Romains partirent à bride abattue ; et l’escorte gauloise, chargée à l’improviste, fut aisément dispersée. Tous n’en voulant qu’à un seul, ils atteignirent bientôt le chef trévire au gué d’une rivière; enveloppé, percé de vingt coups à la fois, Indutiomar tomba, et sa tête sanglante fut apportée à Labienus[38]. Dans l’ivresse de leur joie, les soldats romains, retournant au camp, s’amusèrent à massacrer tout ce qui se trouva sur leur passage. Cette catastrophe inattendue, qui frappait au cœur la coalition belgique, désorganisa pour le moment l’armée des Trévires ; elle abandonna le siège et se dispersa. Toutefois la valeureuse nation ne se rebuta point ; elle conféra, comme un témoignage de ses regrets, le commandement suprême aux plus proches parents du malheureux Indutiomar ; puis elle recommença ses sollicitations auprès des peuplades transrhénanes, et à force d’argent elle parvint à attirer quelques bandes de Germains à son service.

César, pendant ce temps-là, sous la protection de ses trois camps, faisait d’immenses préparatifs pour la prochaine campagne; trois légions au grand complet lui étaient arrivées d’Italie et portaient son infanterie romaine à dix légions. Il lui tardait que cette campagne s’ouvrît. Aux inquiétudes du présent se joignaient en lui la douleur et le ressentiment des désastres passés. Le prestige dont quatre années d’un bonheur constant avaient entouré les armes romaines était presque évanoui. L’exemple d’Ambiorix et des Éburons avait enseigné aux Gaulois que les peuples, quelque accablés qu’ils soient, peuvent trouver dans la ruse une dernière et infaillible ressource ; l’exemple des Nerves leur avait inspiré une confiance plus virile ; ce siège du quartier de Cicéron conduit avec tant d’habilité et de vigueur leur montrait qu’ils pouvaient tenir tête aux Romains sur le champ de bataille, à armes égales, s’ils dédaignaient le succès moins glorieux de la ruse. C’était cette confiance que César redoutait le plus ; et il appelait de tous ses vœux la saison de la guerre, afin de frapper quelque coup terrible qui ramenât sous les aigles l’ancien prestige. Il mûrissait un plan de vengeance contre les Nerves, mais surtout contre Ambiorix et son peuple. Dans son impatience, il n’attendit même pas que l’hiver fût terminé. Prenant avec lui quatre légions, il fit une irruption subite sur les terres nerviennes, brûla quelques villages, enleva plusieurs centaines d’hommes et beaucoup de bestiaux, distribua le tout entre ses soldats, et revint à Samarobrive, après cette expédition moins digne du général d’un grand empire que d’un chef de brigands ou de sauvages [César, B. G., 6, 3].

Aux premiers jours du printemps, le proconsul convoqua près de lui, comme de coutume, l’assemblée générale des cités. Parmi les nations importantes, ni les Sénons, ni les Carnutes, ni les Trévires, n’envoyèrent de députés ; César les somma de le faire au plus tôt ; ils ne répondirent point ; leur opiniâtre refus produisit sur l’assemblée une vive impression. Il était, pour les Romains, de la dernière importance que les assemblées gauloises se tinssent régulièrement, dans toutes les formes établies par la constitution fédérale. Maîtres de ces assemblées, dont ils dirigeaient l’esprit, dont ils dictaient les résolutions, les Romains s’en servaient habilement pour donner à leur tyrannie une apparence de légitimité ; leurs demandes d’hommes, d’argent, d’autorité, étaient toujours revêtues de la sanction d’un pouvoir national; et les peuples n’avaient plus aucun prétexte pour rejeter ce que leurs députés avaient consenti. César déclara donc qu’il regardait le refus des trois nations comme un acte de révolte ouverte contre le peuple romain ; et ajournant toute autre affaire, il arma ses légions et marcha d’abord sur le territoire sénonais. Cependant, comme il ne voulait pas que les députés assemblés délibérassent en son absence, il prorogea la session et la transféra de Samarobrive à Lutétia, chef-lieu des Parises ou Parisii, situé dans une île de la Seine : ce petit peuple était proche voisin des Sénons, avec lesquels il avait d’anciennes alliances, mais dans la circonstance présente il s’était séparé d’eux pour suivre le parti romain. César choisit la ville de Lutétia parce qu’elle se trouvait également à proximité du territoire carnute, où il se proposait de passer après avoir châtié et réduit les Sénons.

