Deuxième partie
L’ÎLE de Bretagne parait divisée naturellement en deux régions bien distinctes : l’une septentrionale, que forme la haute et longue chaîne des monts Grampiens ; l’autre qui comprend tout le reste de l’île, et a, sur la côte de l’ouest, ses principales élévations. C’était dans la région du nord qu’au sixième siècle avant
notre ère, la race gallique, habitante primitive de l’île, avait fait
retraite devant la conquête progressive des Kimris [V. p. I, c. 1] :
acculée au pied des monts Grampiens[1], boulevard de son
indépendance, elle avait conservé, outre la région montagneuse, ces vastes
plaines au La région méridionale, conquise par les compagnons de
Hu-le-Puissant, était restée sans opposition entre leurs mains, pendant quatre
cents ans. Dans le cours du second siècle avant notre ère, des Belges,
passant le détroit, s’emparèrent de la côte méridionale[5], et de quelques
cantons de l’est ; et le roi Suession Divitiac réunit à ses domaines du
continent toute la presqu’île comprise entre Cette diversité d’origine et de situation avait produit
chez les Bretons une diversité correspondante de vie et d’habitudes. La côte
méridionale présentait l’aspect d’un canton de Par un bizarre scrupule de religion, les Bretons ne mangeaient ni lièvres, ni poules, ni oies ; ils en élevaient cependant par luxe et par plaisir [César, B. G., 5, 12]. Soit scrupule du même genre, soit plutôt ignorance ou dédain, les Galls ne tiraient non plus aucun parti du poisson qui fourmillait sur leurs côtes [Dion, 76, 12]. A ce degré de civilisation, les formes de gouvernement devaient être simples et grossières : l’aristocratie et la monarchie militaires dominaient chez les peuples du midi ; chez ceux du nord, l’association patriarcale ou de famille. Tous les membres proches ou éloignés de la même famille vivaient réunis dans la plus étroite intimité: chasse, butin, propriété, tout était commun, même les femmes. La communauté des femmes existait bien chez les autres Bretons, par sociétés de dix à douze personnes, principalement entre enfants et pères, et entre frères, et les enfants étaient censés appartenir à celui qui avait le premier connu la mère [César, B. G., 5, 14] ; chez les Galls, la promiscuité était plus complète et les enfants n’appartenaient à aucun individu, mais à la famille ; ils ne reconnaissaient pas de pères, comme les femmes ne reconnaissaient pas de maris [Dion, 72, 19]. La température de l’île de Bretagne était plus douce que
celle de Tandis que les préparatifs de l’expédition marchaient avec activité, César appela près de lui, de tous côtés, les voyageurs et les trafiquants qui pouvaient lui donner quelque lumière sur l’étendue de l’île de Bretagne, sur les peuples qui l’habitaient, leur manière de faire la guerre, leurs institutions, enfin sur les ports les plus vastes et les plus capables de recevoir de grands vaisseaux [César, B. G., 4, 20]. Mais il n’en put rien tirer de satisfaisant [Ibid.], soit que les gens qu’il consultait n’eussent pas pénétré bien avant dans l’intérieur, soit plutôt que, comme Gaulois, ils se refusassent à trahir des amis et des frères qui s’étaient attiré, en les secourant, l’inimitié des tyrans étrangers. César mécontent prit le parti d’envoyer un des siens, C. Volusenus Quadratus, avec une galère, explorer la côte et recueillir les renseignements les plus indispensables [Ibid., 4, 21]. Cependant la flotte se ralliait successivement. Lorsque César vit rassemblés quatre-vingts transports et quelques galères, il se décida à partir avec deux légions. Dix-huit autres vaisseaux de charge étaient retentis par les vents contraires clans un port voisin; il y envoya sa cavalerie avec ordre de mettre à la voile au premier instant favorable et de le rejoindre sur la côte de Bretagne ; il distribua le reste de ses troupes chez les Ménapes et les Morins [César, B. G., 4, 22]. Au bout de cinq jours, Volusenus était de retour sans observations, ni renseignements bien précis, car il n’avait pas osé aborder ; une autre visite promit davantage. Comme le bruit de l’expédition qui se préparait avait déjà jeté l’alarme au-delà du détroit, plusieurs des nations bretonnes envoyaient au général romain des ambassadeurs, en apparence pour l’adoucir par des démonstrations pacifiques, en réalité pour s’assurer de ses forces [Ibid., 4, 21]. César les reçut avec son affabilité ordinaire ; après les avoir exhortés vivement à persévérer dans ces dispositions, il les congédia ; il fit partir en même temps qu’eux l’Atrébate Comm, qu’il avait établi roi de sa cité [Ibid.], après l’avoir soumise par les armes, et dont le crédit était ancien et considérable auprès de quelques nations bretonnes. Personnage important clans la confédération Belgique, Comm joignait aux qualités d’un esprit ferme et prudent une ambition excessive ; en flattant sa passion dominante, en lui prodiguant le pouvoir, César parvint à le séduire, non sans peine : pour le moment, il avait complètement réussi ; et le parti romain ne comptait pas dans ses rangs d’homme plus dévoué que le roi atrébate. Il se rendit avec une escorte de trente cavaliers au port de l’île le plus prochain, dans le dessein de travailler, par tous ses moyens d’influence, la population et les chefs bretons, et de les engager à se soumettre de bonne grâce. Il n’eut pas le temps de remplir sa mission ; car, à peine descendu à terre, il se vit saisi par les insulaires et chargé de chaînes [César, B. G., 4, 27]. Dès que le vent contraire cessa de souffler, les Romains mirent à la voile vers la troisième veille ; mais la cavalerie n’ayant pas fait, assez de diligence pour se rendre au lieu de l’embarquement, César n’avait avec lui que ses premiers navires, lorsqu’il arriva en vue de l’île, vers la quatrième heure du jour. Toute la côte se trouvait couverte de troupes bretonnes rangées en bataille, et dans une position avantageuse ; car la plage, entre les hauteurs dominantes et la mer était en ce lieu si étroite, que la portée du trait pouvait la franchir. César ne jugea pas prudent d’y tenter la descente, il attendit à l’ancre le reste de sa flotte; après avoir attendu en vain, il s’avança environ sept îles, jusqu’à une plage ouverte et unie [Ibid., 4, 23]. Les Bretons, apercevant la direction que prenait l’ennemi, envoyèrent de ce côté leur cavalerie et leurs chariots ; eux-mêmes suivirent au pas de course et vinrent défendre l’abord de la côte. Ce qui gênait le plus le débarquement de la flotte romaine, c’était la hauteur des navires, que leur tirant d’eau forçait de s’arrêter au large et loin du rivage ; il fallait que le soldat chargé du poids de ses armes, et ne connaissant pas la côte, tout à la fois s’élançât à l’eau, et fît tête aux vagues et à l’ennemi, tandis que les Bretons combattaient à pied sec, ou poussaient dans la mer leurs chevaux faits à cette manœuvre. Les premiers Romains qui se hasardèrent périrent ; et les autres, découragés, ne marchaient plus qu’avec répugnance ; César alors ordonna aux galères de se porter sur les flancs de l’escadre, le plus près qu’elles pourraient du rivage, et de faire jouer les frondes et les machines. Cette manœuvre s’exécuta, et une grêle nourrie de pierres, de flèches, de boulets, de plomb, commença à battre des deux côtés l’armée bretonne ; prise ainsi au dépourvu, et étonnée de la forme des galères, du mouvement des rames, et de la nouveauté des armes de jet, celle-ci s’arrêta et peu à peu céda du terrain. Cependant les Romains hésitaient encore à débarquer, lorsque le porte-enseigne de la dixième légion, élevant son étendard et criant d’une voix forte : Suivez-moi, compagnons, si vous ne voulez pas livrer l’aigle aux barbares ! [César, B. G., 4, 25] se précipita à la mer ; animés par cet exemple, tous descendent des navires, et plongés dans l’eau jusqu’aux épaules, l’épée haute, s’avancent vers l’ennemi. De part et d’autre, on combattit rudement. Les Bretons, à qui tous les bas-fonds étaient connus, accouraient contre les bataillons romains, et faisaient passer sur eux leurs chevaux et leurs chars [Ibid., 4, 26]. Mais avec l’aide des galères et des chaloupes, et sous la protection des machines, les légions atteignirent enfin la terre, se formèrent en ligne, et par une charge impétueuse se rendirent maîtresses du rivage. Les derniers vaisseaux qui contenaient la cavalerie n’ayant pu ni tenir la route, ni aborder, César ne poursuivit pas plus loin son succès[19]. Le lendemain il vit arriver à lui Comm l’Atrébate et une députation des insulaires. Les chefs bretons, frappés de l’audace des Romains et de la puissance de leurs machines, avaient mis en liberté le roi gaulois, et l’envoyaient pour traiter de la paix, s’excusant sur l’emportement de la multitude, et sollicitant le pardon de cette imprudente résistance. Le proconsul leur imposa des otages; ils en livrèrent tout de suite une partie, et promirent le reste sous quelques jours, comme ayant à les faire venir de contrées éloignées ; en attendant ils licencièrent leurs troupes, et accoururent en foule dans le camp romain. C’était le quatrième jour depuis le débarquement ; et enfin l’on apercevait en mer les dix-huit navires qui portaient la cavalerie de César : ils avaient fait voile par un vent frais, et touchaient presque à la plage, lorsqu’une tempête s’élevant subitement les dispersa. Les uns relâchèrent au port d’où ils étaient partis. Les autres furent poussés sur les côtes occidentales de l’île, et en danger de périr; ils y jetèrent l’ancre néanmoins; mais, reportés au large, pendant la nuit qui fut orageuse, ils regagnèrent à grande peine le continent[20]. Cette même nuit était celle de la pleine lune, époque des
plus hautes marées de l’Océan : les Romains l’ignoraient. Le flot
surmontait les galères que César avait fait tirer à sec sur la grève; et les bâtiments
de charge en rade sur leurs ancres étaient maltraités par la violence des
ondes ; les uns se brisèrent ; les autres, dépouillés de leurs cordages,
de leurs ancres, de tout leur armement, furent mis hors de service. Un tel
événement jeta, comme on le pense bien, la consternation dans le coeur des
Romains, et releva l’espoir et la confiance des Bretons. Les chefs insulaires
rassemblés dans le camp du proconsul se concertèrent en secret ; l’ennemi
se trouvant sans vaisseaux, sans vivres, sans cavalerie, l’occasion était
favorable pour reprendre les armes, le bloquer et faire une campagne d’hiver.
