HISTOIRE DES GAULOIS

Deuxième partie

CHAPITRE V.

 

 

TANDIS que ces déchirements, fruit de la domination romaine, concentraient sur la Gaule méridionale l’attention de l’Italie, d’autres déchirements se faisaient sentir dans la Gaule libre ; une autre domination, venue du nord, pesait sur ses plus belles provinces.

Nous avons signalé par intervalles la marche des peuples teutoniques du nord-est vers le sud de l’Europe : de proche en proche, ils avaient envahi la presque totalité des vastes régions transrhénanes. Celles de leurs tribus qui avoisinaient la frontière gauloise entrèrent en prompte relation d’hostilité avec les Belges et les Helvètes ; et le nom de Ghermanna, guerriers, que se donnaient les bandes de pillards qui traversaient le Rhin, acquit bientôt dans le nord de la Gaule la même célébrité que celui de Romains avait dans le sud. Ghermanna dont nous avons fait Germains devint, même chez les Gaulois, une dénomination collective pour désigner en masse les peuples auxquels ces bandes appartenaient et par suite la race entière des Teutons. C’est avec cette acception que les noms de Germains et de Germanie figurent vulgairement dans l’histoire, et c’est celle que nous leur conserverons dans le cours de ces récits.

Malgré leur valeur sauvage et la terreur qu’ils inspiraient, les Germains n’étaient parvenus à se fixer à demeure de l’autre côté du Rhin que difficilement et en petit nombre. Les Sègnes, les Condruses, les Pœmanes, les Cœrèses, débris de tribus écrasées et chassées par une autre confédération de la même race, avaient passé le fleuve et occupé une partie de la forêt des Ardennes, moins par la force des armes, que du consentement des Trévires dont ils se reconnaissaient tributaires et clients. D’autres bandes avaient également réussi à s’établir çà et là sur la frontière belgique. Quoique ces Germains cisrhénans, loin de gêner en rien la liberté de la Gaule, vécussent au contraire sous la dépendance complète des nations gauloises, néanmoins leur présence en deçà du Rhin était pour le pays un accident funeste et un présage menaçant qui, ne tarda pas à s’accomplir.

Dans le centre de la Gaule, les esprits n’étaient pas plus paisibles que dans le nord et dans le midi. L’ancien équilibre politique avait été rompu par les conquêtes des Romains et l’affaiblissement de la puissance arverne ; et les confédérations disloquées travaillaient à se reconstituer. D’ailleurs la révolution populaire fermentait alors dans sa plus grande violence. Elle était terminée chez les Édues, mais non encore chez les Arvernes et les Helvètes. Il n’y avait pas longtemps que le plus influent des chefs arvernes, Celtill, avait entrepris de rétabli à force ouverte le pouvoir royal ; il avait succombé, il est vrai, et expié parle dernier supplice sa tentative malheureuse [César, B. G., 7, 4] ; mais tous les ambitieux n’étaient pas découragés, et leurs intrigues tenaient sans cesse en éveil le peuple et ses magistrats. La même lutte entre les divers pouvoirs d’origine populaire et le pouvoir aristocratique déchu avait lieu dans l’ouest de la Gaule ; et des Alpes â l’océan armoricain, il existait peu de cités exemptes de factions et de désordres intérieurs. Ces petites guerres domestiques n’empêchèrent pourtant pas une guerre générale d’éclater.

Depuis le triomphe de la république romaine dans le midi de la Gaule, depuis l’asservissement des Allobroges, les malheurs et l’humiliation des Arvernes, un orgueil et une confiance sans mesure, s’étaient emparés de la nation éduenne. Fière du titre d’amie et de soeur du peuple romain, sous la sauvegarde de cette alliance redoutée, elle tyrannisait les autres nations galliques, les provoquant par mille prétentions insolentes, et suscitant mille embarras à leur commerce. Ainsi dans le but de ruiner les Séquanes, elle mit sur la navigation de la Saône des droits excessifs [Strabon, 4]. Les Séquanes poussés à bout organisèrent contre ce despotisme une ligue où les Arvernes n’hésitèrent pas à se ranger ; et pour contrebalancer l’assistance que Rome pourrait prêter à ses alliés, la ligue séquano-arverne imagina de chercher aussi une assistance et des alliés extérieurs ; elle s’appuya sur les Germains, comme les Édues sur les Romains. Des ambassadeurs séquanais se rendirent au-delà du Rhin, près d’Arioviste, chef ou roi de plusieurs tribus des Suèves, et l’engagèrent avec quinze mille hommes à la solde de leur cité. L’empressement d’Arioviste fut extrême, et il entra aussitôt en Gaule à la tête de ses plus braves guerriers[1].

La guerre ne traîna pas en longueur. Après deux batailles successives dont la perte coûta aux Édues une partie de leur noblesse, leur sénat, toute leur cavalerie [César, B. G., 1, 31], ils mirent bas les armes. Ceux qui naguère parlaient à toute la Gaule avec tant d’arrogance, furent contraints de donner pour otages aux Séquanes les enfants de leurs premiers citoyens, et de s’engager par serment à ne les redemander jamais ; ils jurèrent aussi de ne point implorer le secours des Romains, et de rester éternellement soumis à leurs vainqueurs [Ibid.]. Seul dans toute sa nation, le Vergobret des Édues refusa de souscrire à ces ignominieuses conditions ; il ne prêta point les serments exigés, il ne livra point ses enfants désignés comme otages. Échappé à grand’peine à la colère de ses ennemis et aux vengeances barbares d’Arioviste, il se retira dans la province romaine, d’où il passa bientôt en Italie, annonçant hautement qu’il se rendait à Rome, pour implorer la commisération du Sénat : cet homme courageux était Druide [Cicéron, de divination., I], et se nommait Divitiac.

Les Séquanes triomphaient ; mais leur joie fut courte et leur victoire suivie de bien des larmes. Séduit par le climat, l’opulence, les mœurs policées des nations orientales de la Gaule [César, B. G., 1, 31], Arioviste déclara qu’il ne quitterait plus ce pays; et il somma les Séquanes de lui abandonner, à titre de solde, le tiers de leur territoire. Cet ordre paraissait sans réplique, car le roi germain, ayant attiré sous différons prétextes, pendant le cours de la campagne, une multitude de ses compatriotes en deçà du Rhin, ne comptait pas moins de cent vingt mille hommes autour de lui. Pourtant la fierté gauloise se révolta ; les Séquanes se réfugièrent en armes dans leurs villes et la guerre commença. Désespérés, repentants, ils s’adressèrent aux Édues ; et la communauté de misères changeant en alliés et en amis ces deux peuples, ennemis si acharnés la veille [Ibid.], et qui se devaient, l’un à l’autre, toutes leurs souffrances, la population, éduenne se leva en masse et marcha vers le territoire séquanais. A cette nouvelle, le roi germain courut se retrancher, au milieu de marais profonds formés par la Saône, dans une position presque inabordable [César, B. G., 1, 40]. Tranquille au sein de cette forteresse, il déjoua, pendant plusieurs mois, toutes les tentatives des coalisés pour l’amener à une affaire décisive, attendant que leur patience se lassât et que leur ardeur s’amortît. Lorsqu’il vit qu’en effet cette multitude ennuyée et découragée se dispersait déjà pour reprendre les travaux de la campagne, il sertit brusquement de ses marécages et vint présenter la bataille [Ibid., 1, 20]. Des torrents de sang gaulois coulèrent dans cette journée mortelle à la Gaule ; elle eut pour théâtre le village de Magétobriga[2], au confluent de la Saône et de l’Ognon.

Depuis sa victoire, Arioviste, devenu fier, cruel, impérieux, exerça sur tout l’est de la Gaule un despotisme sauvage. Il s’opposa à ce que les Séquanes restituassent aux Édues les otages qu’ifs en avaient reçus autrefois et qui se trouvaient encore entre leurs mains; lui-même fit livrer d’autres otages éduens, ainsi que les enfant des plus nobles familles séquanaises: au moindre accès de son humeur ombrageuse il torturait ces infortunés et quelquefois les faisait périr dans les supplices [César, B. G., 1, 31]. Non content d’avoir enlevé aux Séquanes le tiers et la plus fertile portion de leur pays, il exigeait un nouveau tiers pour y transplanter de la Germanie vingt-cinq mille Harudes. Quoiqu’un grand nombre de villes séquanaises fussent en son pouvoir, cet homme farouche n’avait rien changé à la vie, de ses forêts ; il campait en plein air, promenant son armée de bois en bois, et ne connaissant d’abri que la voûte du ciel et la tente de peaux du guerrier germain. Au reste il ne s’immisçait jamais dans les affaires domestiques des Gaulois, et les laissait librement se gouverner à leur guise, nommer ou déposer leurs magistrats, débattre entre eux leurs querelles politiques ; il les traitait en tributaires plutôt qu’en sujets et en esclaves.

Cependant Divitiac était arrivé à Rome. Admis à la faveur de parler devant le sénat, il exposa, par interprète, les malheurs de la nation éduenne ; et déployant la pompe poétique et les brillantes figures de l’éloquence gauloise, il invoqua ce nom de frère dont Rome daignait honorer son pays. Vainement les sénateurs lui permirent de s’asseoir, il voulut se tenir, debout, à demi courbé sur son bouclier, dans l’attitude du respect et de la prière [Eumen., Pan. ad Const, 3]. Le sénat l’écouta avec bienveillance ; mais, trop préoccupé des troubles civils de l’Italie et des complots de Catilina, il ne décida rien pour le moment. Le Vergobret éduen resta à Rome, fréquentant la plus illustre société ; et il sut y faire apprécier la finesse de son esprit, l’honnêteté de son âme, et la douceur de son commerce. Là il fit connaissance avec Cicéron, qui s’occupait déjà de son traité de la divination. Le prêtre gaulois et le philosophe romain eurent sur cette haute matière de savantes conférences, qui laissèrent dans l’esprit du dernier une impression très favorable aux Druides et personnellement à Divitiac [Cicer., de Div., I]. Transporté tout à coup dans ce centre de la civilisation et des arts, qu’il était fait pour sentir, le patriote éduen se laissa entraîner trop vivement peut-être à leurs séductions. Il rêva pour sa terre natale toutes ces merveilles dont il était ébloui ; et par malheur il confondit, dans son affection enthousiaste, Rome avec la civilisation dont elle lui offrait le modèle. Là fut la source de ses erreurs ; par là cette âme si noble et si énergique, en face de la tyrannie d’Arioviste, se fit la complice et l’instrument d’une autre tyrannie.