Tous les actes insurrectionnels de la nation sénonaise depuis l’expulsion de Cavarin jusqu’à celui qui excitait si violemment la colère de César, avaient été dirigés par Acco [César, B. G., 6, 4], chef actif, entreprenant, en grand crédit dans sa cité et hors de sa cité, et l’un des plus mortels ennemis que les Romains eussent dans la Gaule. Sitôt que le refus d’envoyer des représentants aux États avait été décidé officiellement par le conseil et le peuple, Acco avait fait publier l’ordre à la population des campagnes de se retirer dans les places fortifiées, mais la promptitude de César déconcerta ces mesures ; et les Sénons, pris en dépourvu, se virent contraints de demander la paix. Le proconsul se montrait inflexible et voulait promener le fer et le feu sur leur territoire, lorsque le sénat éduen vint s’interposer, appuyant chaudement la cause d’un voisin et d’un vieil allié [Ibid.]. Dans les dispositions où se trouvait la Gaule, César n’osa pas rejeter une si puissante médiation ; il ne dévasta point les campagnes sénonaises, se contentant d’exiger l’extradition d’Acco, cent otages, qu’il laissa en garde aux Édues, et tout ce que le pays avait de cavalerie sur pied. Toutefois il ne rétablit pas Cavarin dans ses anciennes fonctions de roi au service des Romains, de peur que ses ressentiments personnels et l’aversion du peuple ne suscitassent quelques nouveaux troubles [César, B. G., 6, 5] ; il lui donna le commandement de la cavalerie sénonaise, et l’emmena avec lui. Il allait passer de là sur le territoire des Carnutes, lorsque les Rèmes accoururent et intercédèrent pour ceux-ci, au même titre que les Édues pour les premiers [Ibid.]. Telle était la jalousie avec laquelle ces deux nations se disputaient la faveur romaine et la prépondérance, qu’il eût été très impolitique de refuser à l’une ce que l’autre avait obtenu. César, quoi qu’il en eût, se vit donc forcé d’épargner aussi les Carnutes. Il se rendit alors immédiatement à Lutétia, où il présida l’assemblée ; après avoir fixé le contingent et les subsides que chaque cité devait lui fournir, il déclara la session close, et congédia les députés.

Toutes ses pensées se reportèrent alors sur le nord. Prévoyant bien qu’Ambiorix ne hasarderait pas une bataille contre lui, il résolut de lui couper d’abord toute retraite en deçà et au-delà du Rhin, puis d’aller porter la guerre au coeur de son pays et de l’envelopper dans l’extermination générale de son peuple. Il le savait lié par le droit de l’hospitalité avec les Ménapes, ses voisins occidentaux, que défendaient de vastes forêts, de profonds marécages, et qui jamais n’avaient envoyé de députés aux Romains [Ibid.] ; il savait en outre que, par le moyen des Trévires, le chef éburon avait traité avec quelques peuplades germaniques. D’après ces informations, il envoya deux légions à Labienus pour faire face aux Trévires ; lui-même, à la tête de cinq autres légions, entra sur les terres des Ménapes, qui, se fiant à la nature de leur pays, se réfugièrent au fond des bois et dans les îles des marais. Les Romains s’avancèrent sur trois points d’attaque, construisant des chaussées et jetant des ponts sur les marécages; ils incendièrent un grand nombre d’habitations, enlevèrent une multitude d’hommes et de bestiaux[39]. Forcés dans des retraites qu’ils avaient crues impénétrables, les Ménapes demandèrent la paix. Le proconsul la leur accorda, leur fit livrer des otages, et déclara qu’il les traiterait désormais sans quartier, s’ils donnaient asile sur leur territoire à Ambiorix ou à quelqu’un des siens ; il laissa, pour les contenir, Comm l’Atrébate avec une partie de la cavalerie auxiliaire.

