HISTOIRE DES GAULOIS

Première partie

CHAPITRE X.

 

 

LA GALATIE ou Gaule asiatique avait pour frontière : au nord, la chaîne de montagnes qui s’étend du fleuve Sangarius au fleuve Halys ; au midi, cette autre chaîne parallèle à la première, que les Grecs nommaient Dindyme, et les Romains Adoreus ; au levant, elle se terminait à quelques milles par-delà Tavion ; et non loin de Pessinunte, du côté du couchant. Elle avait pour voisins immédiats les rois de Pont, de Paphlagonie, de Bithynie, de Pergame, de Syrie et de Cappadoce[1]. Deux grands fleuves et des affluents nombreux arrosaient son territoire en tout sens : l’Halys, sorti des montagnes de la Cappadoce, dans la direction de l’ouest à l’est, se recourbant ensuite vers le nord, puis vers le nord-est, en parcourait les parties centrale et orientale[2] ; le Sangarius, renommé pour ses eaux poissonneuses [Tite-Live, 38, 16], coulait du mont Dindyme, à travers la partie occidentale, et se jetait ensuite dans le Pont-Euxin, non loin du Bosphore.

C’étaient, comme on l’a vu plus haut [ch. V], les Tolistoboïes qui occupaient la Galatie occidentale et les bords du Sangarius. La ville phrygienne de Pessinunte, située au pied du mont Agdistis, et célèbre dans l’histoire religieuse de l’Asie, se trouvait dans leurs domaines ; ils en avaient fait leur capitale. Ils possédaient encore deux autres places, Péïon[3] et Bloukion[4], construites postérieurement à la conquête : comme leurs noms l’indiquaient en effet, la première servait de lieu de plaisance aux chefs tolistoboïes, l’autre renfermait le trésor public [Strabon, XII].

Les Tectosages habitaient le centre, et avaient pour capitale l’antique ville d’Ancyre, bâtie sur une élévation à cinq milles à l’ouest du cours de l’Halys[5], et regardée comme la métropole de toutes les possessions gallo-grecques[6].

Les Trocmes, établis à l’orient, avaient fondé pour leur chef-lieu Tavion, ou plus correctement Taw[7]. Cette place devint florissante par la suite [E. Byzance, V° Ancyra] et entretint des relations de commerce étendues avec la Cappadoce, l’Arménie et le Pont [Strabon, XII].

Les trois nations galates se partageaient en plusieurs subdivisions ou tribus, telles que : les Votures et les Ambitues, chez les Tolistoboïes[8] ; chez les Tectosages, les Teutobodes[9] anciens compagnons de Luther, Teutons d’origine, mêlés maintenant aux Kimris, dont ils ont adopté la langue [Strabon, XII] ; enfin les Tosiopes[10], dont on ignore la position.

Quant à la population subjuguée, elle se composait de Phrygiens et de colonies grecques qui s’étaient introduites à différentes époques dans le pays, et que la domination d’Alexandre et de ses successeurs en avaient rendues maîtresses. Les Phrygiens étaient nombreux, surtout dans la partie occidentale, où ils habitaient, sur les deux rives du Sangarius, des villages bâtis avec les ruines de leurs anciennes cités [Strabon, XII]. Gordium, autrefois capitale d’une grande monarchie, ne comptait plus que parmi les bourgs des Tectosages, cependant sa situation lui conservait encore quelque importance commerciale ; placée à distance à peu près égale de l’Hellespont, du Pont-Euxin et du golfe de Cilicie, il servait de lieu de halte pour les marchands et d’entrepôt pour les marchandises provenant de ces mers [Tite-Live, 38, 18]. On ignore quelle était la disposition des colonies grecques au milieu des tribus phrygiennes. L’industrie principale des races subjuguées consistait à élever des troupeaux de chèvres, dont le poil fin et soyeux était aussi recherché dans l’antiquité qu’il l’est encore de nos jours[11]. La population totale, en y comprenant les Gaulois , les Grecs et les Asiatiques, se subdivisait en cent quatre-vingt-quinze cantons [Pline, V, 32].

Le gouvernement que les Kimro-Galls organisèrent entre eux fut une espèce de gouvernement aristocratique et militaire. Chacune des nations Tolistoboïe, Tectosage et Trocme fut partagée en quatre districts ou tétrarchies, comme les Grecs les appelaient, et chaque district régi par un chef suprême ou tétrarque [Strabon, XII]. Ce nom, tiré de l’idiome des vaincus et donné par eux au premier magistrat des conquérants, passa bientôt dans la langue politique de ceux-ci, et remplaça le titre gaulois que le chef de district avait dû porter d’abord. Après le tétrarque, et au second rang, étaient un magistrat civil ou juge, un commandant des troupes, et deux lieutenants du commandant [Ibid.]. En cas de guerre générale, comme cela se pratiquait chez les autres nations gauloises, un seul chef était investi de l’autorité souveraine et absolue. Les tétrarchies étaient électives et temporaires. Les douze tétrarques réunis composaient le grand conseil du gouvernement ; mais il existait un second conseil de trois cents membres, pris, selon toute apparence, parmi les chefs de tribus et les officiers des armées [Ibid.], et dont le pouvoir était, dans certains cas, supérieur à celui du premier. Gardien des privilèges de la race conquérante, il formait une haute cour de justice à laquelle ressortissaient toutes les causes criminelles relatives aux hommes de cette race ; et nul Gaulois ne pouvait être puni de mort que sur ses jugements. Les trois cents se rassemblaient chaque année à cet effet dans un bois de chênes consacré, appelé Drynémet[12].

Les juges des tétrarchies et les tétrarques avaient la décision des affaires civiles entre Gaulois, et probablement de toute cause concernant les vaincus [Strabon, XII].

La condition des deux branches de la population subjuguée paraît n’avoir pas été la même. Les Phrygiens étaient réduits à la servitude la plus complète ; mais les Grecs, riches, industrieux, adroits, durent conserver un peu de liberté, et peut-être une partie de leur ancienne suprématie à l’égard de la race asiatique. Par la suite même, ils acquirent des droits politiques ; un d’entre eux, sous le titre de premier des Grecs, prótos tón Hellênón, fut investi d’une sorte de magistrature nationale, sans doute de la défense officielle des hommes de race hellénique, auprès des conseils et des tétrarques gaulois. Ce personnage, avec le temps, prit beaucoup d’importance ; une inscription d’Ancyre[13] qui en fait mention, nous le montre marié à une femme gauloise du plus haut rang et de la plus haute origine.

Les Gaulois apportèrent en Asie leurs croyances et leurs usages religieux, entre autres celui de sacrifier les captifs faits à la guerre[14] ; mais ils ne se montrèrent point intolérants pour les superstitions des indigènes : ils laissèrent les Grecs adorer paisiblement Jupiter et Diane, et les Phrygiens vendre, comme auparavant, à toute l’Asie, les oracles de la mère des dieux.

C’était à Pessinunte, au pied du mont Agdistis, que se célébraient les grands mystères de la mère des dieux ; là résidaient son pontife suprême et le haut collège de ses prêtres [Strabon, XII]. Elle était représentée par une pierre noire informe, qu’on disait tombée du ciel[15] ; et les temples fameux élevés en son honneur, à Pessinunte, sur les monts Dindyme et Ida, et en beaucoup d’autres lieux, lui avaient fait donner les surnoms d’Agdistis, de Dindymène, d’Idæa, de Berecynthia, de Cybèle : c’était sous ce dernier que les Grecs la désignaient de préférence. Ses prêtres, appelés galles, de la petite rivière Gallus qui passait pour sacrée [Ovide, Fast., IV, v. 316], se soumettaient, comme on sait, à des mutilations honteuses, et souillaient le culte de leur divinité par une infâme dissolution ; mais leurs oracles n’étaient pas moins en grand crédit, et ils produisaient à Phrygie un revenu immense. Si la domination gauloise ne fit pas entièrement tomber cette industrie, au moins dut-elle l’entraver beaucoup [Strabon, XII], et exciter pour ce motif la haine violente du sacerdoce phrygien. La diminution de ses revenus n’était pas d’ailleurs la seule cause qui aiguillonnait son patriotisme. Antérieurement à la conquête, il s’était arrogé sur la race indigène une autorité presque absolue, il formait parmi les Phrygiens une théocratie que la conquête abolit [Ibid.]. Ces motifs d’intérêt, fortifiés par un juste ressentiment de l’oppression étrangère, établirent entre les prêtres d’Agdistis et leurs maîtres, une inimitié mortelle qui contribua puissamment à la ruine de ceux-ci.