Le temps s’écoulait cependant, et les Romains, de plus en plus absorbés par leurs dissensions domestiques et par la révolte des Allobroges, avaient oublié leurs alliés de la Gaule. Cette dernière guerre contribua d’ailleurs à les refroidir. Les Édues si proches voisins des Allobroges auraient pu facilement envoyer un corps de troupes au-delà du Rhône ; et cette diversion aurait hâté l’issue de la guerre, épargné le pillage d’une partie de la Province, prévenu peut-être la défaite de Lentinus. Mais les Édues n’en firent rien [César, B. G., 1, 44], soit que la présence d’Arioviste les retînt, soit qu’au fond de leur cœur ils vissent avec plaisir l’humiliation de frères qui leur avaient montré tant d’indifférence.

Sur ces entrefaites, la nouvelle se répandit par toute l’Italie, que les Helvètes préparaient un grand armement, plus grand même qu’au temps des Kimris et des Teutons ; on disait qu’ils voulaient changer de pays, piller la Gaule et envahir la Province [Tite-Live, epit. CIII]. Inquiet de ces bruits, qui prenaient de la consistance, le sénat envoya dans les principales cités transalpines des agents chargés de s’entendre avec elles pour repousser le danger commun [Cicer., ad Attic., I, ep. 18] ; le plan de défense proposé consistait à intercepter aux Helvètes tout accès hors de leur territoire, à les renfermer dans leurs montagnes : les légions romaines devaient couvrir la ligne du Rhône et du Léman, frontière de la Province, tandis que les peuples gaulois garderaient les passages du Jura. Et de peur que sa conduite passée à l’égard des Édues ne nuisît à ses desseins présents, la République s’empressa de décréter que le gouverneur de la Province serait tenu désormais de protéger les Édues et les autres alliés du peuple romain [César, B. G., 1, 33]. Bien que tardive et intéressée, cette détermination plut aux cités opprimées par les armes d’Arioviste, et elles conclurent l’alliance défensive que demandait le sénat.

Le roi germain rie s’y opposa point, car les habiles négociateurs de Rome l’avaient gagné lui-même à leurs intérêts. Ils avaient été le trouver dans ce camp germanique qu’il habitait au milieu de la Séquanie, et par d’adroites. flatteries, par une feinte condescendance à ses prétentions sur la Gaule, ils avaient obtenu qu’il ne troublerait en rien les opérations de la guerre qui se préparait. L’ambition d’Arioviste n’était pas moins grande que son courage et sa cruauté ; il voulait coloniser d’abord le territoire qu’il avait conquis, puis s’étendre loin, et, suivant ses propres paroles, avoir sa province comme le peuple romain [Ibid.]. A la suite de ces conférences, il reçut du sénat des présents considérables et le titre de roi ami [Ibid., 1, 43]. Il paraît même qu’on parvint à l’attirer à Rome [Plutarque, César], où César, alors consul, lui prodigua les marques de sa considération et de son amitié. Dans les murs de cette ville hypocrite, Arioviste put rencontrer son ennemi et sa victime l’exilé Divitiac que le même sénat traitait de frère, à qui le même consul promettait chaque jour la délivrance de sa patrie.

Voici le fait qui excitait des deux, côtés des Alpes de si sérieuses et si vives alarmes.

Le voisinage des Germains, dont les incursions tenaient la nation helvétienne perpétuellement en haleine, la fatiguait et la dégoûtait de son pays ; elle tournait un oeil d’envie vers les contrées de l’ouest et du midi de la Gaule, plus fertiles, plus riches et pourtant plus paisibles. Ce dégoût de la situation présente et ce désir d’une autre patrie étaient excités sans relâche par les discours d’Orgétorix [60 av. J.-C.], chef considérable à qui son rang et sa fortune donnaient sur ses compatriotes une grande influence : Qui nous retient dans ces âpres montagnes que notre valeur suffit à peine à défendre ? leur disait-il. Ici nous ne pouvons point nous étendre ; nous ne pouvons point aisément porter la guerre hors de chez nous ; cherchons un théâtre mieux proportionné à notre vaillance et à la gloire de nos pères [César, B. G., 1, 2]. Il fit tant qu’il les persuada. Après avoir passé en revue toutes les contrées de la Gaule où il leur conviendrait de se fixer, ils choisirent le territoire des Santons, compris entre l’embouchure de la Charente et celle de la Garonne : confiants dans la supériorité de leurs armes, l’idée qu’il pourrait se présenter des obstacles ne les arrêta pas un moment. Une fois le projet bien décidé, ils travaillèrent aux préparatifs de l’expédition avec toute la prévoyance dont ils étaient capables. Ils rassemblèrent de tous côtés des attelages et des chariots ; ils firent d’amples semailles à l’effet de s’assurer des vivres pendant la route ; ils procédèrent au dénombrement de leur population ; et, comme ils estimaient deux années suffisantes pour toutes ces mesures, le départ fut fixé au printemps de la troisième [Ibid., 1, 3]. En attendant, ils voulurent renouer leurs anciennes relations d’alliance avec leurs voisins les Édues et les Séquanes [59 av. J.-C.], dans l’espoir que ceux-ci leur accorderaient de plein gré passage sur leurs terres ; ils chargèrent de cette négociation importante l’homme dont les conseils et l’influence avaient eu la principale part à l’adoption du projet.

Orgétorix, dont le nom signifiait chef de cent vallées[3], était en effet le plus riche et le plus considérable des nobles helvétiens : sa tribu entretenait dix mille guerriers ; et quand il y joignait la multitude de ses débiteurs et de ses clients volontaires, Orgétorix pouvait disposer d’une armée redoutable [César, B. G., 1, 3]. Avec une si grande puissance, aux temps de l’ancienne aristocratie, il eût été le chef des chefs et le roi du pays sous le gouvernement populaire il n’était plus qu’un citoyen influent il haïssait donc dans son âme ce régime nouveau, et conspirait secrètement sa ruine, aidé des autres nobles de l’Helvétie [Ibid., 1, 2]. En suggérant au peuple l’idée de l’émigration, il se flattait que la conduite de la horde lui serait confiée ; et qu’alors investi d’une autorité presque absolue, au milieu des désordres inséparables, d’une telle entreprise, il pourrait aisément s’emparer de la royauté, et restituer à la noblesse ses privilèges détruits. L’ambassade qu’il avait briguée et obtenue auprès des nations éduenne et séquanaise servait merveilleusement ses vues. Il y connaissait deux hommes non moins avides de pouvoir et non moins audacieux que lui; sa mission lui donnait le moyen de s’entendre et de comploter à l’aise avec. eux, sans exciter le moindre soupçon.

L’un, le Séquanais Castic, était, comme Orgétorix, un chef de tribu mécontent ; et à ses espérances d’ambition se mêlaient de plus vifs regrets du passé, car son père Catamantalède avait régné autrefois sur la Séquanie [Ibid., 1, 3]. Le second, citoyen notable de la nation éduenne, était frère de Divitiac, et se nommait Dumnorix[4].

Par suite de l’exil de Divitiac, Dumnorix, à peine sorti de l’enfance, s’était trouvé tout à coup possesseur d’une grande fortune et d’une popularité acquise par le noble dévouement de son frère [César, B. G., 1, 20] : cette brillante situation l’éblouit. Naturellement vain et turbulent, il se livra à tous les rêves d’une ambition sans mesure ; il corrompit la multitude par des largesses, et à force d’argent, il finit par former autour de lui, dans Bibracte, une clientèle assez formidable pour mettre le gouvernement en péril. Comme sa fortune n’eût pas suffi à de telles prodigalités, il se faisait adjuger tous les ans la ferme des revenus publics, à vil prix, car personne n’osait entrer en concurrence avec lui et couvrir ses enchères [Ibid., 1, 18]. Il poussa même l’insolence jusqu’à prendre à sa solde une escorte de cavalerie, qui l’accompagnait partout comme un roi [Ibid.]. Les magistrats le redoutaient et le haïssaient ; mais lui, fort de l’affection de la populace, bravait ouvertement les lois et marchait, le front levé, à ses desseins. Hors du territoire éduen, il s’était attaché par des alliances de famille tout ce que les états voisins contenaient de chefs entreprenants et forts, de citoyens factieux ; à l’un il avait donné sa sœur utérine, à d’autres  ses parentes ; et sa mère avait épousé, par ses soins, un puissant chef des Bituriges [Ibid.]. Lui-même avait tardé jusqu’alors à se marier. Orgétorix, dès son arrivée chez les Édues, lui proposa et lui fit accepter sa fille [Ibid., 1, 3,18] ; la trame du complot et celle de l’hymen s’ourdirent en même temps, et les torches de la guerre civile éclairèrent les fiançailles.

Le plan de ce triumvirat gaulois était surprenant d’audace. Dumnorix et Castic, chacun de son côté, devaient, en excitant le peuple, empêcher l’exécution du traité que leurs gouvernements faisaient alors avec Rome, et tout au contraire, obtenir aux Helvètes le libre passage sur les territoires séquanais et éduen. Ce premier avantage obtenu, ils profiteraient de quelque accident inévitable pour allumer la guerre, et, par un coup de main s’emparer de la souveraineté ; Orgétorix, sur les lieux, devait prêter secours à ses complices, comme eux aussi s’engageaient à l’assister. Leur ambition ne s’arrêtait pas au trône ; maîtres de trois nations si formidables, se disaient-ils [Ibid., 1, 3], qui empêchera que nous ne soyons bientôt les maîtres de toute la Gaule ?

