HISTOIRE DES GAULOIS

Première partie

CHAPITRE IX.

 

 

MAGON, en partant pour l’Afrique, avait laissé dans la Cispadane un de ses officiers, nommé Hamilcar, guerrier expérimenté, qui s’était attiré la confiance et l’amitié des Gaulois durant les dernières expéditions carthaginoises [Tite-Live, 31, 2]. Reçu par eux comme un frère, et admis dans leurs conseils, Hamilcar les aidait des lumières de son expérience [202 av. J.-C.]. Il les encourageait chaudement à ne point déposer les armes, soit qu’il s’attendît à voir bientôt les hostilités se rallumer entre Rome et Carthage, et qu’il eut mission de tenir les Gaulois en haleine, soit plutôt qu’il n’envisageât que l’intérêt du pays où il trouvait l’hospitalité, et que, ennemi implacable de Rome, il préférât une vie dure et agitée parmi des ennemis de Rome à la paix déshonorante que sa patrie venait de subir. A peine le sénat avait-il été débarrassé de la guerre punique, qu’il s’était hâté de renouer ses intrigues auprès des nations cisalpines, surtout auprès des Cénomans ; déjà il était parvenu à détacher de la confédération quelques tribus liguriennes [Ibid.]. Mais la prudence et l’activité d’Hamilcar déjouèrent ces menées ; il pressa les Gaulois de recommencer la guerre avant que ces défections les eussent affaiblis, et entraîna même la jeunesse cénomane à prendre les armes malgré ses chefs. La république alarmée sollicita son extradition, les Gaulois la refusèrent. Elle s’adressa avec menace au sénat de Carthage ; mais le sénat de Carthage protesta qu’Hamilcar n’était point son agent, qu’il n’était même plus son sujet ; et il fallut que Rome se contentât de ces raisons bonnes ou mauvaises. Quant aux Cisalpins, elle fit contre eux de grands préparatifs d’armes [Tite-Live, 31].

L’ouverture des hostilités ne lui fut point heureuse ; deux légions et quatre cohortes supplémentaires, entrées par l’Ombrie sur le territoire boïen, pénétrèrent d’abord assez paisiblement jusqu’au petit fort de Mutilum, où elles se cantonnèrent ; mais au bout de quelques jours, s’étant écartées dans la campagne pour couper les blés, elles furent surprises et enveloppées. Sept mille légionnaires, occupés aux travaux, périrent sur la place avec leur général, Caïus Oppius [Tite-Live, 31, 2] ; le reste se sauva d’abord à Mutilum, et, dès la nuit suivante, regagna la frontière dans une déroute complète, sans chef et sans bagages. Un des consuls, en station dans le voisinage, les réunit à son armée, fit quelque dégât sur les terres boïennes, puis revint à Rome sans avoir rien exécuté de plus remarquable [Ibid.]. Il fut remplacé dans son commandement par le préteur L. Furius Purpureo, qui se rendit avec cinq mille alliés latins aux quartiers d’hiver d’Ariminum.

Aux premiers jours du printemps, quarante mille confédérés, Boïes, Insubres, Cénomans, Ligures, conduits par le Carthaginois Hamilcar, assaillirent Placentia à l’improviste, la pillèrent, l’incendièrent, et, d’une population de six mille âmes, en laissèrent à peine deux mille sur des cendres et des ruines [Ibid.] : passant ensuite le Pô, ils se dirigèrent vers Crémone, à qui ils destinaient le même sort ; mais les habitants, instruits du désastre des Placentins, avaient eu le temps de fermer leurs portes et de se préparer à la défense, décidés à vendre cher leur vie. Ils envoyèrent promptement un courrier au préteur Furius pour lui demander du secours. Contraint de refuser, Furius transmit au sénat la lettre des Crémonais, avec un tableau inquiétant de sa situation et du péril où se trouvait la colonie. De deux villes échappées à l’horrible tempête de la guerre punique, écrivait-il, l’une est pillée et saccagée, l’autre cernée par l’ennemi [Tite-Live, 31, 10]. Porter assistance aux malheureux Crémonais avec le peu de troupes campées à Ariminum, ce serait sacrifier en pure perte de nouvelles victimes. La destruction d’une colonie romaine n’a déjà que trop enflé l’orgueil des barbares, sans que j’aille l’accroître encore par la perte de mon armée. A la réception de cette dépêche, le sénat donna ordre à C. Aurélius, l’un des consuls, de se rendre sur-le-champ à Ariminum ; quelques affaires retardèrent le départ du consul ; mais ses légions se dirigèrent vers la Gaule à grandes journées.