Ce fut la déesse de Pessinunte qui mit en rapport, pour la première fois, les Gaulois asiatiques et les Romains. Durant la seconde guerre punique, au plus fort des désastres de Rome, les prêtres préposés à la garde des livres Sibyllins, en feuilletant ces vieux oracles pour y trouver l’explication de certains prodiges, lurent que si jamais un ennemi étranger envahissait l’Italie, il fallait transporter de Pessinunte à Rome la statue de la mère des dieux, et qu’alors la République serait sauvée [Tite-Live, IX]. Le sénat s’empressa de prendre des informations, et sur la déesse, et sur les moyens de l’attirer en Italie ; pour toutes ces choses il s’adressa au roi de Pergame, qui, depuis plusieurs années, était en relation d’amitié avec lui. Le roi de Pergame était ce même Attale qui avait chassé les hordes gauloises du littoral de la mer Égée. Une ambassade de cinq personnages distingués se rendit en grande pompe auprès de lui, sur cinq galères à cinq rangs de rames. Attale les reçut dans sa ville, avec tout l’empressement d’un ami dévoué ; de Pergame, il les conduisit à Pessinunte, où il obtint pour eux la propriété de la pierre noire qui représentait Agdistis [Ibid.]. Quoique l’histoire n’énonce pas à quelles conditions les Tolistoboïes se dessaisirent de leur grande déesse, on peut croire qu’ils la firent payer chèrement ; mais cette aventure établit entre les prêtres phrygiens et les Romains des rapports dont les Gaulois ne tardèrent pas à sentir la conséquence.

Après le partage de la Phrygie et leur organisation comme conquérants sédentaires, les Gaulois s’étaient relevés promptement des pertes qu’Attale leur avait fait éprouver, et ils avaient repris sur l’Asie mineure leur ancien ascendant. Ils soutinrent plusieurs guerres contre l’empire de Syrie, et presque toujours avec bonheur ; deux rois syriens périrent de leur main[16]. Réconciliés même avec le roi de Pergame, ils lui fournirent des bandes stipendiées au moyen desquelles ce prince ambitieux étendit sa domination sur toute la côte de la mer Égée et de la Propontide, et subjugua en outre plusieurs provinces syriennes. Il faut avouer aussi que plus d’une fois ces auxiliaires lui causèrent de terribles embarras. Dans une de ses guerres contre la Syrie [218 av. J.-C.], Attale avait loué des Tectosages qui, d’après la coutume de leur nation, s’étaient fait suivre par leurs femmes et leurs enfants [Polybe, V]. Déjà l’armée pergaménienne, après une route longue et pénible, était sur le point de livrer bataille, lorsque, effrayés par une éclipse de lune, les Galates refusèrent obstinément de marcher plus avant [Ibid.] ; il fallut qu’Attale leur obéît et retournât sur ses pas. Craignant même de les mécontenter en les licenciant, il leur abandonna quelques terres sur le bord de l’Hellespont. Mais les Tectosages, placés dans une contrée enlevée naguère à leurs frères, crurent pouvoir s’y conduire en maîtres : ils assaillirent des villes, ravagèrent les campagnes et imposèrent des tributs. Leurs compatriotes ainsi qu’une multitude de vagabonds et de bandits accoururent se joindre à eux, et grossirent tellement leur nombre qu’il fallut deux ans et le secours du roi de Bithynie pour mettre fin à cette nouvelle occupation [Ibid.].

Sur ces entrefaites, la seconde guerre punique se termina. Annibal, contraint de s’expatrier, vint chercher un refuge dans l’Asie mineure ; là il travailla, de toutes les ressources de son génie, à susciter aux Romains des ennemis et une autre guerre. Rome, par ses victoires dans la Grèce européenne, menaçait l’Asie d’une conquête imminente ; elle était même en quelque sorte déjà commencée. Attale venait de mourir, et le royaume de Pergame avait passé entre les mains d’Eumène, plus dévoué encore que ne l’était son prédécesseur aux volontés du sénat romain ; de sorte que la république trouvait en lui moins un allié qu’un lieutenant. Annibal suivait d’un œil inquiet les intrigues et les progrès de ses mortels ennemis ; il s’efforçait, par ses discours, d’alarmer les rois d’Asie et d’aiguillonner leur indolence ; mais ceux-ci traitaient ses appréhensions de frayeurs personnelles et de chimères. Nous serions étonnés, lui disaient-ils un jour, que les Romains osassent pénétrer en Asie. — Moi, répliqua ce grand homme, ce qui m’étonne bien davantage, c’est qu’ils n’y soient pas déjà [Tite-Live, 36, 41]. Ses sollicitations réussirent enfin auprès d’Antiochus, roi de Syrie, et de son gendre Ariarathe, roi de Cappadoce.

Annibal, dans ses plans d’une ligue asiatique contre Rome, avait compté beaucoup sur la coopération des Gaulois, dont il connaissait et appréciait si bien la bravoure. Antiochus, d’après ses conseils, alla donc hiverner en Phrygie[17], où il conclut une alliance avec les tétrarques galates ; mais il n’obtint qu’un petit nombre de troupes, ceux-ci prétextant que la Galatie n’était point menacée, et que son éloignement de toute mer la mettait à l’abri des insultes de l’Italie [Tite-Live, 38, 16]. Les secours que le roi de Syrie ramena avec lui montaient seulement à dix ou douze mille hommes, tant auxiliaires que volontaires stipendiés. Il en envoya aussitôt quatre mille sur le territoire de Pergame, où ils commirent de tels ravages, que le roi Eumène, alors absent pour le service des Romains, se vit contraint de revenir en hâte ; il eut peine à sauver sa capitale et la vie de son propre frère [Ibid., 18].

Mais Antiochus, si mal à propos surnommé le Grand, avait trop de présomption pour se laisser longtemps diriger par Annibal. Il n’est pas de notre sujet de raconter ici ses folies et ses revers : on sait que, vaincu en Grèce, il le fut de nouveau en Orient par L. Scipion, près de la ville de Magnésie. Quelques jours avant cette bataille fameuse, lorsque l’armée romaine était campée au bord d’une petite rivière, en face des troupes d’Antiochus, mille Gaulois, traversant la rivière, allèrent insulter le consul au milieu de son camp ; après y avoir mis le désordre, cette troupe audacieuse fit retraite et repassa le fleuve sans beaucoup de perte [Ibid., 28]. Pendant la bataille, ils ne montrèrent pas moins d’intrépidité ; ils avaient aux ailes de l’armée syrienne huit mille hommes de cavalerie et un corps d’infanterie ; là, le combat fut vif, et là seulement[18].

Les Romains avaient anéanti à Magnésie les forces asiatiques et grecques ; toutefois la conquête du pays ne leur parut rien moins qu’assurée [Tite-Live, 38, 48]. Ils avaient rencontré sous les drapeaux d’Antiochus quelques bandes d’une race moins facile à vaincre que des Syriens ou des Phrygiens : à l’armure, à la haute stature, aux cheveux blonds, ou teints de rouge, au cri de guerre, au cliquetis bruyant des armes, à l’audace surtout, les légions avaient aisément reconnu ce vieil ennemi de Rome qu’elles étaient élevées à redouter [Ibid., 17]. Avant de rien arrêter sur le sort des vaincus, les généraux romains se décidèrent donc à porter la guerre en Galatie ; et dans cette circonstance, les prétextes ne leur manquaient pas. Le consul Cnéius Manlius, successeur de Lucius Scipion dans le commandement de l’armée d’Orient, se disposa à entrer en campagne dès le printemps suivant.

Sans doute, les Gaulois avaient été longtemps pour l’Asie un épouvantable fléau ; mais eux seuls aujourd’hui pouvaient la sauver. Le péril qui les menaçait fut pour tous les amis de l’indépendance asiatique un péril vraiment national. Si Antiochus, faisant un nouvel effort, était venu se réunir aux Galates, les choses peut-être eussent changé de face ; mais ce roi pusillanime ne songeait plus qu’à la paix, quelle qu’elle fût. Honteux de sa lâcheté, le roi de Cappadoce, son gendre, rallia quelques troupes échappées an désastre de Magnésie, et les conduisit lui-même à Ancyre. Le roi de Paphlagonie, Murzès, suivit son exemple ; ces auxiliaires malheureusement ne formaient que quatre mille hommes d’élite, qui se joignirent aux Tectosages [Tite-Live, 38, 26]. Ortiagon était alors chef militaire de cette nation, ou même, comme le font présumer quelques circonstances, il était investi de la direction suprême de la guerre. Combolomar et Gaulotus commandaient, l’un les Trocmes, l’autre les Tolistoboïes[19]. Ortiagon, « dit un historien [Polybe] qui l’a connu personnellement, n’était pas exempt d’ambition ; mais il possédait toutes les qualités qui la font pardonner. A des sentiments élevés il joignait beaucoup de générosité, d’affabilité, de prudence ; et, ce que ses compatriotes estimaient plus que tout le reste, nul ne l’égalait en bravoure. Il avait pour femme la belle Chiomara, non moins célèbre par sa vertu et sa force d’âme que par l’éclat de sa beauté.