Pour Orgétorix l’illusion ne fut pas longue ; ses intrigues et le mariage de sa fille ayant enfin éveillé la défiance des magistrats helvétiens, à son retour on le jeta en prison, et son procès fut instruit devant le peuple. Les lois prononçaient contre le crime d’Orgétorix le supplice du feu [Ibid., 1, 4] ; et le peuple, jaloux à l’excès de sa liberté, sévissait contre les coupables, quels qu’ils fussent, dans toute la rigueur des lois. Au jour marqué, l’Helvétien enchaîné [Ibid.] fut conduit devant l’assemblée populaire, pour plaider sa défense et entendre son arrêt. Mais ses clients, accourus en masse, dès la pointe du jour, s’étaient emparés de la place publique ; à la vue de leur chef traîné ignominieusement et chargé de liens, ils découvrent leurs armes, écartent la foule, dispersent les magistrats et enlèvent l’accusé dans les montagnes.

Déjà le peuple de la ville courait aux armes ; déjà les magistrats convoquaient le peuple de la campagne [Ibid.], lorsqu’on apprit qu’Orgétorix avait cessé de vivre. On conjectura que lui-même avait mis fin à ses jours [Ibid.].

Malgré la catastrophe qui venait de frapper l’auteur du projet d’émigration; comme ce projet avait l’assentiment de toutes les tribus helvétiennes, il ne fut point abandonné, et les préparatifs commencés se poursuivirent avec la même chaleur. Aussitôt qu’on se crut en état de partir, les magistrats ordonnèrent l’incendie des villes au nombre de douze, des villages au nombre de quatre cents, et de toutes les habitations particulières ; ils firent brûler en outre les grains qu’on ne pouvait pas emporter, afin que l’impossibilité du retour augmentât la résolution et l’audace [Ibid., 1, 5]. Chaque chef de famille prit avec lui dans ses chariots des vivres pour trois mois. Cependant les Helvètes persuadent aux Raurakes[5], aux Tulinges[6], aux Latobriges[7], leurs voisins, d’imiter leur exemple, de brûler leurs villes et leurs habitations, et de se mettre en marche avec eux. Ils s’associent aussi les Boïes. C’étaient les descendants de ce peuple que nous avons vu figurer avec tant d’éclat parmi les nations gauloises des rives du Pô, et défendre, le dernier, la Cisalpine contre les Romains. Chassé de l’Italie, il s’était fixé sur les bords de la Save et du Danube [p. I, c. 9], qu’il habita cent trente ans ; d’autres guerres malheureuses lui firent perdre cette autre patrie[8], et le rejetèrent sur le Norique, au moment même où les Helvètes terminaient leurs préparatifs. Une des tribus boïennes, trouvant l’occasion favorable, se réunit aux émigrants ; tandis que le corps de la nation s’emparait de Noreïa et s’établissait à demeure dans le pays[9]. Tels furent les alliés qui vinrent grossir la horde helvétienne.

Le rendez-vous général ayant été fixé pour le vingt-huit du mois de mars [58 av. J.-C.], à la pointe méridionale du lac Léman, il s’y trouva quatre-vingt-douze mille hommes portant les armes, et, tout compris, trois cent soixante-huit mille têtes, savoir : deux cent soixante-trois mille Helvètes, trente-six mille Tulinges, quatorze mille Latobriges, vingt-trois mille Raurakes, et trente-deux mille Boïes. Les registres du recensement, écrits en caractères grecs, et contenant deux états nominatifs séparés, l’un des guerriers, et l’autre des vieillards, des enfants et des femmes [César, B. G., 1, 29], furent déposés et gardés soigneusement dans le camp.

Pour sortir de l’Helvétie par le midi, les émigrants n’avaient que deux routes à suivre. La première, qui passait par le territoire séquanais, était une gorge étroite et raide, tellement resserrée entre le Rhône et le Jura, que deux chariots n’y pouvaient marcher de front ; dominée qu’elle était d’un côté par la montagne, et bordée de l’autre par le précipice, quelques hommes suffisaient pour l’intercepter. La seconde, plus courte et plus facile, s’ouvrait par la province romaine. Le Rhône offrait dans cette portion de son cours plusieurs gués praticables ; et Genève, ville des Allobroges, contiguë aux frontières de l’Helvétie, avait un pont sur le fleuve. Les Helvètes s’étaient flattés que les Allobroges, par haine pour la république romaine, leur accorderaient volontiers le passage, et qu’en tout cas il leur en coûterait peu pour l’obtenir à main armée. Mais César, que nous avons vu, durant son consulat, organiser avec les nations transjuranes la ligue défensive contre les Helvètes, chargé du gouvernement de la Province pour cinq années, venait d’arriver à Genève ; il avait fait rompre d’abord le pont, et rassemblait en toute hâte les garnisons et les milices de la Narbonnaise.

Ces mesures contrariaient les Helvètes ; car l’ambassade d’Orgétorix aux Édues et aux Séquanes pour obtenir l’entrée de leur territoire, avait été mal accueillie par les magistrats de ces cités, et les émigrants rie voulaient s’aventurer dans les défilés du Jura qu’à la dernière extrémité. Ils envoyèrent donc au proconsul des députés choisis parmi leurs plus nobles chefs. L’homme de la parole[10] (c’était le titre que portait en langue gallique l’orateur de la députation), exposa en peu de mots les demandes de ses frères: les Helvètes, dit-il, veulent traverser la Province, mais sans y causer le moindre dommage ; ils n’ont pas d’autre chemin à prendre, et ils espèrent que César ne leur refusera point son consentement [César, B. G., 1, 7]. César n’avait pas oublié la mort du consul L. Cassius, et l’ignominie des légions, que les Tigurins avaient fait passer sous le joug, dans le lieu même où ils venaient solliciter l’entrée du territoire romain [p. II, c. 3]. Il jugeait d’ailleurs bien difficile, que cette multitude indisciplinée pût s’abstenir de la violence et du brigandage ; mais, comme il ne se voyait pas assez en force (il n’avait avec lui qu’une légion), il répondit, afin de gagner du temps, qu’il réfléchirait sur la demande des Helvètes, et il fixa une nouvelle conférence pour le 13 du mois d’avril [César, B. G., 1, 7]. Cependant avec sa légion et les troupes qui lui arrivaient chaque jour de tous côtés, il fit élever un mur haut de seize pieds et long de dix mille pas, qui, suivant les sinuosités du Rhône, en fortifiait la rite gauche, depuis l’endroit où le fleuve sort du lac, jusqu’à celui où il se creuse un lit étroit et profond entre les dernières sommités du Jura [Ibid., 1, 8].

Ce travail achevé, César plaça ses postes, munit ses redoutes, prit toutes ses dispositions pour résister à une attaque de vive force, et quand, au jour indiqué, les députés helvétiens parurent, il leur déclara que, d’après les usages du peuple romain, il ne pouvait permettre à qui que ce fût l’entrée de la Province. Les Helvètes, déchus de cette espérance, construisirent des radeaux, attachèrent ensemble des barques, cherchèrent les gués praticables, et à plusieurs reprises soit de jour, soit de nuit, s’efforcèrent de traverser le Rhône ; mais toujours arrêtés par le retranchement, toujours repoussés par les postes romains, ils renoncèrent à leur projet.

Il ne leur restait plus que la route du Jura, route si difficile qu’ils n’osaient s’y engager sans le consentement formel des habitants. Ne se flattant pas de l’obtenir directement des magistrats séquanais,qui s’étaient montrés, comme nous l’avons dit, très défavorables à leurs projets, ils imaginèrent de réclamer la médiation de l’Éduen Dumnorix qui, par sa femme, était devenu l’allié de leur nation [Ibid., 1, 9]. Dans la catastrophe dont Orgétorix avait été la victime, l’ambitieux Dumnorix avait ressenti bien plus vivement la ruine de ses espérances que la perte d’un beau-père ; il ne lui resta donc plus aucun fiel contre les Helvètes, du moment qu’il put intriguer encore avec eux, et espérer encore par eux. Il ne savait pas bien au juste quel genre de service il devait attendre de la horde émigrante, ni quel résultat produirait son introduction en deçà du Jura, puisque la mort d’Orgétorix avait déjoué leurs anciennes combinaisons; mais pour ce fauteur infatigable de nouveautés, tout désordre était une chance à saisir. Il s’employa donc chaudement en faveur des Helvètes auprès du gouvernement et du peuple séquanais; et comme il y jouissait d’un grand crédit [Ibid.], et que Castic le seconda de tous ses moyens, les magistrats furent gagnés à prix d’argent ou forcés par la multitude; et au mépris du traité conclu avec Rome, le passage fut accordé aux Helvètes. Des otages ayant été livrés de part et d’autre, la horde franchit paisiblement la périlleuse barrière du Jura [Ibid.].

Ce n’était pas tout, il fallait aussi que les Édues consentissent à laisser traverser leur territoire et celui de leurs clients, depuis la Saône jusqu’à la Loire. Dumnorix le sollicita; mais tout son crédit, toutes ses largesses échouèrent; l’influence des magistrats fut cette fois plus puissante que la sienne. Le peuple, ayant déclaré qu’il resterait fidèle à la convention faite avec les Romains, prit les armes pour défendre la ligne de la Saône. Mais la défection inopinée des Séquanes et la marche rapide de la horde déconcertaient toutes les mesures ; rien n’était encore prêt, et quelques corps de milices s’opposèrent seuls et sans succès au passage de la rivière [César, B. G., 1, 11].

Les émigrants travaillèrent jour et nuit à rassembler des barques, à construire des radeaux [Ibid., 1, 12], mais une si grande multitude de peuple, de bêtes de somme, de bétail, de chariots, de bagages de toute sorte, jetaient beaucoup de désordre dans les manoeuvres et occasionnèrent une perte immense de temps. Au bout de vingt jours, l’arrière-garde, composée de Tigurins et formant un quart de la horde, restait encore sur la rive gauche du fleuve [Ibid., 1, 13,12]. Grâce à cette lenteur et aux délais qu’avait entraînés la négociation avec les Séquanes, César avait pu descendre en Italie et en ramener cinq légions : à son retour, apprenant ce qui s’était passé, il marcha à grandes journées vers la Saône ; et arriva au moment où l’arrière-garde commençait son embarquement. Il fondit sur elle comme la foudre. Surpris et gênés par leurs équipages, par le trouble de leurs femmes et de leurs enfants, les Tigurins furent taillés en pièces pour la plupart. Un petit nombre seulement se réfugia dans les bois environnants et gagna, comme il put, la rive droite[11].