En triomphant de cette armée, se disaient-ils,
en lui fermant le retour, nous assurerons pour
jamais la liberté de Pendant ce travail, une légion sortait chaque jour, pour aller au fourrage et aux vivres; et, malgré la disparition successive de presque tous les chefs insulaires, l’attitude complètement pacifique des habitants inspirait aux Romains une pleine sécurité. Le tour de la septième légion était venu, et tout ayant été enlevé aux environs, elle s’était rendue dans un endroit un peu éloigné, pour y moissonner; déjà elle avait posé les armes ; et, dispersée, elle s’occupait à couper le grain, quand les Bretons l’enveloppent et l’assaillent avec leurs chariots à faux. Surpris et effrayés par ce genre inaccoutumé de combat, les Romains[21] plièrent ; et ils auraient péri tous jusqu’au dernier, si le proconsul, à l’aspect de la poussière qui s’élevait au loin, soupçonnant le fait, ne fût accouru avec le reste des troupes ; il dégagea les débris de sa légion, et rentra en toute hâte dans son camp[22]. A son retour, il trouva que tous les paysans des environs
avaient disparu. Il s’attendit à une attaque prochaine, mais le mauvais temps
la retarda de quelques jours. Cependant les chefs bretons ne cessaient point
d’envoyer des messages de tous côtés pour publier le dernier revers des
Romains, et appeler la population aux armes. Ils lui
offraient, disaient-ils, une occasion infaillible
de faire un riche butin et d’assurer à jamais la liberté de Ce départ nocturne et précipité, de quelques raisons que César ait cherché à le colorer, fut regardé comme une fuite, en Gaule, à Rome même[24], mais surtout en Bretagne. La tradition poétique et historique des Kimris-Bretons en perpétua religieusement le souvenir ; elle raconta avec orgueil comment les Césariens[25] avaient abordé en conquérants l’île de Prydain, pour la quitter en fugitifs. Ils disparurent, dit un vieux narrateur, comme disparaît, sur le sable du rivage, la neige qu’a touchée le vent du midi[26]. Le proconsul croyait son honneur engagé à tenter au-delà
du détroit une seconde invasion; il ordonna à ses lieutenants d’en pousser
les préparatifs avec vigueur, tandis qu’il allait en Italie faire proroger
son commandement pour cinq autres années. A son retour en Gaule, il trouva
vingt-huit galères complètement équipées, et six cents transports [César, B.
G., 5, 2] construits d’après le plan qu’il avait laissé, plus
larges et moins hauts de bord que ceux dont il s’était servi précédemment, et
tous en même temps à voiles et à rames, ce que leur peu de hauteur rendait
aisé. Sur ces entrefaites, il lui vint de Le ressentiment de l’indépendance perdue et l’ennui de la
domination romaine faisaient, dans C’était par des mouvements de cette nature que les
Trévires étaient alors agités. Ce peuple avait d’abord penché pour les
Romains, par peur, il est vrai; et il avait mis à leur service sa cavalerie,
si estimée de toute Dans cet état de choses, craignant de compromettre en pure perte les intérêts de son pays et sa propre vie, Indutiomar se résigna à plier ; il envoya sa soumission à César avec de feintes excuses ; s’il n’était pas sorti de la cité, disait-il, ce n’avait été que pour contenir dans le devoir la multitude, qui, privée de ses chefs et de toute la noblesse, aurait pu se porter à quelque imprudence [César, B. G., 5, 3]. Bien que César sût à quoi s’en tenir sur les vrais motifs de la démarche, toutefois ne voulant pas perdre l’été dans une nouvelle guerre, tandis que tout était prêt pour le passage en Bretagne, il ordonna à Indutiomar de se rendre à son camp avec deux cents otages, parmi lesquels seraient son fils et ses plus proches parents. Le proconsul les retint prisonniers ; puis il signifia aux Trévires qu’ils eussent à reconnaître Cingétorix pour leur souverain magistrat. Cet incident terminé, il retourna avec ses otages et ses légions au port Itius. L’équinoxe de printemps était l’époque de la session
annuelle des États Gaulois ; César, qui les avait convoqués au port
Itius, les y trouva réunis. Ayant là sous la main les personnages les plus
influents de Instruit de leurs résolutions, César fit garder à vue les chefs gaulois, et plaça autour de Dumnorix la surveillance la plus sévère. Pendant vingt-cinq jours que les vents contraires le retinrent encore dans le port, il réussit à découvrir tous ses projets, à déjouer toutes ses tentatives. Mais le vent étant devenu propice, et l’embarquement ayant commencé, Dumnorix profita du trouble et de l’embarras inséparables d’une telle opération pour s’échapper ; entraînant après lui toute la cavalerie éduenne, il reprit la route de son pays. A cette nouvelle, César fit suspendre l’embarquement ; et toute affaire cessante, il envoya à sa poursuite la cavalerie numide et romaine, avec ordre de le ramener mort ou vif. S’il résiste, dit-il, tuez-le l’homme qui ose braver mes ordres, sous mes yeux, ne ferait rien de bon en mon absence ! [César, B. G., 5, 7] Les cavaliers partirent à toute bride, et atteignirent au bout de peu d’heures Dumnorix, qui, séparé des siens, marchait lentement à l’arrière-garde. Les Numides tirent l’épée et l’enveloppent. Dumnorix appelle ses compagnons à son secours, et se met en défense. Que me voulez-vous ? criait-il aux Romains ; je suis libre ! je suis citoyen d’un pays libre ! [Ibid.] Pour toute réponse les cavaliers le frappèrent de leurs épées, et l’étendirent mort sur la place. Les fugitifs éduens, hors d’état de résister, remirent le sabre dans le fourreau, et furent tous ramenés à César. Telle fut la fin de ce chef turbulent, si funeste à la
liberté intérieure et à l’indépendance de sa patrie : il périt au moment où
il semblait vouloir servir ce qu’il avait combattu si longtemps ; et ses
dernières paroles furent la condamnation de sa vie entière. Son assassinat
causa dans toute César reprit tranquillement les préparatifs du
départ ; il laissa Labienus sur le continent avec trois légions pour
garder le port, pourvoir aux vivres, le tenir au courant des affaires de César ayant établi ses troupes à terre, choisi un camp avantageux et su par des captifs où les Bretons s’étaient retirés, partit à la troisième veille, laissant à la garde des vaisseaux dix cohortes et trois cents cavaliers ; il s’éloigna, d’autant plus rassuré, qu’il laissait la flotte à l’ancre sur une plage unie et tranquille. Après douze milles de marche, il rencontra l’armée bretonne campée au bord d’une petite rivière[28], dont elle essaya de défendre le passage; repoussée par la cavalerie romaine, elle se retira au milieu des bois, dans l’enceinte d’un fort qui semblait avoir été construit jadis pendant les guerres civiles de l’île. Toutes les approches en étaient défendues par d’épais abattis d’arbres, derrière et autour desquels les Bretons combattaient disséminés : mais une des légions, ayant élevé une terrasse et formé la tortue, pénétra dans l’enceinte et força les assiégés à battre en retraite. Le matin du troisième jour, César se disposait à poursuivre les fuyards, lorsque des cavaliers partis du camp arrivèrent à toute bride lui annoncer qu’une grande tempête élevée la nuit précédente avait endommagé la flotte, et que, les ancres et les câbles n’ayant pu résister, tous les navires avaient été jetés à la côte [César, B. G., 5, 9-10]. Il se mit en route sur-le-champ : quarante vaisseaux étaient hors de service, et le reste dans le plus mauvais état. Il prit donc des travailleurs dans les légions, en tira d’autres du continent, et manda à Labienus de faire construire le plus de bâtiments possible par les légions qu’il commandait. Il ordonna ensuite de tirer tous les navires à sec et de les enfermer dans le camp retranché. Dix jours et dix nuits consécutifs furent employés à ces travaux. Les bâtiments mis à terre et le camp bien fortifié, il y laissa les mêmes troupes qu’auparavant, et retourna avec l’armée au lieu qu’il avait quitté, où il trouva les insulaires rassemblés en beaucoup plus grand nombre. Ils avaient donné le commandement général de leurs forces et confié la conduite de la guerre à Cassivellaun. Quoique plusieurs de ces peuplades fussent en guerre avec lui, à l’arrivée des Romains elles n’avaient point hésité à entrer dans son alliance et à combattre l’étranger, sous les enseignes de ce chef, le plus puissant et le plus belliqueux du pays. Les Bretons, avec leurs chariots ; attaquèrent vivement pendant sa marche la cavalerie romaine : celle-ci eût l’avantage, et les repoussa dans les bois et sur les hauteurs; mais, s’étant engagée trop avant, elle perdit du monde. A quelques jours de là, comme les Romains, ne s’attendant à rien, s’occupaient de fortifier leur camp, les insulaires sortirent des bois et se jetèrent. sur leurs postes avancés : le combat y fut rude. César envoya deux cohortes de renfort, chacune la première et