Dès qu’elles furent arrivées, le préteur L. Furius se mit en route pour Crémone, et vint camper à cinq cents pas de l’armée des confédérés. Il avait une belle occasion de les battre par surprise, si, dès le même jour, il eût mené droit ses troupes attaquer leur camp, car les Gaulois, épars dans la campagne, n’avaient laissé à sa garde que des forces tout à fait insuffisantes. Furius voulut ménager ses soldats, fatigués par une marche longue et précipitée, et il laissa aux Gaulois, restés dans le camp, le temps de sonner l’alarme. Les autres, avertis par leurs cris, eurent bientôt regagné les retranchements. Dès le lendemain, ils en sortirent en bon ordre pour présenter la bataille ; Furius l’accepta sans balancer [Ibid., 21]. La charge des confédérés fut si impétueuse, et si brusque, que les Romains eurent à peine le temps de ranger leurs troupes. Réunissant tous leurs efforts sur un seul point, ils attaquèrent d’abord l’aile droite ennemie, qu’ils se flattaient d’écraser facilement ; voyant qu’elle résistait, ils cherchèrent à la tourner, tandis que, par un mouvement pareil, leur aile droite essayait d’envelopper l’aile gauche. Aussitôt que Furius aperçut cette manœuvre, il fit avancer sa réserve, dont il se servit pour étendre son front de bataille ; au même instant, il fit charger à droite et à gauche par sa cavalerie l’extrémité des ailes gauloises ; et lui-même, à la tête d’un corps serré de fantassins, se porta sur le centre pour essayer de le rompre. Le centre, que le développement des ailes avait affaibli, fut enfoncé par l’infanterie romaine, les ailes par la cavalerie ; les confédérés, culbutés de toutes parts, regagnèrent leur camp dans le plus grand désordre ; les légions vinrent bientôt les y forcer. Le nombre des morts et des prisonniers gaulois fut de trente-cinq mille ; quatre-vingts drapeaux et plus de deux cents chariots tout chargés de butin tombèrent entre les mains du vainqueur [Ibid.]. Le Carthaginois Hamilcar, et trois des principaux chefs cisalpins, périrent en combattant [Ibid. ; Orose, 4, 20]. Deux mille habitants de Placentia, réduits en servitude par les Gaulois, furent rendus à la liberté et renvoyés dans leur ville en ruines [200 av. J.-C]. Pour récompense de cette victoire, Furius obtint le triomphe, et porta au trésor public de Rome trois cent vingt mille livres pesant de cuivre, et cent soixante-dix mille d’argent[1]. Mais la joie des Romains fut de courte durée. L’année suivante, le préteur Cn. Bæbius Tamphilus, étant entré témérairement sur le territoire insubrien, tomba dans une embuscade où il perdit six mille six cents hommes ; ce qui le força d’évacuer aussitôt le pays [Tite-Live, 32 ,7]. Pendant le cours de l’année 198 [av. J.-C.], le consul qui le remplaça se borna à faire rentrer dans leurs foyers les habitants de Placentia et de Crémone que les malheurs de la guerre avaient dispersés [Ibid., 25].

Cependant le sénat romain se préparait à frapper dans la Gaule des coups décisifs. Au printemps de l’année 197 [av. J.-C.], il ordonna aux consuls, C. Cornélius Céthégus et Q. Minucius Rufus, de marcher tous deux en même temps vers le Pô. Le premier se dirigea droit sur l’Insubrie, où des troupes boïennes, insubriennes et cénomanes, se réunissaient de nouveau ; Minucius, longeant la Méditerranée, commença ses opérations par la Ligurie cispadane, qu’en peu de temps il parvint à subjuguer, ou du moins à détacher de l’alliance des Gaulois, tout entière, à l’exception de la tribu des Ilvates ; il soumit, dit-on, quinze villes dont la population se montait en masse à vingt mille âmes [Ibid., 29]. De la Ligurie, le consul conduisit ses légions sur les terres boïennes. Céthégus, retranché dans une position avantageuse, sur la rive gauche du Pô, attendait, pour risquer le combat, que son collègue, par une diversion sur la rive droite, obligeât les confédérés à partager leurs forces. En effet, dès que la nouvelle se répandit dans la Transpadane que le pays des Boïes était à feu et à sang, l’armée boïenne demanda à grands cris que les troupes coalisées l’aidassent d’abord à délivrer son territoire ; les Insubres, de leur côté, soutinrent la même prétention : Nous serions fous, répondirent-ils aux Boïes, d’abandonner  nos propres terres au pillage , pour aller défendre les vôtres [Ibid., 30]. Mécontentes l’une de l’autre, les deux armées se séparèrent ; les Boïes repassèrent le Pô ; les Insubres, réunis aux Cénomans, allèrent prendre position dans le pays de ces derniers, sur la rive droite du Mincio ; le consul, les suivant de loin, vint adosser son camp au même fleuve, environ cinq mille pas au-dessous du leur.

C’était pour l’ennemi une bonne fortune, que le théâtre de la guerre eût été transporté sur la terre des Cénomans, ces vieux instruments de l’ambition étrangère, si longtemps traîtres à leur propre race. Aussi se hâta-t-il d’envoyer des émissaires dans toutes les villes du pays, surtout à Brixia [Ibid.], où le conseil national des chefs et des vieillards s’était rassemblé. Gagnés par crainte ou par argent, les principaux chefs et les anciens protestèrent aux agents romains qu’ils étaient étrangers à tout ce qui s’était passé, et que si la jeunesse avait pris les armes, c’était tout à fait sans leur aveu ; plusieurs même se rendirent au camp ennemi pour conférer avec le consul, qui-les trouva dévoués à ses intérêts, mais incertains sur les moyens de le servir [Ibid.]. Céthégus voulut que, par leur autorité, ou à force d’argent, ils décidassent l’armée cénomane à passer immédiatement aux Romains, ou du moins à quitter le camp des Insubres ; les entremetteurs de la trahison combattirent ce projet comme impraticable. Seulement, ils engagèrent leur parole que les troupes resteraient neutres pendant le prochain combat, et même tourneraient du côté des Romains, si l’occasion s’en présentait [Ibid.]. Ils entrèrent alors en pourparler avec les chefs de l’armée ; en peu de jours, l’odieux complot fut consommé et un traité secret assura à l’ennemi, dans la bataille qui se préparait, la coopération active ou tout au moins passive des Cénomans. Rien que ces intrigues eussent été conduites avec un profond mystère, les Insubres en conçurent quelque soupçon [Ibid.], et lorsque le jour de la bataille arriva, n’osant confier à de tels alliés une des ailes de peur que leur trahison n’entraînât la déroute de toute l’armée, ils les placèrent à la réserve, derrière les enseignes. Mais cette précaution fut inutile. Au fort de la mêlée, les perfides, voyant l’armée insubrienne plier, la chargèrent tout à coup à dos, et occasionnèrent sa destruction totale.

