Deuxième partie
TANDIS que ces déchirements, fruit de la domination
romaine, concentraient sur Nous avons signalé par intervalles la marche des peuples
teutoniques du nord-est vers le sud de l’Europe : de proche en proche,
ils avaient envahi la presque totalité des vastes régions transrhénanes.
Celles de leurs tribus qui avoisinaient la frontière gauloise entrèrent en
prompte relation d’hostilité avec les Belges et les Helvètes ; et le nom
de Ghermanna, guerriers, que se donnaient les bandes de
pillards qui traversaient le Rhin, acquit bientôt dans le nord de Malgré leur valeur sauvage et la terreur qu’ils
inspiraient, les Germains n’étaient parvenus à se fixer à demeure de l’autre
côté du Rhin que difficilement et en petit nombre. Les Sègnes, les Condruses,
les Pœmanes, les Cœrèses, débris de tribus écrasées et chassées
par une autre confédération de la même race, avaient passé le fleuve et
occupé une partie de la forêt des Ardennes, moins par la force des armes, que
du consentement des Trévires dont ils se reconnaissaient tributaires et
clients. D’autres bandes avaient également réussi à s’établir çà et là sur la
frontière belgique. Quoique ces Germains cisrhénans, loin de gêner en rien la
liberté de Dans le centre de Depuis le triomphe de la république romaine dans le La guerre ne traîna pas en longueur. Après deux batailles
successives dont la perte coûta aux Édues une partie de leur noblesse, leur
sénat, toute leur cavalerie [César, B.
G., 1, 31], ils mirent bas les armes. Ceux qui naguère parlaient à
toute Les Séquanes triomphaient ; mais leur joie fut courte
et leur victoire suivie de bien des larmes. Séduit par le climat, l’opulence,
les mœurs policées des nations orientales de Depuis sa victoire, Arioviste, devenu fier, cruel,
impérieux, exerça sur tout l’est de Cependant Divitiac était arrivé à Rome. Admis à la faveur de parler devant le sénat, il exposa, par interprète, les malheurs de la nation éduenne ; et déployant la pompe poétique et les brillantes figures de l’éloquence gauloise, il invoqua ce nom de frère dont Rome daignait honorer son pays. Vainement les sénateurs lui permirent de s’asseoir, il voulut se tenir, debout, à demi courbé sur son bouclier, dans l’attitude du respect et de la prière [Eumen., Pan. ad Const, 3]. Le sénat l’écouta avec bienveillance ; mais, trop préoccupé des troubles civils de l’Italie et des complots de Catilina, il ne décida rien pour le moment. Le Vergobret éduen resta à Rome, fréquentant la plus illustre société ; et il sut y faire apprécier la finesse de son esprit, l’honnêteté de son âme, et la douceur de son commerce. Là il fit connaissance avec Cicéron, qui s’occupait déjà de son traité de la divination. Le prêtre gaulois et le philosophe romain eurent sur cette haute matière de savantes conférences, qui laissèrent dans l’esprit du dernier une impression très favorable aux Druides et personnellement à Divitiac [Cicer., de Div., I]. Transporté tout à coup dans ce centre de la civilisation et des arts, qu’il était fait pour sentir, le patriote éduen se laissa entraîner trop vivement peut-être à leurs séductions. Il rêva pour sa terre natale toutes ces merveilles dont il était ébloui ; et par malheur il confondit, dans son affection enthousiaste, Rome avec la civilisation dont elle lui offrait le modèle. Là fut la source de ses erreurs ; par là cette âme si noble et si énergique, en face de la tyrannie d’Arioviste, se fit la complice et l’instrument d’une autre tyrannie. Le temps s’écoulait cependant, et les Romains, de plus en
plus absorbés par leurs dissensions domestiques et par la révolte des
Allobroges, avaient oublié leurs alliés de Sur ces entrefaites, la nouvelle se répandit par toute l’Italie,
que les Helvètes préparaient un grand armement, plus grand même qu’au temps
des Kimris et des Teutons ; on disait qu’ils voulaient changer de pays,
piller Le roi germain rie s’y opposa point, car les habiles
négociateurs de Rome l’avaient gagné lui-même à leurs intérêts. Ils avaient
été le trouver dans ce camp germanique qu’il habitait au milieu de Voici le fait qui excitait des deux, côtés des Alpes de si sérieuses et si vives alarmes. Le voisinage des Germains, dont les incursions tenaient la
nation helvétienne perpétuellement en haleine, la fatiguait et la dégoûtait
de son pays ; elle tournait un oeil d’envie vers les contrées de l’ouest et
du Orgétorix, dont le nom signifiait chef de cent vallées[3], était en effet le plus riche et le plus considérable des nobles helvétiens : sa tribu entretenait dix mille guerriers ; et quand il y joignait la multitude de ses débiteurs et de ses clients volontaires, Orgétorix pouvait disposer d’une armée redoutable [César, B. G., 1, 3]. Avec une si grande puissance, aux temps de l’ancienne aristocratie, il eût été le chef des chefs et le roi du pays sous le gouvernement populaire il n’était plus qu’un citoyen influent il haïssait donc dans son âme ce régime nouveau, et conspirait secrètement sa ruine, aidé des autres nobles de l’Helvétie [Ibid., 1, 2]. En suggérant au peuple l’idée de l’émigration, il se flattait que la conduite de la horde lui serait confiée ; et qu’alors investi d’une autorité presque absolue, au milieu des désordres inséparables, d’une telle entreprise, il pourrait aisément s’emparer de la royauté, et restituer à la noblesse ses privilèges détruits. L’ambassade qu’il avait briguée et obtenue auprès des nations éduenne et séquanaise servait merveilleusement ses vues. Il y connaissait deux hommes non moins avides de pouvoir et non moins audacieux que lui; sa mission lui donnait le moyen de s’entendre et de comploter à l’aise avec. eux, sans exciter le moindre soupçon. L’un, le Séquanais Castic, était, comme Orgétorix, un chef