par conséquent la plus solide de sa légion ; mais ces cohortes ayant laissé entre elles un petit intervalle, les chariots s’y précipitèrent et pénétrèrent dans la ligne romaine; les deux cohortes étaient taillées en pièces, si de nouveaux renforts ne fussent venus les dégager [César, B. G., 5, 15]. L’infanterie légionnaire couverte d’armes pesantes, n’osant pas se séparer des enseignes pour suivre l’ennemi, avait beaucoup de désavantage dans ce genre de combat. La cavalerie n’y était guère plus propre ; car il arrivait souvent que les Bretons, après avoir attiré, par des fuites simulées, les escadrons ennemis loin du corps de bataille, faisaient volte-face, descendaient de leurs chariots, et combattant à pied, forçaient ceux-ci à une lutte inégale, et non moins périlleuse dans la retraite que dans l’attaque. D’ailleurs ne se formant jamais en ordre serré, mais toujours ,par pelotons séparés, à grands intervalles, ils conservaient en arrière des corps de réserve qui couvraient leur retraite, et remplaçaient par dès troupes fraîches les troupes fatiguées. Le jour suivant, les Bretons se tinrent sur les hauteurs, se montrèrent peu et escarmouchèrent plus mollement. Mais César ayant détaché pour aller au fourrage trois légions et toute la cavalerie, ils reparurent subitement, et fondirent avec impétuosité sur les fourrageurs; ils furent repoussés, et les cavaliers, se voyant soutenus de près par les légions, ne cessèrent de les poursuivre, sans leur donner le temps de s’arrêter, de se rallier, ou de descendre de leurs chariots ; beaucoup furent tués. Après cette défaite, les renforts qui leur étaient venus de tous côtés se dispersèrent ; et depuis ils n’essayèrent plus d’attaquer en corps d’armée [César, B. G., 5, 16-17]. Dès que César s’aperçut que leur projet était de traîner
la guerre en longueur, il marcha vers Il avait amené avec lui et gardait dans son camp le jeune Mandubrat, dont nous avons parlé plus haut. Dès son débarquement, Mandubrat avait envoyé des émissaires chez les Trinobantes pour les détacher de l’alliance de Cassivellaun et de la cause nationale; ses sollicitations avaient d’abord échoué; elles finirent pourtant par réussir; et les Trinobantes proposèrent la paix aux Romains, s’ils voulaient leur rendre le fils de leur ancien roi afin qu’ils le plaçassent à leur tète. César accepta ce marché avec empressement: il eut dans Mandubrat un auxiliaire puissant et fidèle qui lui fournit des vivres et travailla à diviser ses ennemis. Gagnés par les intrigues du traître, les peuples voisins, Cénimagnes, Ségontiakes, Ancalites, Bibrokes, Casses, envoyèrent aussi des députés et se soumirent. Ces députés informèrent César que la ville de Cassivellaun était éloignée de quelques milles seulement ; c’était, comme toutes les villes bretonnes, une enceinte entourée de bois et de marécages, et close par un rempart et un fossé ; à l’approche de l’ennemi le peuple des campagnes s’y était réfugié, et elle renfermait un grand nombre d’hommes et de bestiaux. César y mena les légions, et trouva la place défendue par sa situation et par les travaux ; il y forma deux fronts d’attaque ; les assiégés résistèrent d’abord ; mais bientôt, ne pouvant soutenir l’effort des assiégeants, ils se jetèrent hors des retranchements par l’extrémité opposée; beaucoup furent pris, ou tués dans la fuite [César, B. G., 5, 20-21]. Tandis que ces choses se passaient, Cassivellaun avait
envoyé des ordres dans le pays de Cant, où régnaient quatre chefs,
Cingétorix, Carvile, Taximagule et Ségonax. Il leur recommandait de
rassembler toutes leurs troupes et de faire diversion, en attaquant
subitement le camp maritime des Romains; mais dès qu’ils parurent, ceux-ci
firent une sortie, les repoussèrent, prirent un des chefs de leur noblesse,
nommé Lugotorix, et rentrèrent sans perte dans leur camp : Cassivellaun, à
qui ces défaites réitérées, la dévastation de son pays et surtout la
désertion de ses alliés faisaient perdre tout courage, se détermina à traiter
de la paix par l’entremise de l’Atrébate Comm. César, pressentant un
accommodement facile, accueillit ces ouvertures, exigea des otages, fixa le
tribut annuel que Telle fut l’issue de cette seconde expédition, pour laquelle César avait déployé un appareil de forces si imposant, et une flotte de deux cents navires ; il n’en retira d’autre gain que quelques bandes d’esclaves [Ibid., 5, 23], et des perles bretonnes dont il envoya à Rome une grande quantité[29] ; quant au tribut annuel imposé à Cassivellaun, il ne fut jamais payé, et le proconsul non plus n’y comptait guère. En un mot, et pour nous servir des expressions d’un écrivain ancien, César mit le pied deux fois en Bretagne[30], et il en rapporta l’honneur d’y avoir deux fois combattu. A son arrivée, il trouva Il se mettait en route lorsqu’une révolution éclata
inopinément chez les Carnutes. César, comme nous l’avons dit plue haut, au
mépris de leur constitution démocratique, leur avait imposé un roi ; son
choix était tombé sur un certain Tasget, issu d’une des familles anciennement
souveraines du pays, homme vendu aux Romains, et qui avait mérité leur
confiance à force de bassesse et de trahison. Il y avait déjà trois ans que
Tasget exerçait sur le peuple carnute une domination également odieuse aux
grands et à la multitude, lorsque, dans un soulèvement général, dont les
causes immédiates nous sont restées inconnues, il fut saisi et massacré [César, B.
G., 5, 25]. César, pensant bien que cet incident ne retarderait
pas longtemps son voyage, fit marcher une légion sur Autricum, capitale des
Carnutes, et ordonna que les auteurs et instigateurs du meurtre lui fussent
amenés chargés de chaînes ; mais, au même instant, une commotion plus violente
se fit sentir dans le nord, sur les rives de Deux chefs, élus par le peuple, partageaient le souverain
commandement chez les Eburons; ils se nommaient Cativolke et Ambiorix :
celui-là, vieux et cassé [César, B.
G., 6, 31], ne possédait plus rien des qualités qui l’avaient
rendu jadis populaire parmi les siens; le second, jeune, actif, joignait au courage
le plus déterminé un esprit opiniâtre, délié et fertile en ruses. De bonne
heure, les Romains avaient distingué Ambiorix, et César fit tout pour se l’attacher.
A l’issue de cette campagne où les Aduatikes furent si cruellement traités,
il rendit à Ambiorix son fils et son neveu, détenus comme otages par ce
peuple [César, B. G., 5, 27] ; il lui donna
encore d’autres marques de sa faveur : toutefois, cette amitié intéressée ne
séduisit point le chef éburon. Plus que tous les autres chefs patriotes les
plus déclarés; plus qu’Indutiomar lui-même, au fond de son cœur, il haïssait
les Romains ; mais, habile à dissimuler ses sentiments, il attendit avec
patience l’heure favorable. L’absence de César, pendant son imprudente
expédition en Bretagne, et l’incurie de Labienus, lui permirent de se
concerter à soit aise avec les mécontents des diverses parties de Dans le nord, où Ambiorix avait la haute direction, la
chose fut menée avec plus de circonspection. Dès qu’il avait appris que les lieutenants
Titurius Sabinus et Aurunculeïus Cotta venaient hiverner dans le fort d’Aduatica[32], sur le
territoire éburon, il était accouru avec son collègue au-devant d’eux, les
avait comblés de protestations d’amitié, les avait même aidés à rassembler
des vivres. Depuis quinze jours il travaillait à leur inspirer par sa
conduite et ses discours une pleine et entière sécurité, quand il reçut la
nouvelle du soulèvement d’Autricum. Croyant César déjà hors de L’assiette des camps romains était généralement trop forte, la garde s’y faisait avec trop de soin pour qu’Ambiorix comptât beaucoup sur une surprise et sur une escalade ; d’ailleurs, il n’avait avec lui que neuf à dix mille hommes et les assiégés n’étaient pas en moindre nombre [César, B. G., 5, 34]. La bonne contenance des légionnaires et une sortie vigoureusement exécutée par la cavalerie espagnole, le déterminèrent à tenter un autre moyen de succès. Il fit crier près du rempart : qu’il avait à communiquer aux généraux romains des choses du plus haut intérêt, concernant leur vie et le salut de leur armée [Ibid., 5, 26]. Sur cette déclaration, deux parlementaires lui furent envoyés, C. Arpineïus, chevalier romain, parent de Q. Titurius, et un certain Junius, Espagnol, qui connaissait Ambiorix pour avoir servi d’interprète entre César et lui. S’étant abouché avec eux, dans l’intervalle des deux camps, le chef éburon parla en ces termes : La reconnaissance que je dois à
César m’oblige à vous révéler un grand secret ; croyez-le, je n’ai point
perdu la mémoire des bienfaits de César : c’est lui qui m’a délivré d’un
tribut envers les Aduatikes, nos voisins ; c’est lui qui m’a rendu mon
fils et le fils de mon frère, retenus par ce peuple dans une dure captivité.
