HISTOIRE DES GAULOIS

Deuxième partie

CHAPITRE III.

 

 

AU BORD de l’océan septentrional, dans la péninsule kimrique et sur la côte voisine, habitait, comme le lecteur doit se le rappeler, la plus forte des hordes kimriques restées au-delà du Rhin [part. I, c. 1] ; au-dessus d’elle, vers le nord, habitait aussi, depuis plusieurs siècles, une de ces nations teutoniques dont la race occupa bientôt la presque totalité des contrées transrhénanes. Une catastrophe terrible vint bouleverser la demeure de ces Kimris et de ces Teutons de la Baltique; par suite d’un tremblement de terre [Appien, bell. Illyr.], la mer, sortie de son lit, engloutit une partie du rivage[1]. Effrayés, les deux peuples se retirèrent : l’épouvante les rapprocha ; ils se confondirent en une seule horde, s’armèrent, et se précipitèrent vers le sud-est, non moins impétueux, non moins redoutables que cet océan débordé qui lés poussait devant lui.

La horde totale comptait trois cent mille guerriers ; les vieillards, les femmes, les enfants, suivaient dans des chariots [Plutarque, Marius]. Boïo-rix, jeune homme d’une âme intrépide, mais violente [Tite-Live, epit. LXVII], avait le commandement suprême des Kimris, et dirigeait les chefs inférieurs, Céso-rix, Luk ou Lucius, et Clod[2], appelé par les Romains Claudius. Teutobokhe[3] commandait les Teutons ; la stature et la force de ce roi tenaient de prodige, il franchissait d’un saut six chevaux rangés de front [Florus, l. c.].

Partis des bords de la Baltique, et se dirigeant au sud-est, en remontant l’Oder ou l’Elbe, les émigrants arrivèrent aux frontières des Boïes, peuple Kimri établi, comme on l’a dit plus haut, dans le plateau des monts Sudètes [part. I, c. 1]. Ils voulaient traverser ce pays, mais les Boïes firent une résistance si vive qu’ils les forcèrent à se détourner plus au midi [Posid. ap. Strab., VII] ; la horde passa le Danube, traversa la forêt Hercynie, et vint tomber sur le Norique, qu’elle mit à feu et à sang. Après avoir dévasté toute la campagne, elle s’approcha de la capitale Noreïa, qui ferma ses portes et se défendit.

Noreïa, située au nord, sous les alpes Tridentines, était de ce côté la clé de l’Italie. Rome alarmée envoya le consul Papirius Carbon, à la tête de forces considérables, garder les défilés des montagnes, et observer de-là les mouvements des Kimro-Teutons ; il les trouva toujours occupés du blocus de Noreïa qui résistait bien, ou plutôt qu’ils ne savaient pas assiéger. Du haut des Alpes où il avait pris position, Papirius s’adressa à leurs chefs avec le ton impérieux d’un consul romain parlant à des barbares : Je vous ordonne de vous retirer, leur fit-il dire ; respectez un pays allié du peuple romain. C’était la première fois que les Kimro-Teutons se trouvaient face à face avec ce peuple romain, dont le nom sans doute avait pénétré dans leurs forêts, et dont ils entendaient tant de récits depuis qu’ils avaient quitté la Baltique. Au moment de se mesurer, ils hésitèrent; et leur réponse aux sommations de Carbon fut humble et pacifique. Leurs ambassadeurs vinrent assurer le consul que l’intention de la horde n’était pas de s’établir en Norique ; et que, si les Romains avaient des droits sur ce pays, elle porterait ailleurs ses conquêtes. La modération de ce message enhardit le général romain ; afin de terminer la guerre promptement et d’un seul coup, il imagina une de ces ruses dont sa nation n’était point avare, mais qu’elle qualifiait, chez ses ennemis, de perfidie et de foi punique. Il combla de caresses les envoyés kimris, affirmant qu’il ne désirait point la guerre, et qu’il était complètement satisfait des dispositions pacifiques de leurs frères. Ensuite, sous prétexte de les ramener à Noreïa par un chemin plus court et meilleur que celui qu’ils venaient de parcourir, il leur donna des guides qui les égarèrent. Cependant, sans un instant de retard, il fit prendre les armes à ses légions, se mit en marche, et tomba à l’improviste, au milieu de la nuit, sur le camp des assiégeants [113 av. J.-C.]. Quoique surpris, et cernés entre deux armées, ceux-ci soutinrent l’attaque avec vigueur ; le combat dura toute la nuit et à leur avantage ; lorsque le jour parut, aucun des Romains n’aurait échappé sans un violent orage qui protégea leur fuite[4].

Cette victoire livrait à la horde l’entrée de l’Italie, néanmoins elle n’osa pas y pénétrer. Continuant ses courses dans l’Illyrie, elle la ravagea en tous sens, depuis l’Adriatique jusqu’au Danube; et depuis les Alpes jusqu’aux montagnes de la Macédoine et de la Thrace. Au bout de trois ans, chargée de dépouilles, elle revint sur ses pas; et par le cours supérieur du Rhin, elle entra dans les vallées des Alpes helvétiques[5].

L’Helvétie, comme on sait, embrassait le territoire montagneux que limitent au nord le Rhin au midi la vallée du Rhône et le bassin du Léman, à l’ouest la chaîne du Jura. Enfermées par cette ceinture de montagnes et de larges fleuves, presque sans communication avec le reste de la Gaule ; les six tribus[6] composant le peuple helvétien étaient restées presque totalement étrangères ait mouvement de civilisation qui se faisait sentir dans les plaines transjuranes. Cet isolement, et la vie pastorale à laquelle la nature du sol les condamnait, perpétuaient chez elles les vieilles habitudes gauloises de guerre et de vagabondage : toujours inquiètes, toujours en armes, elles passaient leur vie à faire ou à repousser des incursions du côté de leur frontière du Rhin. De grandes expéditions, dont le souvenir ne, nous est pas resté, avaient valu à ce peuple un butin immense; et sa richesse, dans l’opinion des Gaulois, pouvait si, comparer à sa bravoure [Strabon, 4]. A la vue des chariots chargés de dépouilles que les Kimro-Teutons traînaient avec eux, les Helvètes sentirent se réveiller leur passion pour les aventures; et bien loin de recevoir en ennemis les nouveaux venus, trois de leurs tribus se levèrent en masse pour les suivre : c’étaient les Tigurins[7], les Tughènes[8], et les Ambrons ou Imbra, issus de ces anciens Galls-Ombriens qui trouvèrent un refuge en Helvétie, après leur expulsion de l’Italie circumpadane [part I, c. 1]. Cette dernière tribu la plus nombreuse des trois avait sur pied trente mille hommes [Plutarque, Marius]. Les Tughènes étaient la plus faible, et s’incorporèrent avec l’une des deux autres. Les préparatifs ne furent pas longs, et la horde helvétienne réunie à la horde Kimro-Teutone tourna l’extrémité septentrionale du Jura, et se précipita sur la Gaule.

Les Belges soutinrent avec fermeté ce choc terrible, et ne laissèrent point entamer leur frontière [César, B. G., 2, 4. – Strabon, 4]. Il paraît d’ailleurs qu’il y eut des pourparlers entre ces descendants des Kimris et les Kimris de la horde ; et que la conformité de langage, le souvenir d’une commune origine, et par-dessus tout sans doute l’égalité des forces, ayant rapproché ces deux peuples, donnèrent lieu à un accommodement entre les Belges et les hordes envahissantes. Par suite de ces relations de bonne amitié, les coalisés obtinrent des Belges-Éburons la cession d’un lieu de dépôt où ils placèrent le bagage qui- les gênait dans leur marche [César, B. G., 2, 29]. Ce lieu, nommé Aduat [Ibid.], et l’un des meilleurs forts de la Belgique, servait aux Eburons à déposer le butin conquis dans les guerres extérieures, ou à mettre en sûreté leurs biens meubles durant les guerres défensives. C’était un vaste enclos, plus bas que le sol et fermé par des rocs à pic, qui ne laissaient entre eux qu’une seule issue large d’environ deux cents pieds, et aisée à intercepter au moyen de palissades et d’abatis d’arbres. Les hordes en s’éloignant y laissèrent, à la garde de leurs bagages, une garnison de six mille Kimris [César, B. G., 2, 29], garnison tout à fait insuffisante, malgré la force naturelle du lieu, si les coalisés n’eussent compté sur l’amitié des nations belgiques.