César fit jeter aussitôt un pont sur la rivière, afin de poursuivre le gros de la horde; en un seul jour, toute son armée fut sur l’autre bord. Effrayés de sa promptitude et de son approche inopinée, les Helvètes lui envoyèrent des députés, chargés, disaient-ils, de traiter de la paix; mais les discours de ces hommes et leur choix même faisaient voir assez clairement que leur mission n’était qu’une feinte pour gagner du temps. A leur tête se trouvait le fameux Divicon, qui commandait les Tigurins tors de la journée du Léman, et avait fait passer les légions romaines sous le joug. Quoiqu’au terme de la vie humaine, car il n’avait guère moins de quatre-vingts ans[12], le vieux chef conservait, sous les glaces de l’âge, tout le feu et toute l’audace de la jeunesse : il parla à César victorieux avec le même orgueil qu’il avait parlé cinquante ans auparavant aux lieutenants des légions vaincues. Si les Romains veulent la paix, lui dit-il [César, B. G., 1, 31], qu’ils nous assignent une place en Gaule, et nous l’habiterons ; s’ils persistent à nous faire la guerre, qu’ils se rappellent ce qu’elle leur a coûté. Pour avoir assailli à l’improviste un de nos cantons, lorsque les autres, au-delà du fleuve, ne pouvaient lui porter secours, il n’y a pas tant sujet de s’enorgueillir et de nous mépriser. Les Helvètes ont appris de leurs pères à se fier plus au courage qu’à la ruse et à compter peu sur les stratagèmes de la guerre. Que les Romains ne s’exposent donc pas à voir le lieu où nous nous trouvons, comme un autre bien connu, s’illustrer par la honte de leur république et la destruction de leur armée !

A ces paroles dures pour la fierté romaine, César répondit : qu’il n’avait point oublié ce que les Helvètes prenaient à tâche de lui rappeler, qu’ainsi sa conduite était tracée d’avance ; qu’il conservait de ce revers d’autant plus de ressentiment, que le consul Cassius attaqué à l’improviste avait été victime d’une perfidie. Quand lui, César, oublierait cette ancienne injure, pourrait-il perdre aussi le souvenir d’affronts plus récents ? Les Helvètes n’avaient-ils pas voulu s’ouvrir, malgré lui, un chemin par la Province ? N’avaient-ils pas porté la désolation chez les Édues, chez les Ambarres, chez les Allobroges dont ils avaient saccagé les établissements et les propriétés sur la rive droite du Rhône ? Une armée romaine verrait-elle de sang-froid ravager les champs des sujets ou des alliés de Rome, envahir leurs villes, traîner leurs enfants en servitude ?Cet insolent orgueil que vous inspire une victoire, ajouta le proconsul avec colère, cette lenteur de la vengeance dont vous avez droit d’être surpris, entrent, n’en doutez pas, dans les desseins de la Providence. Quand les dieux veulent châtier les hommes, ils leur accordent de temps en temps quelque succès, pour les enivrer de leur impunité, et leur rendre par-là le malheur plus terrible. Cependant, si vous livrez des otages, si les Édues, leurs alliés et les Allobroges reçoivent réparation des dommages soufferts, je consens à faire la paix. — Les Helvètes, repartit froidement Divicon, ont appris de leurs pères à recevoir et non pas à donner des otages ; le peuple romain en porterait témoignage au besoin.

La conférence fut rompue, et le lendemain la horde reprit sa marche. César la suivit et détacha en avant, pour l’observer, quatre mille chevaux fournis par la Province, les Édues et leurs alliés. Cette cavalerie donna contre l’arrière-garde helvétienne, et, après avoir combattu quelques instants dans un lieu désavantageux, tourna bride et rejoignit les légions ventre à terre, fuyant devant cinq cents cavaliers ennemis [César, B. G., 1, 15]. Enhardie par ce succès signalé, la horde ne craignait plus d’en venir à des engagements partiels, son arrière-garde attendait souvent de pied ferme l’avant-garde romaine, la harcelait, l’irritait, et continuait ensuite sa route. Ces escarmouches déplaisaient fort à César ; il retenait ses troupes, croyant qu’il suffisait pour le moment d’interdire à l’ennemi le pillage et les dévastations. Pendant quinze jours, les deux armées manoeuvrèrent ainsi à cinq ou six mille pas l’une de l’autre ; elles côtoyèrent d’abord la Saône, en la remontant ; puis les Helvètes tournèrent court à l’ouest, et César suivit ce mouvement [Ibid.].

Tant qu’ils avaient marché dans le voisinage de la rivière, César avait eu des vivres en abondance, parce qu’il les tirait de la Province par le Rhône ; une fois engagé dans l’intérieur des terres, il fut réduit aux subventions des Gaulois. Quoiqu’on touchât à la mi-juin, les blés n’étaient pas encore mûrs : une saison froide et pluvieuse avait retardé toutes les récoltes, même celle des fourrages. Prévoyant ce qui arrivait en effet, César, dès l’ouverture de la campagne, avait recommandé expressément aux Édues de faire d’abondantes provisions, et de les lui envoyer ; chaque jour il renouvelait ses instances : mais les Édues, sous vingt prétextes, le traînaient de délais en délais ; tantôt on requérait les grains, tantôt on rassemblait les transports ; les convois étaient en route, ils arrivaient [César, B. G., 1, 16] ; rien cependant ne paraissait, et l’on touchait à l’époque où le blé devait être distribué aux soldats.

Irrité de se voir joué de la sorte, César donna ordre à tous les chefs éduens de se rendre dans sa tente. Aussitôt que les légions avaient mis le pied sur le territoire éduen, les magistrats de la cité, le vergobret à leur tête, étaient accourus avec empressement dans le camp romain ; nombre de personnages importants les avaient rejoints, et ils y formaient une espèce de conseil que le général consultait sur les opérations de la campagne ; Divitiac, rentré en Gaule avec César, y siégeait au premier rang. Lorsqu’ils furent tous rassemblés, le proconsul éclata en reproches amers : Que signifiait, disait-il [Ibid.], cette indifférence ? Ils le voyaient à deux pas de l’ennemi, dans le plus pressant besoin, ne pouvant ni acheter, ni faire moissonner du blé, et ils ne venaient point à son secours ! Pourtant les Édues ne devaient pas oublier que la guerre avait été entreprise en grande partie pour eux et d’après leurs sollicitations. Pendant qu’il parlait, les magistrats éduens écoutaient, mornes, honteux, n’osant lever les yeux vers-lui ; et aucun ne répondait à ses plaintes.

Enfin le vergobret, nommé Lisc, se leva ; sa contenance et ses traits décelaient une profonde agitation intérieure. Il commença par protester de la reconnaissance, de l’inaltérable attachement du peuple éduen envers la république romaine. Le mal n’est pas là, ajouta-t-il, et quoi qu’il en puisse coûter, j’aurai le courage d’y porter le fer. Sache donc, ô César, qu’il existe parmi nous des hommes tout puissants auprès de la multitude, et qui, simples particuliers, ont plus d’influence que les magistrats eux-mêmes. Ce sont eux qui, par leurs discours, détournent le peuple de livrer les grains requis ; ils le séduisent, ils l’égarent. — Si nous ne pouvons être les premiers dans la Gaule, lui répètent-ils sans cesse, eh bien ! les Helvètes sont des Gaulois ; subissons la domination de nos frères plutôt que celle de l’étranger. Doutons-nous que si les Romains réussissent à vaincre les Helvètes, ils ne nous ravissent la liberté, à nous, comme au reste de la Gaule ?Tels sont les propos par lesquels cette faction travaille et aigrit la populace ; ici même elle nous vend ; elle informe l’ennemi de ce qui se passe dans ce camp ; c’est par elle que tous nos plans, toutes nos résolutions sont connues d’avance. Plus forte que mon autorité, plus forte que les lois, je suis hors d’état de la réprimer ; je sais même à quels dangers ces aveux m’exposent ; et voilà pourquoi j’ai gardé si longtemps le silence.

Quoique aucun nom n’eût été prononcé, César vit bien que ces révélations tombaient sur Dumnorix, dont il n’ignorait ni le crédit, ni l’ambition ; mais, pour ne point ébruiter la chose devant tant de témoins, il se hâta de rompre le conseil, et retint seulement le vergobret. Lise alors parle plus hardiment [César, B. G., 1, 18]. C’est en effet Dumnorix qu’il a désigné ; il détaille tous les projets, toutes les manoeuvres de cet homme ambitieux ; comment il s’était adjugé d’autorité le monopole des péages et des contributions publiques ; ses largesses corruptrices ; ses relations avec Orgétorix et tous les factieux des états voisins ; le mariage de sa mère et de sa sœur, le sien avec une fille helvétienne ; d’ailleurs, il nourrissait contre César et les Romains une haine personnelle, parce que leur intervention, en rétablissant Divitiac dans sa fortune et dans son rang, diminuait d’autant le crédit et la popularité de Dumnorix. Si les Romains succombaient, il pouvait espérer de parvenir à la royauté, par l’assistance des Helvètes ; sous l’influence romaine au contraire, il craignait de perdre jusqu’à sa situation présente. C’était pour trahir César qu’il s’était fait décerner le commandement de cette cavalerie auxiliaire qui avait tourné bride devant cinq cents chevaux helvétiens : dans ce combat honteux sa perfidie avait été manifeste. C’était encore Dumnorix qui avait ouvert aux Helvètes le pays des Séquanes ; c’était lui qui avait engagé ces deux peuples à se donner mutuellement des otages ; tout cela sans l’aveu des Romains, tout cela à l’insu des magistrats de sa cité.