Il marcha ensuite contre les Trévires; mais, en son absence, ce peuple avait éprouvé des revers ; Labienus l’avait défait dans une bataille sanglante ; et avait replacé Cingétorix à la tête du gouvernement [César, B. G., 6, 8] ; fugitifs à leur tour, les parents d’Indutiomar avaient passé le Rhin et cherchaient un asile en Germanie. César, voyant ces deux expéditions si promptement terminées, jeta un pont sur le fleuve, et fit quelques marches le long de la rive droite pour effrayer les peuples germains. Les uns se retirèrent au loin dans l’intérieur des forêts, les autres lui envoyèrent des messagers de paix et des otages ; il leur signifia de rompre toute relation avec les Éburons et leur chef, et de ne recevoir chez eux aucun homme de cette race que le peuple romain déclarait son ennemie, sous peine d’être traités eux-mêmes comme des ennemis de Rome. Ayant ainsi assuré sa vengeance, au-delà comme en deçà du Rhin, il revint en Gaule, coupa le pont, et, sans perdre un moment, se dirigea sur le pays des Éburons par la forêt des Ardennes [César, B. G., 6, 9, 10-29].

Afin que le coup arrivât plus terrible et plus imprévu, César fit partir en avant toute sa cavalerie, sous la conduite de T. Minucius Basilus, lui recommandant bien de ne point allumer de feu dans les haltes, et de ne négliger aucune des précautions qui pouvaient rendre la marche prompte et secrète ; Basilus suivit exactement ces ordres. Les Éburons, se fiant à l’éloignement de l’armée ennemie qu’on croyait alors embarquée dans des guerres contre les Germains, n’avaient rien de prêt pour la défense; ni les soldats, ni les chefs n’étaient à leurs postes; et la cavalerie romaine tombant au milieu d’eux produisit l’effet de la foudre. Basilus, ayant su qu’Ambiorix se trouvait avec un petit nombre de cavaliers à sa maison de campagne, tourne de ce côté pour le prendre mort ou vif, et peu s’en fallut qu’il ne réussit. Ambiorix, assailli à l’improviste, après s’être vu enlever ses chariots, ses chevaux, tous ses bagages, ne dut la vie qu’à un bonheur inespéré [César, B. G., 6, 30]. Comme l’habitation était située au milieu d’une forêt, les cavaliers de sa suite purent s’embusquer dans un passage étroit et contenir quelque temps les Romains, tandis que le chef, sautant à cheval, s’éloigna dans la profondeur du bois.

Il était trop tard pour se rallier ; d’ailleurs quelle résistance ce petit peuple pouvait-il opposer aux forces qui venaient l’envahir ? Tout ce qu’Ambiorix avait encore à faire, c’était d’avertir ceux de ses compatriotes qui habitaient les cantons les plus éloignés; et il envoya dans toutes les directions des émissaires chargés de publier : que César approchait avec dix légions et une cavalerie innombrable : que chacun eût donc à pourvoir promptement à sa sûreté. Cette proclamation fut reçue comme l’annonce d’une destruction prochaine. En peu d’heures tous les villages furent abandonnés ; et la campagne se couvrit de bandes de fugitifs qui gagnaient, avec leurs provisions et leurs bestiaux, les lieux les plus sauvages et les moins accessibles. Les uns se réfugièrent au fond des Ardennes, d’autres au milieu des étangs et des rivières ; les habitants des cantons voisins de la mer se retirèrent dans les îles nombreuses que formaient les marées sur cette plage basse et marécageuse. On en vit un grand nombre aller se livrer avec leurs biens et leurs familles à des peuples qui avaient toujours été leurs ennemis [César, B. G., 6, 31]. Mais amis et ennemis, tous également effrayés des menaces de César leur refusèrent l’accès de leurs terres. Ambiorix ne gardant près de lui que quatre cavaliers dévoués se tint au milieu des bois dont il connaissait tous les détours, tous les recoins. Quant à son collègue le vieux Cativolke, malade, infirme, accablé de chagrin, hors d’état de supporter les fatigues d’une telle guerre ou les privations d’une telle retraite, il finit fin à sa vie en buvant un poison composé avec le suc de l’if [Ibid.]. Ses dernières paroles furent des paroles de douleur et de malédiction; il dévoua à la vengeance du ciel et de la terre l’homme qui était venu troubler ses vieux jours et verser sur sa patrie de si effroyables calamités[40].