Cependant le jeune Attale, frère d’Eumène (celui-ci était alors à Rome), ne restait pas inactif, et, par ses intrigues, cherchait à préparer les voies aux Romains. Il attira dans leurs intérêts le tétrarque Épossognat, ami particulier d’Eumène, et qui, seul de tous les tétrarques gaulois, s’était opposé dans le conseil à ce que la nation secourût Antiochus [Tite-Live, 38, 18]. Mais la connivence d’Épossognat les servit peu ; car aucun chef ne partagea sa défection, et le peuple repoussa avec mépris la proposition de parler de paix[20], tandis qu’il avait les armes à la main. Dès les premiers jours du printemps, Cn. Manlius se mit en route avec son armée, forte de vingt-deux mille légionnaires [Tite-Live, 37, 39], et il se fit suivre par Attale et l’armée pergaménienne, qui renfermait les meilleures troupes de la Grèce asiatique, et des corps d’élite levés soit en Thrace soit en Macédoine[21]. Avant de mettre le pied sur le, territoire gaulois, le consul fit faire halte à ses légions, et crut nécessaire de les haranguer. D’abord il regardait cette guerre comme dangereuse ; mais surtout il craignait que les discours des Asiatiques, en exagérant encore le péril, n’eussent agi défavorablement sur l’esprit du soldat romain. Il s’étudia donc à combattre ces terreurs, cherchant à démontrer, par des raisons qu’il supposait spécieuses, que ces mêmes Gaulois, redoutables aux bords du Rhône ou du Pô, ne pouvaient plus l’être aux bords du Sangarius et de l’Halys, du moins pour des légions romaines.

Soldats, leur dit-il, je sais que, de toutes les nations qui habitent l’Asie, aucune n’égale les Gaulois en renommée guerrière. C’est au milieu des plus pacifiques des humains que ces hordes féroces, après avoir parcouru tout l’univers, sont venues fonder un établissement. Cette taille gigantesque, cette épaisse et ardente crinière, ces longues épées, ces hurlements, ces danses convulsives, tout en eux semble avoir été calculé pour inspirer l’effroi. Mais que cet appareil en impose à des Grecs, à des Phrygiens, à des Cariens ; pour nous, qu’est-ce autre chose qu’un vain épouvantail ? Une seule fois jadis, et dans une première rencontre, ils défirent nos ancêtres sur les bords de l’Allia. Depuis cette époque, voilà près de deux cents ans que nous les égorgeons ou que nous les chassons devant nous, comme de vils troupeaux ; et les Gaulois ont valu à Rome plus de triomphes que le reste du monde. D’ailleurs l’expérience nous l’a montré, pour peu qu’on sache soutenir le premier choc de ces guerriers fougueux, ils sont vaincus ; des flots de sueur les inondent, leurs bras faiblissent, et le soleil, la poussière, la soif, au défaut du fer, suffisent pour les terrasser. Ce n’est pas seulement dans les combats réglés de légions contre légions, que nous avons éprouvé leurs forces, mais aussi dans les combats d’homme à homme. Encore était-ce à de véritables Gaulois, à des Gaulois indigènes, élevés dans leur pays, que nos ancêtres avaient affaire. Ceux-ci ne sont plus qu’une race abâtardie, qu’un mélange de Gaulois et de Grecs, comme leur nom l’indique assez. Il en est des hommes comme des plantes et des animaux, qui, malgré leurs qualités primitives, dégénèrent dans un sol étranger, sous l’influence d’un autre climat. Vos ennemis ne sont que des Phrygiens accablés sous le poids des armes gauloises ; vous les avez battus quand ils faisaient partie de l’armée d’Antiochus, vous les battrez encore. Des vaincus ne tiendront pas contre leurs vainqueurs, et tout ce que je crains, c’est que la mollesse de la résistance ne diminue la gloire du triomphe.

Les bêtes sauvages nouvellement prises conservent d’abord leur férocité naturelle, puis s’apprivoisent peu à peu ; il en est de même des  hommes. Croyez-vous que les Gaulois soient encore aujourd’hui ce qu’ont été leurs pères et leurs aïeux ? Forcés de chercher hors de leur patrie la subsistance qu’elle leur refusait, ils ont longé les côtes de l’Illyrie, parcouru la Péonie et la Thrace, en s’ouvrant un passage à travers des nations presque indomptables ; enfin ils ne se sont établis dans ces contrées que les armes à la main, endurcis, irrités même par tant de privations et d’obstacles. Mais l’abondance et les commodités de la vie, la beauté du ciel, la douceur des habitants, ont peu à peu amolli l’âpreté qu’ils avaient apportée dans ces climats. Pour vous, enfants de Mars, soyez en garde contre les délices de l’Asie ; fuyez au plus tôt cette terre dont les voluptés peuvent corrompre les plus mâles courages, dont les mœurs contagieuses deviendraient fatales à la sévérité de votre discipline. Heureusement vos ennemis, tout incapables qu’ils sont de vous résister, n’en ont pas moins conservé parmi les Grecs la renommée qui fraya la route à leurs pères. La victoire que vous remporterez sur ces Gaulois dégénérés vous fera autant d’honneur que si vous trouviez dans les descendants un ennemi digne des ancêtres et de vous [Tite-Live, 38, 17].

Manlius se dirigea du côté de Pessinunte. Pendant sa marche, la population phrygienne et grecque lui adressait de toutes parts des députés pour faire acte de soumission [Ibid., 18]. Il reçut aussi des émissaires du tétrarque Épossognat, qui le priait de ne point attaquer les Tolistoboïes avant que lui, Épossognat, n’eût fait une nouvelle tentative pour amener la paix ; car il se rendait lui-même auprès des chefs tolistoboïes dans cette intention. Le consul consentit à différer les hostilités quelques jours encore ; cependant il entra plus avant dans la Galatie, et traversa le pays que l’on nommait Axylon[22], et qui devait ce nom au manque absolu de bois, même de broussailles, si bien que les habitants se servaient de fiente de boeuf pour combustible. Tandis que les Romains étaient campés près du fort de Cuballe ; un corps de cavalerie gauloise parut tout à coup en poussant de grands cris, chargea les postes avancés des légions, les mit en désordre, et tua quelques soldats ; mais l’alarme étant parvenue au camp, la cavalerie du consul en sortit par toutes les portes, et repoussa les assaillants [Tite-Live, 38, 18]. Manlius dès lors se tint sur ses gardes, marcha en bon ordre, et n’avança plus sans avoir bien fait reconnaître le pays. Arrivé au bord du Sangarius, qui n’était point guéable, il y fit jeter un pont et le traversa.

Pendant qu’il suivait la rive du fleuve, un spectacle bizarre frappa ses yeux et ceux de l’armée. Il vit s’avancer vers lui les prêtres de la grande déesse, en habits sacerdotaux, déclamant avec emphase, des vers où Cybèle promettait aux Romains une route facile, une victoire assurée et l’empire du pays[23]. Le consul répondit qu’il en acceptait l’augure ; il accueillit avec joie ces utiles transfuges et les retint près de lui dans son camp. Le lendemain il atteignit la ville de Gordium qu’il trouva complètement vide d’habitants, mais bien fournie de provisions de toute espèce[24]. Là, il apprit que toutes les sollicitations d’Épossognat avaient échoué, et que les Gaulois, abandonnant leurs habitations de la plaine, avec leurs femmes, leurs enfants, leurs troupeaux et tout ce qu’ils pouvaient emporter, se fortifiaient dans les montagnes. C’était au milieu de tout ce désordre que les prêtres de la Grande Déesse s’étaient déclarés pour les Romains, et, désertant Pessinunte, étaient venus mettre au service du consul l’autorité d’Agdistis et de ses ministres.

L’avis unanime des trois chefs de guerre Ortiagon, Gaulotus et Combolomar, avait fait adopter aux Galates ce plan de défense. Voyant la population indigène fuir ou se soumettre sans combat, et le sacerdoce phrygien, tourner son influence contre eux, ils crurent prudent d’évacuer leurs villes, même leurs châteaux forts, et de se transporter en masse dans des lieux d’accès difficile, pour s’y défendre autant qu’ils le pourraient. Les Tolistoboïes se retranchèrent sur le mont Olympe, les Tectosages sur le mont Magaba, à dix milles d’Ancyre ; les Trocmes mirent leurs femmes et leurs enfants en dépôt dans le camp des Tectosages, et se rendirent à celui des Tolistoboïes, menacé directement par le consul[25]. Maîtres des plus hautes montagnes du pays, et approvisionnés de vivres pour plusieurs mois, ils se flattaient de lasser la patience de l’ennemi. Ou bien, pensaient-ils, il n’oserait pas les venir chercher sur ces hauteurs presque inaccessibles, ou bien, s’il en avait l’audace, une poignée d’hommes suffirait pour l’arrêter. Si, au contraire, il restait inactif au pied de montagnes couvertes de neiges et de glaces perpétuelles, dès que l’hiver approcherait, le froid et la faim ne tarderaient pas à l’en chasser. Bien que l’élévation et l’escarpement des lieux les défendissent suffisamment, ils environnèrent leurs positions d’un fossé et d’une palissade. Comme leur arme habituelle était le sabre et la lance, ils ne firent pas grande provision de traits et d’armes de jet, comptant d’ailleurs sur les cailloux que ces montagnes âpres et pierreuses leur fourniraient en abondance [Tite-Live, 38, 19].