Tandis que ces événements se passaient dans la Transpadane, Minucius avait d’abord dévasté les terres des Boïes par des incursions rapides ; mais lorsque l’armée boïenne eut quitté le camp des coalisés pour venir défendre ses foyers, le consul s’était renfermé dans ses retranchement, attendant l’occasion de risquer une bataille décisive. Les Boïes la provoquaient avec ardeur, quand la nouvelle du combat du Mincio et de la défection des Cénomans vint ébranler leur confiance ; bientôt même, le découragement gagnant, ils désertèrent leurs drapeaux, pour aller défendre chacun sa propriété et sa famille. L’armée consulaire se vit obligée de changer son plan de campagne [Tite-Live, 32, 31]. Elle se remit à ravager les terres, à brûler les maisons, à forcer les villes. Clastidium fut livré aux flammes : les dévastations durèrent jusqu’au commencement de l’hiver ; puis les consuls retournèrent à Rome, où ils triomphèrent, C. Céthégus des Insubres et des Cénomans, Q. Minucius des Boïes. Le premier versa au trésor deux cent trente-sept mille cinq cents livres pesant de cuivre[2], et soixante-dix-neuf mille pièces d’argent, portant pour empreinte un char attelé de deux chevaux[3] ; le second une quantité d’argent équivalente à cinquante-trois mille deux cents deniers, et deux cent cinquante-quatre mille as en monnaie de cuivre[4]. Mais ce qui fixait surtout les yeux de la foule, au triomphé de Céthégus, c’était une troupe de Crémonais et de Placentins, suivant le char du triomphateur, la tête couverte du bonnet, symbole de la liberté [Tite-Live, 33, 23].

Autant les deux grandes nations gauloises montraient de constance à défendre leur liberté, autant Rome mit d’acharnement à vouloir l’étouffer. Pendant l’année 196 [av. J.-C.], comme pendant la précédente, les consuls furent employés tous deux dans la Cisalpine ; leur choix même paraissait dicté par la circonstance. L’un d’eux, L. Furius Purpureo, s’était distingué comme préteur dans une des dernières campagnes ; l’autre, Claudius Marcellus, portait un nom de bon augure pour une guerre gauloise. Tandis que Furius se préparait à le suivre à petites journées, Marcellus, se portant directement sur la Transpadane, attaqua et défit l’armée insubrienne, dans une bataille, où, si les récits des historiens ne sont pas exagérés, elle perdit quarante mille hommes [Ibid., 36]. La forte ville de Com ou Comum, située à l’extrémité méridionale du lac Larius, et dont le nom signifiait garde ou protection[5], tomba en son pouvoir, ainsi que vingt-huit châteaux qui se rendirent [Ibid.]. Le consul revint ensuite sur ses pas pour faire tête aux Boïes, qui s’étaient rassemblés en nombre considérable. Mais le jour même de son arrivée, avant qu’il eût achevé les retranchements de son camp, assailli brusquement, il éprouva de grandes pertes, et après un combat long et opiniâtre, laissa sur la place trois mille légionnaires ainsi que plusieurs chefs de distinction [Ibid.]. Néanmoins il réussit à terminer les travaux, et une fois retranché, il soutint avec assez de bonheur les assauts que les Gaulois lui livraient sans relâche. Telle était sa situation, lorsque son collègue Furius Purpureo entra dans la partie du territoire boïen, qui confine avec l’Ombrie et qu’on nommait la tribu Sappinia.