de tribu mécontent ; et à ses espérances d’ambition se mêlaient de plus
vifs regrets du passé, car son père Catamantalède avait régné autrefois sur Par suite de l’exil de Divitiac, Dumnorix, à peine sorti de l’enfance, s’était trouvé tout à coup possesseur d’une grande fortune et d’une popularité acquise par le noble dévouement de son frère [César, B. G., 1, 20] : cette brillante situation l’éblouit. Naturellement vain et turbulent, il se livra à tous les rêves d’une ambition sans mesure ; il corrompit la multitude par des largesses, et à force d’argent, il finit par former autour de lui, dans Bibracte, une clientèle assez formidable pour mettre le gouvernement en péril. Comme sa fortune n’eût pas suffi à de telles prodigalités, il se faisait adjuger tous les ans la ferme des revenus publics, à vil prix, car personne n’osait entrer en concurrence avec lui et couvrir ses enchères [Ibid., 1, 18]. Il poussa même l’insolence jusqu’à prendre à sa solde une escorte de cavalerie, qui l’accompagnait partout comme un roi [Ibid.]. Les magistrats le redoutaient et le haïssaient ; mais lui, fort de l’affection de la populace, bravait ouvertement les lois et marchait, le front levé, à ses desseins. Hors du territoire éduen, il s’était attaché par des alliances de famille tout ce que les états voisins contenaient de chefs entreprenants et forts, de citoyens factieux ; à l’un il avait donné sa sœur utérine, à d’autres ses parentes ; et sa mère avait épousé, par ses soins, un puissant chef des Bituriges [Ibid.]. Lui-même avait tardé jusqu’alors à se marier. Orgétorix, dès son arrivée chez les Édues, lui proposa et lui fit accepter sa fille [Ibid., 1, 3,18] ; la trame du complot et celle de l’hymen s’ourdirent en même temps, et les torches de la guerre civile éclairèrent les fiançailles. Le plan de ce triumvirat gaulois était surprenant d’audace.
Dumnorix et Castic, chacun de son côté, devaient, en excitant le peuple,
empêcher l’exécution du traité que leurs gouvernements faisaient alors avec
Rome, et tout au contraire, obtenir aux Helvètes le libre passage sur les
territoires séquanais et éduen. Ce premier avantage obtenu, ils profiteraient
de quelque accident inévitable pour allumer la guerre, et, par un coup de
main s’emparer de la souveraineté ; Orgétorix, sur les lieux, devait prêter
secours à ses complices, comme eux aussi s’engageaient à l’assister. Leur
ambition ne s’arrêtait pas au trône ; maîtres
de trois nations si formidables, se disaient-ils [Ibid.,
1, 3], qui empêchera que nous ne soyons
bientôt les maîtres de toute Pour Orgétorix l’illusion ne fut pas longue ; ses intrigues et le mariage de sa fille ayant enfin éveillé la défiance des magistrats helvétiens, à son retour on le jeta en prison, et son procès fut instruit devant le peuple. Les lois prononçaient contre le crime d’Orgétorix le supplice du feu [Ibid., 1, 4] ; et le peuple, jaloux à l’excès de sa liberté, sévissait contre les coupables, quels qu’ils fussent, dans toute la rigueur des lois. Au jour marqué, l’Helvétien enchaîné [Ibid.] fut conduit devant l’assemblée populaire, pour plaider sa défense et entendre son arrêt. Mais ses clients, accourus en masse, dès la pointe du jour, s’étaient emparés de la place publique ; à la vue de leur chef traîné ignominieusement et chargé de liens, ils découvrent leurs armes, écartent la foule, dispersent les magistrats et enlèvent l’accusé dans les montagnes. Déjà le peuple de la ville courait aux armes ; déjà les magistrats convoquaient le peuple de la campagne [Ibid.], lorsqu’on apprit qu’Orgétorix avait cessé de vivre. On conjectura que lui-même avait mis fin à ses jours [Ibid.]. Malgré la catastrophe qui venait de frapper l’auteur du
projet d’émigration; comme ce projet avait l’assentiment de toutes les tribus
helvétiennes, il ne fut point abandonné, et les préparatifs commencés se
poursuivirent avec la même chaleur. Aussitôt qu’on se crut en état de partir,
les magistrats ordonnèrent l’incendie des villes au nombre de douze, des
villages au nombre de quatre cents, et de toutes les habitations particulières ;
ils firent brûler en outre les grains qu’on ne pouvait pas emporter, afin que
l’impossibilité du retour augmentât la résolution et l’audace [Ibid.,
1, 5]. Chaque chef de famille prit avec lui dans ses chariots des
vivres pour trois mois. Cependant les Helvètes persuadent aux Raurakes[5], aux Tulinges[6], aux Latobriges[7], leurs voisins, d’imiter
leur exemple, de brûler leurs villes et leurs habitations, et de se mettre en
marche avec eux. Ils s’associent aussi les Boïes. C’étaient les descendants
de ce peuple que nous avons vu figurer avec tant d’éclat parmi les nations
gauloises des rives du Pô, et défendre, le dernier, Le rendez-vous général ayant été fixé pour le vingt-huit du mois de mars [58 av. J.-C.], à la pointe méridionale du lac Léman, il s’y trouva quatre-vingt-douze mille hommes portant les armes, et, tout compris, trois cent soixante-huit mille têtes, savoir : deux cent soixante-trois mille Helvètes, trente-six mille Tulinges, quatorze mille Latobriges, vingt-trois mille Raurakes, et trente-deux mille Boïes. Les registres du recensement, écrits en caractères grecs, et contenant deux états nominatifs séparés, l’un des guerriers, et l’autre des vieillards, des enfants et des femmes [César, B. G., 1, 29], furent déposés et gardés soigneusement dans le camp. Pour sortir de l’Helvétie par le Ces mesures contrariaient les Helvètes ; car l’ambassade d’Orgétorix
aux Édues et aux Séquanes pour obtenir l’entrée de leur territoire, avait été
mal accueillie par les magistrats de ces cités, et les émigrants rie
voulaient s’aventurer dans les défilés du Jura qu’à la dernière extrémité.