Le consul s’était bien attendu qu’au lieu de joindre son ennemi corps à corps il aurait à combattre contre la difficulté du terrain ; et il s’était approvisionné amplement de dards, de hastes, de balles de plomb, et de cailloux propres à être lancés avec la fronde. Pourvu de ces munitions, il marcha vers le mont Olympe et s’arrêta à cinq milles du camp gaulois. Le lendemain, il s’avança avec Attale et quatre cents cavaliers pour reconnaître ce camp et la montagne ; mais tout à coup un détachement de cavalerie tolistoboïenne fondit sur lui, le força à tourner bride, lui tua plusieurs soldats, et en blessa un grand nombre. Le jour suivant, Manlius revint avec toute sa cavalerie pour achever la reconnaissance, et les Gaulois n’étant point sortis de leurs retranchements, il fit à loisir le tour de la montagne. Il vit que, du côté du midi, des collines revêtues de terre s’élevaient en pente douce jusqu’à une assez grande hauteur ; mais que, vers le nord, des rochers à pic rendaient tous les abords impraticables, à l’exception de trois. l’un au milieu de la montagne, recouverte en cet endroit d’un peu de terre ; les deux autres, sur le roc vif, au levant d’hiver et au couchant d’été. Ces observations terminées, il vint le même jour dresser ses tentes au pied de la montagne [Tite-Live, 38, 20].

Dès le lendemain, il se mit en devoir d’attaquer. Partageant son armée en trois corps, il se dirigea par la pente du midi et à la tête du plus considérable. L. Manlius, son frère, eut l’ordre de monter avec le second par le levant d’hiver, tant que le permettrait la nature des lieux et qu’il ne courrait aucun risque ; mais il lui fut recommandé de s’arrêter, s’il rencontrait des escarpements dangereux, et de rejoindre la division principale par des sentiers obliques. C. Helvius, commandant du troisième corps, devait tourner insensiblement le pied de la montagne et tâcher de la gravir par le couchant d’été. Les troupes auxiliaires furent également divisées en trois corps ; le consul prit avec lui le jeune Attale ; quant à la cavalerie, elle resta, ainsi que les éléphants, sur le plateau le plus voisin du point d’attaque. Il fut enjoint aux principaux officiers d’avoir l’œil à tout, afin de porter rapidement du secours là où il en serait besoin [Ibid.].

Rassurés sur leurs flancs, qu’ils regardaient comme inabordables, les Gaulois envoyèrent d’abord quatre mille hommes fermer le passage du côté du midi, en occupant une hauteur éloignée de leur camp de près d’un mille ; cette hauteur commandant la route, ils croyaient pouvoir s’en servir comme d’un fort pour arrêter la marche de l’ennemi [Ibid., 21]. A cette vue Cn. Manlius se prépara au combat. Ses vélites se portèrent en avant des enseignes, avec les archers crétois d’Attale, les frondeurs, et les corps de Tralles et de Thraces. L’infanterie légionnaire suivit au petit pas, comme l’exigeait la roideur de la pente, ramassée sous le bouclier, de manière à éviter les pierres et les flèches. A une assez forte distance, le combat s’engagea à coups de traits, d’abord avec un succès égal. Les Gaulois avaient l’avantage du poste, les Romains celui de l’abondance et de la variété des armes. Mais l’action se prolongeant, l’égalité ne se soutint plus. Les boucliers étroits et plats des Gaulois ne les protégeaient pas suffisamment ; bientôt même, ayant épuisé leurs javelots et leurs dards, ils se trouvèrent tout à fait désarmés, car, à cette distance, les sabres leur devenaient inutiles. Comme ils n’avaient pas fait choix de cailloux et de pierres, à l’avance, ils saisissaient les premiers que le hasard leur offrait, la plupart trop gros pour être maniables, et pour que des bras inexpérimentés sussent en diriger et en assurer les coups [Tite-Live, 38, 21]. Les Romains cependant faisaient pleuvoir sur eux une grêle meurtrière de traits, de javelots, de balles de plomb qui les blessaient, sans qu’il leur fût possible d’en éviter les atteintes. L’historien de cette guerre, Tite-Live [38, 21], nous a laissé un tableau effrayant du désespoir et de la fureur où cette lutte inégale jeta les Tolistoboïes.

Aveuglés, dit-il, par la rage et par la peur, leur tête s’égarait ; ils n’imaginaient plus aucun moyen de défense contre un genre d’attaque tout nouveau pour eux. Car, tant que les Gaulois se battent de près, des coups qu’ils peuvent rendre ne font qu’enflammer leur courage ; mais lorsque, atteints par des flèches lancées de loin, ils ne trouvent pas sur qui se venger, ils rugissent, ils se précipitent les uns contre les autres comme des bêtes féroces que l’épieu du chasseur  a frappées. Une chose rendait leurs blessures encore plus apparentes, c’est qu’ils étaient complètement nus. Comme ils ne quittent jamais leurs habits que pour combattre, leurs corps blancs et charnus faisaient alors ressortir et la largeur des plaies et le sang qui en sortait à gros bouillons. Cette largeur des blessures ne les effraie pas ; ils se plaisent, au contraire, à agrandir par des incisions celles qui sont peu profondes, et se font gloire de ces cicatrices comme d’une preuve de valeur. Mais la pointe d’un dard affilé leur pénètre-t-elle fort avant dans les chairs, sans laisser d’ouverture bien apparente, et sans qu’ils puissent arracher le trait, honteux et forcenés, comme s’ils mouraient dans le déshonneur, ils se roulent à terre avec toutes les convulsions de la rage. Tel était le spectacle que présentait la division gauloise opposée à Manlius ; un grand nombre avaient mordu la poussière ; d’autres prirent le parti d’aller droit à l’ennemi, et du moins ceux-ci ne périrent pas sans vengeance. Ce fut le corps des vélites romains qui leur fit le plus de mal. Ces vélites portaient au bras gauche un bouclier de trois pieds, dans la main droite des javelots qu’ils lançaient de loin, et à la ceinture une épée espagnole ; lorsqu’il fallait joindre l’ennemi de près, ils passaient leurs javelots dans la main gauche, et tiraient l’épée [Ibid.]. Peu de Gaulois restaient encore sur pied ; voyant donc les légions s’avancer au pas de charge, ils regagnèrent précipitamment leur camp, que la frayeur de cette multitude de femmes, d’enfants, de vieillards qui y étaient renfermés, remplissait déjà de tumulte et de confusion. Le vainqueur s’empara de la colline qu’ils venaient d’abandonner.

Cependant L. Manlius et C. Helvius, chacun dans sa direction, avaient monté au couchant et au levant tant qu’ils avaient trouvé des sentiers praticables ; arrivés à des obstacles qu’ils ne purent franchir, ils rétrogradèrent vers la partie méridionale, et commencèrent à suivre d’assez près la division du consul. Celui-ci avec ses légions gagnait déjà la hauteur que ses troupes légères avaient d’abord occupée. Là il fit faire halte et reprit haleine ; et montrant aux légionnaires le plateau jonché de cadavres gaulois, il s’écria : Si la troupe légère vient de combattre avec tant de succès, que ne dois-je pas attendre de mes légions armées de toutes pièces et composées de l’élite des braves ? Les vélites ont repoussé l’ennemi jusqu’à son camp, où l’a suivi la terreur ; c’est à vous de le forcer dans son dernier retranchement [Tite-Live, 38, 22]. Toutefois il fit prendre encore les devants à la troupe légère, qui, loin de rester oisives, pendant que les légions faisaient halte, avait ramassé tout à l’entour les traits épars, afin d’en avoir une provision suffisante. A l’approche des assiégeants, les Gaulois se rangèrent en ligne serrée devant les palissades de leur camp ; mais exposés là aux projectiles comme ils l’avaient été sur la colline, ils rentrèrent derrière le retranchement, laissant aux portes une forte garde pour les défendre. Manlius alors ordonna de faire pleuvoir sur la multitude, dont l’enceinte du camp était encombrée, une grêle bien nourrie de dards, de balles et de pierres. Les cris effrayants des hommes, les gémissements des femmes et des enfants, annonçaient aux Romains qu’aucun de leurs coups n’était perdu [Ibid.]. A l’assaut des portes, les légionnaires eurent beaucoup à souffrir ; mais leurs colonnes d’attaque se renouvelant, tandis que les Gaulois qui garnissaient le rempart, privés d’armes de jet, ne pouvaient être d’aucun secours à leurs frères ; une de ces portes fut forcée, et les légions se précipitèrent dans l’intérieur [Ibid.].