Si les Éburons viennent aujourd’hui assiéger votre camp, ils ne le font, je
le proteste, ni par mon ordre, ni de mon consentement ; la multitude m’y
a contraint; telle est, en effet, la nature de mon autorité que le peuple n’a
pas moins de pouvoir sur moi que je n’en ai sur lui [César, B.
G., 5, 27]. Mais la guerre est générale,
et toute Arpineïus et Junius firent leur rapport aux généraux
romains; et ceux-ci, troublés de cette crise imprévue, ne crurent pas devoir
négliger l’avis, quoiqu’il leur vînt d’un ennemi. Le meurtre de Tasget et l’insurrection
carnute dont ils ignoraient la fin, étaient à leurs yeux une confirmation des
paroles d’Ambiorix ; il leur semblait incroyable qu’un peuple aussi faible
que les Éburons se fût risqué à tirer l’épée sans l’espoir, sans la certitude
d’être soutenu par des cités puissantes [César, B.
G., 5, 28]. Ils assemblèrent aussitôt le conseil des officiers, et
lui exposèrent l’état des choses; mais les avis sur les mesures à prendre
furent partagés, et une violente dispute s’engagea. Aurunculeïus et avec lui
plusieurs tribuns et centurions pensaient qu’il ne fallait rien faire
légèrement, ni quitter les quartiers sans l’ordre de César, car il était
probable que César était encore dans Titurius répondait : qu’il serait trop tard pour délibérer, quand on aurait toute cette multitude gauloise et, de plus, les Germains sur les bras ; ou lorsque les quartiers voisins auraient déjà reçu quelque échec : qu’on n’avait qu’un moment, un seul pour arrêter un parti. César sans nul doute était déjà en Italie, autrement les Carnutes auraient-ils osé se défaire de Tasget, presque sous ses yeux ? C’était l’avis en lui-même qu’il fallait considérer, et non l’ennemi qui le donnait : le Rhin était proche, les Germains aigris par la mort d’Arioviste, par l’extermination des Tenchères, les Gaulois impatiens du joug romain, brûlant de venger leurs injures et de recouvrer leur ancienne renommée militaire [César, B. G., 5, 29] ; enfin personne ne pouvait croire Ambiorix assez insensé pour en venir à cette extrémité, sans être sûr de son fait. Les deux généraux disputèrent ainsi avec opiniâtreté et aigreur, une partie de la nuit. Vainement les officiers et les soldats mêmes s’épuisèrent en efforts pour les calmer : on les entourait, on les embrassait, on les conjurait de ne pas tout perdre par leur division : Partir, rester, s’écriait-on, tout est bon si nous agissons de concert : si nous sommes divisés, plus d’espoir ni de salut ! Cotta enfin céda et consentit à aller rejoindre Cicéron ; le départ fut publié dans le camp ; le reste de la nuit se passa à préparer les bagages : au point du jour, les Romains se mirent en marche sur une longue file de troupes, et d’équipages, comme s’ils eussent eu à voyager en pays tranquille, sous la sauvegarde d’un ami sûr [Ibid., 5, 31]. A deux milles du camp, sur la route qu’il fallait suivre pour se rendre au quartier de Q. Cicéron, se trouvait une vaste forêt : avertis de la résolution des généraux romains par le tumulte et le mouvement des préparatifs, les Eburons s’y étaient portés pendant la nuit, et, partagés en deux troupes, ils occupaient à droite et à gauche les hauteurs d’une vallée étroite et profonde. Ils attendirent pour se montrer que la presque totalité de la colonne ennemie fût engagée dans le vallon ; ils poussèrent alors un grand cri; et l’une de leurs troupes arrêta l’avant-garde tandis que l’autre chargea le corps de bataille. A cette attaque qu’il n’avait pas prévue, Titurius se trouble, il court çà et là pour ranger ses troupes. Cotta, avec plus de sang-froid, adopte le seul parti qui lui reste, il ordonne d’abandonner les bagages et de se former en ordre circulaire. Toute sage qu’elle était, cette mesure lui tourna à mal. Elle releva la confiance des Gaulois, en diminuant celle des Romains ; elle eut encore cela de funeste que les légionnaires, quittant leurs enseignes, coururent de toutes part aux équipages pour sauver ce qu’ils possédaient de plus précieux. D’un bout à l’autre de la ligne romaine, on ne voyait que trouble et désordre, on n’entendait que cris et gémissements. Bien différente était l’armée gauloise : Ambiorix avait fait publier parmi les siens, sous les menaces les plus terribles que chacun eût à garder son rang ; tout ce bagage des Romains, disait-il, appartenait déjà aux Gaulois, mais nul ne devait y toucher qu’après la bataille [César, B. G., 5, 34]. Les Romains se rallièrent bientôt : égaux en nombre aux Gaulois, et n’ayant de salut que dans leur épée, ils se battirent comme on pouvait l’attendre d’hommes désespérés ; chaque fois qu’une cohorte se portait en avant, elle faisait un carnage affreux. Ambiorix alors recommanda aux siens de ne plus attaquer que de loin à coups de flèches et de dards, et de céder toutes les fois qu’ils se verraient chargés. Cette tactique mit l’avantage du côté des Éburons, qui étaient armés à la légère ; et habiles à ce genre de combat. Dès qu’une cohorte ennemie sortait de la ligne, ils se retiraient devant elle ; mais alors cette cohorte, ayant nécessairement les flancs découverts, recevait de tous côtés une grêle de traits ; et quand elle voulait reprendre sa place sous les enseignes, pressée et par ceux qui, ayant semblé fuit, revenaient aussitôt, et par ceux qui l’assaillaient à droite et à gauche, elle se trouvait enveloppée, dans une complète impossibilité d’agir [César, B. G., 5, 34-35]. Le combat avait duré depuis le lever du soleil jusqu’à la huitième heure[33] ; et les Romains s’affaiblissant de moments en moments perdaient enfin toute espérance. Sabinus, ayant aperçu de loin Ambiorix lui exhortait les siens sur le front de bataille, lui envoya son interprète, le priant de laisser la vie sauve à lui et à ses soldats [Ibid., 5, 36]. Si Sabinus veut traiter avec moi, répondit Ambiorix, qu’il vienne : quant à ses soldats, c’est l’armée gauloise qui doit prononcer sur leur sort, mais je ne désespère pas de la fléchir. Sabinus alors propose à Cotta de sortir de la mêlée et d’aller ensemble trouver Ambiorix ; Cotta s’y refuse : Jamais, dit-il, je ne me livrerai à un ennemi armé ! [Ibid.] Sabinus prend donc avec lui quelques tribuns et quelques centurions, et s’avance à travers les rangs gaulois : arrivés près d’Ambiorix, celui-ci leur ordonne de quitter leurs armes ; Sabinus obéit ; son exemple est suivi par les siens, et ils commencent à discuter les articles d’une capitulation. Mais pendant ce temps-là, Ambiorix prolongeant à dessein la discussion, les Éburons les enveloppent et les massacrent, puis, aux cris de victoire ! victoire ! [César, B. G., 5, 37] ils fondent avec impétuosité sur la ligne. Cotta fut tué en combattant, avec le plus grand nombre des légionnaires ; plusieurs se sauvèrent jusqu’à leur camp, soutinrent avec peine l’assaut jusqu’au soir, et, désespérés, s’entretuèrent tous pendant la nuit[34]. D’autres gagnèrent les forêts, et, par des chemins détournés, le camp de Labienus, où ils portèrent la nouvelle de ce désastre. Ambiorix sans perdre un seul instant se rendit avec toute sa cavalerie sur les terres de ses voisins les Aduatikes, son infanterie le suivant de près. Là, par le récit de sa victoire, et par l’entraînement de son éloquence, il ranima ce faible et malheureux débris d’une nation presque anéantie sous le fer des Romains. Le lendemain, il passa chez les Nerves, aussi cruellement traités jadis, mais moins faibles que les Aduatikes, parce que leurs nombreux clients ne les avaient point abandonnés au milieu de leurs calamités. Ambiorix, dans ses exhortations, leur retraçait le tableau de leurs misères, les exhortait à ne point perdre une occasion assurée de vengeance : Deux généraux romains sont tués, leur disait-il, une partie de l’armée romaine est détruite ; que Cicéron et sa légion aillent rejoindre ait plus tôt a leurs frères morts! Est-il ait monde une entreprise plus aisée et moins chanceuse ? [César, B. G., 5, 38] Armez-vous, les Éburons viennent vous seconder ! Les Nerves se laissèrent persuader sans peine ; remplis d’ardeur,
ils envoient à tous les peuples de leur clientèle l’ordre de prendre les
armes ; tous se rassemblent, Centrons, Grudes, Lévakes, Pleumoxes,
Geiduns[35],
et se réunissent à l’armée des Éburons, des Aduatikes et des Nerves. Les troupes
alliées s’avancent alors à travers la forêt vers le quartier de Cicéron,
surprennent d’abord quelques détachements romains sortis pour couper du bois,
et les tuent, puis se répandent tumultueusement tout autour du camp. Les
Romains courent aux armes et bordent le rempart; la journée fut rude, parce
que les assiégeants avaient espéré beaucoup du succès de cette attaque
imprévue ; ils pensaient que deux victoires gagnées ainsi coup sur coup