Telles furent les accusations du vergobret, et leur gravité ainsi que l’autorité de l’accusateur paraissaient à César suffisantes pour punir lui-même Dumnorix, ou pour le livrer à la rigueur des lois gauloises [César, B. G., 1, 19]. Une seule considération l’arrêtait ; il connaissait l’extrême attachement de Divitiac pour sa personne et pour le peuple romain, et il craignait de l’aliéner par le châtiment de son frère. Avant donc de rien résoudre, il le manda près de lui, après avoir écarté tous les interprètes, à l’exception de C. Valerius Procillus, notable citoyen de la Province, et confident intime de tous ses secrets. Il lui rappela alors les paroles publiques du vergobret, il lui répéta ses dépositions secrètes, et l’exhorta enfin à ne pas le haïr si, procédant au jugement, il prononçait ou faisait prononcer les magistrats sur le sort d’un accusé qui était son frère. A ces mots Divitiac fond en larmes, il embrasse César, il le conjure de ne prendre à l’égard de ce frère aucun parti violent. Je sais, dit-il, qu’il est coupable, et personne n’en a plus souffert que moi : c’est à la faveur de mon influente que Dumnorix, trop jeune pour en avoir, s’est élevé au rang qu’il occupe ; maintenant il se sert des avantages qu’il me doit pour affaiblir mon crédit et presque pour me perdre ; mais enfin u il est mon frère, je l’aime et je tiens à l’estime publique. Si tu le traites en toute rigueur, nul ne doutera, vu ton amitié pour moi, que je ne sois l’auteur de sa mort ; cette idée me pèsera et me fera perdre l’affection de toute la Gaule. Comme il continuait ses prières en pleurant, César lui prend la main, le rassure, lui dit qu’il n’avait pas besoin de solliciter davantage, et que pour lui montrer le prix qu’il attachait à son amitié, il oubliait et ses propres ressentiments, et l’outrage fait à la république. Ensuite il mande Dumnorix, et l’avertit de ce qui s’est passé à son sujet : il entremêle aux menaces les exhortations et les promesses d’oubli ; néanmoins il ordonne qu’on le garde à vue, pour savoir ce qu’il fait et à qui il parle [César, B. G., 1, 20].

Pendant que ces débats occupaient vivement le proconsul, l’armée suivait toujours la horde qui s’avançait à petites journées dans l’ouest. Une fois César crut avoir trouvé l’occasion de livrer bataille, mais un stratagème, qu’il jugeait infaillible, échoua par la lâcheté d’un de ses officiers. N’étant plus qu’à dix-huit milles de Bibracte, capitale de la cité éduenne, et la distribution des vivres devant avoir lieu dans deux jours, César, qui avait avant tout besoin de s’approvisionner, quitta la poursuite de l’ennemi, et se dirigea vers la ville. La nouvelle en fut apportée aussitôt aux Helvètes par des déserteurs de la cavalerie gauloise. Soit qu’elle attribuât à la peur cette marche rétrograde, soit qu’elle voulût empêcher l’approvisionnement, la horde revint sur ses pas et atteignit bientôt l’arrière-garde romaine qu’elle attaqua [Ibid., 1, 23].

Pour soutenir ce premier choc, César jeta en avant toute sa cavalerie, tandis qu’il ordonnait son infanterie sur une hauteur : d’abord quatre légions de vétérans, placés à mi-côte sur trois lignes, ensuite deux légions de nouvelles recrues, en troisième lieu les auxiliaires. Dans ce moment, on lui présenta son cheval, mais il le renvoya ; qu’on me l’amène après la victoire, quand il faudra poursuivre, dit-il ; maintenant il s’agit d’attendre de pied ferme [Plutarque, César]. Le mot de César fut compris, et tous les officiers renvoyèrent comme lui leurs chevaux. Les Helvètes, après avoir donné la chasse à la cavalerie gallo-romaine, et rangé leurs chariots par files, se formèrent en masse compacte [César, B. G., 1, 25], et marchèrent vers la colline.

Dans l’ordonnance serrée que les Helvètes avaient prise, les rangs intérieurs élevant et croisant leurs boucliers au-dessus de leurs têtes, en formaient une espèce de voûte à laquelle les Romains par similitude donnaient le nom de tortue. Les javelots des légionnaires tombant de haut en bas perçaient à la fois plusieurs de ces boucliers et les clouaient ensemble ; le fer s’y recourbait; et les Gaulois, ne pouvant plus agir librement, avec le bras gauche ainsi chargé, préféraient jeter bas le bouclier et combattre à corps découvert. De cette manière, le front de leur carré se trouva bientôt désarmé et fut rompu aisément par les vétérans romains. Les autres légions descendirent alors et attaquèrent à la pointe de l’épée. Criblés de blessures, épuisés de fatigue, les Helvètes battirent en retraite pour aller se reformer sur un coteau éloigné d’environ un mille. Ils en étaient maîtres, et les Romains les y suivaient, lorsque les Boïes et les Tulinges, qui formaient une réserve de quinze mille hommes et couvraient l’arrière-garde de la horde, prennent les vainqueurs en flanc pendant leur marche et les enveloppent ; à cette vue, les Helvètes reviennent à la charge, et renouvellent le combat [Ibid.]

Cette double lutte fut longue et acharnée. Enfin les Helvètes, rompus une seconde fois, se retirèrent, les uns sur la montagne où ils s’étaient d’abord repliés, et les autres dans l’endroit où se trouvaient leurs chariots et leur bagage. Il était nuit alors; et depuis le milieu du jour que la mêlée avait commencé, aucun romain, au témoignage même de César, ne pouvait dire qu’un Gaulois eût tourné le dos [Ibid., 1, 26]. Autour des campements de la horde, la bataille se prolongea fort avant dans les ténèbres, et là, non seulement les hommes, mais les femmes et les enfants, déployèrent un courage héroïque [Plutarque, César]. Du haut des chariots, de dessous les chariots, à travers les roues, de toute part enfin, ils faisaient pleuvoir sans interruption une grêle de traits qui arrêtèrent longtemps les assaillants ; ceux-ci à la fin, ayant pratiqué une brèche, se précipitèrent dans l’intérieur du camp. Cette mêlée nocturne fut horrible. Une partie des femmes et des enfants parvint néanmoins à s’échapper, favorisée par le désordre et l’obscurité, et gagna la colline où campait la seconde division de l’armée helvétienne. Le reste, et c’était le plus grand nombre, fut tué ou réduit en servitude : parmi les captifs se trouvèrent plusieurs personnages d’un rang élevé, entre autres une fille et un fils d’Orgétorix [César, B. G., 1, 26]. La multitude fugitive réunie aux débris de l’armée, formant une horde de cent trente mille âmes, se mit aussitôt en marche dans la direction du nord, et après avoir marché le reste de la nuit sans faire halte, parvint, le quatrième jour, sur le territoire des Lingons. Les Romains ne purent la suivre, retenus trois jours par la nécessité de soigner les blessés et d’enterrer les mâles ; mais César enjoignit aux Lingons, par des exprès, de ne donner ni vivres, ni assistance d’aucun genre à ses ennemis, sous peine d’être traités eux-mêmes comme tels [Ibid.]. Le quatrième jour, il reprit la trace des Helvètes.

Les émigrants, réduits au tiers et hors d’état de soutenir une seconde bataille, n’avaient plus qu’un désir, celui de gagner le Rhin, soit pour retourner dans leurs montagnes, soit pour passer en Germanie ; mais ils étaient épuisés par la faim, la frayeur qu’inspirait leur retraite précipitée, et surtout les menaces de César, faisant disparaître, à leur approche, la population des campagnes et les subsistances. A demi morts de besoin, ils se résignèrent à capituler à tout prix. Des députés envoyés vers César le rencontrèrent sur la route ; mais, avant de rien écouter, le proconsul voulut que la horde attendit son arrivée dans le lieu même où elle se trouvait alors : elle obéit. Il lui commanda alors de livrer ses armes, les transfuges, les esclaves fugitifs et des otages. Portées au conseil des Helvètes, ces conditions impérieuses ne furent point entendues sans colère, ni acceptées sans opposition ; elles passèrent toutefois, car la nécessité ne laissait aucune autre ressource.

Mais quand la nuit fut venue, dès le sommeil commença à s’étendre sur les deux camps, six mille Helvètes du canton appelé Verbighène sortirent à petit bruit, et se mirent en marche vers le Rhin, préférant la mort ou un exil perpétuel à l’ignominie d’un tel traité [César, B. G., 1, 27]. Quelle que fût leur diligence, embarrassés de chariots, d’enfants et de femmes, ils laissèrent à César le temps de les prévenir par ses courriers et d’armer contre eux tous les peuples à travers lesquels ils devaient passer : ces peuples obéirent sans hésiter, tant était grande la terreur dont ses victoires récentes environnaient l’armée romaine. Assaillis de tous côtés et enveloppés, les Verbighènes furent ramenés à César, qui les traita avec toute la rigueur des vengeances militaires [Ibid., 1, 28]. Le reste de la horde fut reçu à composition, après avoir livré ses armes, les transfuges gaulois et romains, et des otages ; puis César ordonna à ces différents peuples, Helvètes, Tulinges, Latobriges, de retourner dans les lieux qu’ils occupaient précédemment et d’y reconstruire leurs habitations. Les Boïes seuls eurent la faculté, de rester à l’ouest du Jura, lés Édues ayant désiré coloniser sur leur frontière méridionale cette bande vaillante, comme un rempart contre les Arvernes [Ibid.]. César, en forçant les peuples émigrants à retourner chacun dans leur ancienne demeure et à reconstruire leurs villes incendiées, avait pour but principal d’y prévenir l’établissement des Germains qui seraient devenus par-là limitrophes de la Province [Ibid.], et, comme les Helvètes avaient détruit toutes leurs subsistances, comme ils ne devaient plus trouver chez eux que la famine, il enjoignit aux Allobroges de leur fournir tout le blé qui leur serait nécessaire jusqu’à la prochaine récolté. La horde se remit donc en route pour l’Helvétie ; et de trois cent soixante-huit mille têtes qui avaient passé le Jura, moins de trois mois auparavant, cent dix mille seulement revirent leur patrie [César, B. G., 1, 29].