Ils envoyèrent donc au proconsul des députés choisis parmi leurs plus nobles
chefs. L’homme de la parole[10] (c’était
le titre que portait en langue gallique l’orateur de la députation),
exposa en peu de mots les demandes de ses frères: les
Helvètes, dit-il, veulent traverser Ce travail achevé, César plaça ses postes, munit ses
redoutes, prit toutes ses dispositions pour résister à une attaque de vive
force, et quand, au jour indiqué, les députés helvétiens parurent, il leur
déclara que, d’après les usages du peuple romain, il ne pouvait permettre à
qui que ce fût l’entrée de Il ne leur restait plus que la route du Jura, route si difficile qu’ils n’osaient s’y engager sans le consentement formel des habitants. Ne se flattant pas de l’obtenir directement des magistrats séquanais,qui s’étaient montrés, comme nous l’avons dit, très défavorables à leurs projets, ils imaginèrent de réclamer la médiation de l’Éduen Dumnorix qui, par sa femme, était devenu l’allié de leur nation [Ibid., 1, 9]. Dans la catastrophe dont Orgétorix avait été la victime, l’ambitieux Dumnorix avait ressenti bien plus vivement la ruine de ses espérances que la perte d’un beau-père ; il ne lui resta donc plus aucun fiel contre les Helvètes, du moment qu’il put intriguer encore avec eux, et espérer encore par eux. Il ne savait pas bien au juste quel genre de service il devait attendre de la horde émigrante, ni quel résultat produirait son introduction en deçà du Jura, puisque la mort d’Orgétorix avait déjoué leurs anciennes combinaisons; mais pour ce fauteur infatigable de nouveautés, tout désordre était une chance à saisir. Il s’employa donc chaudement en faveur des Helvètes auprès du gouvernement et du peuple séquanais; et comme il y jouissait d’un grand crédit [Ibid.], et que Castic le seconda de tous ses moyens, les magistrats furent gagnés à prix d’argent ou forcés par la multitude; et au mépris du traité conclu avec Rome, le passage fut accordé aux Helvètes. Des otages ayant été livrés de part et d’autre, la horde franchit paisiblement la périlleuse barrière du Jura [Ibid.]. Ce n’était pas tout, il fallait aussi que les Édues
consentissent à laisser traverser leur territoire et celui de leurs clients,
depuis Les émigrants travaillèrent jour et nuit à rassembler des
barques, à construire des radeaux [Ibid., 1, 12], mais une si grande
multitude de peuple, de bêtes de somme, de bétail, de chariots, de bagages de
toute sorte, jetaient beaucoup de désordre dans les manoeuvres et occasionnèrent
une perte immense de temps. Au bout de vingt jours, l’arrière-garde, composée
de Tigurins et formant un quart de la horde, restait encore sur la rive
gauche du fleuve [Ibid., 1, 13,12]. Grâce à cette lenteur
et aux délais qu’avait entraînés la négociation avec les Séquanes, César
avait pu descendre en Italie et en ramener cinq légions : à son retour,
apprenant ce qui s’était passé, il marcha à grandes journées vers César fit jeter aussitôt un pont sur la rivière, afin de poursuivre le gros de la horde; en un seul jour, toute son armée fut sur l’autre bord. Effrayés de sa promptitude et de son approche inopinée, les Helvètes lui envoyèrent des députés, chargés, disaient-ils, de traiter de la paix; mais les discours de ces hommes et leur choix même faisaient voir assez clairement que leur mission n’était qu’une feinte pour gagner du temps. A leur tête se trouvait le fameux Divicon, qui commandait les Tigurins tors de la journée du Léman, et avait fait passer les légions romaines sous le joug. Quoiqu’au terme de la vie humaine, car il n’avait guère moins de quatre-vingts ans[12], le vieux chef conservait, sous les glaces de l’âge, tout le feu et toute l’audace de la jeunesse : il parla à César victorieux avec le même orgueil qu’il avait parlé cinquante ans auparavant aux lieutenants des légions vaincues. Si les Romains veulent la paix, lui dit-il [César, B. G., 1, 31], qu’ils nous assignent une place en Gaule, et nous l’habiterons ; s’ils persistent à nous faire la guerre, qu’ils se rappellent ce qu’elle leur a coûté. Pour avoir assailli à l’improviste un de nos cantons, lorsque les autres, au-delà du fleuve, ne pouvaient lui porter secours, il n’y a pas tant sujet de s’enorgueillir et de nous mépriser. Les Helvètes ont appris de leurs pères à se fier plus au courage qu’à la ruse et à compter peu sur les stratagèmes de la guerre. Que les Romains ne s’exposent donc pas à voir le lieu où nous nous trouvons, comme un autre bien connu, s’illustrer par la honte de leur république et la destruction de leur armée ! A ces paroles dures pour la fierté romaine, César répondit
: qu’il n’avait point oublié ce que les Helvètes
prenaient à tâche de lui rappeler, qu’ainsi sa conduite était tracée d’avance ;
qu’il conservait de ce revers d’autant plus de ressentiment, que le consul
Cassius attaqué à l’improviste avait été victime d’une perfidie. Quand lui, César,
oublierait cette ancienne injure, pourrait-il perdre aussi le souvenir d’affronts
plus récents ? Les Helvètes n’avaient-ils pas voulu s’ouvrir, malgré lui, un
chemin par La conférence fut rompue, et le lendemain la horde reprit