décideraient pour toute Cicéron se hâta d’écrire à César, à force de promesses, il trouva des gens qui se chargèrent de ses dépêches, mais tous les passages étant interceptés soigneusement, les émissaires et les lettres tombèrent entre les mains d’Ambiorix. Cependant les Romains travaillaient avec une vitesse prodigieuse à compléter ce qui manquait aux retranchements, et à faire des ouvrages nouveaux s’il faut en croire César, cent vingt tours furent élevées dans cette seule nuit des matériaux dont le camp était approvisionné [César, B. G., 5, 39]. Le lendemain, les assiégeants renouvelèrent l’attaque et commencèrent à combler le fossé : du côté des Romains la résistance fut la même que la veille, et ainsi les jours suivants ; ils passaient toute la nuit à réparer les ouvrages endommagés ; les blessés ni les malades, les officiers ni les soldats n’avaient aucune relâche, aucun intervalle de repos. Cependant ceux des chefs et des notables Nerviens qui
avaient eu jadis quelque accès auprès de Cicéron, et quelque relation d’amitié
avec lui, annoncent qu’ils ont des propositions à lui faire et demandent une
entrevue. Cicéron envoie quelques-uns des siens. Les Gaulois répètent dans
cette conférence ce qu’Ambiorix avait dit à Sabinus : que toute Les Belges, voyant que la ruse avait échoué comme la force, se, déterminèrent â entreprendre un siège en règle, et commencèrent à ceindre le camp ennemi d’une circonvallation de onze pieds de haut avec un fossé de quinze de profondeur ; cinq ans de guerre avec les Romains les avaient instruits dans cette partie de l’art militaire, et d’ailleurs quelques légionnaires prisonniers dirigeaient leurs travaux. Mais faute d’outils pour remuer la terre, ils coupaient le gazon avec leurs sabres, et le portaient dans leurs mains ou dans les pans de leurs saies [Ibid., 5, 42]. Malgré l’imperfection de ces procédés, telles étaient, si l’on en croit César, leur activité et leur nombre, qu’en moins de trois heures, un rempart de quinze mille pas de circuit fut élevé [Ibid.]. Les jours suivants, dirigés par les mêmes captifs, ils dressèrent des tours à la hauteur du rempart, et préparèrent des faux de siège et des tortues. Le septième jour,de ,l’attaque, ils profitèrent d’un vent violent qui s’éleva tout à coup, pour lancer dans le camp ces dards brûlants qu’ils nommaient cateïes, et des boulets d’argile rougis au feu [Ibid., 5, 43]. Les baraques des soldats romains, couvertes en paille selon l’usage du pays, s’enflammèrent ; et le vent étendit bientôt l’incendie partout le camp. Poussant alors de grands cris, les Belges approchent du rempart leurs tours et leurs, tortues, dressent les échelles et montent à l’assaut ; mais les assiégés déployèrent une telle intrépidité, que, malgré la flamme qui dévorait leurs cases, leurs bagages, toute leur fortune, aucun ne quitta son poste, aucun ne songea même à tourner la tête. L’action fut vive, et il y eut de part et d’autre un grand nombre de blessés et de morts. Ce qui fit le plus de mal aux Gaulois, c’est que, serrés en masse au pied des retranchements romains, ils étaient gênés par les derniers rangs de leur armée, qui les embarrassaient dans leurs mouvements et leur fermaient la retraite. Malgré ces obstacles, ils parvinrent à attacher au rempart une de leurs tours ; mais une sortie vigoureuse les repoussa, et la tour fut brûlée. Cependant le siège continuait, et la position des assiégés devenait d’instant en instant plus critique ; il y’avait déjà beaucoup de blessés, et le nombre des hommes en état de service diminuait rapidement. Chaque jour Cicéron dépêchait à prix d’or quelque messager vers César ; tous étaient arrêtés aussitôt et suppliciés, sous ses yeux même. Dans le camp se trouvait un transfuge nervien, nommé Verticon, homme de haute naissance, qui, dès les premiers jours du siège, était venu se rendre à Cicéron et lui engager sa foi ; par de grandes promesses, surtout par celle de la liberté, il décida un esclave gaulois à porter une lettre à César. Le Gaulois, l’ayant liée autour de son javelot [César, B. G., 5, 45], passa comme déserteur dans l’armée nervienne, puis trouva moyen de s’évader et d’arriver jusqu’à Samarobrive, où était le proconsul. Au moment où la dépêche partit du camp de Cicéron, il y
avait plus d’une semaine que le siège était commencé ; il y avait au moins
douze jours que le corps d’armée de Sabinus et de Cotta avait été détruit ;
et cependant César n’avait encore aucune nouvelle ai de l’un ni de l’autre
évènement : il ne les apprit que par la lettre de Cicéron. Ce fait, qu’on
rejetterait comme incroyable, si César lui-même ne l’attestait [César, B.
G., 5, 45-46], ne peut s’expliquer que par une interruption
rigoureuse des communications dans les cités de Arrivé à grandes journées sur la frontière nervienne, il apprit là, par des captifs, dans quelle extrémité se trouvait Cicéron : le danger n’avait fait que s’accroître depuis l’envoi de la dépêche. Il décida, par la promesse de grandes récompenses; un cavalier auxiliaire à porter sa réponse, qu’il prit la précaution d’écrire en langue grecque, afin que, si elle était interceptée, l’ennemi n’en pût pas connaître le contenu [César, B. G., 5, 48] : il mandait à Cicéron qu’il arrivait avec deux légions, et il l’exhortait à persister dans sa courageuse défense. César recommanda au cavalier gaulois de remettre s’il se pouvait la lettre en mains propres aux assiégés, si non de l’attacher à la courroie de son javelot, et de la lancer dans l’intérieur du camp [Ibid.]. C’est ce que fit le Gaulois; le trait se ficha dans une tour, et y resta deux jours attaché; le troisième, un soldat romain l’aperçut et le porta au général. Cicéron assembla aussitôt sa légion : la lettre, lue publiquement, causa de vifs transports de joie ; et déjà on voyait la fumée des incendies que César allumait dans sa marche [Ibid.]. Avertis par cet indice et par leurs coureurs, les Gaulois quittent alors le siège, et avec toutes leurs troupes, au nombre d’environ soixante mille hommes, s’avancent au-devant du proconsul, et s’établissent sur son chemin, en deçà d’un large vallon que traversait un ruisseau. César, voyant Cicéron délivré, crut pouvoir prendre du temps; il s’arrêta de l’autre côté du vallon et choisit la position plus favorable pont- y fortifier son camp ; et quoique ce camp fût nécessairement déjà resserré, puisqu’il ne contenait que sept mille hommes, néanmoins les intervalles furent encore diminués autant que possible, afin d’inspirer aux Belges plus de présomption et de mépris. En même temps, César envoya de tous côtés des éclaireurs reconnaître le terrain, et les passages qui traversaient le vallon. Ce jour-là, après quelques chocs de cavalerie sans résultat de part et d’autre, chacun se retira. Le lendemain au point du jour, la cavalerie nervienne s’approcha, et vint engager le combat avec les cavaliers romains, qui cédèrent d’abord, suivant leurs instructions, et rentrèrent dans les retranchements. Alors tout sembla présenter dans le camp romain le spectacle de la confusion et de la crainte ; on se hâtait de travailler à exhausser le rempart, à boucher les portes [César, B. G., 5, 50] : rien cependant n’était moins réel que cette épouvante ; les légions se tenaient rangées en bon ordre au milieu de l’enceinte, et César avait l’œil à tout. L’infanterie gauloise, trompée par cet artifice, franchit le ravin, et se range en bataille de l’autre côté, quoique dans un lieu désavantageux ; puis voyant que l’ennemi ne paraissait même pas sur le rempart, elle approche et y fait pleuvoir une grêle de traits ; en même temps, les chefs font publier par des hérauts : que quiconque voudra passer aux assiégeants, soit romain soit gaulois auxiliaire, le peut sans danger, jusqu’à la troisième heure ; mais que, ce terme écoulé, il n’y aura plus de quartier pour personne [César, B. G., 5, 51]. Bientôt les Belges s’avancent jusqu’au pied des retranchements que les uns commencent à saper, tandis que d’autres comblent le fossé. César attendait ; il commanda une sortie générale par toutes les portes ; l’irruption fut tellement vive, que les Gaulois culbutés, mis en déroute, s’enfuirent laissant beaucoup de morts sur la place. César, profitant de cette première impression d’effroi, leva le camp, passa la vallée, et opéra sans aucune perte sa jonction avec Cicéron. Il trouva l’armée de ce général dans un état déplorable; à peine un dixième des soldats était sans blessure; il put juger par là du danger qu’elle avait couru [Ibid.]. Il ne vit pas non plus sans étonnement les travaux exécutés par les Gaulois, les tours, les tortues, les remparts qu’ils avaient élevés[36], et cette vue ne laissa pas que de lui causer de l’inquiétude pour l’avenir. La nouvelle de la victoire de César et de la délivrance de
Cicéron fut portée à Labienus par les Rèmes avec une extrême rapidité. Son
camp était éloigné de soixante milles de celui de Cicéron, où César n’était arrivé
qu’après la neuvième heure[37] ; néanmoins
les acclamations des Rèmes s’élevèrent aux portes du camp avait Tandis que les choses se préparaient ainsi dans le centre
de Cependant le conseil armé de la nation trévire se
rassembla ; Indutiomar y exposa la situation générale du pays. Les Nerves, dit-il, prennent
déjà les armes ; les Aduatikes hâtent leurs préparatifs ; les hommes
de bonne volonté ne nous manquent pas, ils nous manqueront encore moins quand
nous serons en mouvement et que nous sortirons de nos frontières [César, B.