L’épouvante gagnait les voisins des Eburons, les Condruses et les Sègnes, tribus germaniques qui habitaient legs Ardennes entre ce peuple et les Trévires, envoyèrent en tremblant des députés à César. Ils le priaient de ne point les compter parmi ses ennemis, et de ne pas croire que tous les Germains d’en deçà du Rhin fissent cause commune avec les Gaulois ; que pour eux, ils protestaient ne s’être point mêlés de cette guerre et n’avoir fourni aucun secours à Ambiorix. César promit de tes épargner à condition qu’ils lui livreraient tous les Eburons qui se seraient réfugiés chez eux. Il partagea ensuite son armée en quatre divisions. Labienus avec trois légions fut envoyé vers les bords de la mer afin d’attaquer par la frontière occidentale ; Trébonius, avec trois autres légions, fut chargé d’entrer par la frontière méridionale; César en personne se porta avec le même nombre de fantassins et presque toute la cavalerie vers les bords de l’Escaut, où l’on disait qu’Ambiorix s’était retiré ; enfin Q. Cicéron, laissé avec la quatorzième légion à la garde des bagages, s’établit dans le fort d’Aduatica, où les travaux du camp de Sabinus et d’Aurunculeïus étaient encore presque intacts. César, en partant, annonça qu’il serait de retour au camp dans sept jours pour y faire la distribution des vivres, et recommanda expressément que la légion ne sortît point durant son absence [César, B. G., 6, 33].

Alors commencèrent des scènes de désolation, plus horribles que tout ce que le pays avait encore vu et souffert. Les légions, la hache à la main, perçaient les forêts ; elles jetaient des ponts sur les marécages ; elles égorgeaient dans ses dernières retraites la multitude fugitive. Mais cette chasse n’était pas sans fatigue et même sans danger pour le soldat romain. Les détachements séparés du gros de l’armée, les traîneurs, ou ceux qui s’écartaient à la recherche du butin, surpris, enveloppés, périssaient en assez grand nombre; et la nature du pays ne permettait pas aux Romains de marcher par grandes masses. Pour concilier la sûreté de ses soldats avec l’accomplissement de sa vengeance, César imagina un moyen dont l’idée seule eût révolté le conquérant le plus sauvage. Il mit les Éburons hors la loi de l’humanité ; il fit proclamer qu’il les livrait corps et biens au premier occupant. Il convia à cette proie les peuples voisins, déclarant que quiconque l’aiderait à exterminer cette race scélérate [César, B. G., 6, 34], ennemie du peuple romain, serait compté au nombre des amis du peuple romain [Ibid.] ; et de tous les coins de la Belgique on vit accourir une foule de malfaiteurs, et de gens sans aveu dignes de mériter par de tels services une telle amitié. Qu’on se figure, si l’on peut, les horreurs qui durent accompagner ce sac de tout un peuple. Qu’on se représente ensuite un cordon de cinquante mille Romains, placés là pour assurer l’impunité des assassins, pour leur livrer les victimes; et parmi ces Romains, César, un frère de Cicéron, Brutus, Trébonius, tout ce que la jeunesse patricienne et plébéienne renfermait de plus éclairé et de plus poli, on détournera les yeux avec tristesse et dégoût. Peut-être alors les reportera-t-on, non sans quelque sentiment de fierté, sur nos temps et notre civilisation moderne, où la souffrance humaine trouve du moins des sympathies, où le sang versé ne reste pas muet.