sa marche. César la suivit et détacha en avant, pour l’observer, quatre mille
chevaux fournis par Tant qu’ils avaient marché dans le voisinage de la
rivière, César avait eu des vivres en abondance, parce qu’il les tirait de Irrité de se voir joué de la sorte, César donna ordre à tous les chefs éduens de se rendre dans sa tente. Aussitôt que les légions avaient mis le pied sur le territoire éduen, les magistrats de la cité, le vergobret à leur tête, étaient accourus avec empressement dans le camp romain ; nombre de personnages importants les avaient rejoints, et ils y formaient une espèce de conseil que le général consultait sur les opérations de la campagne ; Divitiac, rentré en Gaule avec César, y siégeait au premier rang. Lorsqu’ils furent tous rassemblés, le proconsul éclata en reproches amers : Que signifiait, disait-il [Ibid.], cette indifférence ? Ils le voyaient à deux pas de l’ennemi, dans le plus pressant besoin, ne pouvant ni acheter, ni faire moissonner du blé, et ils ne venaient point à son secours ! Pourtant les Édues ne devaient pas oublier que la guerre avait été entreprise en grande partie pour eux et d’après leurs sollicitations. Pendant qu’il parlait, les magistrats éduens écoutaient, mornes, honteux, n’osant lever les yeux vers-lui ; et aucun ne répondait à ses plaintes. Enfin le vergobret, nommé Lisc, se leva ; sa contenance
et ses traits décelaient une profonde agitation intérieure. Il commença par
protester de la reconnaissance, de l’inaltérable attachement du peuple éduen envers
la république romaine. Le mal n’est pas là,
ajouta-t-il, et quoi qu’il en puisse coûter, j’aurai
le courage d’y porter le fer. Sache donc, ô César, qu’il existe parmi nous
des hommes tout puissants auprès de la multitude, et qui, simples
particuliers, ont plus d’influence que les magistrats eux-mêmes. Ce sont eux
qui, par leurs discours, détournent le peuple de livrer les grains
requis ; ils le séduisent, ils l’égarent. — Si nous ne pouvons être les premiers dans Quoique aucun nom n’eût été prononcé, César vit bien que ces révélations tombaient sur Dumnorix, dont il n’ignorait ni le crédit, ni l’ambition ; mais, pour ne point ébruiter la chose devant tant de témoins, il se hâta de rompre le conseil, et retint seulement le vergobret. Lise alors parle plus hardiment [César, B. G., 1, 18]. C’est en effet Dumnorix qu’il a désigné ; il détaille tous les projets, toutes les manoeuvres de cet homme ambitieux ; comment il s’était adjugé d’autorité le monopole des péages et des contributions publiques ; ses largesses corruptrices ; ses relations avec Orgétorix et tous les factieux des états voisins ; le mariage de sa mère et de sa sœur, le sien avec une fille helvétienne ; d’ailleurs, il nourrissait contre César et les Romains une haine personnelle, parce que leur intervention, en rétablissant Divitiac dans sa fortune et dans son rang, diminuait d’autant le crédit et la popularité de Dumnorix. Si les Romains succombaient, il pouvait espérer de parvenir à la royauté, par l’assistance des Helvètes ; sous l’influence romaine au contraire, il craignait de perdre jusqu’à sa situation présente. C’était pour trahir César qu’il s’était fait décerner le commandement de cette cavalerie auxiliaire qui avait tourné bride devant cinq cents chevaux helvétiens : dans ce combat honteux sa perfidie avait été manifeste. C’était encore Dumnorix qui avait ouvert aux Helvètes le pays des Séquanes ; c’était lui qui avait engagé ces deux peuples à se donner mutuellement des otages ; tout cela sans l’aveu des Romains, tout cela à l’insu des magistrats de sa cité. Telles furent les accusations du vergobret, et leur
gravité ainsi que l’autorité de l’accusateur paraissaient à César suffisantes
pour punir lui-même Dumnorix, ou pour le livrer à la rigueur des lois
gauloises [César, B. G., 1, 19]. Une seule
considération l’arrêtait ; il connaissait l’extrême attachement de
Divitiac pour sa personne et pour le peuple romain, et il craignait de l’aliéner
par le châtiment de son frère. Avant donc de rien résoudre, il le manda près
de lui, après avoir écarté tous les interprètes, à l’exception de C. Valerius
Procillus, notable citoyen de Pendant que ces débats occupaient vivement le proconsul, l’armée suivait toujours la horde qui s’avançait à petites journées dans l’ouest. Une fois César crut avoir trouvé l’occasion de livrer bataille, mais un stratagème, qu’il jugeait infaillible, échoua par la lâcheté d’un de ses officiers. N’étant plus qu’à dix-huit milles de Bibracte, capitale de la cité éduenne, et la distribution des vivres devant avoir lieu dans deux jours, César, qui avait avant tout besoin de s’approvisionner, quitta la poursuite de l’ennemi, et se dirigea vers la ville. La nouvelle en fut apportée aussitôt aux Helvètes par des déserteurs de la cavalerie gauloise. Soit qu’elle attribuât à la peur cette marche rétrograde, soit qu’elle voulût empêcher l’approvisionnement, la horde revint sur ses pas et atteignit bientôt l’arrière-garde romaine qu’elle attaqua [Ibid., 1, 23]. Pour soutenir ce premier choc, César jeta en avant toute sa cavalerie, tandis qu’il