A cette nouvelle, les Boïes levèrent le siège du camp de Marcellus, et coururent sur la route que l’autre consul devait traverser, route boisée et propre aux embuscades militaires. Purpureo approchait déjà du fort de Mutilum , lorsque ayant eu vent de quelque chose, il rétrograda ; et comme il connaissait parfaitement le pays, par de longs détours en plaines, il réussit à rejoindre sans danger son collègue. Les deux consols réunis dévastèrent un grand nombre de villes fortifiées et non fortifiées, et Bononia, capitale de tout le territoire[6] ; partout où ils promenaient leurs ravages, les vieillards, les femmes, la population désarmée des campagnes s’empressait de faire acte apparent de soumission à la république romaine ; mais toute la jeunesse, réfugiée en armes au fond des forêts, suivait leur marche, ne les perdant jamais de vue et épiant l’occasion favorable pour les surprendre et les envelopper [Tite-Live, 33, 37]. Boïes et Romains traversèrent ainsi, en s’observant mutuellement, une grande partie de la Cispadane, et passèrent ensuite en Ligurie. A la fin, l’armée boïenne, désespérant de faire tomber dans le piège un général tel que L. Furius, accoutumé de longue main à ce genre de guerre, franchit le Pô, et se jeta sur les terres de quelques tribus liguriennes qui avaient fait leur paix avec Rome [Ibid.]. A son retour, elle longeait l’extrême frontière ligurienne, chargée de butin, lorsqu’elle rencontra l’armée des consuls. Le combat s’engagea plus brusquement, et se soutint plus vivement que si les deux partis bien préparés eussent choisi le temps et le lieu à leur convenance. On vit en cette occasion, dit un historien latin[7], combien les haines nationales ajoutent d’énergie au courage ; plus altérés de sang qu’avides de victoire, les Romains combattirent avec un tel acharnement, qu’à peine laissèrent-ils échapper un Gaulois. Pour remercier les dieux de l’heureuse issue de la campagne, le sénat décréta trois jours de prières publiques. Le pillage de cette année valut au trésor public de Rome trois cent vingt mille livres d’airain, et deux cent trente-quatre mille pièces d’argent à l’empreinte d’un char attelé de deux chevaux.

La campagne de 195 [av. J.-C.] s’ouvrit encore, pour les Romains, sous les auspices les plus favorables ; le consul L. Valérius Flaccus battit l’armée boïenne, près de la forêt Litana, et lui tua huit mille hommes ; mais ce fut là tout, Valerius perdit le reste de la saison à faire reconstruire les maisons de Placentia et de Crémone [Tite-Live, 34, 21,42]. Chargé, l’année suivante en qualité de proconsul, des opérations militaires dans la Transpadane, il y montra plus d’activité. Une armée boïenne, sous la conduite d’un chef nommé Dorulac, était venue soulever les Insubres : Valérius attaqua, près de Médiolanum, leurs forces réunies, les défit, et leur tua dix mille hommes[8].

Rome déployait contre la Cisalpine trois armées à la fois. Tandis qu’un proconsul tenait la Transpadane, les deux consuls furent envoyés sur la rive droite du Pô, avec leurs légions respectives ; ce qui faisait monter à soixante-cinq mille hommes environ les troupes romaines actives, non compris les garnisons des forteresses et les milices coloniales. De son côté la courageuse nation boïenne épuisait toutes les ressources du patriotisme. Son chef suprême Boïo-Rix[9], assisté de ses deux frères, organisa l’armement en masse de toute la population, et pourvut à la défense de la Cispadane, pendant que Dorulac faisait sur l’Insubrie sa malheureuse tentative. Le consul Tib. Sempronius Longus, arrivé le premier à la frontière gauloise, la trouva donc gardée par Boïo-Rix, et par une forte division boïenne. Le nombre et la confiance des Gaulois l’intimidèrent ; n’osant livrer bataille, il se retrancha dans un poste avantageux, et écrivit à son collègue, P. Scipion l’Africain, de venir le rejoindre immédiatement, espérant, ajoutait-il, traîner les choses en longueur jusqu’à ce moment [Tite-Live, 34, 46]. Mais le motif qui portait le consul à refuser le combat était celui-là même qui poussait les Gaulois à le provoquer ; ils voulaient brusquer l’affaire avant la jonction des consuls. Deux jours de suite, ils sortirent de leurs campements, et se rangèrent en bataille, appelant à grands cris l’ennemi et l’accablant de railleries et d’outrages ; le troisième, ils se décidèrent à attaquer, s’avancèrent au pied des retranchements, et livrèrent un assaut général. Le consul fit prendre les armes en toute hâte, et ordonna à deux légions de sortir par les deux portes principales ; mais les passages étaient déjà fermés par les assiégeants. Longtemps on lutta dans ces étroites issues, non seulement à grands coups d’épée, mais boucliers contre boucliers et corps à corps, les Romains pour se faire jour, les Gaulois pour pénétrer dans le camp, ou pour empêcher leurs ennemis d’en sortir [Ibid.]. Aucun parti n’avait l’avantage, lorsque le premier centurion de la seconde légion et un tribun de la quatrième tentèrent un stratagème, qui souvent avait réussi dans des moments critiques, ils lancèrent leurs enseignes au milieu des rangs ennemis ; jaloux de recouvrer leur drapeau, les soldats de la seconde légion chargèrent avec tant d’impétuosité, qu’ils parvinrent les premiers à s’ouvrir une route.