Alors la foule des assiégés déboucha tumultueusement par toutes les issues qui restaient encore libres. Dans son épouvante, nul danger, nul obstacle, nul précipice, ne l’arrêtait ; un grand nombre, roulant au fond des abîmes, se tuèrent de la chute, ou restèrent à demi brisés sur la place. Le consul, maître du camp, en interdit le pillage à ses troupes et leur ordonna de s’acharner à la poursuite des fuyards. L. Manlius arriva dans cet instant, avec la seconde division ; le consul lui fit la même défense, et l’envoya aussi poursuivre lui-même, laissant les prisonniers sous la garde de quelques tribuns, partit de sa personne. A peine s’était-il éloigné, que C. Helvius survint avec le troisième corps ; mais cet officier ne put empêcher ses soldats de piller le camp. Quant à la cavalerie romaine, elle était restée quelque temps dans l’inaction, ignorant et le combat et la victoire ; bientôt apercevant les Gaulois que la fuite avait amenés au bas de la montagne, elle leur donna la chasse, en massacra et en fit prisonniers un grand nombre. Il ne fut pas aisé au consul de compter les morts, parce que, l’effroi ayant dispersé les fuyards dans les sinuosités des montagnes, beaucoup s’étaient perdus dans les précipices, ou avaient été tués dans l’épaisseur des forêts. Des récits invraisemblables portèrent leur nombre à quarante mille ; les autres ne le firent monter qu’à dix mille. Celui des captifs, composés en grande partie de femmes, d’enfants et de vieillards, paraît avoir été de quarante mille[26].

Après la victoire, le consul ordonna de réunir en monceau les armes des vaincus et d’y mettre le feu. Sans perdre un moment, il dirigea sa marche du côté des Tectosages, et arriva le surlendemain à Ancyre ; là il n’était plus qu’à dix milles du second camp gaulois, formé sur le mont Magaba. Pendant le séjour qu’il fit dans cette ville, une des captives se signala par une action mémorable : c’était Chiomara, épouse du tétrarque Ortiagon, chef suprême des trois nations. Elle avait suivi son mari au mont Olympe, où il dirigeait la défense, et les désastres de cette journée l’avaient fait tomber prisonnière au pouvoir des Romains. Pour Ortiagon, échappé à grand’peine à la mort, il avait regagné Ancyre et de là le camp tectosage [Tite-Live, 38, 24].

Les captives gauloises avaient été placées sous la garde d’un centurion avide et débauché, comme le sont souvent les gens de guerre [Ibid.]. La beauté de Chiomara était justement célèbre ; cet homme s’en éprit. D’abord il essaya la séduction ; désespérant bientôt d’y réussir, il employa la violence ; puis, pour calmer l’indignation de sa victime, il lui promit la liberté[27]. Mais plus avare encore qu’amoureux, il exigea d’elle à titre de rançon une forte somme d’argent, lui permettant de choisir entre ses compagnons d’esclavage celui qu’elle voudrait envoyer à ses parents, pour les prévenir d’apporter l’or demandé. Il fixa le lieu de l’échange près d’une petite rivière qui baignait le pied du coteau d’Ancyre. Au nombre des prisonniers détenus avec l’épouse d’Ortiagon, était un de ses anciens esclaves ; elle le désigna, et le centurion, à la faveur de la nuit, le conduisit hors des postes avancés. La nuit suivante, deux parents de Chiomara arrivèrent près du fleuve, avec la somme convenue, en lingots d’or ; le Romain les attendait déjà, mais seul, avec la captive, car la vendant subrepticement et par fraude, il n’avait mis dans la confidence aucun de ses compagnons. Pendant qu’il pèse l’or qu’on venait de lui présenter (c’était, aux termes de l’accord, la valeur d’un talent attique [Tite-Live, 38, 24]) Chiomara s’adressant aux deux Gaulois, dans sa langue maternelle, leur ordonne de tirer leurs sabres et d’égorger le centurion[28]. L’ordre est aussitôt exécuté. Alors elle prend la tête, l’enveloppe d’un des pans de sa robe, et va rejoindre son époux. Heureux de la revoir, Ortiagon accourait pour l’embrasser ; Chiomara l’arrête, déploie sa robe, et laisse tomber la tête du Romain. Surpris d’un tel spectacle, Ortiagon l’interroge ; il apprend tout à la fois l’outrage et la vengeance[29]. Ô femme, s’écria-t-il, que la fidélité est une belle chose !Quelque chose de plus beau, reprit celle-ci, c’est de pouvoir dire : deux hommes vivants ne se vanteront pas de m’avoir possédée [Plut., de Viturt. mulier.]. L’historien Polybe raconte qu’il eut à Sardes un entretien avec cette femme étonnante, et qu’il n’admira pas moins la finesse de son esprit que l’élévation et l’énergie de son âme [Ibid.].

Tandis que cet événement tenait en émoi tout le camp romain, des envoyés gaulois y arrivèrent, priant le consul de ne point se mettre en marche sans avoir accordé à leurs chefs une entrevue, protestant qu’il n’était point de conditions qu’ils n’acceptassent plutôt que de continuer la guerre. Manlius leur donna rendez-vous pour le lendemain à égale distance d’Ancyre et de leur camp ; il s’y rendit à l’heure convenue avec une escorte de cinq cents cavaliers, mais il ne vit paraître aucun Gaulois. Dès qu’il fut rentré, les mêmes envoyés revinrent pour excuser leurs chefs, auxquels des motifs de religion, disaient ils, n’avaient pas permis de sortir [Tite-Live, 38, 25], et annoncèrent que les premiers de la nation se présenteraient à une seconde conférence, munis de pleins pouvoirs ; le consul promit d’y envoyer Attale. La conférence eut lieu en effet entre les députés gaulois et le jeune prince de Pergame, qui avait une escorte de trois cents chevaux, et l’on y arrêta les bases d’un traité. Mais, comme la présence du général romain était nécessaire pour conclure, on convint que Manlius et les chefs gaulois s’aboucheraient le lendemain. La tergiversation des Tectosages avait deux motifs : le premier de donner à leurs femmes et à leurs enfants le temps de se mettre en sûreté avec leurs effets au-delà du fleuve Halys, et le second de surprendre le consul lui-même et de l’enlever[30]. C’est ce que devait exécuter un corps de mille cavaliers d’élite et d’une audace à toute épreuve.

La fortune voulut que ce jour-là même les tribuns envoyassent au fourrage et au bois, vers l’endroit fixé pour l’entrevue, un corps nombreux de cavalerie, et qu’ils plaçassent plus près du camp, dans la même direction, un second poste de six cents chevaux, qui devait appuyer les fourrageurs. Manlius se mit en route, comme la première fois, avec une escorte de cinq cents hommes ; mais à peine eut-il fait cinq milles, qu’il aperçut les Gaulois qui accouraient sur lui à toute bride. Il s’arrête, anime sa troupe et soutient la charge. Bientôt, forcé de battre en retraite, il le fait d’abord au petit pas ; sans tourner le dos ni rompre les rangs ; enfin le danger devenant plus pressant, les Romains se débandent et se dispersent. Les Gaulois les poursuivent l’épée dans les reins, en tuent un grand nombre, et allaient s’emparer du consul, lorsque les six cents cavaliers destinés à soutenir les fourrageurs surviennent attirés par les cris de leurs camarades. Alors le combat se rétablit ; mais en même temps accourent de tous côtés les fourrageurs ; partout les Gaulois ont des ennemis sur les bras. Harassés, et serrés de près par des troupes fraîches, la fuite ne leur fut ni facile, ni sûre[31]. Les Romains ne firent point de prisonniers, et le lendemain l’armée entière, ne respirant que vengeance, arriva en présence du camp gaulois [Tite-Live, 38, 25].

Le consul en personne passa deux jours à reconnaître la montagne, afin que rien n’échappât à ses observations ; le troisième, il partagea son armée en quatre corps, dont deux devaient marcher de front à l’ennemi, tandis que les deux autres iraient le prendre en flanc. L’infanterie tectosage et trocme, élite de l’armée et formant cinquante mille combattants, occupait le centre ; la cavalerie, dont les chevaux étaient inutiles au milieu de ces rochers escarpés, avait mis pied à terre au nombre de dix mille hommes, et pris son poste à l’aile droite. A la gauche étaient les quatre mille auxiliaires commandés par Ariarathe, roi de Cappadoce, et Murzès, roi de Paphlagonie. Les dispositions du consul furent les mêmes qu’au mont Olympe ; il plaça en première ligne les troupes armées à la légère, sous la main desquelles il eut soin de faire mettre une ample provision de traits de toute espèce. Ainsi les choses se trouvaient de part et d’autre dans le même état qu’à la bataille du mont Olympe, sauf la confiance plus grande chez les Romains, affaiblie chez les Gaulois ; car les Tectosages ressentaient comme un échec personnel la défaite de leurs frères [Tite-Live, 38, 26]. Aussi l’action, engagée de la même manière, eut le même dénouement. Couverts d’une nuée de traits, les Gaulois n’osaient s’élancer hors des rangs, de peur d’exposer leurs corps à découvert ; et plus ils se tenaient serrés, plus ces traits portaient coup sur une masse qui servait de but aux tireurs. Manlius, persuadé que le seul aspect des drapeaux légionnaires déciderait la déroute, fit rentrer dans les intervalles les divisions des vélites et les autres auxiliaires, et avancer le corps de bataille. Les Gaulois, effrayés par le souvenir de la défaite des Tolistoboïes, criblés de traits, épuisés de lassitude, ne soutinrent pas le choc ; ils battirent en retraite vers leur camp ; un petit nombre seulement s’y renferma, la plupart se dispersèrent à droite et à gauche. Aux deux ailes, le combat dura plus longtemps ; mais enfin la déroute devint générale. Le camp fut pris et pillé ; huit mille Gaulois jonchèrent la place[32] ; le reste se retira au-delà du fleuve Halys, où les femmes et les enfants avaient été mis en sûreté. Tel fut le désespoir ou plutôt la rage des vaincus, qu’on vit des prisonniers mordre leurs chaînes et chercher à s’étrangler les uns les autres [Florus, II, 11]. Le butin trouvé dans le camp fut immense. Les Galates ralliés sur l’autre rive de l’Halys voulurent d’abord continuer la guerre ; mais se voyant la plupart blessés, sans armes, et dans un entier dénuement, ils fléchirent et demandèrent à traiter. Manlius leur ordonna d’envoyer des députés à Éphèse ; pour lui, comme on était au milieu de l’automne, il se hâta de quitter le voisinage du Taurus où le froid se faisait déjà sentir, et ramena son armée hiverner le long des côtes [Tite-Live, 38, 27].