ordonnait son infanterie sur une hauteur : d’abord quatre légions de vétérans, placés à mi-côte sur trois lignes, ensuite deux légions de nouvelles recrues, en troisième lieu les auxiliaires. Dans ce moment, on lui présenta son cheval, mais il le renvoya ; qu’on me l’amène après la victoire, quand il faudra poursuivre, dit-il ; maintenant il s’agit d’attendre de pied ferme [Plutarque, César]. Le mot de César fut compris, et tous les officiers renvoyèrent comme lui leurs chevaux. Les Helvètes, après avoir donné la chasse à la cavalerie gallo-romaine, et rangé leurs chariots par files, se formèrent en masse compacte [César, B. G., 1, 25], et marchèrent vers la colline. Dans l’ordonnance serrée que les Helvètes avaient prise, les rangs intérieurs élevant et croisant leurs boucliers au-dessus de leurs têtes, en formaient une espèce de voûte à laquelle les Romains par similitude donnaient le nom de tortue. Les javelots des légionnaires tombant de haut en bas perçaient à la fois plusieurs de ces boucliers et les clouaient ensemble ; le fer s’y recourbait; et les Gaulois, ne pouvant plus agir librement, avec le bras gauche ainsi chargé, préféraient jeter bas le bouclier et combattre à corps découvert. De cette manière, le front de leur carré se trouva bientôt désarmé et fut rompu aisément par les vétérans romains. Les autres légions descendirent alors et attaquèrent à la pointe de l’épée. Criblés de blessures, épuisés de fatigue, les Helvètes battirent en retraite pour aller se reformer sur un coteau éloigné d’environ un mille. Ils en étaient maîtres, et les Romains les y suivaient, lorsque les Boïes et les Tulinges, qui formaient une réserve de quinze mille hommes et couvraient l’arrière-garde de la horde, prennent les vainqueurs en flanc pendant leur marche et les enveloppent ; à cette vue, les Helvètes reviennent à la charge, et renouvellent le combat [Ibid.] Cette double lutte fut longue et acharnée. Enfin les Helvètes, rompus une seconde fois, se retirèrent, les uns sur la montagne où ils s’étaient d’abord repliés, et les autres dans l’endroit où se trouvaient leurs chariots et leur bagage. Il était nuit alors; et depuis le milieu du jour que la mêlée avait commencé, aucun romain, au témoignage même de César, ne pouvait dire qu’un Gaulois eût tourné le dos [Ibid., 1, 26]. Autour des campements de la horde, la bataille se prolongea fort avant dans les ténèbres, et là, non seulement les hommes, mais les femmes et les enfants, déployèrent un courage héroïque [Plutarque, César]. Du haut des chariots, de dessous les chariots, à travers les roues, de toute part enfin, ils faisaient pleuvoir sans interruption une grêle de traits qui arrêtèrent longtemps les assaillants ; ceux-ci à la fin, ayant pratiqué une brèche, se précipitèrent dans l’intérieur du camp. Cette mêlée nocturne fut horrible. Une partie des femmes et des enfants parvint néanmoins à s’échapper, favorisée par le désordre et l’obscurité, et gagna la colline où campait la seconde division de l’armée helvétienne. Le reste, et c’était le plus grand nombre, fut tué ou réduit en servitude : parmi les captifs se trouvèrent plusieurs personnages d’un rang élevé, entre autres une fille et un fils d’Orgétorix [César, B. G., 1, 26]. La multitude fugitive réunie aux débris de l’armée, formant une horde de cent trente mille âmes, se mit aussitôt en marche dans la direction du nord, et après avoir marché le reste de la nuit sans faire halte, parvint, le quatrième jour, sur le territoire des Lingons. Les Romains ne purent la suivre, retenus trois jours par la nécessité de soigner les blessés et d’enterrer les mâles ; mais César enjoignit aux Lingons, par des exprès, de ne donner ni vivres, ni assistance d’aucun genre à ses ennemis, sous peine d’être traités eux-mêmes comme tels [Ibid.]. Le quatrième jour, il reprit la trace des Helvètes. Les émigrants, réduits au tiers et hors d’état de soutenir une seconde bataille, n’avaient plus qu’un désir, celui de gagner le Rhin, soit pour retourner dans leurs montagnes, soit pour passer en Germanie ; mais ils étaient épuisés par la faim, la frayeur qu’inspirait leur retraite précipitée, et surtout les menaces de César, faisant disparaître, à leur approche, la population des campagnes et les subsistances. A demi morts de besoin, ils se résignèrent à capituler à tout prix. Des députés envoyés vers César le rencontrèrent sur la route ; mais, avant de rien écouter, le proconsul voulut que la horde attendit son arrivée dans le lieu même où elle se trouvait alors : elle obéit. Il lui commanda alors de livrer ses armes, les transfuges, les esclaves fugitifs et des otages. Portées au conseil des Helvètes, ces conditions impérieuses ne furent point entendues sans colère, ni acceptées sans opposition ; elles passèrent toutefois, car la nécessité ne laissait aucune autre ressource. Mais quand la nuit fut venue, dès le sommeil commença à s’étendre
sur les deux camps, six mille Helvètes du canton appelé Verbighène sortirent
à petit bruit, et se mirent en marche vers le Rhin, préférant la mort ou un
exil perpétuel à l’ignominie d’un tel traité [César, B.