Déjà ils combattaient hors des retranchements, et la quatrième légion restait encore arrêtée à la porte, lorsque les Romains entendirent un grand bruit à l’autre extrémité de leur camp ; c’étaient les Gaulois qui avaient forcé la porte questorienne, et tué le questeur, deux préfets des alliés et environ deux cents soldats [Tite-Live, 34, 47]. Le camp était pris de ce côté, sans une cohorte extraordinaire, laquelle, envoyée par le consul pour défendre la porte questorienne, tailla en pièces ou chassa ceux des assiégeants qui avaient déjà pénétré dans l’enceinte, et repoussa l’irruption des autres. Vers le même temps, la quatrième légion, avec deux cohortes extraordinaires, vint à bout d’effectuer sa sortie. Il se livrait donc trois combats simultanés en trois différents endroits autour du camp, et l’attention des combattants était partagée entre l’ennemi qu’ils avaient en tête, et leurs compagnons, dont les cris confus les tenaient dans l’incertitude sur leur sort, et sur le résultat de l’affaire. La lutte dura jusqu’au milieu du jour, avec des forces et des espérances égales. Enfin les Gaulois, cédant à une charge impétueuse, reculèrent jusqu’à leur camp ; mais ils s’y rallièrent, et à leur tour, se précipitant sur l’ennemi, ils le culbutèrent et le poursuivirent jusqu’à ses retranchements, où il se renferma de nouveau. Ainsi dans cette journée, les deux partis se virent successivement victorieux, et successivement en fuite [Ibid.]. Les Romains publièrent qu’ils n’avaient perdu que cinq mille hommes, tandis qu’ils en avaient tué onze mille [Ibid.] ; malheureusement les Gaulois ne nous ont pas laissé leur bulletin. Sempronius se réfugia dans Placentia. Si l’on en croit quelques historiens, Scipion, après avoir opéré sa jonction avec lui, dévasta le territoire des Boïes et des Ligures, tant que leurs bois et leurs marais ne lui opposèrent point de barrières ; d’autres prétendent que, sans avoir rien fait de remarquable, il retourna à Rome[10].

Cette campagne n’avait pas été sans gloire pour la nation boïenne ; mais une guerre chaque année renaissante consumait rapidement sa population. Elle renouvela cependant le mouvement de l’année précédente, prit les armes en masse, et parvint à soulever la Ligurie. Le sénat alarmé proclama qu’il y avait tumulte [Tite-Live, 34, 56] ; des levées extraordinaires furent mises sur pied, et les deux consuls, Cornélius Merula et Minucius Thermus partirent, celui-ci pour la Ligurie, celui-là pour le pays boïen. Tant de batailles perdues, malgré tant d’efforts de courage, avaient enfin enseigné aux Gaulois que le manque de discipline et l’ignorance de la tactique étaient les véritables causes de leur faiblesse ; ils renoncèrent donc, mais trop tard, aux batailles rangées et aux affaires décisives par masses d’hommes et en rase campagne. Au lieu de tenir la plaine, comme auparavant, ils se ralliaient dans les forêts pour tomber à l’improviste sur l’ennemi dès qu’il approchait des bois. Ils fatiguèrent quelque temps, par ces manœuvres, l’armée du consul Merula ; mais celui-ci, ayant déjoué une de leurs embuscades, les força d’accepter la bataille ; ils se trouvaient alors non loin de Mutine. La bataille fut terrible, et dura depuis le lever jusqu’au milieu du jour. Le corps des vétérans romains, rompu par une charge des Gaulois, fut anéanti. Pendant longtemps, les Boïes, qui n’avaient que très peu de cavalerie, soutinrent les charges répétées de la cavalerie romaine, sans que leur ordonnance en souffrit : leurs files restaient serrées, s’appuyant les unes sur les autres, et les chefs, le gais en main, frappaient quiconque chancelait ou faisait mine de quitter son rang [Tite-Live, 35, 5]. Enfin la cavalerie des auxiliaires romains les entama, et, pénétrant profondément au milieu d’eux, ne leur permit plus de se rallier. Les historiens de Rome avouent que la victoire fut longtemps incertaine, et coûta bien du sang ; quatorze mille Gaulois restèrent sur la place, dix-huit cents seulement mirent bas les armes [Ibid.].

Les consuls Domitius Ænobarbus et L. Quintius Flamininus eurent ordre de continuer la guerre. Les ravages qu’ils exercèrent dans tout le pays, durant l’année 192 [av. J.-C.], furent si terribles, qu’un grand nombre de riches familles gauloises, ne voyant plus de sauvegarde ailleurs, se réfugièrent dans le camp même des Romains. Le conseil national des Boïes ne tarda pas non plus à faire sa paix, et les principaux chefs se transportèrent avec leurs femmes et leurs enfants auprès des consuls. Le nombre de ces malheureux qui croyaient trouver dans le camp romain, sous la garantie de l’hospitalité romaine, repos et respect pour leurs personnes, s’élevait à quinze cents, appartenant tous à la classe opulente et la plus élevée en dignité [Tite-Live, 35, 22]. Mais, plus d’une fois, ils durent regretter les champs de bataille où du moins la mort était utile et glorieuse, où les souffrances et les outrages ne restaient pas impunis. Le trait suivant, conservé par l’histoire, fera assez connaître quelle était pour les Gaulois suppliants et désarmés la paix du peuple romain et l’hospitalité de ses consuls.

Quintius Flamininus avait emmené de Rome une prostituée qu’il aimait, et comme ils s’étaient mis en route la veille d’un combat de gladiateurs, cette femme lui reprochait quelquefois, en badinant, de l’avoir privée d’un spectacle auquel elle attachait beaucoup de prix. Un jour qu’il était à table, dans sa tente, avec elle et quelques compagnons de débauche, un licteur l’avertit qu’un noble boïen arrivait, accompagné de ses enfants, et se remettait sous sa sauvegarde. Qu’on les amène ! dit Flamininus. Introduit sous la tente consulaire, le Gaulois exposa, par interprète, l’objet de sa visite ; et il s’étudiait, dans ses discours, à intéresser le Romain au sort de sa famille et au sien. Mais tandis qu’il parlait, une horrible idée se présenta à l’esprit de Flamininus : Tu m’as sacrifié un combat de gladiateurs, dit-il, en s’adressant à sa maîtresse ; pour t’en dédommager, veux-tu voir mourir ce Gaulois ? [Tite-Live, 39, 42] Bien éloignée de croire sérieuse une telle proposition, la courtisane fit un signe. Aussitôt Flamininus se lève, saisit son épée suspendue aux parois de la tente, et frappe à tour de bras le Gaulois sur la tête. Étourdi, chancelant, le malheureux cherche à s’échapper, implorant la foi divine et humaine, mais un second coup l’atteint dans le côté et, sous les yeux de ses enfants qui poussaient des cris lamentables, le fait rouler aux pieds de la prostituée de Flamininus[11]. Que devait donc faire la soldatesque romaine dans sa brutalité, quand ces horreurs se passaient sous la tente des consuls ?