Des félicitations arrivèrent à César de presque tous les états de la Gaule. Une députation des plus notables citoyens se rendit près de lui, chargée de lui dire au nom de leurs cités : Qu’encore qu’il eût combattu les Helvètes pour garantir les terres du peuple romain et venger d’anciennes injures, la Gaule ne lui devait pas moins que sa patrie même ; car il l’avait sauvée d’une guerre cruelle et peut-être de la servitude [Ibid., 1, 30].

Se trouvant réunis en grand nombre auprès de César, les députés de la Gaule centrale crurent l’instant opportun pour s’occuper d’un objet plus triste et plus important vingt fois au pays que l’émigration des Helvètes, pour s’occuper des envahissements et de la tyrannie d’Arioviste ; ils conférèrent et se concertèrent ; mais telle était la gravité de la décision, qu’ils n’osèrent en prendre [Ibid.] aucune, avant d’avoir consulté en conseil général les cités intéressées. Ils supplièrent le proconsul de leur accorder, pour une certaine époque, une audience [Ibid.] dont l’objet ne pouvait encore lui être révélé ; et l’ayant obtenue, ils partirent. L’assemblée générale fut convoquée, la délibération secrète ; rien de ce qui s’y passa ne transpira au dehors.

A l’époque marquée, la députation revint dans la Province auprès de César, qui la reçut sans témoins sous sa tente. A peine les Gaulois furent-ils entrés qu’ils se jetèrent aux genoux du Romain ; ils le supplièrent avec larmes de garder sur cette conférence un secret inviolable : la vie de leurs enfants, la leur, la fortune du pays en dépendaient ; si la chose s’ébruitait, aucune puissance humaine ne les soustrairait aux tortures les plus horribles, à la mort la plus inévitable [Ibid., 1, 31]. Divitiac alors prit la parole ; il récapitula sur la situation de la Gaule les faits déjà connus de César : la vieille rivalité des Arvernes et des Séquanes contre les Édues ; l’appui donné à ceux-ci par les Romains ; l’alliance des autres avec Arioviste ; les défaites et l’oppression de la Gaule inondée par un déluge de Germains. Séduits par notre climat, par notre richesse, par la culture de nos mœurs, ces barbares, dit-il, non seulement ont renoncé à leur patrie, mais chaque jour attirent dans la nôtre de nouvelles bandes de leurs frères ; ils y sont aujourd’hui plus de cent vingt mille. Leur présence a coûté au peuple éduen la perte de sa noblesse, de son sénat, de toute sa cavalerie ; écrasés par ces revers, ceux que leur valeur et votre amitié rendaient naguère si puissants ont été forcés de livrer comme otages les premiers de leur nation ; ils ont été forcés de jurer qu’ils ne les redemanderaient jamais, qu’ils n’imploreraient jamais l’assistance du peuple romain. Seul de tous mes compatriotes, j’ai refusé de prêter ce serment et de livrer mes enfants, et c’est parce que je n’avais donné ni promesse ni otage que j’ai pu solliciter à Rome la protection du sénat et la tienne, ô César. Il expose ensuite comment la condition des Séquanes était devenue pire que celle des vaincus ; comment Arioviste, établi sur leurs terres, en avait d’abord pris le tiers, et maintenant ordonnait aux habitants d’évacuer un autre tiers, pour le céder à vingt-quatre mille Harudes, qui depuis quelques mois étaient venus se joindre à lui. Il arrivera nécessairement, ajoute-t-il [César, B. G., 1, 29], qu’en peu d’années tous les Gaulois seront chassés de la Gaule, et que tous les Germains auront passé le Rhin ; car le sol de la Germanie et celui de la Gaule ne peuvent se comparer, non plus que la manière de vivre des habitants. Si le peuple romain ne vient à notre secours, il ne nous reste d’autre parti à prendre que d’émigrer comme les Helvètes ; d’aller chercher loin des Germains d’autres demeures, une autre patrie, et de tenter, quoi qu’il en puisse advenir, les chances d’une meilleure fortune.

Divitiac cessa de parler ; et, les mains étendues vers César, les Gaulois le supplièrent de ne point repousser leur demande. Seuls entre tous, les Séquanais se tenaient à l’écart, muets et les regards fixés vers la terre [Ibid.]. Surpris de ce morne abattement, César leur en demande la cause, mais ils gardent le silence ; César les presse à plusieurs reprises sans pouvoir tirer d’eux aucune réponse. Alors Divitiac reprend la parole : Tel est, dit-il, le sort des Séquanes : plus malheureux encore et plus opprimés que nous, ils n’osent se plaindre, même en secret ; ils n’osent demander des secours ; et la cruauté d’Arioviste absent leur inspire autant d’effroi que s’il était devant eux. Les autres ont du moins la liberté de fuir ; mais eux dont toutes les villes sont entre ses mains, se voient forcés de tout endurer. César alors les rassure ; il promet de s’occuper chaudement de cette affaire : Il a tout lieu de croire que, par reconnaissance et par respect pour lui, Arioviste mettra un terme à ses violences [César, B. G., 1, 33]. Après ces mots, il congédie l’assemblée.

De graves motifs engageaient le proconsul à embrasser chaudement la cause des Gaulois. Il sentait que l’abaissement des Édues, honorés tant de fois par le sénat romain du titre de frères, était aux yeux de la Gaule un sujet d’étonnement, et presque de mépris pour la République. Il voyait en autre la Province déjà menacée par les Germains, puisque Arioviste, maître de la Séquanie, n’était plus séparé des établissements romains que par le Rhône. Ce chef féroce en était venu d’ailleurs à un degré d’arrogance et de cruauté qu’il n’était plus possible de souffrir [Ibid.]. Ces raisons sans doute étaient fortes, mais jusqu’à présent Rome semblait ne les avoir point jugées telles : faire un traité d’alliance avec les Germains, n’était-ce pas reconnaître leur usurpation ? Si les Édues invoquaient la protection des sénatus-consultes, Arioviste n’avait-il pas aussi son sénatus-consulte qui le déclarait ami et allié ; et n’était-ce pas César lui-même qui avait conféré ce titre an roi barbare ? Entre les Germains alliés et les Édues alliés tiendrait-il la balance inégale ? Troublerait-il de son autorité privée un état de choses ratifié par le sénat ?

Ces considérations rendaient la question embarrassante. Heureusement pour les Édues, d’autres considérations, étrangères, il est vrai, à leurs souffrances, étrangères aux excès d’Arioviste, à l’intérêt même de Rome, mais toutes-puissantes sur l’esprit dit proconsul, le décidaient d’avance en leur faveur. César avait entrepris de relever dans sa patrie le parti populaire, et de faire servir ce triomphe à sa grandeur personnelle. Il n’avait encore ni fortune, ni armée dévouée ; ni grande illustration militaire ; et c’était pour obtenir tout cela qu’il avait sollicité la conduite de la guerre helvétienne. Arrivé dans la Gaule avec le dessein arrêté de la bouleverser, il n’avait garde de repousser une occasion qui semblait venir au-devant de ses vœux.

Mais, afin de mettre de son côté les apparences de la modération, il voulût avoir une entrevue avec Arioviste ; il lui fit proposer de choisir un lieu où ils pourraient conférer des intérêts communs de leurs nations [César, B. G., 1, 33]. Arioviste répondit : que s’il avait besoin de César, il irait le trouver, et que si César avait besoin de lui, César pouvait en faire autant ; que de plus sa sûreté, à lui, Arioviste, exigeant qu’il se fit accompagner par une armée dans la Gaule où César commandait, ce serait pour lui beaucoup trop de frais et de peines. Du reste, il ne voyait pas ce qu’il pouvait avoir de commun avec César et avec sa république, dans la partie des Gaules subjuguée par les Germains. Sur cette réponse, César fit partir un autre message contenant : que puisqu’il refusait une conférence relative à des intérêts communs, malgré la faveur qu’il avait reçue, sous le consulat de César, d’être appelé par le sénat roi ami, voici ce que César lui demandait : premièrement, de s’abstenir d’attirer d’autres Germains dans la Gaule ; en second lieu, de restituer les otages des Édues, et de ne plus tourmenter ni ce peuple ni ses alliés ; qu’à ces conditions il pourrait compter pour toujours sur l’amitié des Romains. Mais s’il se refusait à ces justes réclamations, attendu le décret du sénat qui chargeait le gouverneur de la Province de défendre les Édues et les autres alliés, César ne négligerait pas de venger leurs injures. Arioviste répliqua que par le droit de l’épée, le vainqueur disposait à son gré du vaincu, que les Romains avaient coutume de traiter les peuples conquis à leur guise et non à celle d’autrui ; que s’il ne prétendait pas prescrire aux Romains comment ils devaient user de la victoire, il ne fallait pas que les Romains prétendissent l’empêcher d’user de ses droits comme il lui plaisait ; que les Édues ayant voulu tenter le sort des armes, et ayant succombé, étaient devenus ses tributaires ; que lui-même avait à se plaindre de César, dont l’arrivée nuisait au paiement des contributions qu’on lui devait ; qu’il ne rendrait point aux Édues leurs otages, mais qu’il ne ferait aucun mal à eux ni à leurs alliés, pourvu qu’ils s’en tinssent fidèlement aux termes de leur capitulation, sinon le titre de frères et d’alliés du peuple romain, leur profiterait peu. Quant à la déclaration, de César, qu’il ne négligerait pas de venger les Édues, personne encore ne s’était attaqué à Arioviste sans se repentir ; ils se mesureraient quand ils voudraient ; et César apprendrait alors à connaître les Germains, nation aguerrie et indomptable, qui, depuis quatorze ans, n’avait pas reposé sous un toit [César, B. G., 1, 36].