Tous les désastres de l’invasion allèrent donc s’appesantir sur la Gaule centrale, les champs furent dévastés, les villes brûlées ; le peuple, désertant les campagnes, se pressa de toutes parts dans les enceintes fortifiées où la faim ne tarda pas à le suivre ; mais sa résistance fut héroïque. On vit dans plus d’une ville: les assiégés réduits à une effroyable nourriture, plutôt que de se rendre, sacrifier ceux d’entre eux que l’âge ou la faiblesse rendaient inutiles à la commune défense ; ces épouvantables calamités durèrent près d’un an [Ibid., 7, 77].

Voyant la Gaule, à l’exception des places de guerre, ravagée de fond en comble, les Kimro-Teutons s’acheminèrent vers la nouvelle province romaine, que gardaient les milices du pays et plusieurs légions ; mais ils n’osèrent pas en toucher la frontière[9]. La puissance que le seul nom de Rome exerçait sur eux les arrêta devant la faible barrière du Rhône, comme elle les avait arrêtés, dans les Alpes noriques, devant les passages ouverts de l’Italie. Cette puissance même n’avait fait que s’accroître depuis la journée de Noreïa, malgré la défaite de Carbon ; car partout, durant ses courses vers l’orient, la horde avait rencontré les Romains, en Illyrie, en Macédoine, en Thrace ; et voilà qu’aux extrémités de l’occident, c’étaient encore les Romains qu’elle trouvait devant elle ; une domination si gigantesque la frappait d’un respect superstitieux. Pour la seconde fois essayant de traiter avant d’en venir aux mains, les Kimro-Teutons adressèrent au commandant de la Province, M. Silanus, d’autres disent au sénat lui-même, un message par lequel ils demandaient des terres, offrant en retour à la république le service perpétuel de leurs bras[10]. Silanus renvoya avec mépris ces députés [107 av. J.-C.] : Rome n’a, leur dit-il, ni terre à vous donner, ni services à attendre de vous ; puis passant le Rhône il courut attaquer les coalisés dans leur camp, mais il fut battu et mis en déroute [Tite-Live. – Florus, l. c.]. Cependant la Province ne fut point envahie ; la population gauloise, déployant une énergie admirable, défendit la ligne du Rhône et des Cévennes, jusqu’à l’arrivée de nouvelles légions.

L’année suivante se passa en tentatives infructueuses de la part des hordes alliées pour pénétrer dans la Province. Enfin, elles prirent le parti de se partager et d’attaquer simultanément sur plusieurs points. Les Tigurins, sous la conduite de Divicon, se chargèrent d’envahir le territoire allobroge, soit parle pont de Genève, soit par les gués qu’ils savaient exister dans le Rhône, un peu au-dessous de cette ville. Les autres Helvètes et les Kimro-Teutons se dirigèrent plus au midi. Ce plan obligeait les Romains à diviser aussi leurs forces. Le consul L. Cassius gagna Genève en toute hâte, et traversa le Rhône pour fermer aux Tigurins le passage du Jura, tandis que son lieutenant Aurelius Scaurus alla faire face aux Kimris. Des deux côtés la fortune fut contraire aux Romains. Cassius, prévenu dans son mouvement, et assailli lui-même à l’improviste, eut son armée taillée en pièces sur les bords du Léman[11] ; il resta sur le champ de bataille avec un de ses lieutenants, L. Pison, et les plus braves légionnaires[12]. En vain les débris des légions se retranchèrent dans leur camp, et cherchèrent à s’y défendre ; Divicon les y força et ne leur laissa la vie qu’à des conditions si dures que Rome, au temps de ses plus grands revers, ne les avait subies qu’une fois ; il les obligea à livrer la moitié de leur équipement, à fournir des otages, enfin à passer sous le joug[13]. Les Romains se résignèrent à tout ce qu’on voulut d’eux; et, le lieutenant C. Publius à leur tête, ils se courbèrent sous les lances gauloises à la vue des remparts de Genève ; non moins humiliés des regards de leurs sujets que des railleries de leurs ennemis.

Les hordes n’étaient pas moins heureuses au midi qu’au nord; et, tandis que Cassius succombait, Aurelius Scaurus, après avoir été témoin de la fuite de son armée, tombait prisonnier entre les mains des Kimris. Tant de succès enhardirent ces peuples ; ils résolurent de passer les Alpes à tout hasard [107 av. J.-C.], et d’aller saisir corps à corps cette république si fameuse et qu’ils avaient toujours trouvée si faible ; leur chefs, réunis en conseil, discutèrent le plan d’invasion et le sort qui devait être fait à l’Italie. Ils agitèrent si l’Italie serait saccagée seulement ou partagée ; si les Romains seraient réduits en esclavage ou exterminés jusqu’au dernier, afin que la race des Kimris et des Teutons peuplât seule la ville à qui tant de contrées obéissaient[14]. Scaurus chargé de chaînes assistait, sous la tente du conseil, à cette délibération. Interrogé, par interprète sans doute, sur les forces de son pays, il s’exprima avec courage et dignité, il exalta la puissance de Rome, ses légions, son inébranlable constance, et sa fortune qui, pour s’être retirée d’elle un instant, ne l’avait point abandonnée. Je vous le conseille, osa-t-il leur dire [Tite-Live, epit. LXVII], ne passez pas les Alpes, ne mettez pas le pied en Italie, car ma patrie est invincible ! Les paroles et le ton hardi du prisonnier offensèrent ce sénat sauvage ; Boïo-rix, bouillant de colère, s’élança, l’épée à la main, et perça Scaurus sur la place [Tite-Live, l. c.]. Les chefs se séparèrent cependant sans avoir rien décidé, soit que la fermeté du Romain eût réveillé leurs anciennes terreurs, soit qu’ils hésitassent à s’aventurer de l’autre côté des Alpes avant d’avoir soumis ou du moins gagné à leurs intérêts la province romaine de la Gaule: Ils s’arrêtèrent définitivement à ce dernier parti.

Ce n’était pas sans une joie secrète que les Gaulois provinciaux avaient vu les défaites réitérées de leurs maîtres ; et si les vainqueurs ne s’étaient pas montrés d’abord si cruels, nul doute que les sujets de Rome, s’associant à leurs succès, n’eussent secoué le joug et peut-être tenté davantage. Mais les scènes déplorables dont la Gaule avait offert le spectacle, épouvantaient ces peuples; quelque ardent que fût leur désir d’indépendance, la plupart ne pouvaient envisager de sang-froid une alliance avec les Kimro-Teutons. Il y en eut pourtant qui l’osèrent et prêtèrent en secret l’oreille aux chefs alliés, qui les sollicitaient de combiner leurs forces, non seulement pour expulser les Romains, mais pour les poursuivre jusqu’en Italie ; toutefois un seul se déclara ; ce furent les Volkes Tectosages, qui, bien que n’appartenant pas à la Province, étaient liés à la république romaine par le titre de fédérés. Rome, interprétant à sa guise un titre qu’elle avait donné, sous prétexte de défendre un point militaire important, s’était emparée de leur capitale, Tolosa ou Tolose, dès le commencement de la guerre, et y avait mis garnison : cet acte insolent de souveraineté irrita les Tectosages ; d’ailleurs ils avaient toute raison de craindre qu’après l’éloignement du péril, leur ville ne restât à perpétuité entre lès mains de ses protecteurs.