G., 5, 56]. Il ajouta que les Carnutes, les Sénons, plusieurs
autres peuples encore, le sollicitaient instamment d’aller se joindre à eux
pour établir dans le centre de, Labienus avait été informé presque aussitôt par Cingétorix et les siens des résolutions adoptées dans le conseil armé, et des plans d’Indutiomar ; quoique l’assiette de son camp, forte par la nature et par l’art, ne lui laissât aucune crainte sur le résultat de l’attaque, cependant, pour ne pas perdre l’occasion d’un coup d’éclat, il prit de nouvelles mesures. Il manda aux Rèmes de lui envoyer autant de cavalerie qu’ils pouvaient en réunir à l’instant même, la fit entrer de nuit et la cacha dans ses retranchements. Les troupes trévires ne tardèrent pas à se montrer. A leur approche, Labienus, affectant une grande crainte, retint ses soldats dans le camp, et, pendant plusieurs jours, ne répondit rien aux vives provocations des Gaulois. Dans son impatience de combattre, souvent Indutiomar s’avançait jusqu’au pied des retranchements avec une escorte de cavalerie, soit pour reconnaître les lieux, soit pour entrer en conférence, essayer les promesses et les menaces ; et ses cavaliers, adressant mille outrages aux Romains, lançaient en signe de mépris leurs javelots par-dessus le rempart [César, B. G., 5, 57]. Mais un soir, qu’après avoir voltigé ainsi autour du camp ils se retiraient lentement et en désordre, Labienus fit ouvrir tout à coup les portes, et lâcha toute sa cavalerie, promettant un prix considérable à qui lui rapporterait la tête d’Indutiomar. C’est à lui seul qu’il faut vous attacher, dit-il à ses soldats; je vous défends de frapper, ni de blesser aucun autre, avant qu’Indutiomar soit pris et tué [Ibid., 5, 58]. Lui-même sortit avec les cohortes pour soutenir sa cavalerie. Les Romains partirent à bride abattue ; et l’escorte gauloise, chargée à l’improviste, fut aisément dispersée. Tous n’en voulant qu’à un seul, ils atteignirent bientôt le chef trévire au gué d’une rivière; enveloppé, percé de vingt coups à la fois, Indutiomar tomba, et sa tête sanglante fut apportée à Labienus[38]. Dans l’ivresse de leur joie, les soldats romains, retournant au camp, s’amusèrent à massacrer tout ce qui se trouva sur leur passage. Cette catastrophe inattendue, qui frappait au cœur la coalition belgique, désorganisa pour le moment l’armée des Trévires ; elle abandonna le siège et se dispersa. Toutefois la valeureuse nation ne se rebuta point ; elle conféra, comme un témoignage de ses regrets, le commandement suprême aux plus proches parents du malheureux Indutiomar ; puis elle recommença ses sollicitations auprès des peuplades transrhénanes, et à force d’argent elle parvint à attirer quelques bandes de Germains à son service. César, pendant ce temps-là, sous la protection de ses trois camps, faisait d’immenses préparatifs pour la prochaine campagne; trois légions au grand complet lui étaient arrivées d’Italie et portaient son infanterie romaine à dix légions. Il lui tardait que cette campagne s’ouvrît. Aux inquiétudes du présent se joignaient en lui la douleur et le ressentiment des désastres passés. Le prestige dont quatre années d’un bonheur constant avaient entouré les armes romaines était presque évanoui. L’exemple d’Ambiorix et des Éburons avait enseigné aux Gaulois que les peuples, quelque accablés qu’ils soient, peuvent trouver dans la ruse une dernière et infaillible ressource ; l’exemple des Nerves leur avait inspiré une confiance plus virile ; ce siège du quartier de Cicéron conduit avec tant d’habilité et de vigueur leur montrait qu’ils pouvaient tenir tête aux Romains sur le champ de bataille, à armes égales, s’ils dédaignaient le succès moins glorieux de la ruse. C’était cette confiance que César redoutait le plus ; et il appelait de tous ses vœux la saison de la guerre, afin de frapper quelque coup terrible qui ramenât sous les aigles l’ancien prestige. Il mûrissait un plan de vengeance contre les Nerves, mais surtout contre Ambiorix et son peuple. Dans son impatience, il n’attendit même pas que l’hiver fût terminé. Prenant avec lui quatre légions, il fit une irruption subite sur les terres nerviennes, brûla quelques villages, enleva plusieurs centaines d’hommes et beaucoup de bestiaux, distribua le tout entre ses soldats, et revint à Samarobrive, après cette expédition moins digne du général d’un grand empire que d’un chef de brigands ou de sauvages [César, B. G., 6, 3]. Aux premiers jours du printemps, le proconsul convoqua
près de lui, comme de coutume, l’assemblée générale des cités. Parmi les nations
importantes, ni les Sénons, ni les Carnutes, ni les Trévires, n’envoyèrent de
députés ; César les somma de le faire au plus tôt ; ils ne répondirent
point ; leur opiniâtre refus produisit sur l’assemblée une vive
impression. Il était, pour les Romains, de la dernière importance que les
assemblées gauloises se tinssent régulièrement, dans toutes les formes
établies par la constitution fédérale. Maîtres de ces assemblées, dont ils
dirigeaient l’esprit, dont ils dictaient les résolutions, les Romains s’en servaient
habilement pour donner à leur tyrannie une apparence de légitimité ;
leurs demandes d’hommes, d’argent, d’autorité, étaient toujours revêtues de
la sanction d’un pouvoir national; et les peuples n’avaient plus aucun
prétexte pour rejeter ce que leurs députés avaient consenti. César déclara
donc qu’il regardait le refus des trois nations comme un acte de révolte
ouverte contre le peuple romain ; et ajournant toute autre affaire, il
arma ses légions et marcha d’abord sur le territoire sénonais. Cependant,
comme il ne voulait pas que les députés assemblés délibérassent en son
absence, il prorogea la session et la transféra de Samarobrive à Lutétia,
chef-lieu des Parises ou Parisii, situé dans une île de Tous les actes insurrectionnels de la nation sénonaise
depuis l’expulsion de Cavarin jusqu’à celui qui excitait si violemment la
colère de César, avaient été dirigés par Acco [César, B.