Les acclamations de toutes les villes qui avaient embrassé le parti romain l’accueillirent à son passage. Si la victoire remportée sur Antiochus était plus brillante, disent les historiens, celle-ci fut plus agréable aux alliés de la république [Polybe, ex excerpt. legat. 35]. Car la domination syrienne, avec ses tributs et son oppression, paraissait encore plus supportable que le voisinage de ces hordes toujours prêtes à fondre sur l’Asie, comme un orage impétueux [Tite-Live, 38, 37]. Voilà ce que pensaient les villes de la Troade, de l’Éolide et de l’Ionie ; et elles envoyèrent en grande pompe à Éphèse des ambassadeurs chargés d’offrir des couronnes d’or à Manlius, comme au libérateur de l’Asie [Ibid. – Polybe, except. legat. 35]. Ce fut au milieu de ces réjouissances que les plénipotentiaires gaulois et ceux d’Ariarathe arrivèrent auprès du consul ; les premiers pour traiter de la paix, les seconds pour solliciter le pardon de leur maître, coupable d’avoir secouru Antiochus son beau-père et les Galates ses alliés. Ce roi, vivement réprimandé, fut taxé à deux cents talents d’argent, en réparation de son crime. Bien au contraire, le consul fit aux Kimro-Galls l’accueil le plus bienveillant [Ibid. – Ibid.] ; néanmoins ne voulant rien terminer sans les conseils d’Eumène, alors absent, il fixa, pour l’été suivant, une seconde conférence, dans la ville d’Apamée, sur l’Hellespont. Satisfaits du coup dont ils venaient de frapper la Galatie, les Romains, loin de pousser à bout cette race belliqueuse, qui conservait encore une partie de sa force, employèrent tous leurs efforts à se l’attacher. Aux conférences d’Apamée, il ne fut question ni de tribut, ni de changements dans les lois ou le gouvernement des Galates. Tout ce qu’exigeait Manlius, c’était qu’ils rendissent les terres enlevées aux alliés de Rome [Suidas, voce Γαλαία], qu’ils renonçassent à leur vagabondage inquiétant pour leurs voisins, enfin, qu’ils fissent avec Eumène une alliance intime et durable [Tite-Live, 38, 40]. Ces conditions furent acceptées.

L’humiliation des Gaulois, publiée chez toutes les nations orientales, par des récits lointains et exagérés, environna le nom romain d’un nouvel éclat. Juda, dit un annaliste juif contemporain ; Juda a entendu le nom de Rome, et le bruit de sa puissance… Il a appris ses combats, et les grandes choses qu’elle a opérées en Galatie, comment elle a subjugué les Galates et leur a imposé tribut [I Mach., 8, 1-2]. A Rome, les succès du consul eurent moins de faveur ; plusieurs patriciens trouvèrent mauvais qu’il eût entrepris la guerre sans ordres formels du sénat ; et deux de ses lieutenants, jaloux de lui, firent opposition lorsqu’il demanda le triomphe. On lui objectait l’illégalité d’une guerre qui n’avait été précédée ni de l’envoi d’ambassadeurs, ni des cérémonies exigées par la religion. Manlius, ajoutait-on, avait consulté dans cette affaire beaucoup plus son ambition que l’intérêt public. Que de peines ses lieutenants n’avaient-ils pas eues à l’empêcher de franchir le Taurus malgré les malheurs dont la Sibylle menaçait Rome, si jamais ses enseignes osaient dépasser cette borne fatale ? Le consul pourtant s’en était approché autant qu’il avait pu ; n’avait-il pas été camper sur la cime même, au point de départ des eaux ? [Tite-Live, 38, 46] Enfin on reproduisait contre lui, pour ravaler la gloire du succès, des arguments pareils à ceux dont il s’était lui-même servi, près de la frontière gallo-grecque, pour combattre les terreurs de ses soldats.

Manlius répondit avec éloquence[33] ; il prouva que sa conduite avait été conforme aux intérêts et à la politique du sénat ; il adjura son prédécesseur, L. Scipion, de témoigner que cette guerre ne pouvait être différée sans danger. Il ajouta : Je n’exige pas, sénateurs, que vous jugiez des Gaulois habitants de l’Asie par la barbarie connue de la nation gauloise, par sa haine implacable contre le nom romain. Laissez de côté ces justes préventions, et n’appréciez les Gallo-Grecs qu’en eux-mêmes, indépendamment de toute autre considération. Plût aux dieux qu’Eumène fût ici présent avec les magistrats de toutes les villes de l’Asie ! Certes, leurs plaintes auraient bientôt fait justice de ces accusations. A leur défaut, envoyez des commissaires chez tous les peuples de l’Orient ; faites-leur demander si on ne les a pas affranchis d’un joug plus rigoureux en réduisant les Gaulois à l’impuissance de nuire, qu’en reléguant Antiochus au-delà du mont Taurus. Que l’Asie tout entière vous dise combien de fois ses campagnes ont été ravagées, ses belles cités pillées, ses troupeaux enlevés ; qu’elle vous exprime son affreux désespoir, quand elle ne pouvait obtenir le rachat de ses captifs, quand elle apprenait que ses enfants étaient immolés par les Gaulois à des dieux farouches et sanguinaires comme eux. Sachez que vos alliés ont été les tributaires des Gallo-Grecs, et qu’affranchis par vous de la domination d’un roi, ils n’en continueraient pas moins de payer tribut, si je m’étais endormi dans une honteuse inaction. L’éloignement d’Antiochus n’aurait servi qu’à rendre le joug des Gaulois plus oppressif, et vos conquêtes en deçà du mont Taurus auraient agrandi leur empire et non le vôtre [Tite-Live, 38, 47-48].

Après ces vives discussions, Manlius obtint le triomphe. Il étala dans cette solennité les couronnes d’or que lui avaient décernées les villes d’Asie, des sommes considérables en lingots et en monnaie d’or et d’argent, ainsi qu’un immense amas d’armes et de dépouilles entassées dans des chariots. Cinquante-deux chefs gaulois, les mains liées derrière le dos, précédaient son char [Tite-Live, 39, 6].

A la faveur de cette paix forcée où l’asservissement de l’Asie réduisait les Galates, ceux-ci s’adoucirent rapidement et entrèrent dans la civilisation asiatique. On les voit renoncer à leur culte national, dont il ne se montre plus dès lors une seule trace, et figurer comme grands-prêtres dans les temples des religions grecque et phrygienne. Ainsi on trouve un Brogitar, pontife de la mère des dieux, à Pessinunte[34] ; un Dytœt, fils d’Adiaxto-rix, grand pontife de la Comane [Strabon, XII], et plusieurs femmes, entre autres la courageuse et infortunée Camma, dont nous parlerons tout à l’heure, desservant les temples des déesses indigènes[35]. Une statue colossale de Jupiter fut élevée à Tavion [Strabon, XII] ; Ancyre se rendit fameuse par ses fêtes en l’honneur d’Esculape, et par des jeux isthmiens, pythiens, olympiens, qui attirèrent le concours de toute la Grèce[36]. Les tétrarques gaulois se piquèrent bientôt d’imiter les manières des despotes et des satrapes asiatiques. Ils voulurent faire, avec eux, assaut de somptuosité, et étalèrent dans leurs festins cette prodigalité absurde, magnificence des peuples à demi barbares. On rapporte qu’un certain Ariamne, jaloux d’effacer en savoir vivre tous les tétrarques ses rivaux, publia qu’il tiendrait table ouverte à tout venant pendant une année entière [Athenæ, IV, 10]. Il fit construire à cet effet autour de sa maison de vastes enclos de roseaux et de feuillages, et dresser des tables permanentes qui pouvaient recevoir plus de quatre cents personnes. De distance en distance furent établis des feux où des chaudières de toute dimension, remplies de toutes sortes de viandes, bouillaient jour et nuit. Des magasins, construits dans le voisinage, renfermaient les approvisionnements, en vin et en farine, amassés de longue main ; et des parcs à bœufs, à porcs, à moutons, à chèvres, placés à proximité, alimentaient le service des tables [Ibid., 13]. Il est permis de croire qu’Ariamne, n’oublia pas, dans cette occasion, ces jambons de Galatie dont la réputation était si grande [Ibid., 21]. Ce festin dura un an, et non seulement Ariamne traita à discrétion la foule qui accourait chaque jour des villes et des campagnes voisines, mais il faisait arrêter sur les chemins les voyageurs et les étrangers, ne leur laissant point la liberté de continuer leur route, qu’ils ne se fussent assis à ses tables [Ibid., 15].