L’arrêt porté contre les Éburons et la proclamation de César avaient passé le Rhin, et occupaient vivement les peuplades germaniques riveraines. Elles aussi voulurent avoir part à la curée. Traversant le fleuve sur des radeaux, deux mille cavaliers sicambres pénétrèrent dans l’Éburonie par la frontière du nord, et comme les opérations de l’armée Romaine avaient refoulé de ce côté la population fugitive, ils prirent beaucoup d’hommes et de bestiaux [César, B. G., 6, 35]. Accoutumés à ces courses de brigandage, rien ne les arrêtait, ni les marais, ni les bois. L’appât du butin les attirant de plus en plus dans l’intérieur des forêts, ils s’enquéraient soigneusement, sur quels points se trouvaient César et les différends corps de l’armée romaine [Ibid.] ; des rapports unanimes les instruisirent que César était à l’autre extrémité du pays, avec la cavalerie, occupé à la poursuite d’Ambiorix. A quoi vous arrêtez-vous ? leur dit un captif éburon à qui ils adressaient la même demande ; vous vous amusez à pourchasser de chétifs troupeaux et quelques prisonniers, tandis que la fortune semble vous inviter à une riche proie. Aduatika n’est qu’à trois heures de marche d’ici ; l’armée romaine y a déposé tout son bagage, et la garnison est à peine suffisante pour garnir le rempart du camp. Hâtez-vous, et tout cela vous appartient. Ces paroles remplirent de joie les Sicambres ; cachant dans un coin -de la forêt le butin qu’ils avaient déjà fait, ils partirent pour Aduatika, sous la conduite du prisonnier éburon.

D’après les ordres formels de César, Cicéron avait contenu sévèrement sa légion dans le camp pendant six jours; le septième, voyant qu’on n’avait aucune nouvelle du retour du proconsul et lassé des plaintes que les soldats se faisaient entendre, car les vivres commençaient à manquer, il permit à cinq cohortes de sortir pour aller couper du blé à trois milles de là. Elles. n’étaient encore qu’à une petite distance du camp, lorsque la cavalerie sicambre, accourant à toute bride, tenta de forcer la porte décumane. L’attaque fut si prompte et si imprévue à cause de la proximité des bois, que les vivandiers dont les tentes étaient dressées sur la contrescarpe n’eurent pas le temps de rentrer. La cohorte de garde, surprise et troublée, put à peine soutenir le premier choc. Les assiégeants, se répandant tout autour des retranchements, cherchèrent à les escalader de toutes parts ; les Romains défendaient à grande peine les portes, et le camp ne dut son salut qu’à la hauteur du rempart et à la difficulté des approches. Dans l’intérieur tout était confusion ; on se demandait la cause du tumulte ; on ne savait où planter les enseignes pour se rassembler ; l’un disait que l’ennemi était maître de la place : L’armée tout entière est défaite, s’écriait un autre, le proconsul est tué ; cette cavalerie n’est que l’avant-garde des barbares victorieux [César, B. G., 6, 27]. La plupart se forgeaient des terreurs superstitieuses sur la fatalité du lieu, se rappelant la catastrophe de Sabinus et de Cotta [Ibid., 6, 37]. Les Germains, enhardis par cette épouvante générale, se confirmaient dans l’idée que le camp n’était pas gardé ; ils s’encourageaient, s’exhortaient mutuellement à ne pas laisser échapper une si belle proie, et redoublaient d’efforts.

Cependant les cohortes sorties pour aller au fourrage entendirent les clameurs, et revinrent en toute hâte sur leurs pas. A la vue des enseignes, les Germains crurent d’abord que c’était César qui arrivait, et quittèrent brusquement l’attaque du camp; mais ayant reconnu bientôt le petit nombre de leurs ennemis, ils coururent les charger de tous côtés. L’affaire fut vive ; deux cohortes entières restèrent sur la place : les autres parvinrent à gagner Aduatika, mais criblées de blessures. Les Germains, désespérant de réussir à un second assaut, et craignant d’ailleurs la prochaine arrivée du proconsul, s’éloignèrent, et repassèrent bientôt le Rhin avec le butin qu’ils avaient caché dans les bois. Mais tel était encore l’effroi dans Aduatika, longtemps après leur départ, que, Volusénus étant arrivé, la nuit suivante, à la tète de l’avant-garde de César, les soldats refusaient de croire que le général fût vraiment prés de là avec l’armée. La tête leur avait tourné au point qu’ils prétendaient que les légions étaient détruites, et la cavalerie seule échappée au massacre ; sans cela, disaient-ils, les barbares auraient-ils osé assiéger notre camp ? Il ne fallut pas moins que la présence de César lui-même, pour parvenir à dissiper ces terreurs[41].