G., 1, 27]. Quelle que fût leur diligence, embarrassés de
chariots, d’enfants et de femmes, ils laissèrent à César le temps de les
prévenir par ses courriers et d’armer contre eux tous les peuples à travers
lesquels ils devaient passer : ces peuples obéirent sans hésiter, tant
était grande la terreur dont ses victoires récentes environnaient l’armée
romaine. Assaillis de tous côtés et enveloppés, les Verbighènes furent
ramenés à César, qui les traita avec toute la rigueur des vengeances
militaires [Ibid., 1, 28]. Le reste de la horde fut reçu à
composition, après avoir livré ses armes, les transfuges gaulois et romains, et
des otages ; puis César ordonna à ces différents peuples, Helvètes,
Tulinges, Latobriges, de retourner dans les lieux qu’ils occupaient
précédemment et d’y reconstruire leurs habitations. Les Boïes seuls eurent la
faculté, de rester à l’ouest du Jura, lés Édues ayant désiré coloniser sur
leur frontière méridionale cette bande vaillante, comme un rempart contre les
Arvernes [Ibid.]. César, en forçant les peuples émigrants à
retourner chacun dans leur ancienne demeure et à reconstruire leurs villes
incendiées, avait pour but principal d’y prévenir l’établissement des
Germains qui seraient devenus par-là limitrophes de Des félicitations arrivèrent à César de presque tous les
états de Se trouvant réunis en grand nombre auprès de César, les
députés de A l’époque marquée, la députation revint dans Divitiac cessa de parler ; et, les mains étendues vers César, les Gaulois le supplièrent de ne point repousser leur demande. Seuls entre tous, les Séquanais se tenaient à l’écart, muets et les regards fixés vers la terre [Ibid.]. Surpris de ce morne abattement, César leur en demande la cause, mais ils gardent le silence ; César les presse à plusieurs reprises sans pouvoir tirer d’eux aucune réponse. Alors Divitiac reprend la parole : Tel est, dit-il, le sort des Séquanes : plus malheureux encore et plus opprimés que nous, ils n’osent se plaindre, même en secret ; ils n’osent demander des secours ; et la cruauté d’Arioviste absent leur inspire autant d’effroi que s’il était devant eux. Les autres ont du moins la liberté de fuir ; mais eux dont toutes les villes sont entre ses mains, se voient forcés de tout endurer. César alors les rassure ; il promet de s’occuper chaudement de cette affaire : Il a tout lieu de croire que, par reconnaissance et par respect pour lui, Arioviste mettra un terme à ses violences [César, B. G., 1, 33]. Après ces mots, il congédie l’assemblée. De graves motifs engageaient le proconsul à embrasser
chaudement la cause des Gaulois. Il sentait que l’abaissement des Édues,
honorés tant de fois par le sénat romain du titre de frères, était aux yeux
de Ces considérations rendaient la question embarrassante.
Heureusement pour les Édues, d’autres considérations, étrangères, il est
vrai, à leurs souffrances, étrangères aux excès d’Arioviste, à l’intérêt même
de Rome, mais toutes-puissantes sur l’esprit dit proconsul, le décidaient d’avance
en leur faveur. César avait entrepris de relever dans sa patrie le parti
populaire, et de faire servir ce triomphe à sa grandeur personnelle. Il n’avait
encore ni fortune, ni armée dévouée ; ni grande illustration
militaire ; et c’était pour obtenir tout cela qu’il avait sollicité la
conduite de la guerre helvétienne. Arrivé dans Mais, afin de mettre de son côté les apparences de la
modération, il voulût avoir une entrevue avec Arioviste ; il lui fit proposer
de choisir un lieu où ils pourraient conférer des intérêts communs de leurs
nations [César, B. G., 1, 33]. Arioviste
répondit : que s’il avait besoin de César, il
irait le trouver, et que si César avait besoin de lui, César pouvait en faire
autant ; que de plus sa sûreté, à lui, Arioviste, exigeant qu’il se fit
accompagner par une armée dans Dans le même temps que César recevait cette réponse, des
messagers des Édues et des Trévires arrivèrent dans Pendant ce temps-là, les Gaulois et les marchands étrangers établis dans le pays, questionnés par les soldats romains, ne leur parlaient que de la taille gigantesque des soldats d’Arioviste, de leur bravoure prodigieuse et de leur grande habitude des combats. Souvent, disaient-ils, nous nous sommes éprouvés avec eux ; on ne peut soutenir leur aspect et le feu de leurs regards [César, B. G., 1, 39]. Ces discours jetèrent une terreur soudaine dans toute l’armée ; un trouble profond et universel s’empara des esprits ; les chefs demandaient leur congé, ou, si le soupçon de lâcheté les retenait, ne pouvant faire mentir leurs visages, ils restaient cachés au fond de leurs tentes se lamentant sur le péril général. Partout, dans le camp, on faisait son testament. Des chefs, le découragement passa aux soldats. et même aux vieux guerriers, et l’on complota que, lorsque César ordonnerait le départ, le soldat n’obéirait pas et laisserait les enseignes immobiles [Ibid.]