G., 6, 4], chef actif, entreprenant, en grand crédit dans sa cité
et hors de sa cité, et l’un des plus mortels ennemis que les Romains eussent
dans Toutes ses pensées se reportèrent alors sur le nord. Prévoyant bien qu’Ambiorix ne hasarderait pas une bataille contre lui, il résolut de lui couper d’abord toute retraite en deçà et au-delà du Rhin, puis d’aller porter la guerre au coeur de son pays et de l’envelopper dans l’extermination générale de son peuple. Il le savait lié par le droit de l’hospitalité avec les Ménapes, ses voisins occidentaux, que défendaient de vastes forêts, de profonds marécages, et qui jamais n’avaient envoyé de députés aux Romains [Ibid.] ; il savait en outre que, par le moyen des Trévires, le chef éburon avait traité avec quelques peuplades germaniques. D’après ces informations, il envoya deux légions à Labienus pour faire face aux Trévires ; lui-même, à la tête de cinq autres légions, entra sur les terres des Ménapes, qui, se fiant à la nature de leur pays, se réfugièrent au fond des bois et dans les îles des marais. Les Romains s’avancèrent sur trois points d’attaque, construisant des chaussées et jetant des ponts sur les marécages; ils incendièrent un grand nombre d’habitations, enlevèrent une multitude d’hommes et de bestiaux[39]. Forcés dans des retraites qu’ils avaient crues impénétrables, les Ménapes demandèrent la paix. Le proconsul la leur accorda, leur fit livrer des otages, et déclara qu’il les traiterait désormais sans quartier, s’ils donnaient asile sur leur territoire à Ambiorix ou à quelqu’un des siens ; il laissa, pour les contenir, Comm l’Atrébate avec une partie de la cavalerie auxiliaire. Il marcha ensuite contre les Trévires; mais, en son absence, ce peuple avait éprouvé des revers ; Labienus l’avait défait dans une bataille sanglante ; et avait replacé Cingétorix à la tête du gouvernement [César, B. G., 6, 8] ; fugitifs à leur tour, les parents d’Indutiomar avaient passé le Rhin et cherchaient un asile en Germanie. César, voyant ces deux expéditions si promptement terminées, jeta un pont sur le fleuve, et fit quelques marches le long de la rive droite pour effrayer les peuples germains. Les uns se retirèrent au loin dans l’intérieur des forêts, les autres lui envoyèrent des messagers de paix et des otages ; il leur signifia de rompre toute relation avec les Éburons et leur chef, et de ne recevoir chez eux aucun homme de cette race que le peuple romain déclarait son ennemie, sous peine d’être traités eux-mêmes comme des ennemis de Rome. Ayant ainsi assuré sa vengeance, au-delà comme en deçà du Rhin, il revint en Gaule, coupa le pont, et, sans perdre un moment, se dirigea sur le pays des Éburons par la forêt des Ardennes [César, B. G., 6, 9, 10-29]. Afin que le coup arrivât plus terrible et plus imprévu, César fit partir en avant toute sa cavalerie, sous la conduite de T. Minucius Basilus, lui recommandant bien de ne point allumer de feu dans les haltes, et de ne négliger aucune des précautions qui pouvaient rendre la marche prompte et secrète ; Basilus suivit exactement ces ordres. Les Éburons, se fiant à l’éloignement de l’armée ennemie qu’on croyait alors embarquée dans des guerres contre les Germains, n’avaient rien de prêt pour la défense; ni les soldats, ni les chefs n’étaient à leurs postes; et la cavalerie romaine tombant au milieu d’eux produisit l’effet de la foudre. Basilus, ayant su qu’Ambiorix se trouvait avec un petit nombre de cavaliers à sa maison de campagne, tourne de ce côté pour le prendre mort ou vif, et peu s’en fallut qu’il ne réussit. Ambiorix, assailli à l’improviste, après s’être vu enlever ses chariots, ses chevaux, tous ses bagages, ne dut la vie qu’à un bonheur inespéré [César, B. G., 6, 30]. Comme l’habitation était située au milieu d’une forêt, les cavaliers de sa suite purent s’embusquer dans un passage étroit et contenir quelque temps les Romains, tandis que le chef, sautant à cheval, s’éloigna dans la profondeur du bois. Il était trop tard pour se rallier ; d’ailleurs quelle résistance ce petit peuple pouvait-il opposer aux forces qui venaient l’envahir ? Tout ce qu’Ambiorix avait encore à faire, c’était d’avertir ceux de ses compatriotes qui habitaient les cantons les plus éloignés; et il envoya dans toutes les directions des émissaires chargés de publier : que César approchait avec dix légions et une cavalerie innombrable : que chacun eût donc à pourvoir promptement à sa sûreté. Cette proclamation fut reçue comme l’annonce d’une destruction prochaine. En peu d’heures tous les villages furent abandonnés ; et la campagne se couvrit de bandes de fugitifs qui gagnaient, avec leurs provisions et leurs bestiaux, les lieux les plus sauvages et les moins accessibles. Les uns se réfugièrent au fond des Ardennes, d’autres au milieu des étangs et des rivières ; les habitants des cantons voisins de la mer se retirèrent dans les îles nombreuses que formaient les marées sur cette plage basse et marécageuse. On en vit un grand nombre aller se livrer avec leurs biens et leurs familles à des peuples qui avaient toujours été leurs ennemis [César, B. G., 6, 31]. Mais amis et ennemis, tous également effrayés des menaces de César leur refusèrent l’accès de leurs terres. Ambiorix ne gardant près de lui que quatre cavaliers dévoués se tint au milieu des bois dont il connaissait tous les détours, tous les recoins. Quant à son collègue le vieux Cativolke, malade, infirme, accablé de chagrin, hors d’état de supporter les fatigues d’une telle guerre ou les privations d’une telle retraite, il finit fin à sa vie en buvant un poison composé avec le suc de l’if [Ibid.]. Ses dernières paroles furent des paroles de douleur et de malédiction; il dévoua à la vengeance du ciel et de la terre l’homme qui était venu troubler ses vieux jours et verser sur sa patrie de si effroyables calamités[40]. L’épouvante gagnait les voisins des Eburons, les Condruses et les Sègnes, tribus germaniques qui habitaient legs Ardennes entre ce peuple et les Trévires, envoyèrent en tremblant des députés à César. Ils le priaient de ne point les compter parmi ses ennemis, et de ne pas croire que tous les Germains d’en deçà du Rhin fissent cause commune avec les Gaulois ; que pour eux, ils protestaient ne s’être point mêlés de cette guerre et n’avoir fourni aucun secours à Ambiorix. César promit de tes épargner à condition qu’ils lui livreraient tous les Eburons qui se seraient réfugiés chez eux. Il partagea ensuite son armée en quatre divisions. Labienus avec trois légions fut envoyé vers les bords de la mer afin d’attaquer par la frontière occidentale ; Trébonius, avec trois autres légions, fut chargé d’entrer par la frontière méridionale; César en personne se porta avec le même nombre de fantassins et presque toute la cavalerie vers les bords de l’Escaut, où l’on disait qu’Ambiorix s’était retiré ; enfin Q. Cicéron, laissé avec la quatorzième légion à la garde des bagages, s’établit dans le fort d’Aduatica, où les travaux du camp de Sabinus et d’Aurunculeïus étaient encore presque intacts. César, en partant, annonça qu’il serait de retour au camp dans sept jours pour y faire la distribution des vivres, et recommanda expressément que la légion ne sortît point durant son absence [César, B. G., 6, 33]. Alors commencèrent des scènes de désolation, plus
horribles que tout ce que le pays avait encore vu et souffert. Les légions,
la hache à la main, perçaient les forêts ; elles jetaient des ponts sur
les marécages ; elles égorgeaient dans ses dernières retraites la
multitude fugitive. Mais cette chasse n’était pas sans fatigue et même sans
danger pour le soldat romain. Les détachements séparés du gros de l’armée,
les traîneurs, ou ceux qui s’écartaient à la recherche du butin, surpris,
enveloppés, périssaient en assez grand nombre; et la nature du pays ne
permettait pas aux Romains de marcher par grandes masses. Pour concilier la
sûreté de ses soldats avec l’accomplissement de sa vengeance, César imagina
un moyen dont l’idée seule eût révolté le conquérant le plus sauvage. Il mit
les Éburons hors la loi de l’humanité ; il fit proclamer qu’il les
livrait corps et biens au premier occupant. Il convia à cette proie les peuples
voisins, déclarant que quiconque l’aiderait à exterminer cette race
scélérate [César, B. G., 6, 34],
ennemie du peuple romain, serait compté au nombre des amis du peuple romain [Ibid.]