L’idée de la servitude pesait surtout aux Tectosages, elle humiliait leur orgueil assez légitimé par ces brillantes expéditions dont Tolose conservait des trophées. A cela se joignaient les mêmes motifs qui avaient agi sur les nations belgiques du nord. Les Tectosages aussi étaient Belges et Kimris ; et cette communauté de langue et d’origine avec les Kimris d’outre Rhin, fut entre les chefs des deux peuples une facilité de plus pour s’entendre et un attrait de plus pour se lier [Dion, Frag. ap. Vales]. Copill[15], roi des Tectosages, conclut un traité d’amitié avec Boïo-rix ; et les Tolosates, en signe d’adhésion, faisant main basse sur les Romains qui tenaient garnison dans leurs murs, les mirent aux fers. Mais pendant l’absence de Copill, et l’éloignement des Kimro-Teutons, avant que les Tectosages ne se fussent suffisamment organisés, des troupes arrivées d’Italie [106 av. J.-C.], fort à propos pour les Romains, déconcertèrent ces mesures [Dion, Frag. ap. Vales]. Tolose tint bon néanmoins, et le général ennemi Q. Servilius Cépion n’y pénétra que par la trahison de quelques habitants vendus au parti de l’étranger ; la ville, livrée à la faveur de la nuit, fut saccagée de fond en comble [Ibid.].

Il n’était bruit par toute l’Italie que des immenses richesses accumulées à Tolose. Les aventuriers Tectosages de retour du pillage de la Grèce avaient rapporté, disait-on, dans leur ville natale, tous les trésors de Delphes et la dépouille de vingt autres temples. On ajoutait qu’une maladie contagieuse s’étant déclarée presque aussitôt, les devins gaulois l’attribuèrent à la vengeance des dieux dépouillés et ordonnèrent par forme d’expiation que tout ce butin fût précipité au fond d’un lac sacré que renfermait l’enceinte de la ville[16]. L’histoire circonstanciée de la campagne des Gaulois en Grèce démontre suffisamment l’absurdité, ou du moins l’exagération de ces récits. Ce qui paraît certain c’est que Tolose possédait beaucoup d’or et d’argent en lingots, provenant en partie des expéditions lointaines des Tectosages, en partie des mines des Pyrénées, mais surtout de son lac [Posidon. ap. Strab., 4] et de son temple de Bélen [Apollinis. Orose, V, c. 15] dont le renom de sainteté attirait de toutes parts les offrandes des particuliers et des peuples.

Au reste quelle que fût l’origine de ces richesses, elles devinrent la proie des soldats romains; leur avarice n’épargna ni les lieux sacrés, ni les lieux profanes, et le trésor de Bélen fut enlevé de son lac par des plongeurs. Toutefois la spoliation ne put pas être complète ; et lorsque, par la suite, la république s’empara des lacs sacrés des Tectosages et les vendit, les spéculateurs romains qui les desséchèrent y trouvèrent encore des masses considérables d’or et d’argent [Strabon, 4]. Les anciens historiens varient sur la somme que le consul Cépion ramassa dans ce pillage général ; celui dont le sentiment est le plus suivi, la fait monter à cent dix mille livres pesant d’or et quinze cent mille pesant d’argent[17]. Ce butin, suivant la loi romaine, devait appartenir à la république ; mais le consul ne résista pas à la tentation de se l’approprier. Il imagina de le faire voiturer à Massalie, sous prétexte que c’était une place sûre, et en communication fréquente avec Rome ; en même temps il fit dresser, dit-on, sur la route, une embuscade oit l’escorte et les chariots tombèrent l’escorte périt et l’argent fut partagé entre lui et ses complices[18].

L’année s’écoula sans de grands faits d’arrhes entre Cépion et les hordes ; des forces considérables arrivèrent cependant de l’Italie, et le consul Cn. Manlius, qui succéda à celui-ci, voulut reprendre l’offensive et passa sur la rive droite du Rhône. Le sénat, par, une faute qui lui devint fatale, avait trouvé bon de partager le commandement à égalité entre l’ancien consul et le nouveau; et ce fut dans l’armée romaine une source de discordes. Cépion, qui se croyait supérieur à Manlius par la naissance et par l’expérience de la guerre, affichait envers son collègue les prétentions les plus hautaines ; il voulut avoir son département séparé, camper, manoeuvrer et combattre séparément. Cette mésintelligence ne fut pas longtemps un secret pour l’ennemi ; un de ses corps d’armée composé des Kimris et des Ambrons s’approcha du camp de Manlius, afin d’observer les mouvements des chefs et d’épier l’occasion favorable. Mais aussitôt Cépion, désireux d’enlever à son rival l’honneur d’une victoire qu’il croyait facile, changea de position, et vint placer son camp entre celui du consul et celui des hordes; les deux armées romaines se trouvaient alors non loin du Rhône, sur la rive droite. La réconciliation apparente des deux généraux fit impression sur les Kimris; ils commencèrent à hésiter, et suivant leur habitude ils envoyèrent au consul un messager de paix. Pour arriver au camp de Manlius, il fallait, comme nous venons de le dire, traverser les quartiers de Cépion. Par une basse et ridicule jalousie, ce général irrité de ce que les propositions n’étaient pas adressées à lui plutôt qu’à son collègue, arrêta au passage les députés, les injuria et les menaça même de la mort [Dion, excerpt. à Vales].

Le récit de cet outrage remplit d’un violente colère les guerriers Ambrons et Kimris ; ils se rassemblèrent sur-le-champ, et, par un acte religieux qui préludait d’ordinaire chez les Kimris aux guerres à outrance et aux batailles sans quartier, ils vouèrent solennellement aux dieux tout ce que la victoire ferait tomber entre leurs mains. Ils se précipitèrent alors au combat. Les Ambrons surtout montrèrent un courage terrible [Plutarque, Marius] ; les camps de Cépion et de Manlius furent forcés l’un après l’autre ; quatre-vingt mille soldats romains et quarante mille esclaves on valets d’armée tombèrent sous le sabre, la hache et le javelot: tout le reste fut pris, à l’exception de dix hommes, les seuls, au rapport des historiens, qui échappèrent à cette effroyable boucherie [Paul Orose, V, 16]. De ce nombre se trouvait un jeune homme que nous verrons plus tard jouer dans la Gaule un rôle brillant, Q. Sertorius ; on raconte que, culbuté de cheval et blessé, il eut encore assez de force pour traverser le Rhône à la nage, portant son bouclier et sa cuirasse [Plutarque, in Sertorio]. Cépion fugitif repassa les Alpes : cette bataille eut lieu le sixième jour du mois d’octobre.

Maîtres des deux camps romains, les vainqueurs accomplirent religieusement leur vœu barbare : hommes et choses, tout ce qui avait appartenu à l’ennemi fut anéanti sans miséricorde [Paul Orose, V, 16]. Les prisonniers étaient pendus à des arbres; l’or et l’argent jetés dans le Rhône ; le bagage mis en pièces, les armes et les cuirasses brisées, les brides des chevaux rompues, et les chevaux eux-mêmes précipités périssaient dans les gouffres du fleuve [Ibid.]. Cette victoire mettait une partie de la Province à la discrétion des Kimris, ils en dévastèrent tout le littoral depuis le Rhône jusqu’aux Pyrénées [Tite-Live, epit. LXVII]. On ne sait ce que devinrent dans cette tempête les riches établissements massaliotes et italiens, et surtout Narbonne avec ses citoyens romains et ses édifices commencés. Arrivés au pied des Pyrénées [Ibid.], et voyant le passage de l’Espagne ouvert devant eux, les Kimris furent tentés d’y porter leurs armes ; ils le firent en effet, tandis que le reste des hordes, attendant leur retour, dressait ses tentes dans quelque canton de la Gaule.

Il serait impossible de peindre la consternation de l’Italie au récit de ces désastres ; la journée du Rhône, comme celle d’Allia, dont elle réveillait le souvenir, fut maudite et déclarée à jamais funeste [104 av. J.-C.]. Dès la défaite de Carbon sous les Alpes noriques, l’imagination populaire s’était plu à se créer un tableau effrayant de ces hordes dévastatrices, de leur stature, de leur force, de leur irrésistible impétuosité; aujourd’hui que six armées romaines avaient comme dis paru sous leurs pas, la réalité semblait surpasser toutes les conceptions de la peur; et un morne abattement gagnait tous les esprits[19]. Dans ces conjonctures, Rome crut pouvoir déroger aux formes les plus respectées de sa constitution [Plutarque, Marius] ; elle nomma au consulat un général absent, et, durant trois années, le maintint dans cette charge : c’était le célèbre Marius, homme d’un vaste génie, mais rude, violent, inflexible dans la discipline, et, comme on l’a dit, non moins terrible au soldat romain que ces bandes farouches dont il devait arrêter les ravages.