La nation boïenne avait épuisé toutes ses ressources ; cependant elle ne mit point bas les armes ; mais un profond découragement paraissait s’être emparé d’elle. A compter le nombre de ses morts dans cette dernière et funeste année, on eût dit qu’elle s’empressait de périr, tandis que la patrie était encore libre ; et qu’elle n’accourait plus sur les champs de bataille que pour y rester. Dans une seule journée, le consul Scipion Nasica lui tua vingt mille hommes, en prit trois mille, et ne perdit lui-même que quatorze cent quatre-vingt-quatre des siens. Scipion usa de sa victoire en barbare ; il se fit livrer, à titre d’otages, ce qu’il y avait encore dans la nation de chefs et de défenseurs énergiques, et confisqua au profit de sa république la moitié du territoire des vaincus [Tite-Live, 36, 39-40]. Tels furent les massacres et les dévastations exercées par ses soldats, que lui-même, réclamant les honneurs du triomphe, osa se vanter, en plein sénat, de n’avoir laissé vivants, de toute la race boïenne, que les enfants et les vieillards [Tite-Live, 36, 40]. Par une moquerie indigne d’un homme à qui les Romains avaient décerné le prix de la vertu, il fit marcher, dans la pompe de son triomphe, l’élite des captifs gaulois pêle-mêle avec les chevaux prisonniers [Ibid., 41]. Le butin de cette campagne rapporta au trésor public quatorze cent soixante-dix colliers d’or, deux cent quarante-cinq livres pesant d’or, deux mille trois cent quarante livres d’argent, tant en barres qu’en vases de fabrication gauloise, et deux cent trente mille pièces d’argent [Ibid.].

Scipion fut chargé par le sénat de compléter l’ouvrage de l’année précédente en prenant possession à main armée du pays confisqué ; mais la vue des enseignes romaines que devaient suivre bientôt des milliers de colons, porta dans l’âme des Boïes une douleur et un désespoir profonds ; ne pouvant se résigner à livrer eux-mêmes leurs villes, à accepter la condition d’esclaves au sein de leur patrie, puisqu’ils ne pouvaient plus la défendre, ils voulurent l’abandonner ; les débris des cent douze tribus boïennes se levèrent en ruasse et partirent. L’histoire, qui s’est complu à nous énumérer si minutieusement leurs défaites, garde un silence presque absolu sur ce touchant et dernier acte de leur vie nationale. Un historien se contente d’énoncer vaguement que la nation entière fut chassée [Polybe, II] ; un géographe [Strabon, V] ajoute qu’elle traversa les Alpes noriques pour aller se réfugier sur les bords du Danube, au confluent de ce fleuve et de la Save. Là, elle devint la souche d’un petit peuple dont il sera parlé plus tard[12]. Le nom des Boïes, des Lingons, des Anamans, fut effacé de l’Italie, ainsi que l’avait été, quatre-vingt-treize ans auparavant, le nom Sénonais. Les anciennes colonies de Crémone, Placentia et Mutines furent repeuplées ; Parme[13] reçut une colonie de citoyens romains ; l’ancienne capitale, Bononia, trois mille colons du Latium[14].

Instruits par l’exemple de leurs frères, les Insubres s’étaient hâtés de faire la paix, c’est-à-dire de se reconnaître sujets de Rome ; il y avait déjà cinq ans que leur inaction dans la guerre boïenne leur méritait l’indulgence de cette république. Quant aux Cénomans, la fortune récompensa leur conduite perfide et lâche. Au milieu des calamités qui accablaient depuis onze ans la race gallo-kimrique, ce furent eux qui souffrirent le moins : peu d’entre eux périrent sur le champ de bataille ; et le pillage à peine toucha leurs terres. Cette richesse même, il est vrai, excita la cupidité d’un préteur romain, M. Furius, cantonné dans la Transpadane ; il ne leur épargna aucune vexation pour faire naître, s’il était possible, quelque soulèvement, dont son ambition et son avarice pussent tirer parti ; il alla jusqu’à les désarmer en masse[15]. Mais les Cénomans ne se soulevèrent point ; ils se contentèrent de porter leurs plaintes au sénat, qui, peu soucieux de favoriser les vues personnelles de son préteur, le censura et rendit aux Gaulois leurs armes[16]. Les Vénètes aussi se livrèrent sans coup férir à la république romaine dès qu’elle souhaita leur territoire : il n’en fut pas de même des Ligures ; cette valeureuse nation résista longtemps, retranchée dans ses montagnes et dans ses bois ; mais enfin elle céda, comme avaient fait les Boïes, après avoir été presque exterminée.