César repartit presque aussitôt pour accélérer l’œuvre d’extermination commencée ; et, suivant ses propres paroles il lâcha en tous sens [César, B. G., 6,43] ce rainas de misérables, exécuteurs de ses cruautés. Toutes les villes, toutes les habitations éburonnes furent la proie des flammes. La multitude d’hommes et de chevaux rassemblés sur les lieux consomma une grande partie des blés, une partie fut brûlée sur pied ; les orages et les pluies de l’automne détruisirent le reste ; si bien que les malheureux Éburons que le hasard aurait soustraits au fer ou à la flamme, devaient nécessairement mourir de faim, après le départ des légions [Ibid.].

Quant à Ambiorix, toutes les tentatives de César pour s’emparer de lui avaient échoué ; et, comme on savait quelle importance le proconsul mettait à l’avoir mort ou vif, lies Romains et les brigands gaulois leurs auxiliaires s’épuisèrent en efforts, firent en quelque sorte l’impossible, pour gagner le prix attaché à cette capture [Ibid.]. Vingt fois on se crut au marnent de l’atteindre ; mais toujours Ambiorix s’échappait, à la faveur des ténèbres, errant de forêt en forêt, de caverne en caverne, de précipice en précipice, accompagné de ses quatre cavaliers. L’affection des hommes qui étaient naguère ses sujets veillait encore sur la tête du chef proscrit; et de faux rapports propagés à dessein par les prisonniers éburons fourvoyaient perpétuellement les Romains dans leur chasse. Ils se lassèrent, et Ambiorix vécut pour des temps meilleurs. Il vécut pour lever de nouveau l’étendard de la délivrance sur la Belgique, pour combattre encore ses implacables ennemis, mais au grand jour cette fois et à front découvert; servant ainsi sa patrie et la liberté, tout à tour, avec toutes les armés que la nature lui avait données, avec la ruse et avec l’audace.

Fatigué de cette longue campagne, César ramena son armée sur le territoire Rémois, à Durocortorum, où il convoqua l’assemblée des cités gauloises. Là, sous ses yeux, et sous les épées de dix légions, il fit instruire et juger l’affaire des insurrections sénonaise et carnute. L’issue du jugement ne pouvait être douteuse. Acco, qui avait été l’âme de tous les mouvements populaires chez les Sénons, et que César s’était fait livrer, le printemps précédent, fut condamné à la peine capitale et exécuté [César, B. G., 6,44]. Les autres accusés avaient déjà pris la fuite ; César ordonna qu’il fussent frappés d’excommunication, que le feu et l’eau leur fussent interdits [Ibid.]. Après ces arrêts qu’il prétendait sans doute faire regarder comme l’expression de la libre volonté nationale, il congédia l’assemblée, envoya deux légions hiverner chez les Trévires, deux chez les Lingons, laissa les six autres sur les terres sénonaises, et se rendit aussitôt en Italie, où l’appelaient des événements de la plus haute importance pour lui et pour son pays.

 

 

 



[1] Grampius, Tacite, Agricola, 29.

[2] Maïatœ de magh-aite ; mag, plaine ; aite, contrée. La Basse-Écosse porte encore aujourd’hui en langue gallique le nom de mag-thier ; basses-terres.

[3] Albani. Les montagnards d’Écosse prennent encore aujourd’hui le nom d’Albannach.

[4] Sylva Caledonia, Sallus Caledonius-Celyddon, d’où les Romains ont fait Caledonia, est un mot du dialecte kimrique qui signifie les forêts, la contrée des forêts. Trioedd. 6. — Camden. Brit. p. 668.

[5] César, Bell. Gall., V, c. 121 ; II, c. 4.

[6] Tamesis et Sabrina.

[7] Παρίσοι, Ptolémée. — Peuple d’une partie du YorkShire.

[8] Atrebatii, Áτρεβάτιοι. Peuple d’une partie des contés d’Oxford, de Buckingham , de Middlesex et de Berks.

[9] César, Bell. Gall., V, c. 14. — Mel., III, c. 6.

[10] César, Bell. Gall., V. — Tacite, Annales, XIV ; Agricola, passim. — Dion, Cassius, LXXVI, c. 12.

[11] Hérodien, III, c. 14. — Claudien, Laud. Stilic, passim.

[12] Tacite, Agricola, c. 36. — Hérodien, III, c.14.

[13] César, Bell. Gall., V, c. 12. — Strabon, IV. — Mel., III, c. 6. — Tacite, Agricola, c. 12. — Eumène, paneg. VI ad Constantin, c. 9.