. Le proconsul, dans cette conjoncture, eut besoin de toute son éloquence pour ranimer les courages, de toute son autorité pour ramener la subordination ; il y parvint toutefois et sortit de Vésontio. Après sept jours de marche consécutive, conduit par son fidèle ami Divitiac, il arriva à vingt-quatre milles du camp d’Arioviste. Instruit de l’approche de César, le roi Germain envoya des députés avec ce message : que rien ne s’opposait plus à l’entrevue demandée, puisque lui-même était venu sur les lieux. Le général romain accepta la conférence, qui fut fixée au cinquième jour. Arioviste demanda encore que César n’amenât avec lui aucun fantassin, parce qu’il craignait une embuscade ; et que chacun d’eux se fit accompagner par de la cavalerie seulement, sinon qu’il ne viendrait point. César, qui ne voulait ni refuser l’entrevue, ni commettre sa sûreté personnelle à la foi des cavaliers gaulois (car il n’avait pas amené de cavalerie d’Italie) imagina de prendre leurs chevaux [César, B. G., 1, 42] qu’il fit monter par les fantassins de sa dixième légion, celle de toutes qu’il affectionnait le plus. Au milieu d’une grande plaine s’élevait un tertre assez
apparent ; les deux camps en étaient à peu près aussi éloignés l’un que
l’autre. Ce fut dans cet endroit, selon les conventions faites, que les deux
généraux se rendirent pour l’entrevue. Le romain laissa à deux cents pas de l’éminence
la légion qu’il avait amenée à cheval ; l’escorte du Germain resta à la
même distance ; celui-ci demanda encore qu’on ne descendit point de
cheval pendant le pourparler, et que César et lui ne fussent chacun
accompagnés que de dix hommes. Lorsqu’on fut en présence, le proconsul
commença par rappeler les bons procédés du sénat et les siens propres à l’égard
d’Arioviste : Il avait été déclaré roi et ami par le
sénat, il en avait reçu de grands présents ; ce que peu de souverains
avaient obtenu, ce que les Romains n’accordaient d’ordinaire qu’à d’éminents
services, lui, l’avait uniquement dû à sa bienveillance et à celle du sénat, n’ayant
aucune voie pour y arriver, aucun titre valable pour y prétendre [César, B.
G., 1, 43]. César rappela encore l’ancienne fraternité qui
unissait la nation éduenne à Arioviste répondit peu de choses aux articles exigés par
César, mais parla beaucoup de lui-même et de son mérite; il dit qu’il n’avait passé le Rhin que sur les sollicitations des
Gaulois, et qu’il n’aurait pas quitté sa patrie et sa famille, s’il n’eût été
sûr d’un ample dédommagement ; les établissements qu’il possédait lui
avaient été cédés par les Gaulois ; ils avaient donné des otages de leur
plein gré ; il levait des contributions par le droit de la guerre, comme
c’était l’usage des vainqueurs en pays conquis. Ce n’était pas lui qui avait
commencé la guerre ; toutes les nations de César alors insista sur les motifs qui ne lui permettaient
pas de se désister de son entreprise. Les principes
de la république et les siens s’opposaient à ce qu’il abandonnât des alliés
dont il n’avait qu’à se louer, et il ne voyait pas pourquoi Le même jour il changea de position et vint s’établir au
pied d’une montagne â six mille pas du camp ennemi ; le lendemain il fit
défiler son armée à la vue des retranchements romains et alla se poster à
deux milles par-delà, dans le but d’intercepter les convois de grains et de
vivres qui venaient de Bibracte et de Voyant qu’Arioviste ne voulait pas sortir de son camp, César, afin de n’être pas plus longtemps séparé de ses moyens de subsistance, choisit et marqua une position avantageuse, environ six cents pas au-delà de celle que les Germains occupaient, et ayant formé son armée sur trois lignes, il y marcha dans cet ordre. Arrivé sur le terrain, il ordonna que la première et la seconde ligne restassent sous les armes, tandis que la troisième travaillerait aux retranchements. Ce camp, comme il vient d’être dit, se trouvait à six cents pas de celui de l’ennemi. Arioviste détacha seize mille hommes de troupes légères et toute sa cavalerie pour harceler les travailleurs. César ordonna aux deux premières lignes de repousser l’attaque et à la troisième de continuer le retranchement. L’ouvrage terminé, César y laissa une partie des auxiliaires avec deux légions, et ramena les quatre autres au camp principal [César, B. G., 1, 49]. Le lendemain, suivant la coutume, il fit sortir les
troupes des deux camps, et, s’étant porté en avant du grand, les mit en
bataille et présenta le combat. Vers Le jour suivant, César, ayant laissé une garde suffisante dans les deux camps, rangea en bataille tous les auxiliaires dans le nouveau ; comme les légionnaires étaient peu nombreux en comparaison des Germains, les alliés lui servirent à déployer un front imposant. Il forma ensuite trois lignes, et marcha aux ennemis. Lorsque les Germains se virent forcés à combattre, ils sortirent de leur camp et se rangèrent par nations : Harudes, Marcomans, Tribokes, Vangions, Némètes, Séduses, Suèves, tous étaient à égale distance les uns des autres. Afin de s’ôter tout espoir de fuite, ils formèrent autour de leurs colonnes une enceinte d’équipages et de chariots ; les femmes placées dessus, tendant les mains aux soldats qui défilaient devant elles, les conjuraient avec des sanglots de ne pas livrer leurs familles en esclavage aux Romains [César, B. G., 1, 51]. César, ayant partagé la conduite des légions à ses lieutenants et à son questeur, afin que chaque soldat eût parmi les chefs un témoin de sa