Dans le même temps que César recevait cette réponse, des messagers des Édues et des Trévires arrivèrent dans la Province. Les Édues se plaignaient que les Harudes dévastaient leur pays ; les Trévires annonçaient que des recrues des cent cantons des Suèves étaient campées sur l’autre rive du Rhin, et tentaient de passer le fleuve. César vit qu’il n’y avait pas un instant à perdre ; il se mit eu marche, traversa à grandes journées le territoire méridional des Séquanes, et occupa à l’improviste Vésontio, leur capitale, place fournie de vivres et de munitions de tout genre. Il y avait peu de villes, dans toute la Gaule, qu’on pût comparer à Vésontio pour la force de son assiette. Environnée presque entièrement par le Doubs qui décrivait un cercle autour d’elle, dans la portion que la rivière ne protégeait point, elle était encore défendue par une haute montagne dont la base aboutissait de chaque côté aux eaux du fleuve, et qui, comprise dans l’enceinte des murailles, dominait la place et formait une citadelle presque imprenable. César y mit une forte garnison, et y passa quelques jours afin de pourvoir aux subsistances [César, B. G., 1, 38].

Pendant ce temps-là, les Gaulois et les marchands étrangers établis dans le pays, questionnés par les soldats romains, ne leur parlaient que de la taille gigantesque des soldats d’Arioviste, de leur bravoure prodigieuse et de leur grande habitude des combats. Souvent, disaient-ils, nous nous sommes éprouvés avec eux ; on ne peut soutenir leur aspect et le feu de leurs regards [César, B. G., 1, 39]. Ces discours jetèrent une terreur soudaine dans toute l’armée ; un trouble profond et universel s’empara des esprits ; les chefs demandaient leur congé, ou, si le soupçon de lâcheté les retenait, ne pouvant faire mentir leurs visages, ils restaient cachés au fond de leurs tentes se lamentant sur le péril général. Partout, dans le camp, on faisait son testament. Des chefs, le découragement passa aux soldats. et même aux vieux guerriers, et l’on complota que, lorsque César ordonnerait le départ, le soldat n’obéirait pas et laisserait les enseignes immobiles [Ibid.]. Le proconsul, dans cette conjoncture, eut besoin de toute son éloquence pour ranimer les courages, de toute son autorité pour ramener la subordination ; il y parvint toutefois et sortit de Vésontio. Après sept jours de marche consécutive, conduit par son fidèle ami Divitiac, il arriva à vingt-quatre milles du camp d’Arioviste.

Instruit de l’approche de César, le roi Germain envoya des députés avec ce message : que rien ne s’opposait plus à l’entrevue demandée, puisque lui-même était venu sur les lieux. Le général romain accepta la conférence, qui fut fixée au cinquième jour. Arioviste demanda encore que César n’amenât avec lui aucun fantassin, parce qu’il craignait une embuscade ; et que chacun d’eux se fit accompagner par de la cavalerie seulement, sinon qu’il ne viendrait point. César, qui ne voulait ni refuser l’entrevue, ni commettre sa sûreté personnelle à la foi des cavaliers gaulois (car il n’avait pas amené de cavalerie d’Italie) imagina de prendre leurs chevaux [César, B. G., 1, 42] qu’il fit monter par les fantassins de sa dixième légion, celle de toutes qu’il affectionnait le plus.

Au milieu d’une grande plaine s’élevait un tertre assez apparent ; les deux camps en étaient à peu près aussi éloignés l’un que l’autre. Ce fut dans cet endroit, selon les conventions faites, que les deux généraux se rendirent pour l’entrevue. Le romain laissa à deux cents pas de l’éminence la légion qu’il avait amenée à cheval ; l’escorte du Germain resta à la même distance ; celui-ci demanda encore qu’on ne descendit point de cheval pendant le pourparler, et que César et lui ne fussent chacun accompagnés que de dix hommes. Lorsqu’on fut en présence, le proconsul commença par rappeler les bons procédés du sénat et les siens propres à l’égard d’Arioviste : Il avait été déclaré roi et ami par le sénat, il en avait reçu de grands présents ; ce que peu de souverains avaient obtenu, ce que les Romains n’accordaient d’ordinaire qu’à d’éminents services, lui, l’avait uniquement dû à sa bienveillance et à celle du sénat, n’ayant aucune voie pour y arriver, aucun titre valable pour y prétendre [César, B. G., 1, 43]. César rappela encore l’ancienne fraternité qui unissait la nation éduenne à la République, les nombreux et honorables sénatus-consultes rendus en sa faveur, enfin la suprématie dont elle avait joui dans la Gaule. La coutume du peuple romain était de vouloir non seulement que ses alliés ne perdissent rien, mais encore qu’ils pussent gagner en crédit, en honneur et en considération ; comment souffrir qu’on leur ravit ce qu’ils avaient apporté dans l’alliance romaine ? Il finit par lui réitérer les demandes déjà faites par ses envoyés : qu’il ne portât point la guerre chez les Édues, ni chez leurs alliés ; qu’il leur rendit leurs otages, et, s’il ne pouvait renvoyer chez eux les Germains qui avaient franchi le Rhin, qu’au moins il ne permit pas à d’autres de les suivre [Ibid.].

Arioviste répondit peu de choses aux articles exigés par César, mais parla beaucoup de lui-même et de son mérite; il dit qu’il n’avait passé le Rhin que sur les sollicitations des Gaulois, et qu’il n’aurait pas quitté sa patrie et sa famille, s’il n’eût été sûr d’un ample dédommagement ; les établissements qu’il possédait lui avaient été cédés par les Gaulois ; ils avaient donné des otages de leur plein gré ; il levait des contributions par le droit de la guerre, comme c’était l’usage des vainqueurs en pays conquis. Ce n’était pas lui qui avait commencé la guerre ; toutes les nations de la Gaule s’étaient levées en armes, et étaient venues l’attaquer les premières ; il avait vaincu cette armée en une seule bataille ; si les Gaulois voulaient se mesurer encore avec lui, il était prêt à les accueillir ; s’ils préféraient la paix, pourquoi refuser le tribut qu’ils avaient payé jusque-là de leur plein gré ? Au reste, l’amitié des Romains devait lui apporter honneur et profit, et non préjudicier à ses intérêts ; il ne l’avait recherchée que dans cet espoir. S’ils s’employaient à lui enlever ses subsides et ses otages, il renoncerait à leur alliance aussi volontiers qu’il l’avait désirée. En faisant passer, des Germains dans la Gaule, il pourvoyait à sa propre sûreté, et n’avait aucun projet hostile, et ce qui le prouvait, c’est qu’il n’était venu que parce qu’on l’avait appelé, qu’il n’avait jamais été l’agresseur, et s’était toujours tenu sur la défensive. Il était entré en Gaule avant les Romains, et jusqu’ici jamais leur armée n’avait dépassé les limites de leur province. Que voulait-on ? pourquoi venait-on sur ses terres ? Cette partie de la Gaule était sa province, comme l’autre était province romaine ; sans doute, on ne trouverait pas juste qu’il fit une invasion de l’autre côté du Rhône, on avait donc tort de venir le chercher chez lui. Quant au sénatus-consulte qui déclarait les Édues amis et alliés du peuple romain, il n’était pas si barbare, ni si étranger aux événements de ce monde, qu’il ignorât que, dans la dernière guerre des Allobroges, les Édues n’avaient point donné de secours aux Romains, et qu’ils n’en avaient point reçu d’eux dans leur guerre contre les Séquanes et contre lui. Tout le portait à croire que, sous une apparence d’amitié, César destinait à sa ruine les forces qu’il avait dans la Gaule ; mais s’il ne s’éloignait et ne faisait retirer son armée, il le regarderait, non plus comme un allié, mais comme un ennemi. S’il parvenait à se défaire de lui, il remplirait les vœux d’une foule de nobles et de chefs du peuple romain ; il l’avait su de leurs propres délégués, et sa mort lui vaudrait leur reconnaissance et leur amitié. Mais s’il voulait se retirer et lui laisser la libre possession de la Gaule, il le paierait de retours et se chargerait de toutes les guerres que César voudrait entreprendre, sans fatigue ni danger de sa part [César, B. G., 1, 44].

César alors insista sur les motifs qui ne lui permettaient pas de se désister de son entreprise. Les principes de la république et les siens s’opposaient à ce qu’il abandonnât des alliés dont il n’avait qu’à se louer, et il ne voyait pas pourquoi la Gaule appartiendrait plutôt à Arioviste qu’aux Romains. Quintus Fabius avait vaincu les Arvernes et les Rutènes sans que Rome leur eût ôté leur indépendance et les eût réduits à la condition de sujets et de tributaires. Par la propriété de ces droits, le peuple romain avait les plus légitimes prétentions sur la Gaule ; par la décision du sénat, elle devait demeurer libre, le vainqueur lui ayant permis de se gouverner selon ses lois. Pendant ce colloque, on vint avertir César que la cavalerie d’Arioviste, se rapprochant de la hauteur, venait caracoler autour des Romains et commençait à lancer des pierres et des traits. Le proconsul rompit la conférence, se retira vers les siens et leur défendit de riposter par aucun acte de représailles. Lorsque le résultat de cette conférence et la manière dont elle avait été rompue furent connus dans le camp romain, l’animosité s’accrut, et il n’y eut plus qu’une voix pour combattre. Deux jours après, Arioviste fit dire à César qu’il désirait reprendre avec lui les négociations entamées ; qu’il fixât lui-même l’instant de la nouvelle entrevue, ou que, s’il le préférait, il lui envoyât un de ses lieutenants. César ne jugea à propos d’accepter une seconde conférence, ni pour lui, ni pour un de ses lieutenants. Il crut plus convenable d’envoyer un Gaulois dont nous avons déjà parlé, C. Valerius Procillus, jeune homme plein de mérite, dont le père C. Valerius Caburus avait été fait citoyen romain par C. Valerius Flaccus, en retour de services rendus aux Romains durant les guerres civiles de la Province ; sa fidélité était connue de César, et il possédait parfaitement la langue gauloise, qu’Arioviste avait eu le temps d’apprendre depuis son séjour dans les Gaules. César lui adjoignit M. Mettius, qui avait été hôte d’Arioviste, et il les chargea de recevoir et de lui rapporter les propositions du roi germain. Mais aussitôt que celui-ci les vit entrer dans son camp, il leur cria devant toute l’armée : Qui vous amène ? Venez-vous ici pour nous espionner ? [César, B. G., 1, 47] Et, sans leur donner le temps de s’expliquer, il les fit mettre aux fers.