[14] César, Bell. Gall., V, c. 12. — Tacite, Agricola, c. 12. — Eumène, ub. supr.

[15] Mel., III, c. 6. — Eumène, Paneg. VI, c. 11.

[16] Suétone, in C. J. Cæsare. — Tacite, Agricola, c. 12. - Ammien Marcellin, XXIII, ad fin.

[17] Eir-inn ou Jar-inn : l’île de l’ouest. — Jerne ; Orph. ; Aristote ; Claudien. — Hiberna : César. — Inverna : Mel. ; Juvénal ; Iris : Diodore de Sicile. Ούερνία et Βερνία : Eustatb. — Aujourd’hui l’Irlande.

[18] O’ Flaherty, Ogygia, p. 170, sqq. — Keating, p. 18, sqq., etc. Cous. An inquiry concerning the primitive inhabitants of ireland, by Th. Wood, 1821.

[19] César, Bell. Gall., IV, c. 24-26. — Dion Cassius, XXXIX , p. 114.

[20] César, Bell. Gall., IV, c. 27-28. — Dion, XXXIX, p. 114-115.

[21] Dion, XXXIX, p, 115. — Paul Orose, VI, c. 9.

[22] César, Bell. Gall., IV, c. 22-24. — Dion, XXXIX, p. 115. — Paul Orose, IV, c. 9.

[23] César, Bell. Gall., IV, c. 25-27. — Dion, XXXIX, p. 115. — Paul Orose, IV, c. 9.

[24] Lucain, Pharsale, II, v. 572. — Suétone, in César, n° 25.

[25] Caisarïaidd. Trioedd ynnys Frydain, 102-124.

[26] Cf. Roberts, p. 103, Sketch of the early history of the ancient Britons, London, 1803.

[27] Il est appelé par les uns Androg, par les autres Afarwy. Camden., Histor. britan., p. 298. — Trioedd. 82. — Early history of the Britons, by Roberts, p. 103 et sqq.

[28] Probablement la rivière de Flour qui passe à Cantorbéry, et éloignée de Douvres de quatre lieues.

[29] Suétone, C. J. César, n° 47.

[30] Velleius Paterculus, II, c. 46.

[31] Les habitants de Sées, en Normandie.

[32] Aduatica, Aduatico , Atuatuca, Áτουάτουxον. Ce fort ou château (id castelli nomen est, César, VI, c. 32) situé sur le territoire éburon, ne doit pas être confondu avec Aduat, capitale des Aduatikes, dont il a été question ci-dessus.

[33] Deux heures après midi.

[34] César, Bell. Gall., V, c. 37. — Tite-Live, Epit., CVI. — Suétone, C. J. César, c. 25. — Plutarque, in César, p. 719. — Appien, Bell. Civil., p. 523. — Dion Cassius, XL, p. 123. — Florus, III, c. 10. — Eutrope, VI. — Orose, VI, c. 10. — Lucain, Pharsale, I, v. 429.

[35] Peuples qui habitaient, à ce qu’on croit, la côte de la Belgique au midi des bouches de l’Escaut. On retrouve une trace de l’ancien nom des Grudes (Grudii) dans le lieu appelé Tland van Groede, la Terre de Groude, dans le diocèse de Bruges.

[36] César, l. c. — Cf. Plutarque, César, p. 719. — Dion Cassius, XL, p. 124. — Frontin, Stratagème, III, c. 17. — Polyæn, c. 23.

[37] Trois heures après midi.

[38] César, Bell. Gall., V, c. 58. — Dion Cassius, XL, p. 125. — Orose, VI, c. 10.

[39] César, Bell. Gall., VI, c. 6. — Dion Cassius, XL, p. 134. — Paul Orose, VI, c. 10.

[40] César prétend que cet homme, c’était Ambiorix ; mais nous pouvons croire, en toute sûreté de conscience, que les imprécations du vieillard gaulois s’adressaient plutôt au brigand étranger contre qui Ambiorix n’avait fait que remplir son devoir de chef patriote et de Gaulois.

[41] César, Bell. Gall., VI, c. 38-42. — Dion Cassius, XL, p. 135-136.