Ce goût pour la magnificence se développa chez les femmes gallo-grecques avec non moins de vivacité que chez leurs maris. Les anciens vêtements de laine grossière firent place aux tissus de pourpre, que rehaussaient de riches parures ; et l’on ne vit plus l’épouse du tétrarque d’Ancyre ou de Pessinunte se contenter de la bouillie, qu’elle emportait jadis dans une marmite, pour son repas et celui de ses enfants, quand elle allait passer la journée au bain[37]. Cependant ce progrès du luxe chez les dames galates ne corrompit point l’énergique sévérité de leurs mœurs. Au milieu de la dissolution asiatique, elles méritèrent toujours d’être citées comme des modèles de chasteté ; et les traits recueillis dans leur vie ne font pas les pages les moins édifiantes des livres anciens consacrés aux vertus des femmes. Nous rapporterons ici un de ces traits fameux dans l’antiquité, et que deux écrivains grecs nous ont transmis.

Le tétrarque Sinat avait épousé une jeune et belle femme nommée Camma, prêtresse de Diane, pour qui elle entretenait une dévotion toute particulière. C’était dans les pompes religieuses, quand la prêtresse, vêtue de magnifiques habits, offrait l’encens et les sacrifices ; c’était alors que sa beauté paraissait briller d’un éclat tout céleste [Plut., de Viturt. mulier.] ; Sino-rix, jeune tétrarque, parent de Sinat, la vit, et ne forma plus d’autre désir au monde que le désir d’en être aimé. Il essaya tout, mais vainement. Désespéré, il s’en prit à celui qu’il regardait comme le plus grand obstacle à son bonheur ; il attaqua Sinat par trahison, et le fit périr. Comme le meurtrier était puissant et riche, les juges fermèrent les yeux, et le meurtre demeura impuni. Camma supporta ce coup avec une âme forte et résignée ; on ne la vit ni pleurer ni se plaindre ; mais, renonçant à toute société, même à celle de ses proches, et dévouée entièrement au service de la déesse, elle ne voulut plus quitter son temple, ni le jour, ni la nuit. Quelques mois se passèrent, et Sino-rix l’y vint poursuivre encore de son amour. Si je suis coupable, lui répétait-il, c’est pour t’avoir aimée ; nul autre sentiment n’a égaré ma main [Ibid.]. Camma, d’un autre côté, se vit persécutée par sa famille, qui, appuyant avec chaleur la poursuite du jeune tétrarque, ne cessait d’exalter sa puissance, sa richesse, et les autres avantages par lesquels il surpassait de beaucoup, disait-on, l’homme qu’elle s’obstinait à regretter. Dès lors, elle n’eut plus de repos qu’elle ne consentît à ces liens odieux. Elle feignit donc de céder, et le jour du mariage fut convenu.

Dès que parut ce jour tant souhaité, Sino-rix, environné d’un cortège nombreux et brillant, accourut au temple de Diane. Camma l’y attendait ; elle s’approcha de lui avec calme, le conduisit à l’autel, et prenant, suivant l’usage, une coupe d’or remplie de vin, après en avoir répandu quelques gouttes en l’honneur de la déesse, elle but, et la présenta au tétrarque [Ibid.]. Ivre de bonheur, le jeune homme la porte à ses lèvres et la vide d’un seul trait [Polyæn., ub. supr.] ; mais ce vin était empoisonné. On dit qu’en cet instant, une joie, depuis longtemps inaccoutumée se peignit sur le visage de la prêtresse. Étendant ses bras vers l’image de Diane: Chaste déesse ! s’écria-t-elle d’une voix forte : sois bénie de ce qu’ici même j’ai pu venger la mort de mon époux assassiné à cause de moi [Polyæn., Strat., 8, 39] ; maintenant que tout est consommé, je suis prête à descendre vers lui aux enfers. Pour toi, ô le plus scélérat des hommes, Sino-rix, dis aux tiens qu’ils te préparent un linceul et une tombe, car voilà la couche nuptiale que je t’ai destinée [Plutarque, l. c.]. Alors elle se précipita vers l’autel qu’elle enlaça de ses bras, et elle ne le quitta plus que la vie ne l’eût abandonnée. Sino-rix, qui ressentait déjà les atteintes du poison, monta dans son chariot et partit à toute bride, espérant que l’agitation et des secousses violentes le soulageraient ; mais bientôt ne pouvant plus supporter aucun mouvement, il s’étendit dans une litière, où il expira le même soir. Lorsqu’on vint lui apporter cette nouvelle, Camma vivait encore ; elle dit qu’elle mourait contente, et rendit l’âme.

La constitution politique s’altéra bientôt, comme les habitudes nationales. D’électives et temporaires qu’avaient été les tétrarchies, elles devinrent héréditaires, et les familles qui en usurpèrent le privilège formèrent, par le laps du temps; une haute classe aristocratique, qui domina le reste de la nation[38]. L’ambition des chefs, travailla en outre à resserrer le nombre de ces magistratures, qui furent successivement réduites de douze à quatre [Appien, Bell. Mihridat.], puis à trois, à deux, enfin concentrées dans une seule main[39]. Le pays était gouverné par un de ces rois, lorsqu’il fut réuni comme province à l’empire romain. Malgré cette usurpation du pouvoir souverain, le conseil national des trois cents continua d’exister et de coopérer à l’administration du pays[40]. Il est à présumer que la condition des indigènes phrygiens et surtout grecs s’améliora ; car les mariages devinrent assez fréquents entre eux et les Kimro-Galls de rang élevé. Cependant il n’y eut jamais fusion ; car, tandis que les vaincus parlaient le grec, la langue gauloise se conserva, sans mélange étranger, parmi les fils des conquérants. Un écrivain ecclésiastique célèbre, qui voyagea dans l’Orient au quatrième siècle de notre ère, six cents ans après le passage des hordes en Asie, témoigne que, de son temps, les Galates étaient les seuls, entre tous les peuples asiatiques, qui ne se servissent point de la langue grecque ; et que leur idiome national était à peu près le même que celui des Trévires, les différences de l’un à l’autre n’étant ni nombreuses, ni importantes[41]. Cette identité de langage entre les Gaulois des bords du Rhin et les Gaulois des bords du Sangarius et de l’Halys s’explique d’elle-même si l’on se rappelle que les Tectosages et les Tolistoboïes, les deux principaux peuples galates, appartenaient ordinairement, comme les Belges, à la race des Kimris.

La bonne intelligence et la paix subsistèrent pendant vingt ans entre les Galates et les puissantes asiatiques. Au bout de ce temps la guerre éclata, on ne sait pour quel motif, et les Gaulois ravagèrent le territoire d’Eumène et celui de leur ancien ami Ariarathe, alors dévoué au roi de Pergame[42], si cruellement, qu’Attale courut à Roule en porter plainte au sénat. Il dit : qu’un tumulte gaulois (suivant l’expression romaine) mettait le royaume de Pergame dans le plus grand péril [Tite-Live, 45, 19]. La république envoya des commissaires aux tétrarques, sans réussir à les désarmer. Les dévastations ayant recommencé avec plus de force, Eumène partit lui-même pour Rome ; mais ses plaintes furent mal reçues. Dans ces négociations et dans quelques autres, le sénat montra envers les Gaulois des ménagements qui lui étaient peu ordinaires, et qui ne causèrent pas moins de surprise que l’opiniâtreté hardie de ce peuple. Il fut permis de s’étonner, dit un historien [Ibid., 34], que tous les discours des Romains eussent été sans effet sur l’esprit des Galates, tandis qu’un seul mot de leurs ambassadeurs suffisait pour armer ou désarmer les puissants roi d’Égypte et de Syrie.