Marius se rendit dans la Province, et avec l’aide des Massaliotes, y travailla à de grands préparatifs de défense. La longue accumulation du limon charrié par le Rhône, et du sable que la mer potasse en sens contraire, avait formé autour des bouches du fleuve une barre qui en rendait l’entrée difficile, et ce n’était pas sans beaucoup de temps et sans quelques périls que les gros navires chargés parvenaient à y pénétrer. Marius, qui voulait tirer ses approvisionnements de l’Italie et avoir la mer libre, fit creuser par ses soldats un canal large et profond, qui communiquait avec le Rhône un peu au-dessus d’Arélate, traversait la plaine stérile nommée Champ pierreux, et à son embouchure dans la mer offrait aux vaisseaux une rade commode[20]. Ce canal, susceptible de servir au besoin de ligne de défense, reçut le nom de Fossœ Marianœ, fosses de Marius. A son départ de la Gaule, le consul l’abandonna aux Massaliotes, en récompense de leurs fidèles services : ceux-ci y établirent des droits d’entrée et de sortie dont le revenu devint considérable [Strabon, 4] ; ils bâtirent même près de l’embouchure une ville qui porta le même nom que le canal. Aujourd’hui l’ouvrage de Marius est comblé ; mais le village de Foz nous offre un vestige encore subsistant de la ville massaliote et de son nom.

C’était par ces travaux prodigieux que Marius exerçait ses soldats durant l’absence des Kimro-Teutons [103 av. J.-C.] ; et son génie infatigable pourvoyait en même temps à tout ce qui pouvait préparer et assurer le succès. L’insurrection des Tectosages et la découverte d’intelligences secrètes entre quelques villes provinciales et les hordes avaient rendu la Province fort suspecte aux Romains. Marius désirait vivement savoir à quoi s’en tenir sur la disposition intime de chacun de ces peuples ; il eût voulu profiter du relâche que lui laissait l’ennemi du dehors pour prévenir et désarmer celui du dedans. Afin d’éclaircir ses doutes, il imagina d’adresser aux principales cités une dépêche fermée et scellée avec défense expresse de l’ouvrir avant un jour déterminé ; mais ayant devancé l’époque et fait redemander toutes ses lettres, il trouva que la plupart avaient été décachetées, ce qui le confirma dans sa défiance [Frontin, Strat., I, 2, n. 6.]. Soit que Marius, par suite de cette défiance, exerçât sur les malheureux provinciaux des rigueurs insupportables, soit qu’une conspiration préparée de longue main fût enfin venue à maturité, des soulèvements éclatèrent dans plusieurs cantons à la fois, et les Tectosages, qui avaient le plus d’injures à venger, se mirent les premiers en campagne, sous la conduite de leur roi Copill. Le lieutenant Corn. Sylla, chargé par le consul d’étouffer ces révoltes, battit en plusieurs rencontres les insurgés[21], écrasa l’armée Tectosage, fit prisonnier son chef [Plutarque, Sylla] ; et, pour la seconde fois, comme disaient les Romains, la nation des Volkes fut pacifiée.

Cependant le plus cruel ennemi de cette nation, l’ancien consul Servilius Cépion, retiré à Rome depuis la défaite du Rhône, ne jouissait pas sans trouble du fruit de ses brigandages. Le peuple, qui attribuait à sa conduite coupable comme général et aux profanations commises à Tolose tous les malheurs de cette journée [Justin, 33, 3], avait ordonné une enquête contre lui et ses complices, pour soustraction de deniers publics. Quelque temps Cépion parvint à se soustraire à cette enquête et à une condamnation inévitable, favorisé parle sénat qui protégeait en lui l’auteur de certaines lois aristocratiques, et qui d’ailleurs ne voyait jamais sans déplaisir des accusations pour fait de concussion ou de péculat. Le peuple enfin l’emporta. Dépouillé de son rang et de sa fortune, Cépion, réduit à la plus extrême pauvreté, alla finir en Asie une vie méprisée; sas filles, héritières de sa misère, ajoutèrent encore au déshonneur de son nom, et périrent comme lui dans l’opprobre[22]. Cette série d’infortunes qui anéantissaient toute une famille naguère puissante et illustre parut aux Romains un coup manifeste des vengeances du ciel ; on prétendit même qu’un sort non moins rigoureux avait frappé l’un après l’autre tous les complices de Cépion [Aulu. Gell., 3, 9]. Cette croyance enracinée parmi le peuple, donna naissance à un proverbe fameux : quand un homme semblait poursuivi dans sa fortune ou dans sa vie par une fatalité implacable, on disait de lui : Cet homme a de l’or de Tolose [Ibid.].

Depuis deux ans [103-102 av. J.-C.], que les Kimris s’étaient jetés sur l’Espagne, ils en avaient dévasté la plus grande partie sans éprouver beaucoup de résistance ; mais, ayant enfin trouvé chez les Celtibères un peuple capable de leur tenir tête, ils jugèrent à propos de battre en retraite, repassèrent les monts, et vinrent se rallier à leurs confédérés dans les plaines de la Gaule [Tite-Live, epit. LXVII]. L’Illyrie, la Gaule, l’Espagne avaient donc été tour à tour la proie de ces hordes. De toutes les contrées de l’occident l’Italie seule avait échappé à leur avidité, et manquait seule à leur gloire ; ils se déterminèrent à l’envahir sans plus tarder, mais de deux côtés à la fois, afin de diviser les forces des Romains et inspirer une terreur plus profonde. Les Kimris, réunis aux Tigurins, se dirigèrent vers les Alpes tridentines, à travers l’Helvétie et le Norique, tandis que les Ambrons et les Teutons se chargeaient de franchir les Alpes maritimes, après avoir balayé les légions de la Province ; le rendez-vous général fut fixé sur les bords du Pô [Plutarque, Marius].

Pendant ces mouvements de l’ennemi, Marius, pour l’observer de près, était accouru au confluent de l’Isère et du Rhône [Orose, 5, 16]. Voyant la division ambro-teutone descendre le fleuve, afin de gagner plus au midi la route de l’Italie, il rétrograda vers la mer, et plaça son camp de manière à couvrir en même temps les deux voies romaines qui, se croisant à Arelate, conduisaient en Italie, l’une par les Alpes maritimes, l’autre par le littoral de la Ligurie. Il se retrancha dans cette position, fermement résolu à ne point se départir de la défensive, jusqu’à ce que l’occasion se présentât de combattre à coup sûr ; il ne tarda pas à apercevoir l’avant-garde des Ambro-Teutons.

Leur aspect, dit un historien [Plutarque, Marius], était hideux, leurs cris effroyables, leur nombre immense, lorsque, se déployant dans la campagne, ils vinrent ranger leurs chariots et dresser leurs tentes en face des retranchements romains. Impatiens de l’inaction où le consul se tenait, ils ne cessaient de le provoquer, par toutes sortes de défis et d’outrages, à sortir de l’enceinte de ses palissades, pour se mesurer en plaine et à armes égales [Ibid.] ; mais Marius se riait également et de leurs provocations et de leurs insultes personnelles. Un chef teuton s’avança un jour jusqu’aux portes de son camp, l’appelant nominativement à un combat singulier ; Marius lui fit répondre que, s’il était las de vivre, il n’avait qu’à s’aller pendre [Frontin, Strat., 4, 7], et, comme le Teuton insistait, il lui envoya un gladiateur. Cependant ces outrages exaspéraient les légions qui souvent voulaient courir aux armes ; Marius les arrêtait : Il ne s’agit pas ici, leur criait-il, de triomphes à gagner, de trophées à élever ; il s’agit d’empêcher cette tempête d’aller crever sur l’Italie. On dit que, pour familiariser ses soldats avec l’aspect bizarre, les cris, l’armure, la tactique de l’ennemi, il les envoyait à tour de rôle sur les remparts, d’où l’œil plongeait dans les campements ambro-teutons [Plutarque, Marius]. Lejeune Sertorius, dont il a été question plus haut, lui rendit pendant ces jours d’inaction d’importants services : à l’aide de la langue gallique qu’il entendait et parlait couramment, et d’un déguisement gaulois, il s’introduisait dans le quartier des Ambrons, et tenait Marius au courant de tout ce qui s’y passait [Plutarque, in Sert.].