valeur, engagea le combat par son aile droite. Au premier signal, les Romains chargèrent si brusquement, et les Germains accoururent avec tant de précipitation à leur rencontre, que ni les uns ni les autres ne purent faire usage des javelots, faute de temps et d’espace pour les lancer ; on tira la glaive et on se battit corps à corps. Mais les Germains, ayant promptement formé leur phalange accoutumée [César, B. G., 1, 52], soutinrent avec fermeté le choc des épées romaines. On vit alors des légionnaires s’élancer sur la voûte de boucliers qui couvrait cette phalange, les arracher avec leurs mains ou les briser à grands coups d’épée, et égorger l’ennemi dont ils foulaient la tête sous leurs pieds[13]. L’aile gauche des Germains, attaquée par César en personne, fut d’abord rompue et mise en déroute ; mais leur aile droite fit plier la gauche des Romains et l’accablait, quand le lieutenant P. Crassus, commandant de la cavalerie, plus libre de ses mouvements que ceux qui étaient engagés clans l’action, envoya en avant la troisième ligne pour soutenir les légions épuisées. Par là, le combat fut rétabli. Enfoncés de toutes parts, les Germains prirent la fuite et ne s’arrêtèrent qu’au bord du Rhin, éloigné d’environ cinq milles du champ de bataille ; quelques-uns, se fiant à leurs forces, se hasardèrent à le passer à la nage ; d’autres eurent le bonheur de trouver des barques pour se sauver. De ce nombre fut Arioviste ; il rencontra un esquif attaché à la rive, et parvint à s’échapper [César, B. G., 1, 53]. Tout le reste fut taillé en pièces par la cavalerie romaine. Arioviste avait deux femmes : la première était Suève ; il l’avait amenée de son pays ; la seconde était native du Norique, et sœur du roi, Vocion, qui la lui avait envoyée en Gaule, pour l’épouser ; elles périrent dans la déroute, et de deux filles qu’elles lui avaient données, l’une fut tuée, l’autre captive. Lui-même ne leur survécut que peu de temps ; il mourut bientôt en Germanie, ou des suites de ses blessures, ou du chagrin de sa défaite [César, B. G., 5, 27]. Valerius Procillus était emmené, chargé de trois chaînes par ses gardiens fugitifs ; César le retrouva tout à coup en poursuivant l’ennemi avec sa cavalerie ; cette rencontre ne lui causa pas moins de plaisir que la victoire même. Procillus lui dit qu’il avait vu trois fois jeter le sort pour décider s’il serait livré aux flammes, ou si l’on renverrait sa mort à un autre temps, et que trois fois le hasard l’avait sauvé [César, B. G., 1, 53]. Mettius fut aussi rejoint et ramené. A la nouvelle de cette victoire, les Suèves qui étaient déjà sur les bords du Rhin, se mirent en devoir de regagner leurs forêts, et les habitants de la rive les voyant épouvantés les poursuivirent et leur tuèrent beaucoup de monde. Ayant ainsi terminé deux grandes guerres en une seule campagne, César mena ses troupes en quartier d’hiver chez les Séquanes; il les y laissa aux ordres de son lieutenant T. Labienus ; et partit pour aller tenir l’assemblée annuelle dans la province cisalpine qu’il réunissait avec la transalpine sous son gouvernement[14]. |
[1] César, bell. Gall., I, c. 31-44 et sqq ; VII, c. 12.
[2] Magetobriga
ou Magetobria.
Il n’y a plus de doute aujourd’hui sur la situation de cette ville au confluent
de
[3] Or, hauteur, colline, et, dans le sens présent, vallée ; ced, cent.
[4] DUBNOREX et DUBNOBRIX, dans les médailles. Eckel. Doctr. num. vett., t. I, p. 62-74. — A l’époque où nous sommes arrivés, le mot rix ou plus correctement righ, chef, ajouté à un nom propre ne désignait plus, comme antérieurement, un commandement dans l’état ou une souveraineté indépendante. Ce n’était plus qu’un affixe sans valeur politique, qui s’ajoutait aux noms des plébéiens et des simples particuliers, de même qu’à celui des nobles et des magistrats, indistinctement ; il indiquait pourtant que le personnage qui le portait était de quelque importance par lui-même ou par sa famille.
[5] Peuple de Bâle.
[6] Peuple de Stublingen, en Souabe, à ce qu’on suppose.
[7] Peuple inconnu, habitant probablement sur la rive septentrionale du Rhin.
[8] Le pays qu’ils abandonnèrent prit le nom de désert des Boïes. Pline, III, c. 27.
[9] César, Bell. Gall., I, c. 5. — La contrée
occupée en dernier lieu par les Boïes prit le nom de Boïoaria ; c’est aujourd’hui
[10] Verudoctius. Ce mot que César donne comme un nom propre, est composé de ver, homme, et de dacht ou docht, parole.
[11] César, Bell. Gall., 1, 13. — Cette victoire causa à César une double joie ; elle effaçait l’ignominie et vengeait la défaite des légions de Cassius ; elle le vengeait aussi lui, César, d’une injure de famille, parce que son beau-père était petit-fils de ce L. Pison qui fut tué à la journée du Léman.
[12] La bataille du Léman s’était donnée cent sept ans avant J.-C., cinquante ans avant l’émigration des Helvètes. Divicon , à cette époque, commandant en chef de sa horde, devait avoir au moins de vingt à vingt-cinq ans.
[13] César, Bell. Gall., 1, 52 — Florus, III, c. 10 . — Orose, VI, c. 7.
[14] César, Bell. Gall., X. — Epitom, Tite-Live, c. IV. — Plutarque, in César, p. 717. — Dion Cassius, XXXVIII. — Florus, III, c. 10. — Orose, VI, c. 7.