A l’époque des guerres de Mithridate [89 av. J.-C.], la Galatie parut se réveiller et vouloir secouer cette humiliante protection. Elle se ligua avec le roi de Pont empressé à rechercher l’alliance des Gaulois en occident comme en orient, et qui envoyait des ambassadeurs chez les Kimris des rives du Danube[43]. Durant ses premières campagnes, Mithridate exaltait, dans tous ses discours, les services de ses alliés galates [86 av. J.-C.] ; il se vantait de pouvoir opposer à Rome un peuple des mains duquel Rome ne s’était tirée qu’à prix d’or [Justin, 38, 4]. Mais bientôt leur fidélité lui devint suspecte, et dans un des accès de son humeur sombre et soupçonneuse, il retint prisonniers auprès de lui tous les tétrarques et leurs familles, au nombre de soixante personnes[44]. Indigné de cette perfidie, Torédo-rix, tétrarque des Tosiopes, complota sa mort ; et comme le roi de Pont avait coutume de rendre la justice, à certains jours de la semaine, assis sur une estrade fort élevée, Torédo-rix, aussi robuste qu’audacieux, ne se proposait pas moins que de le saisir corps à corps, et de le précipiter du haut de l’estrade, avec son tribunal [Plut., de Virtut. mulier.]. Le hasard voulut que Mithridate s’absentât ce jour-là et qu’il fit mander, au bout de quelques heures, les tétrarques galates ; Torédo-rix, craignant que le complot n’eût été découvert, exhorta ses compagnons à se jeter tous ensemble sur le roi et à le mettre en pièces [Ibid.]. Ce second complot manqua également ; et Mithridate, après avoir fait tuer sur-le-champ les plus dangereux des conspirateurs, acheva les autres, une nuit, dans un festin où il les avait invités, sous couleur de réconciliation. Trois d’entre eux échappèrent seuls au massacre en se faisant jour, le sabre à la main, au travers des assassins ; tout le reste périt, hommes, femmes et enfants [Appien, Bell. Mithrid.]. Parmi ces derniers se trouvait un jeune garçon appelé Bépolitan, que son esprit et sa beauté avaient fait remarquer du roi ; Mithridate se ressouvint de lui dans cette nuit fatale, et ordonna à ses officiers de courir et de le sauver. Il était temps encore, parce que le meurtrier, convoitant une robe précieuse que portait le jeune Gaulois, avait voulu le dépouiller avant de frapper ; celui-ci résistait et se débattait avec violence ; cette lutte permit aux officiers royaux de prévenir le coup [Plut., de Virtut. mulier.]. Le cadavre de Torédo-rix avait été jeté à la voirie, avec défense expresse de lui rendre les derniers devoirs ; mais une femme pergaménienne qui l’avait aimé l’ensevelit en cachette, au péril de ses jours [Ibid.].

Mithridate, à la tête de son armée, alla fondre sur la Galatie avant que la nouvelle de ses barbaries s’y frît répandue, confisqua les biens des tétrarques assassinés, et, renversant la forme du gouvernement, imposa pour roi absolu un de ses satrapes nommé Eumache [Appien, Bell. Mithrid.]. Cette tyrannie dura douze ans, et chaque année avec un redoublement de cruauté. Enfin les trois tétrarques sauvés du festin sanglant du roi de Pont, et l’un d’eux surtout, Déjotar, depuis si célèbre dans les guerres civiles de Rome, réussirent à soulever le pays, battirent Eumache et le chassèrent[45]. Les victoires des armées romaines sur Mithridate assurèrent aux Kimro-Galls, pour quelque temps, l’indépendance qu’ils venaient de reconquérir ; mais, dans les circonstances où se trouvait l’Orient, cette indépendance précaire ne pouvait pas être de longue durée. Enveloppée et pressée de tous côtés par la domination romaine, la Galatie succomba après tout le reste de l’Asie ; elle fut enfin réduite en province, sous l’empereur Auguste.

Pour terminer cette dernière période de l’histoire des Gaulois orientaux, nous avons encore, un mot à dire sur leurs rapports avec Mithridate. Le roi de Pont avait toujours entretenu auprès de sa personne une garde d’aventuriers galates, soldés à grands frais. Ce fut à eux qu’il remit le soin de sa mort, lorsque, décidé à ne point tomber vivant au pouvoir de ses ennemis, il vit que le poison n’agissait pas sur ses entrailles. Ayant fait venir le chef de cette garde, nommé Bituit[46], il lui présenta sa poitrine nue : Frappe, lui dit-il, tu m’as déjà rendu de grands et fidèles services ; celui-ci ne sera pas moindre [Appien, Bell. Mithrid.]. Bituit obéit, et les historiens ajoutent que ses compagnons, se précipitant aussitôt sur le roi, le percèrent à l’envi de leurs lances et de leurs épées. Peut-être y eut-il dans l’empressement de ces Gaulois un secret plaisir de vengeance à verser le sang d’un homme qui avait fait tant de mal à leur pays.

 

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

 

 

 



[1] Strabon, XII. — Pline, V, 32. — Tite-Live, XXXVIII, 16 et seq. — Ptolémée, V, 1. — Zon., IX, t. I, p. 457, edit. reg.

[2] Strabon, XII, p. 546. — Tournefort, Voyage dans le Levant, t. II, p. 44, et suiv.

[3] Pau, Peuet, en langue kimrique, loisir et lieu de repos.

[4] Blouck, caisse, coffre ; par extension, lieu de dépôt.

[5] Strabon, XII, p. 567. — Tite-Live, XXXVIII, 24. – Tournefort, Voyage dans le Levant, ibid.

[6] Ptolémée, V, 4. — Libani. Orat. 26. — Inscript. D’Ancyre.

[7] Taw (cymr.) taobh (gaél.) : lieu habité. Owen’s welsh. dict. — Armstr. Gaél. dict.

[8] Voturi et Ambitui. Pline, V, 32.

[9] Teutobodi, Teutobodiaci. Voir chap. IV et V.

[10] Τοσίωποι. Plutarque, de virtut. mulier., p. 259.

[11] Strabon, XII. — Tournefort, Voyage dans le Levant, t. II.

[12] Strabon, XII. — Der, derw, chêne ; nemet, temple.

[13] Inscription trouvée à Ancyre par Tournefort, t. II, p. 450.

[14] Athenæ, XV, 16. — Tite-Live, XXXVIII, 47. — Eustath, in Homer, p. 2294.

[15] Prudent., hymn. X, de coron. — Tite-Live, IX.

[16] Polybe, IV, p. 315. — Pline, VIII, 42. – Ælian, de animal., VI, 44.

[17] Tite-Live, XXXVII, 8. — Appien, Bell. Syriac., p. 89. — Suidas in verbo Γαλατία.

[18] Tite-Live, XXXVII, 39-40 ; XXXVIII, 48. — Appien, Bell. Svriac., p. 107-108.

[19] Tite-Live, XXXVIII, 9. — Suidas voce Òρτιάγων.

[20] Polybe ex excerptis legation. XXXIII.

[21] Tite-Live, XXXVIII, 12, 18 ; XXXVII, 39.

[22] Ăξυλον, sans bois.

[23] Tite-Live, XXXVIII, 18. — Suidas voce Γάλλοι.

[24] Tite-Live, XXXVIII, ub. sup. — Florus, II, c. 11.

[25] Tite-Live, XXXVIII, 19. — Florus, ibid.

[26] Tite-Live, XXXVIII, 23. — Appien, Bell. Syriac., p. 115.

[27] Tite-Live, XXXVIII, 24. — Plutarque, de Virtut. mulierum, p. 258. — Valère Maxime, VI, 1. — Suidas voce Òρτιάγων. — Florus, II, 11. — Aurelius Victor, 55.

[28] Tite-Live, XXXVIII, 24. — Valère Maxime, VI, 1.

[29] Tite-Live, XXXVIII, 24. — Valère Maxime, VI, 1.

[30] Tite-Live, XXXVIII, 25. — Polybe, ex excerpt. legationib, XXXIV.

[31] Tite-Live, XXXVIII, 25. — Polybe, ex excerpt. legat., XXXIV. - Appien, Bell. Syriac., p. 115.

[32] Tite-Live, XXXVIII, 27. — Appien, Bell. Syriac., p. 115.

[33] Tite Live donne comme authentique le discours qu’il lui fait tenir : Manlium in hunc maximè modum respondisse accepimus. XXXVIII, 47.

[34] Cicéron, de Arusp, respons. n° 28.

[35] Plutarque, de Virtut. mulier. p. 257. — Polyæni, Stratag., VIII, 39. — Inscript. d’Ancyre, Tournefort, t. II, p. 450. –Montf. palæograph. p. 154, 155 et suiv.

[36] Spanheim gotha numaria. p. 462 et suiv.

[37] Plutarque, Sympos., VIII, quæst. 9.

[38] Hist. græc. et latin. Inscript. galatic. passim.

[39] Strabon, XII, p. 567. — Pausanias, Bell. Alexandr., 67.

[40] Inscript. Ancyran. passim.

[41] Hiéronyme, Prolog. in lib. II. Comment. in epist. ad Galat. 3.

[42] Polybe, excerpt. legat. XCVII, CII, CVI, CVII, CVIII. — Strabon, XII, p. 539. — Tite-Live, XLV, c. 16 et 34.

[43] Justin, XXXVIII, 3. — Appien, Bell. Mithrid., p. 171.

[44] Plutarque, de Virtutibus mulier., p. 259. — Appien, Bello Mithridat., p. 200.

[45] Appien, l. c., p. 200, 222. — Tite-Live, Epit. XCIV. — Paul Orose, VI, 2.

[46] Βίτοιτος, Appien, p. 248. — Bitætus, Tite-Live, Epit. c. 11. — On verra plus tard un Bituit, chef des Arvernes, jouer un grand rôle dans la Gaule.