Le même jour il changea de position et vint s’établir au pied d’une montagne â six mille pas du camp ennemi ; le lendemain il fit défiler son armée à la vue des retranchements romains et alla se poster à deux milles par-delà, dans le but d’intercepter les convois de grains et de vivres qui venaient de Bibracte et de la Séquanie. Cinq jours de suite, César tira ses légions de son camp et les mit en bataille, offrant le combat à Arioviste, s’il voulait l’accepter ; mais Arioviste retint constamment ses troupes de pied derrière ses lignes, quoiqu’il escarmouchât tous les jours avec sa cavalerie. Les Germains étaient particulièrement exercés à ce genre de combat. Ils avaient dix mille hommes de cavalerie auxquels était attaché pareil nombre de fantassins des plus agiles et des plus braves ; chaque cavalier avait choisi le sien sur toute l’armée ; ils combattaient ensemble. Les cavaliers, dans les moments difficiles, se repliaient sur leur infanterie ; elle venait à leur secours ; elle environnait ceux d’entre eux qui tombaient de cheval grièvement blessés : s’il fallait se porter en avant ou faire prompte retraite, ces fantassins avaient acquis une telle légèreté, par l’exercice, qu’en se prenant à la crinière du cheval, ils l’égalaient en vitesse [César, B. G., 1, 48].

Voyant qu’Arioviste ne voulait pas sortir de son camp, César, afin de n’être pas plus longtemps séparé de ses moyens de subsistance, choisit et marqua une position avantageuse, environ six cents pas au-delà de celle que les Germains occupaient, et ayant formé son armée sur trois lignes, il y marcha dans cet ordre. Arrivé sur le terrain, il ordonna que la première et la seconde ligne restassent sous les armes, tandis que la troisième travaillerait aux retranchements. Ce camp, comme il vient d’être dit, se trouvait à six cents pas de celui de l’ennemi. Arioviste détacha seize mille hommes de troupes légères et toute sa cavalerie pour harceler les travailleurs. César ordonna aux deux premières lignes de repousser l’attaque et à la troisième de continuer le retranchement. L’ouvrage terminé, César y laissa une partie des auxiliaires avec deux légions, et ramena les quatre autres au camp principal [César, B. G., 1, 49].

Le lendemain, suivant la coutume, il fit sortir les troupes des deux camps, et, s’étant porté en avant du grand, les mit en bataille et présenta le combat. Vers midi, voyant que l’ennemi ne bougeait pas, il les fit rentrer ; alors seulement Arioviste envoya une partie des siennes attaquer le petit camp, et le combat se soutint avec acharnement jusqu’au soir. Au coucher du soleil, Arioviste retira ses gens ; il y eut beaucoup de blessés de part et d’autre. Comme César s’enquérait des captifs pourquoi Arioviste ne voulait pas combattre, il apprit que c’était la coutume des Germains de faire décider par les femmes, d’après les règles de la divination consacrées chez eux, s’il fallait ou non livrer bataille, et qu’elles avaient déclaré toute victoire impossible avant la nouvelle lune [Plutarque, César].

Le jour suivant, César, ayant laissé une garde suffisante dans les deux camps, rangea en bataille tous les auxiliaires dans le nouveau ; comme les légionnaires étaient peu nombreux en comparaison des Germains, les alliés lui servirent à déployer un front imposant. Il forma ensuite trois lignes, et marcha aux ennemis. Lorsque les Germains se virent forcés à combattre, ils sortirent de leur camp et se rangèrent par nations : Harudes, Marcomans, Tribokes, Vangions, Némètes, Séduses, Suèves, tous étaient à égale distance les uns des autres. Afin de s’ôter tout espoir de fuite, ils formèrent autour de leurs colonnes une enceinte d’équipages et de chariots ; les femmes placées dessus, tendant les mains aux soldats qui défilaient devant elles, les conjuraient avec des sanglots de ne pas livrer leurs familles en esclavage aux Romains [César, B. G., 1, 51].

César, ayant partagé la conduite des légions à ses lieutenants et à son questeur, afin que chaque soldat eût parmi les chefs un témoin de sa valeur, engagea le combat par son aile droite. Au premier signal, les Romains chargèrent si brusquement, et les Germains accoururent avec tant de précipitation à leur rencontre, que ni les uns ni les autres ne purent faire usage des javelots, faute de temps et d’espace pour les lancer ; on tira la glaive et on se battit corps à corps. Mais les Germains, ayant promptement formé leur phalange accoutumée [César, B. G., 1, 52], soutinrent avec fermeté le choc des épées romaines. On vit alors des légionnaires s’élancer sur la voûte de boucliers qui couvrait cette phalange, les arracher avec leurs mains ou les briser à grands coups d’épée, et égorger l’ennemi dont ils foulaient la tête sous leurs pieds[13].

L’aile gauche des Germains, attaquée par César en personne, fut d’abord rompue et mise en déroute ; mais leur aile droite fit plier la gauche des Romains et l’accablait, quand le lieutenant P. Crassus, commandant de la cavalerie, plus libre de ses mouvements que ceux qui étaient engagés clans l’action, envoya en avant la troisième ligne pour soutenir les légions épuisées. Par là, le combat fut rétabli. Enfoncés de toutes parts, les Germains prirent la fuite et ne s’arrêtèrent qu’au bord du Rhin, éloigné d’environ cinq milles du champ de bataille ; quelques-uns, se fiant à leurs forces, se hasardèrent à le passer à la nage ; d’autres eurent le bonheur de trouver des barques pour se sauver. De ce nombre fut Arioviste ; il rencontra un esquif attaché à la rive, et parvint à s’échapper [César, B. G., 1, 53]. Tout le reste fut taillé en pièces par la cavalerie romaine. Arioviste avait deux femmes : la première était Suève ; il l’avait amenée de son pays ; la seconde était native du Norique, et sœur du roi, Vocion, qui la lui avait envoyée en Gaule, pour l’épouser ; elles périrent dans la déroute, et de deux filles qu’elles lui avaient données, l’une fut tuée, l’autre captive. Lui-même ne leur survécut que peu de temps ; il mourut bientôt en Germanie, ou des suites de ses blessures, ou du chagrin de sa défaite [César, B. G., 5, 27]. Valerius Procillus était emmené, chargé de trois chaînes par ses gardiens fugitifs ; César le retrouva tout à coup en poursuivant l’ennemi avec sa cavalerie ; cette rencontre ne lui causa pas moins de plaisir que la victoire même. Procillus lui dit qu’il avait vu trois fois jeter le sort pour décider s’il serait livré aux flammes, ou si l’on renverrait sa mort à un autre temps, et que trois fois le hasard l’avait sauvé [César, B. G., 1, 53]. Mettius fut aussi rejoint et ramené.

A la nouvelle de cette victoire, les Suèves qui étaient déjà sur les bords du Rhin, se mirent en devoir de regagner leurs forêts, et les habitants de la rive les voyant épouvantés les poursuivirent et leur tuèrent beaucoup de monde. Ayant ainsi terminé deux grandes guerres en une seule campagne, César mena ses troupes en quartier d’hiver chez les Séquanes; il les y laissa aux ordres de son lieutenant T. Labienus ; et partit pour aller tenir l’assemblée annuelle dans la province cisalpine qu’il réunissait avec la transalpine sous son gouvernement[14].

 

 

 



[1] César, bell. Gall., I, c. 31-44 et sqq ; VII, c. 12.

[2] Magetobriga ou Magetobria. Il n’y a plus de doute aujourd’hui sur la situation de cette ville au confluent de la Saône et de l’Ognon, dans le lieu appelé maintenant Mogte-de-Broie. La découverte d’un fragment d’urne sur lequel on lit MAGETOR., confirme à ce sujet toutes les conjectures de d’Anville (Notice de la Gaule, p. 60).

[3] Or, hauteur, colline, et, dans le sens présent, vallée ; ced, cent.

[4] DUBNOREX et DUBNOBRIX, dans les médailles. Eckel. Doctr. num. vett., t. I, p. 62-74. — A l’époque où nous sommes arrivés, le mot rix ou plus correctement righ, chef, ajouté à un nom propre ne désignait plus, comme antérieurement, un commandement dans l’état ou une souveraineté indépendante. Ce n’était plus qu’un affixe sans valeur politique, qui s’ajoutait aux noms des plébéiens et des simples particuliers, de même qu’à celui des nobles et des magistrats, indistinctement ; il indiquait pourtant que le personnage qui le portait était de quelque importance par lui-même ou par sa famille.

[5] Peuple de Bâle.

[6] Peuple de Stublingen, en Souabe, à ce qu’on suppose.

[7] Peuple inconnu, habitant probablement sur la rive septentrionale du Rhin.

[8] Le pays qu’ils abandonnèrent prit le nom de désert des Boïes. Pline, III, c. 27.

[9] César, Bell. Gall., I, c. 5. — La contrée occupée en dernier lieu par les Boïes prit le nom de Boïoaria ; c’est aujourd’hui la Bavière.

[10] Verudoctius. Ce mot que César donne comme un nom propre, est composé de ver, homme, et de dacht ou docht, parole.

[11] César, Bell. Gall., 1, 13. — Cette victoire causa à César une double joie ; elle effaçait l’ignominie et vengeait la défaite des légions de Cassius ; elle le vengeait aussi lui, César, d’une injure de famille, parce que son beau-père était petit-fils de ce L. Pison qui fut tué à la journée du Léman.

[12] La bataille du Léman s’était donnée cent sept ans avant J.-C., cinquante ans avant l’émigration des Helvètes. Divicon , à cette époque, commandant en chef de sa horde, devait avoir au moins de vingt à vingt-cinq ans.

[13] César, Bell. Gall., 1, 52 — Florus, III, c. 10 . — Orose, VI, c. 7.

[14] César, Bell. Gall., X. — Epitom, Tite-Live, c. IV. — Plutarque, in César, p. 717. — Dion Cassius, XXXVIII. — Florus, III, c. 10. — Orose, VI, c. 7.