Désespérant à la fin d’attirer l’armée romaine. hors du camp, les Ambro-Teutons entreprirent de l’y forcer; trois jours de suite, ils donnèrent l’assaut et toujours. repoussés, après avoir fait quelques pertes, ils résolurent de continuer leur route vers les Alpes, en suivant la voie Domitienne. Ce fut alors, dit l’historien [Plutarque] de Marius, qu’on put mieux estimer leur multitude ; six jours entiers, sans que leur marche fût interrompue, ils défilèrent en vue du camp romain; et comme ils passaient sous le rempart, on les entendait crier en raillant aux soldats : Nous allons voir vos femmes ; n’avez-vous rien à leur mander[23] ? Ils arrivèrent bientôt à Eaux-Sextiennes, le consul les suivant à petites journées.

Eaux-Sextiennes, située près de la petite rivière d’Arc qui portait alors le nom de Cænus, était, comme nous l’avons dit précédemment, un des lieux de plaisance des magistrats et des riches citoyens de la Province. La beauté des sites [Plutarque, Marius], et par-dessus tout l’abondance de sources thermales, si recherchées des Romains, y attiraient un assez grand concours de monde dams les jours brûlants de l’été ; des bains publics avaient été construits, et rien n’y manquait de ce qui peut contribuer à l’agrément de la vie. La horde ne s’arrêta pas longtemps dans ces murs ; après avoir enlevé toutes les provisions qui s’y trouvaient, elle alla, un peu plus au levant, ranger ses chariots par delà le Cænus eu deux quartiers séparés ; celui des Ambrons, placé très près de la rivière, était en même temps le plus rapproché de la ville. Marius ne tarda pas à arriver, et, suivant sa tactique ordinaire, il vint prendre position sur une colline isolée qui s’élevait entre la ville et lés campements ennemis, et dominait tout le vallon. Il aperçut de là les Ambrons et les Teutons qui, dispersés autour de leurs quartiers, s’abandonnaient sans prévoyance à toutes les séductions du lieu ; les uns se baignaient dans les ruisseaux d’eaux thermales, ou dans le fleuve, les autres mangeaient après le bain ou dormaient, et le plus grand nombre étaient ivres [Ibid.].

La colline sur laquelle Marius avait fait halte [102 av. J.-C.] était d’une assiette très forte, mais on remarqua qu’elle manquait d’eau : les soldats s’en plaignirent. Vous êtes des hommes, leur dit Marius, en leur montrant la rivière qui coulait à leurs pieds ; voilà de l’eau qu’il faut échanger contre du sang[24]. — Mène-nous donc au combat, s’écria un d’entre eux, avant que ce sang soit desséché dans nos veines !Oui, repartit le général avec douceur, mais avant tout, fortifions notre camp [Plutarque, Marius]. Les soldats se turent et se mirent au travail ; et pendant ce temps les esclaves et les domestiques qui n’avaient d’eau ni pour eux ni pour leurs bêtes de somme, descendirent à la rivière, armés comme ils purent de cognées, de haches, d’épées, de piques, et portant des cruches pour puiser. Ils surprirent quelques ennemis qui se baignaient et les tuèrent ; d’autres ennemis accoururent et l’on commença à se battre; les Ambrons dont le quartier était le plus voisin de la colline, se rassemblèrent et saisirent leurs armes. Quoique leur corps fût appesanti par les excès de la bonne chère, dit un historien [Plutarque, Marius], ils n’en montraient que plus de résolution, de fierté, et de gaieté ; ils marchaient au bruit de leurs armes frappées en cadence; et répétaient alternativement leur nom national et leur cri de guerre Ambra ! Ambra ! [25]

Il n’était plus possible à Marius de retenir les siens, et déjà le corps des Ligures auxiliaires, descendant en toute hâte la colline, avait atteint le bord de la rivière. Quoique levés sur les terres des Ligures et confondus avec eux par les Romains, ces auxiliaires appartenaient à l’une de ces colonies d’émigrés galliques, qui se réfugièrent dans les Alpes liguriennes, lorsque les Étrusques renversèrent la domination des Ombres [p. I, c. 1]. Établies depuis tant de siècles au milieu d’une race étrangère, ces tribus exilées avaient adopté peu à peu les moeurs et la langue des peuples qui leur avaient donné l’hospitalité ; mais elles n’oublièrent point le nom de leurs ancêtres. Quand ce cri Ambra ! vint frapper leurs oreilles, les auxiliaires romains furent saisis d’étonnement [Plutarque, Marius], car ils étaient loin de soupçonner que les hommes qu’ils allaient combattre étaient leurs frères, enfants de la même race et expatriés par suite des mêmes malheurs. Dans leur surprise, ils répondirent aux provocations de l’ennemi en répétant ce nom qui était aussi le leur ; et le même cri, s’élevant à la fois des deux armées, avec force et comme à l’envi, remplissait au loin toute la vallée du Cænus [Ibid.].

Les Ambrons n’attendirent pas que l’armée romaine traversant la rivière vînt se déployer sur la rive gauche, ils coururent l’attaquer au pied du coteau qu’elle occupait; reçus vigoureusement par les auxiliaires Ligures, ils luttèrent longtemps corps à corps avec eux dans le lit même du Cænus. Mais bientôt arrivèrent les légions, dont l’impétuosité favorisée par la pente du lieu culbuta les Helvètes jusque sur l’autre bord. Marius alors passa la rivière rouge de sang et presque comblée de cadavres, et le soldat romain put boire [Florus, 3, 3] ; il continua de poursuivre dans la plaine les fuyards, qui, presque tous, battant en retraite jusqu’au quartier des Teutons, laissèrent sans défense leurs chariots et leurs équipages. Mais là le vainqueur rencontra un ennemi sur lequel il n’avait pas compté. Les femmes Ambrones, armées de haches et de sabres, s’étaient rangées devant les chariots qui contenaient leurs enfants et leurs richesses. Égarées par la douleur et la rage, elles grinçaient des dents, et, le bras levé, frappaient pêle-mêle tout ce qui se présentait, et les romains vainqueurs et leurs maris fugitifs qu’elles appelaient des traîtres. On les voyait saisir de leurs mains nues les épées, arracher les boucliers, recevoir des blessures, se laisser mettre en pièces sans lâcher prise [Plutarque, Marius]. L’héroïsme de ces femmes arrêta la victoire et sauva ce que les hommes avaient abandonné honteusement. La nuit d’ailleurs approchait ; Marius fit sonner la retraite et regagna sa colline ; tandis que les Ambrones, mettant leurs chariots en mouvement, allèrent se réfugier dans les campements Teutons.

Le succès de Marius était grand ; les cadavres ennemis jonchaient la rivière et la plaine ; cependant, la victoire n’était pas gagnée, car la majeure partie des Helvètes s’était sauvée et les Teutons n’avaient point combattu. Aussi dans leur quartier, qui n’était ni clos, ni fortifié, les Romains passèrent une nuit inquiète, sans réjouissances et sans sommeil [Ibid.]. Cette même nuit chez les Ambro-Teutons fut une nuit de deuil ; ils l’employèrent à pleurer leurs frères morts dans la bataille ; et jusqu’à l’aube du jour, leurs campements retentirent de lamentations auxquelles se mêlaient par intervalle des cris de menace. Ce n’étaient pas, dit un historien [Plutarque, Marius], des plaintes, des clameurs humaines, c’étaient plutôt des hurlements et des mugissements d’animaux féroces ; les montagnes, la plaine, le canal du fleuve répétaient ce bruit épouvantable et semblaient mugir. Le cœur des Romains en fut saisi de crainte, et Marius lui-même frappé d’étonnement. Le consul s’attendait à quelque attaque nocturne ; mais ni cette nuit, ni le lendemain, l’ennemi ne se montra ; il se préparait pour une action décisive.