; et de tous les coins de L’arrêt porté contre les Éburons et la proclamation de César avaient passé le Rhin, et occupaient vivement les peuplades germaniques riveraines. Elles aussi voulurent avoir part à la curée. Traversant le fleuve sur des radeaux, deux mille cavaliers sicambres pénétrèrent dans l’Éburonie par la frontière du nord, et comme les opérations de l’armée Romaine avaient refoulé de ce côté la population fugitive, ils prirent beaucoup d’hommes et de bestiaux [César, B. G., 6, 35]. Accoutumés à ces courses de brigandage, rien ne les arrêtait, ni les marais, ni les bois. L’appât du butin les attirant de plus en plus dans l’intérieur des forêts, ils s’enquéraient soigneusement, sur quels points se trouvaient César et les différends corps de l’armée romaine [Ibid.] ; des rapports unanimes les instruisirent que César était à l’autre extrémité du pays, avec la cavalerie, occupé à la poursuite d’Ambiorix. A quoi vous arrêtez-vous ? leur dit un captif éburon à qui ils adressaient la même demande ; vous vous amusez à pourchasser de chétifs troupeaux et quelques prisonniers, tandis que la fortune semble vous inviter à une riche proie. Aduatika n’est qu’à trois heures de marche d’ici ; l’armée romaine y a déposé tout son bagage, et la garnison est à peine suffisante pour garnir le rempart du camp. Hâtez-vous, et tout cela vous appartient. Ces paroles remplirent de joie les Sicambres ; cachant dans un coin -de la forêt le butin qu’ils avaient déjà fait, ils partirent pour Aduatika, sous la conduite du prisonnier éburon. D’après les ordres formels de César, Cicéron avait contenu sévèrement sa légion dans le camp pendant six jours; le septième, voyant qu’on n’avait aucune nouvelle du retour du proconsul et lassé des plaintes que les soldats se faisaient entendre, car les vivres commençaient à manquer, il permit à cinq cohortes de sortir pour aller couper du blé à trois milles de là. Elles. n’étaient encore qu’à une petite distance du camp, lorsque la cavalerie sicambre, accourant à toute bride, tenta de forcer la porte décumane. L’attaque fut si prompte et si imprévue à cause de la proximité des bois, que les vivandiers dont les tentes étaient dressées sur la contrescarpe n’eurent pas le temps de rentrer. La cohorte de garde, surprise et troublée, put à peine soutenir le premier choc. Les assiégeants, se répandant tout autour des retranchements, cherchèrent à les escalader de toutes parts ; les Romains défendaient à grande peine les portes, et le camp ne dut son salut qu’à la hauteur du rempart et à la difficulté des approches. Dans l’intérieur tout était confusion ; on se demandait la cause du tumulte ; on ne savait où planter les enseignes pour se rassembler ; l’un disait que l’ennemi était maître de la place : L’armée tout entière est défaite, s’écriait un autre, le proconsul est tué ; cette cavalerie n’est que l’avant-garde des barbares victorieux [César, B. G., 6, 27]. La plupart se forgeaient des terreurs superstitieuses sur la fatalité du lieu, se rappelant la catastrophe de Sabinus et de Cotta [Ibid., 6, 37]. Les Germains, enhardis par cette épouvante générale, se confirmaient dans l’idée que le camp n’était pas gardé ; ils s’encourageaient, s’exhortaient mutuellement à ne pas laisser échapper une si belle proie, et redoublaient d’efforts. Cependant les cohortes sorties pour aller au fourrage entendirent les clameurs, et revinrent en toute hâte sur leurs pas. A la vue des enseignes, les Germains crurent d’abord que c’était César qui arrivait, et quittèrent brusquement l’attaque du camp; mais ayant reconnu bientôt le petit nombre de leurs ennemis, ils coururent les charger de tous côtés. L’affaire fut vive ; deux cohortes entières restèrent sur la place : les autres parvinrent à gagner Aduatika, mais criblées de blessures. Les Germains, désespérant de réussir à un second assaut, et craignant d’ailleurs la prochaine arrivée du proconsul, s’éloignèrent, et repassèrent bientôt le Rhin avec le butin qu’ils avaient caché dans les bois. Mais tel était encore l’effroi dans Aduatika, longtemps après leur départ, que, Volusénus étant arrivé, la nuit suivante, à la tète de l’avant-garde de César, les soldats refusaient de croire que le général fût vraiment prés de là avec l’armée. La tête leur avait tourné au point qu’ils prétendaient que les légions étaient détruites, et la cavalerie seule échappée au massacre ; sans cela, disaient-ils, les barbares auraient-ils osé assiéger notre camp ? Il ne fallut pas moins que la présence de César lui-même, pour parvenir à dissiper ces terreurs[41]. César repartit presque aussitôt pour accélérer l’œuvre d’extermination commencée ; et, suivant ses propres paroles il lâcha en tous sens [César, B. G., 6,43] ce rainas de misérables, exécuteurs de ses cruautés. Toutes les villes, toutes les habitations éburonnes furent la proie des flammes. La multitude d’hommes et de chevaux rassemblés sur les lieux consomma une grande partie des blés, une partie fut brûlée sur pied ; les orages et les pluies de l’automne détruisirent le reste ; si bien que les malheureux Éburons que le hasard aurait soustraits au fer ou à la flamme, devaient nécessairement mourir de faim, après le départ des légions [Ibid.]. Quant à Ambiorix, toutes les tentatives de César pour s’emparer
de lui avaient échoué ; et, comme on savait quelle importance le
proconsul mettait à l’avoir mort ou vif, lies Romains et les brigands gaulois
leurs auxiliaires s’épuisèrent en efforts, firent en quelque sorte l’impossible,
pour gagner le prix attaché à cette capture [Ibid.]. Vingt
fois on se crut au marnent de l’atteindre ; mais toujours Ambiorix s’échappait,
à la faveur des ténèbres, errant de forêt en forêt, de caverne en caverne, de
précipice en précipice, accompagné de ses quatre cavaliers. L’affection des
hommes qui étaient naguère ses sujets veillait encore sur la tête du chef
proscrit; et de faux rapports propagés à dessein par les prisonniers éburons
fourvoyaient perpétuellement les Romains dans leur chasse. Ils se lassèrent,
et Ambiorix vécut pour des temps meilleurs. Il vécut pour lever de nouveau l’étendard
de la délivrance sur Fatigué de cette longue campagne, César ramena son armée sur le territoire Rémois, à Durocortorum, où il convoqua l’assemblée des cités gauloises. Là, sous ses yeux, et sous les épées de dix légions, il fit instruire et juger l’affaire des insurrections sénonaise et carnute. L’issue du jugement ne pouvait être douteuse. Acco, qui avait été l’âme de tous les mouvements populaires chez les Sénons, et que César s’était fait livrer, le printemps précédent, fut condamné à la peine capitale et exécuté [César, B. G., 6,44]. Les autres accusés avaient déjà pris la fuite ; César ordonna qu’il fussent frappés d’excommunication, que le feu et l’eau leur fussent interdits [Ibid.]. Après ces arrêts qu’il prétendait sans doute faire regarder comme l’expression de la libre volonté nationale, il congédia l’assemblée, envoya deux légions hiverner chez les Trévires, deux chez les Lingons, laissa les six autres sur les terres sénonaises, et se rendit aussitôt en Italie, où l’appelaient des événements de la plus haute importance pour lui et pour son pays. |
[1] Grampius, Tacite, Agricola, 29.
[2] Maïatœ
de magh-aite
; mag,
plaine ; aite,
contrée.
[3] Albani. Les montagnards d’Écosse prennent encore aujourd’hui le nom d’Albannach.
[4] Sylva Caledonia, Sallus Caledonius-Celyddon, d’où les Romains ont fait Caledonia, est un mot du dialecte kimrique qui signifie les forêts, la contrée des forêts. Trioedd. 6. — Camden. Brit. p. 668.
[5] César, Bell. Gall., V, c. 121 ; II, c. 4.
[6] Tamesis et Sabrina.
[7] Παρίσοι, Ptolémée. — Peuple d’une partie du YorkShire.
[8] Atrebatii, Áτρεβάτιοι. Peuple d’une partie des contés d’Oxford, de Buckingham , de Middlesex et de Berks.
[9] César, Bell. Gall., V, c. 14. — Mel., III, c. 6.
[10] César, Bell. Gall., V. — Tacite, Annales, XIV ; Agricola, passim. — Dion, Cassius, LXXVI, c. 12.
[11] Hérodien, III, c. 14. — Claudien, Laud. Stilic, passim.
[12] Tacite, Agricola, c. 36. — Hérodien, III, c.14.
[13] César, Bell. Gall., V, c. 12. — Strabon, IV. — Mel., III, c. 6. — Tacite, Agricola, c. 12. — Eumène, paneg. VI ad Constantin, c. 9.
[14] César, Bell. Gall., V, c. 12. — Tacite, Agricola, c. 12. — Eumène, ub. supr.
[15] Mel., III, c. 6. — Eumène, Paneg. VI, c. 11.
[16] Suétone, in C. J. Cæsare. — Tacite, Agricola, c. 12. - Ammien Marcellin, XXIII, ad fin.
[17] Eir-inn ou Jar-inn : l’île de l’ouest. — Jerne ; Orph. ; Aristote ; Claudien. — Hiberna : César. — Inverna : Mel. ; Juvénal ; Iris : Diodore de Sicile. Ούερνία et Βερνία : Eustatb. — Aujourd’hui l’Irlande.
[18] O’ Flaherty, Ogygia, p. 170, sqq. — Keating, p. 18, sqq., etc. Cous. An inquiry concerning the primitive inhabitants of ireland, by Th. Wood, 1821.
[19] César, Bell. Gall., IV, c. 24-26. — Dion Cassius, XXXIX , p. 114.
[20] César, Bell. Gall., IV, c. 27-28. — Dion, XXXIX, p. 114-115.
[21] Dion, XXXIX, p, 115. — Paul Orose, VI, c. 9.
[22] César, Bell. Gall., IV, c. 22-24. — Dion, XXXIX, p. 115. — Paul Orose, IV, c. 9.
[23] César, Bell. Gall., IV, c. 25-27. — Dion, XXXIX, p. 115. — Paul Orose, IV, c. 9.
[24] Lucain, Pharsale, II, v. 572. — Suétone, in César, n° 25.
[25] Caisarïaidd. Trioedd ynnys Frydain, 102-124.
[26] Cf. Roberts, p. 103, Sketch of the early history of the ancient Britons, London, 1803.
[27] Il est appelé par les uns Androg, par les autres Afarwy. Camden., Histor. britan., p. 298. — Trioedd. 82. — Early history of the Britons, by Roberts, p. 103 et sqq.
[28] Probablement la rivière de Flour qui passe à Cantorbéry, et éloignée de Douvres de quatre lieues.
[29] Suétone, C. J. César, n° 47.
[30] Velleius Paterculus, II, c. 46.
[31] Les habitants de Sées, en Normandie.
[32] Aduatica, Aduatico , Atuatuca, Áτουάτουxον. Ce fort ou château (id castelli nomen est, César, VI, c. 32) situé sur le territoire éburon, ne doit pas être confondu avec Aduat, capitale des Aduatikes, dont il a été question ci-dessus.
[33] Deux heures après
[34] César, Bell. Gall., V, c. 37. — Tite-Live, Epit., CVI. — Suétone, C. J. César, c. 25. — Plutarque, in César, p. 719. — Appien, Bell. Civil., p. 523. — Dion Cassius, XL, p. 123. — Florus, III, c. 10. — Eutrope, VI. — Orose, VI, c. 10. — Lucain, Pharsale, I, v. 429.
[35] Peuples qui habitaient, à ce qu’on croit, la côte de la Belgique au midi des bouches de l’Escaut. On retrouve une trace de l’ancien nom des Grudes (Grudii) dans le lieu appelé Tland van Groede, la Terre de Groude, dans le diocèse de Bruges.
[36] César, l. c. — Cf. Plutarque, César, p. 719. — Dion Cassius, XL, p. 124. — Frontin, Stratagème, III, c. 17. — Polyæn, c. 23.
[37] Trois heures après midi.
[38] César, Bell. Gall., V, c. 58. — Dion Cassius, XL, p. 125. — Orose, VI, c. 10.
[39] César, Bell. Gall., VI, c. 6. — Dion Cassius, XL, p. 134. — Paul Orose, VI, c. 10.
[40] César prétend que cet homme, c’était Ambiorix ; mais nous pouvons croire, en toute sûreté de conscience, que les imprécations du vieillard gaulois s’adressaient plutôt au brigand étranger contre qui Ambiorix n’avait fait que remplir son devoir de chef patriote et de Gaulois.
[41] César, Bell. Gall., VI, c. 38-42. — Dion Cassius, XL, p. 135-136.