Maîtres de toute l’Italie Circumpadane, où de nombreuses colonies répandaient rapidement les mœurs, les lois, la langue de Rome, les Romains commencèrent à provoquer les peuplades gauloises des Alpes. Ceux de leurs généraux qui commandaient l’armée d’occupation dans la Transpadane s’amusaient, par passe-temps, et en pleine paix, à se jeter sur les villages des pauvres montagnards, qu’ils enlevaient avec leurs troupeaux pour les vendre ensuite à leur profit dans les marchés aux bestiaux et aux esclaves, à Crémone, à Mantua, à Placentia. Le consul C. Cassius en emmena ainsi plusieurs milliers [Tite-Live, 43, 5]. De si odieux brigandages révoltèrent les peuples des Alpes : ils prirent les armes, et demandèrent du secours au roi Cincibil[17], un des plus puissants chefs de la Transalpine orientale. Mais l’expulsion des Boïes et la conquête de toute la Circumpadane avaient répandu au-delà des monts la terreur du nom romain. Avant d’en venir à la force, Cincibil voulut essayer les voies de pacification. Il envoya à Rome, porter les plaintes des peuplades des Alpes, une ambassade présidée par son propre frère. Le sénat répondit: Qu’il n’avait pu prévoir ces violentes, et qu’il était loin de les approuver ; mais que C. Cassius étant absent pour le service de la république, la justice ne permettait pas de le condamner sans l’entendre [Tite-Live, 43, 5]. L’affaire en resta là ; toutefois le sénat n’épargna rien pour faire oublier au chef gaulois ses sujets de mécontentement. Son frère et lui reçurent en présent deux colliers d’or pesant ensemble cinq livres, cinq vases d’argent du poids de vingt livres, deux chevaux caparaçonnés, avec les palefreniers et toute l’armure du cavalier ; on y ajouta des habits romains pour tous les gens de la suite, libres ou esclaves. Ils obtinrent en outre la permission d’acheter dix chevaux chacun et de les faire sortir d’Italie [Ibid.].

Un autre événement prouva encore mieux à quel point la catastrophe des Gaulois cisalpins avait effrayé leurs frères d’au-delà des monts, et combien ceux-ci redoutaient d’entrer en querelle avec la république.

Une bande de douze mille Transalpins, franchissant tout à coup les Alpes par des défilés jusqu’alors inconnus, descendit dans la Vénétie, et, sans exercer aucun ravage, vint poser les fondements d’une ville sur le territoire où depuis fut construite Aquilée [Tite-Live, 39, 22 & 54]. Le sénat prescrivit au commandant des forces romaines dans la Cisalpine, de s’opposer à l’établissement de cette colonie, d’abord, s’il était possible sans employer la force des armes ; sinon d’appeler à son secours quelqu’une des légions consulaires. Ce dernier parti fut celui qu’il adopta. A l’arrivée du consul, les émigrants se soumirent. Plusieurs d’entre eux avaient enlevé dans la campagne des instruments de labour dont ils avaient besoin ; le consul les força de livrer, outre ces effets qui ne leur appartenaient pas, tous ceux qu’ils avaient apportés de leur pays, et même leurs propres armes. Irrités de ce traitement, ils adressèrent leurs plaintes à Rome. Leurs députés, introduits dans le sénat, représentèrent : Que l’excès de la population, le manque de terre et la disette, leur avaient fait une nécessité de passer les Alpes pour aller chercher ailleurs une autre patrie. Trouvant un lieu inculte et inhabité, ils s’y étaient fixés sans faire tort à personne ; ils y avaient même bâti une ville, preuve évidente qu’ils n’étaient venus dans aucun dessein hostile, ni contre les villes, ni contre le territoire des autres. Sommés de fléchir devant le peuple romain, ils avaient préféré une paix sure plutôt qu’honorable, aux chances incertaines de la guerre, et s’étaient remis à la bonne foi de la république avant de se soumettre à sa puissance. Peu de jours après, ils avaient reçu l’ordre d’évacuer leur ville et son territoire. Alors ils n’avaient plus songé qu’à s’éloigner sans bruit pour chercher quelque autre asile. Mais voici qu’on leur enlevait leurs armes, leur mobilier, leurs troupeaux. Ils suppliaient donc le sénat et le peuple romain de ne pas traiter plus cruellement que des ennemis des hommes à qui l’on n’avait à reprocher aucune hostilité [Tite-Live, 39, 54]. Le sénat répondit : Qu’ils avaient tort de venir en Italie et de bâtir sur le terrain d’autrui, et sans la permission du magistrat qui commandait dans la province ; que pourtant la spoliation dont ils se plaignaient ne pouvait être approuvée ; qu’on allait envoyer avec eux des commissaires vers le consul, pour leur faire rendre tous leurs effets, mais sous la condition qu’ils retourneraient sans délai au lieu d’où ils étaient partis. Ces mêmes commissaires, ajoutait-on, vous suivront de près ; ils passeront les Alpes pour signifier aux peuples gaulois de prévenir désormais toute émigration, de s’abstenir de toute tentative d’irruption. La nature elle-même a placé les Alpes entre la Gaule et l’Italie, comme une barrière insurmontable ; malheur à quiconque tenterait de la franchir [Tite-Live, 39, 54].