Derrière le camp ambro-teuton se trouvait un large ravin que masquait un bois épais ; Marius, averti par ses éclaireurs, fit passer pendant la nuit trois mille hommes d’élite, sous la conduite de Cl. Marcellus. Dès le lever du soleil (c’était le second jour après la bataille), il envoya sa cavalerie parcourir la plaine et provoquer l’ennemi; tandis que lui-même ordonnait ses légions sur la pente de la colline jusqu’au lit de la rivière. Les Ambro-Teutons ne se laissèrent point vainement provoquer ; ils donnèrent la chasse à cette cavalerie, qui, cédant pied à pied, stimulait leur colère, et les attira, de proche en proche, jusqu’à ce qu’ils eussent atteint le bord de la rivière ; alors, passant l’eau tout à coup, elle courut prendre position sur les flancs de l’armée romaine. A cette vue et à l’aspect des fantassins dont la colline était couverte, les Ambro-Teutons, emportés par la fureur, traversent aussi la rivière, et renouvellent l’attaque qui avait si mal réussi deux jours auparavant. C’était tout ce que souhaitait Marius, qui joua dans cette grande bataille le double rôle d’un général consommé et d’un intrépide soldat [Plutarque, Marius]. Toutefois la victoire ne lui fut pas aisée, et pendant la moitié du jour, on combattit avec assez d’égalité dans la vallée du Cænus et dans les vastes plaines qui s’étendaient à l’est d’Eaux-Sextiennes. Ce fut alors que Marcellus, sortant de son embuscade, vint tomber sur l’arrière-garde ennemie, et la força de se replier en désordre vers le centre de bataille. La confusion qui régnait dans, l’arrière-garde gagna bientôt toute la ligne, et l’habileté de Marius acheva de décider la fortune [Ibid.].

Une partie des vaincus resta sur le champ de bataille, l’autre fut prise ou exterminée en détail par les habitants du pays. Le roi Teutobokhe et quelques autres chefs inférieurs parvinrent à se sauver jusque dans les montagnes des Séquanes, où des paysans les arrêtèrent et les amenèrent garrottés aux Romains[26].

Des récits évidemment exagérés portent le nombre des morts, dans ces deux affaires, à deux cent mille, et à quatre-vingt-dix mille celui des prisonniers. Le biographe de Marius évalue le tout à cent mille hommes pris ou tués[27]. Le consul abandonna sains sépulture ces monceaux de cadavres qui pourrirent au soleil et à la pluie; le champ de bataille en prit le nom de Campi-Putridi, Champ de la Putréfaction, que rappelle encore celui de Pourrières qu’il porte aujourd’hui[28]. Engraissée de tant de débris humains, cette plaine fatale devint célèbre pour sa fertilité ; et les Massaliotes qui en étaient propriétaires employèrent, dit-on, les milliers d’ossements couchés à sa surface, soit à enclore leurs vignes, soit à les étayer [Plutarque, Marius].

Le butin trouvé dans les chariots des Ambro-Teutons fut immense ; et l’armée romaine, d’un commun consentement, en fit don à Marius ; mais lui, plus avide de gloire que de richesses, après avoir mis de côté ce qui pouvait donner de l’éclat à la cérémonie de son triomphe, voulut que le reste fût brûlé en l’honneur des Dieux. Pour cela, il fit préparer un sacrifice magnifique. Déjà les soldats étaient rangés, suivant l’usage, autour du bûcher, couronnés tous de branches de laurier ; et le consul, dans l’appareil le plus solennel, élevant à deux mains vers le ciel une torche enflammée, allait mettre le feu, lorsqu’on vit des courriers arriver à toute bride ; ils apportaient la nouvelle de l’élection de Marius, nommé consul pour la cinquième fois. Ce fut un nouveau surcroît de joie, et, au milieu des acclamations qu’accompagnait le cliquetis des armes, au milieu des Couronnes qui pleuvaient sur lui de toutes parts, le vainqueur des Ambro-Teutons approcha la flamme, et acheva le sacrifice [Plutarque, Marius].

Tous les cantons de la Gaule habités par des Romains, et Eaux-Sextiennes était du nombre, applaudirent avec enthousiasme à la victoire de Marius. Ce fut à qui s’attacherait un souvenir de sa gloire : les lieux où il avait combattu, ceux où il avait campé s’empressèrent à l’envi d’adopter son nom. On éleva à l’extrémité du Champ Putride, du côté d’Eaux-Sextiennes, une haute pyramide dont les bas-reliefs représentaient Marius, debout sur un bouclier, soutenu par des soldats, et dans l’attitude d’un général proclamé imperator[29]. Un temple fut construit et dédié à la victoire, sur le sommet d’une petite montagne qui bornait les plaines vers le levant, et oh, selon toute apparence, Marius avait offert son sacrifice d’action de grâce. Ce sacrifice même fut perpétué. Tous les ans, au mois de mai, la population du pays se rendit en grande pompe à la montagne, couronnée de fleurs et de branches d’arbres, au son des instruments de musique, et enseignes déployées; là on allumait un feu de joie auquel répondaient d’autres feux allumés sur les coteaux environnants. Le christianisme n’abolit pas cette fête, mais il en altéra le caractère : une patronne du nouveau culte fut installée dans le vieux temple, qui devint l’église de sainte Victoire[30]. Cependant l’idée traditionnelle d’un grand danger surmonté dans ce lieu, d’une grande bataille dont il aurait été le théâtre, se conserva dans l’esprit du peuple complètement distincte des légendes sur les miracles de la sainte. Le matelot provençal près d’entrer dans la rade de Marseille, montrant au voyageur le sommet lointain de la montagne, lui dit encore aujourd’hui, comme disaient ses ancêtres d’Arélate ou de Fosse : Voilà le temple de la Victoire ! [31]

Tandis que la division ambro-teutone trouvait une fin si malheureuse au pied des Alpes maritimes, les Kimris et les Tigurins traversaient lentement l’Helvétie et le Norique ; ils arrivèrent à la fin de l’hiver aux gorges Tridentines. Là ils se partagèrent [Florus, 3, 3] : les Tigurins restèrent sur le haut des monts comme corps de réserve, pour garder les passages, protéger la retraite ou porter secours au besoin : les Kimris, descendant le revers méridional, pénétrèrent dans la vallée de l’Adige. Par un froid encore rigoureux, dit un historien, on les voyait courir presque nus parmi les neiges et les glaces, ou s’asseoir sur leurs boucliers et s’abandonner ensuite aux pentes les plus raides, glissant à travers les précipices et les crevasses [Ibid.]. Le proconsul Catulus, chargé de la défense de la frontière, battit en retraite à leur approche [101 av. J.-C.], et s’étant réfugié derrière l’Adige, prit position vers son cours moyen. Il existait à l’endroit où se retrancha Catulus un pont de bois protégé sur la rive gauche du fleuve par un petit fort : le proconsul distribua ses troupes partie dans ce fort, partie dans son camp placé à l’autre extrémité du pont. Les Kimris se souciaient peu d’entreprendre un siège en règle ; au lieu d’attaquer le fort, ils cherchèrent à franchir l’Adige d’abord à gué, et n’y pouvant réussir à cause de l’impétuosité du courant, ils y roulèrent d’énormes rocs sur lesquels ils jetèrent des arbres, des fascines et de la terre. Ayant entassé, suivant l’expression d’un historien, toute une forêt [Ibid.], par ce pont immense, ils atteignirent la rive opposée. Les légions du camp retranché s’enfuirent aussitôt, le général à leur tête, et dans leur frayeur ne s’arrêtèrent que de l’autre côté du Pô, abandonnant à la discrétion de l’ennemi la garnison de leur fort. Celle-ci se défendit avec une opiniâtreté héroïque, et inspira aux Kimris une telle estime, qu’ils lui accordèrent la plus honorable capitulation ; le traité fut juré sur un taureau d’airain, espèce de divinité que la horde traînait avec elle dans ses courses [Plutarque, Marius]. Les Kimris se répandirent alors par toute la Transpadane, que personne ne leur disputait plus.

L’absence des Ambro-Teutons qui devaient se trouver les premiers au rendez-vous dans les plaines de la haute Italie, étonna beaucoup les Kimris et ne laissa pas que de les inquiéter; toutefois ils refusèrent d’ajouter foi aux bruits qui circulaient d’une grande bataille où Marius, au pied des Alpes maritimes, avait exterminé les deux nations. Possesseurs libres et paisibles de la Vénétie et de tout le reste du territoire au nord du Pô, ils préférèrent attendre dans un pays fertile et bien approvisionné l’arrivée de leurs alliés, plutôt que de s’aventurer seuls en avant. Ils perdirent ainsi plusieurs mois, et ce fut ce qui sauva l’Italie. Rome eut le temps de se reconnaître, de s’organiser,de faire venir les légions de Marius qui étaient encore de l’autre côté des Alpes. Il arriva même que la molle douceur du climat vénétien, des chaleurs précoces et excessives, la débauche, les excès de vin, et même, si l’on en croit quelques écrivains, l’usage du pain et de la viande cuite [Florus], exercèrent de grands ravages parmi les Kimris ; au bout de peu de temps, ils se trouvèrent déjà considérablement affaiblis en nombre et en vigueur.

Ce fut dans le mois de juillet que Marius, pour la cinquième fois consul, ayant ramené son armée en Italie, la réunit à celle de Catulus et vint provoquer les Kimris sur les rives du Pô. Ceux-ci, toujours dans l’attente, refusèrent la bataille et se mirent à négocier pour gagner du temps. Des députés, chargés de renouveler la proposition faite tant de fois, se rendirent au quartier du consul. Donne-nous, lui dirent-ils au nom du peuple Kimri, donne-nous des champs et des villes pour nous et pour nos frères. — Vos frères ? interrompit Marius, qui sont-ils ?Les Teutons, répondirent ceux-ci. — Mais à ce mot, un rire universel éclata sous la tente du consul. Laissez là vos frères, s’écria le Romain, ils ont des terres ; nous leur avons donné un établissement pour l’éternité !

Cette raillerie blessa au vif les envoyés ; ils menacèrent Marius d’un double châtiment, d’abord par les mains des Kimris , ensuite par celles des Teutons aussitôt qu’ils seraient arrivés. Ils le sont, répliqua le consul, et je ne vous laisserai pas partir sans que vous vous soyez embrassés. En même temps il fit signe qu’on amenât Teutobokhe et les autres chefs Ambro-Teutons : des licteurs les amenèrent chargés de chaînes.

Cette entrevue ne pouvait plus laisser aux Kimris ni doute ni espérance, il leur fallut se décider à combattre. Boïo-rix avec une escorte de cavalerie se rendit aux avant-postes romains, demandant au consul quel jour et quel lieu il voulait choisir, afin de décider, disait-il, auquel des deux appartiendrait l’Italie. Marius répondit que ce n’était pas l’usage chez les Romains de prendre conseil de l’ennemi, lorsqu’il fallait combattre ; mais que lui, il y dérogerait volontiers en faveur des Kimris, et les deux chefs convinrent que la bataille se donnerait le troisième jour (c’était le 30 du mois de juillet) dans le champ Randiiis, champ immense situé près de Vercellæ, commode aux Romains pour les manœuvres de leur cavalerie, aux Kimris pour le déploiement de leurs masses d’infanterie[32].

Le troisième jour donc, aux premières lueurs de l’aube, les Romains sortirent de leur camp. Un vent violent qui soufflait de l’est soulevait la poussière de la plaine en si grande abondance que, par intervalle, le ciel s’en trouvait obscurci. Marius courut prendre position à l’orient, afin de tirer parti, s’il était possible, et de la direction du vent et de celle du soleil. L’infanterie des Kimris se forma en masse compacte. Par une précaution étrange, les hommes des premiers rangs s’attachèrent les uns aux autres avec des chaînes de fer fixées à leurs baudriers, soit que cette invention leur semblât donner plus de solidité à leur ligne de bataille, soit qu’ils voulussent se retrancher d’avance tout moyen de fuir [Plutarque, Marius]. La cavalerie, forte de quinze mille hommes, se faisait remarquer par la magnificence sauvage de son équipement. Les casques qui figuraient grossièrement des gueules et des mufles d’animaux effrayants ou bizarres, étaient surmontés d’ailes d’oiseaux on de panaches en forme d’ailes d’une hauteur démesurée, grandissant encore la taille des hommes et leur prêtant un aspect gigantesque [Ibid.]. Leurs armes consistaient en une cuirasse de fer poli, un bouclier blanc et luisant, un long sabre et un épieu à deux pointes. L’armée, et le camp de chariots avec tout le matériel de la horde occupaient trente stades carrées, environ une de nos lieues. A peine furent-ils rangés, que les inconvénients sur lesquels Marius avait compté les vinrent assaillir ; tantôt une poussière brûlante les frappait au visage et les aveuglait ; tantôt c’était le soleil qui, rendu plus éblouissant par le reflet des armures loi. romaines, les empêchait d’apercevoir les mouvements des légions [Florus, 3, 3].

La cavalerie kimrique engagea l’action : au lieu de charger de front, elle inclina vers sa droite, dans le dessein de tourner l’aile gauche romaine et de l’envelopper ensuite. Cette manœuvre trompa les Romains ; croyant que leur ennemi lâchait déjà pied, les légions du centre poussèrent en avant pour le poursuivre. Mais à l’instant même l’infanterie des Kimris s’ébranlant avec vivacité se développa en demi-cercle ; on eût cru voir, dit le biographe de Marius, s’avancer et se répandre une mer soulevée [Plutarque, Marius]. Un coup d’oeil suffit aux généraux romains pour mesurer la grandeur du péril, mais ils ne purent retenir leurs soldats. Marius, pour raffermir celles des légions qui n’étaient pas encore compromises, employa toutes les ressources de son autorité et de son génie; il les rassurait, il leur rappelait leur ancienne gloire, il faisait parler la religion. Un devin qui l’accompagnait lui ayant montré les entrailles d’une brebis qu’il venait de sacrifier: la victoire est à moi ! s’écria le consul, comme inspiré, et voyant que ses soldats avaient retrouvé l’ardeur et la confiance, il se précipita avec eux dans la mêlée[33].

On ne sait plus rien de la bataille, si ce n’est qu’elle fut longue, sanglante et favorable aux Romains ; la poussière par moments était tellement épaisse, que des divisions entières s’égarèrent; de l’aveu même des écrivains romains, cette poussière et l’accablante chaleur du jour eurent la plus grande part à la victoire[34]. Boïo-rix resta parmi les morts[35] ; Clôdic et Ceso-rig se rendirent ; Luk se tua ; deux autres chefs se transpercèrent mutuellement de leurs sabres [Orose, 5, 16]. Les mêmes exagérations que nous avons signalées lors de la journée d’Eaux-Sextiennes se retrouvent ici dans l’évaluation des morts et des prisonniers, les uns portant le nombre des morts à cent quarante mille, et celui des captifs à soixante mille, d’autres ne comptant que cent mille hommes tués ou pris[36].

Sitôt que la bataille parut désespérée pour les Kimris, leurs femmes se couvrirent de vêtements noirs, en signe de deuil, et députèrent vers le consul. Pendant le séjour qu’elles venaient de faire en Italie, elles avaient entendu parler des vestales romaines qui, se vouant à une virginité perpétuelle, entretenaient un feu consacré; elles demandèrent qu’on les attachât comme esclaves à ces prêtresses, espérant échapper par ce moyen à la brutalité des soldats[37]. Lorsqu’elles virent leurs supplications repoussées, elles surent retrouver dans leurs âmes une résolution, une énergie égales à celles des femmes ambrones. Rangées sur leurs chariots comme sur des tours, longtemps elles en défendirent l’approche avec succès ; mais un incident vint glacer tout à coup leur audace. Elles remarquèrent que les soldats romains égorgeaient les prisonnières, leur coupaient la tête et plantaient en guise de trophée, au bout de leurs piques, ces têtes avec leur longue chevelure ensanglantée : ce genre de mort leur parut trop honteux, dit un historien, et elles résolurent de le prévenir. Les unes donc se frappèrent de leurs propres armes, ou se jetèrent à grands coups de haches sur leurs compagnes ; d’autres s’étranglèrent avec les courroies des chars ; on en vit s’élancer sous les pieds des chevaux, ou sur les cornes des boeufs qu’elles excitaient avec la pointe de leurs armes. Des mères écrasèrent leurs enfants contre le timon ou soue les roues des chariots; une d’elles fut trouvée pendue à un poteau élevé, ayant ses deux petits enfants pendus à ses pieds[38]. Quand les Romains voulurent pénétrer au milieu de ces scènes d’horreur, un nouvel ennemi les vint assaillir; c’étaient les chiens de la horde [Pline, H. N., 22, 6] ; ils furent exterminés à coup de flèches. — Ainsi finit la seconde de ces bandes terribles qui avaient ravagé presque tout l’Occident, conquis une partie de l’Italie, battu sept fois les armées romaines, et ajouté un jour de plus aux anniversaires funestes de Rome. Les Tigurins cantonnés sur les hauteurs des Alpes, apprenant ces nouvelles, regagnèrent le Norique, et, après avoir commis çà et là beaucoup de déprédations, retournèrent dans l’Helvétie [Florus, l. c.].