Les émigrants, après avoir ramassé ceux de leurs effets qui leur appartenaient réellement, sortirent de l’Italie et les commissaires romains se rendirent chez les principales nations transalpines afin d’y publier la déclaration du sénat. Les réponses de ces peuples révélèrent assez la crainte dont ils étaient frappés. Les anciens allèrent jusqu’à se à plaindre de la douceur excessive du peuple romain à l’égard d’une troupe de vagabonds qui, sortis de leur patrie, sans autorisation légitime, n’avaient pas craint d’envahir des terres dépendantes de Rome, et de bâtir une ville sur un sol usurpé. Au lieu de les laisser partir impunis, Rome, disaient-ils, aurait dû leur faire expier sévèrement leur insolente témérité ; la restitution de leurs effets était même un excès d’indulgence capable d’encourager d’autres tentatives non moins criminelles [Tite-Live, 39, 55]. A ces discours dictés par la peur, les Transalpins joignirent des présents, et reconduisirent honorablement les ambassadeurs jusqu’aux frontières. Néanmoins, quatre ans après, une seconde bande d’aventuriers descendit encore le revers méridional des monts, et, s’abstenant de toute hostilité, demanda des terres pour y vivre en paix sous les lois de la république. Mais le sénat lui ordonna impérieusement de quitter l’Italie, et chargea l’un des consuls de poursuivre et de faire punir par leur nations mêmes les auteurs de cette démarche [Tite-Live, 40, 53].

Ainsi donc la Haute Italie fut irrévocablement perdue pour la race gallo-kimrique. Une seule fois, la défaite de quelques légions romaines en Istrie donna lieu à des mouvements insurrectionnels parmi les restes des nations cisalpines, mais le tumulte, comme disent les historiens latins, fut étouffé sans beaucoup de peine. Une seule fois aussi, et soixante-dix ans plus tard, des Kimris, venus du nord, firent irruption dans l’ancienne patrie de leurs pères, mais pour y tomber sous l’épée victorieuse de Marius. Les Gaulois avaient habité la Haute Italie pendant quatre cent un ans, à dater de l’invasion de Bellovèse. La période de leur accroissement comprit soixante-seize ans, depuis l’arrivée de leur première bande d’émigrants jusqu’à ce qu’ils eussent conquis toute la Circumpadane ; la période de leur puissance fut de deux cent trente-deux ans, depuis l’entière conquête de la Circumpadane jusqu’à l’extinction de la nation sénonaise ; et de quatre-vingt-treize celle de leur décadence, depuis la ruine des Sénons jusqu’à celle des Boïes.

Le territoire gaulois, réuni à la république romaine, porta dès lors le nom de Province gauloise cisalpine ou citérieure ; elle reçut aussi, mais plus tard, le nom de Gaule togée[18], qui signifiait que la toge ou le vêtement romain remplaçait, sur les rives du Pô, la braie et la saie gauloises, c’est-à-dire que ce qu’il y a de plus tenace dans les habitudes nationales avait enfin cédé à la force ou à l’ascendant du peuple conquérant.

 

 

 



[1] La livre romaine équivalait à 10 onces, 5 gros, 40 grains métr.

[2] La livre romaine est évaluée, comme nous l’avons dit plus haut, à 10 onces 5 gros 40 grains, ou 327 gram. 18. Consultez le savant mémoire de M. Letronne, sur les monnaies grecques et romaines, p. 7.

[3] C’était une monnaie romaine qui portait le nom de bigati (scil. nummi), et équivalait à un denier.

[4] L’as valait à cette époque une once (as uncialis) ; le denier peut être évalué à 82 centimes.

[5] Côm, en langue gallique signifiait sein, giron, et dans le sens figuré, garde, protection. C’est aujourd’hui la ville de Côme.

[6] Tite-Live, XXXIII, 37. — Felsina était, comme on l’a vu plus haut, l’ancien nom de Bononia chez les Étrusques.

[7] Tite-Live, XXXIII, 37— Paul Orose, IV, 20. — Fasti Capitol.

[8] Tite-Live, XXXIV, 46. — Paul Orose, IV, 20.

[9] Boiorix. Righ, que les Latins prononçaient rix, signifie roi, en Gaélic ; rhuy (cym.) ; rûcik ( armor.), un petit roi, un chef.

[10] Tite-Live, XXXIV, 48. — Paul Orose, IV, 20.

[11] Tite-Live, XXXIX, 42. — Flamininus ne fut recherché pour ce crime que huit ans après, et encore sous la rigoureuse censure de Caton.

[12] Cæs., Bell. Gallic., I. — Strabon, V.

[13] Placentia en 190 av. J.-C. (Tite-Live, 37, 46-47). — Mutines et Parme en 183 av. J.-C. (Tite-Live, 39, 55).

[14] En 189 av. J.-C. (Tite-Live, 37, 57).

[15] Tite-Live, XXXIX, 3. — Diodore de Sicile, XXVI.

[16] Diodore de Sicile, Tite-Live, l. c.

[17] Ce nom paraît signifier chef des montagnes : ceann, cinn, chef ; ceap, cip, sommet, montagne.

[18] Gallia togata. Quelques savants pensent que la Gaule cisalpine ne fut réduite en province romaine qu’après la défaite des Cimbres par Marius, l’an 101 avant notre ère. Elle aurait été jusqu’à cette époque considérée et traitée comme pays subjugué ou préfecture.