Quant aux six mille Kimris de la garnison d’Aduat, après la défaite de leurs compatriotes, ils restèrent dans le lieu qui leur avait été cédé. Ils eurent bien quelques démêlés avec les tribus voisines, attaquant et se défendant tour à tour; mais ici. enfin la paix se fit d’un commun accord, et sous le nom d’Aduatikes ils furent admis dans la confédération belge [César, B. G., 2, 29].

Marius reçut des honneurs jusque-là réservés aux Dieux : chaque citoyen, à la nouvelle de sa victoire, répandit des libations en son nom [Val. Max., 8, 15]. Le peuple le surnomma le troisième Romulus [Tite-Live, epit. LXVIII] : le second avait été Furius Camillus, vainqueur aussi de peuples gaulois. Les prisonniers teutons et kimris furent conduits à son triomphe attachés avec des colliers de fer ; la haute stature de Teutobokhe fut pour les Romains un sujet de surprise, car on dit qu’il surpassait les trophées portés autour du triomphateur[39]. Tel était le prix que Marius mettait à ses deux victoires, que, les jugeant au-dessus de tout exploit humain, il ne voulait y comparer que les conquêtes du dieu Bacchus dans l’Inde. Il adopta dès lors pour sa devise, et fit ciseler sur son bouclier une image qui jouissait dans Rome d’une grande popularité, cette enseigne dont nous avons déjà parlé et qui représentait une tête de Gaulois, la face ridée et tirant la langue[40]. L’expression de kimrique ou cimbrique, suivant l’orthographe et la prononciation latines, devint proverbiale en Italie pour signifier quelque chose de fort et de terrible ; de là ces façons de parler, une milice cimbrique, une bravoure cimbrique, des brigandages cimbriques[41].

Le sentiment que la république devait à Marius sa liberté et son existence, empreint fortement dans tous les esprits, survécut aux déchirements politiques, à la haine même des factions; et malgré les cruautés dont ce grand homme déshonora sa vieillesse, ses ennemis s’écrièrent plus d’une fois, comme un historien du parti contraire : Non, Rome n’a pas à se repentir d’avoir produit Marius ! [Velleius Paterculus, 2, 12]

 

 

 



[1] Strabon, VII, p. 293 (Tzschucke) — Ammien, XXXI, c. 6. — Florus, III. – Claudian, bell. Get., v. 638.

[2] Clôd (cymr.) : louange, renommée.

[3] Theutobochus, Florus, III, c. 3. — Teutobodus, Orose, V.

[4] Strabon, V. – Tite-Live, epit, LXIII. - Velleius Paterculus, II, c. 8-12.

[5] Strabon, V. — Velleius Paterculus, II, c. 8-12 — Tite-Live, epit. LXIII. — Tacite, German, c. 37. — Quintil. Declam. pro milite Mar.

[6] Strabon n’en compte que trois (IV, p. 193) ; mais César dit positivement que de son temps il en existait quatre, et deux avaient été détruites par Marius.

[7] Tiguri, Tigurini. — Peuple de Zurich, à ce qu’on suppose.

[8] Tugheni, Toygenæ. — Peuple de Zug.

[9] César, bell. Gall., I, c. 33 ; VII, c. 77. — Plutarque, in Marius.

[10] Florus, III, c. 3. — Tite-Live, epit. LXV.

[11] Tite-Live, epit. LXV. — Orose, V, c. 15. — César, bell. Gall., I, passim.

[12] César, Bell. Gall., I. — Tite-Live, epit. LXV. — Orose, V, c. 15.

[13] Tite-Live, epit. LXV. — César, Bell. Gall., I, c. 7-12. — Orose, V, c. 15.

[14] Quintil. pro milite Marii. — Plutarque, in Marius.

[15] Κίπιλλος, Plutarque, in Sull.

[16] Strabon, IV, p. 188. — Dion, l. c. — Aul. Gell, III, c. 9. — Orose, V, c. 15.

[17] Justin, l. 32, c. 3. — Orose l’évalue à cent mille livres pesant d’or et dix mille d’argent. — Strabon, d’après Posidonius, à quinze mille talents (82.500.000 francs). La position de l’ancien lac sacré de Tolose a donné lieu à de grandes discussions entre les érudits ; l’opinion la plus probable le placerait dans le lieu où a été bâtir depuis l’église de Saint-Sernin. V. l’ouvrage de M. Dumège sur les antiquités des Pyrénées.

[18] Orose, V, c. 15. — Dion, Fragm., l. c. — Aul. Gell., l. c.

[19] Cicéron, de provint. Consular. — Plutarque, in Marius, p. 412. — Eutrope, V, p. 526. — Orose, V, c. 16.

[20] Strabon, IV, p. 183. — Pomp. Mela, II, c. 5. — Plutarque, in Marius, p. 412. — Statistique des Bouches-du-Rhône. — Voyage de Millin dans le midi de la France, t. III.

[21] Velleius Paterculus, II, c. 17. — Aurelius Victor, c. 75.

[22] Cicéron, pro L. Balbo. — Strabon, IV. — Valère Maxime, IV, c. 7. — Justin XXXIII, c. 3.

[23] Florus, III, c.3.

[24] Florus, III, c. 3. — Plutarque, in Marius.

[25] Ằμβρωνες. Plutarque, Marius.

[26] Plutarque, in Marius. — Florus, III, c. 3.

[27] Voici les principales versions des historiens à ce sujet. Tite-Live, 200.000 hommes tués, 90.000 prisonniers. - Velleius Paterculus, 150.000 morts. — Plutarque, 100.000 tués et pris. — Eusèbe et Eutrope, 200.000 tués, 80.000 prisonniers. — Paul Orose, 200.000 morts, 80.000 prisonniers, 3.000 fugitifs.

[28] V. l’intéressante Dissertation de M. Fauris de Saint-Vincent, insérée dans le Magasin encyclopédique. Année 1814, t. IV, p. 314.

[29] Le monument était encore entier au quinzième siècle ; et le village de Pourrières avait pris pour armoiries la scène représentée sur le bas-relief. V. le mémoire déjà cité de M. Fauris de Saint-Vincent.

[30] Cette procession n’a cessé qu’à la révolution française. — Consulter pour les détails M. de Saint-Vincent et la Statistique des Bouches-du-Rhône.

[31] Lou deloubre de la Vittori. On voit encore des ruines de ce temple près d’une ferme qui a retenu le nom de Deloubre. Statistique des Bouches-du-Rhône. — Mémoire de M. de Saint-Vincent.

[32] Plutarque, in Marius. — Florus, III, c. 3. — Velleius Paterculus, II, c. 12.

[33] Florus, III, c. 3. — Pline, XVII, c. 22.

[34] Plutarque, l. c. — Frontin, II, c. 2. — Florus, l. c. — Polyæn, VIII, c. 10.

[35] Florus, l. c. — Orose, V, c. 16.

[36] Tite-Live suivi par Eutrope et Orose compte 140.000 morts et 60.000 prisonniers. — Velleius Paterculus, plus de 100.000 morts ou captifs ; Florus, environ 160.000. — Plutarque et Polyen, 120.000 morts, et 60.000 prisonniers.

[37] Orose, V, c. 16. — Florus, III, c. 3.

[38] Plutarque, l. c. — Florus, l. c. — Orose, V, c. 16.

[39] Claudien, de bel. Get., v. 290. — Florus, III, c. 3.

[40] Cicéron, de Orator., II, 266. — Quintil. VI, 3.

[41] Script. rerum roman. passim.