HISTOIRE DES GAULOIS

Première partie

CHAPITRE VIII.

 

 

LES CISALPINS avaient à peine posé les armes [218 av. J.-C.] qu’ils virent arriver dans leur pays des étrangers qui les sollicitaient de les reprendre ; c’étaient des émissaires envoyés par le Carthaginois Annibal, commandant des forces puniques en Espagne. La bonne intelligence avait déjà cessé entre les républiques de Rome et de Carthage, et tout faisait prévoir la rupture prochaine de la paix. Dans cette conjoncture, Annibal résolut de frapper les premiers coups. Il conçut le projet de descendre en Italie, et de transporter la guerre sous les murailles mêmes de Rome ; mais ce plan hardi était inexécutable sans la coopération active des Cisalpins : Annibal travailla donc à le leur faire adopter. Ses envoyés distribuèrent de l’argent aux chefs, et réveillèrent par leurs discours l’énergie gauloise, que les dernières défaites avaient abattue. Les Carthaginois, disaient-ils aux Boïes et aux Insubres, s’engagent, si vous les secondez, à chasser les Romains de votre pays, à vous rendre le territoire conquis sur vos pères, à partager avec vous fraternellement les dépouilles de Rome et des nations sujettes ou alliées de Rome[1]. Les Insubres accueillirent ces ouvertures avec faveur, mais en même temps avec une réserve prudente ; pour les Boïes, dont plusieurs villes étaient occupées par des garnisons romaines, impatients de les recouvrer, ils s’engagèrent à tout ce que les Carthaginois demandaient. Comptant sur ces promesses, Annibal envoya d’autres émissaires dans la Transalpine pour s’y assurer un passage jusqu’aux Alpes. L’argent des mines espagnoles lui gagna tout de suite l’amitié des principaux chefs du midi[2].

Averti des menées d’Annibal par les Massaliotes, ses anciens alliés et ses espions dans la Gaule, le sénat romain fit partir de son côté des ambassadeurs chargés d’une mission toute semblable ; il proposait aux nations gauloises, liguriennes et aquitaniques, de se liguer avec lui pour fermer aux Carthaginois les passages des Pyrénées et des Alpes. Ces ambassadeurs s’adressèrent premièrement au peuple de Ruscinon, qui, habitant le pied septentrional des Pyrénées, du côté de la mer intérieure, était maître des défilés vers lesquels s’avançait Annibal. Ils furent admis dans l’assemblée où, suivant la coutume, les guerriers s’étaient rendus tout armés. D’abord ce spectacle parut étrange aux envoyés romains [Tite-Live, XXI, 20] ; ce fut bien pis lorsque après avoir vanté la gloire et la grandeur de Rome, ils exposèrent l’objet de leur mission. Il s’éleva dans l’assemblée de si bruyants éclats de rire, accompagnés d’un tel murmure d’indignation, que les magistrats et les vieillards qui la présidaient eurent la plus grande peine à ramener le calme [Ibid.], tant ce peuple trouvait d’extravagance et d’impudeur à ce qu’on lui proposât d’attirer la guerre sur son propre territoire, pour qu’elle ne passât point en Italie. Quand le tumulte fut apaisé les chefs répondirent : Que n’ayant point à se plaindre des Carthaginois pas plus qu’à se louer des Romains, nulle raison ne les portait à prendre les armes contre les premiers en faveur des seconds ; qu’au contraire il leur était connu que le peuple romain dépossédait de leurs terres en Italie ceux des Gaulois qui s’y étaient établis ; qu’il leur imposait des tributs, et leur faisait essuyer mille humiliations pareilles. Les ambassadeurs reçurent le même accueil des autres nations de la Gaule ; et ils ne rapportèrent à Massalie que des duretés et des menaces [Ibid.]. Là, du moins, leurs fidèles amis ne leur épargnèrent pas les consolations. Annibal, leur disaient-ils, ne peut compter longtemps sur la fidélité des Gaulois [Ibid.] ; nous savons trop combien ces nations sont féroces, inconstantes et insatiables d’argent.

Le sénat apprit tout à la fois le mauvais succès de son ambassade, la marche rapide d’Annibal, qui déjà avait passé l’Èbre, et les armements secrets, symptôme de la défection prochaine des Boïes. Il s’occupa d’abord de l’Italie. Le préteur L. Manlius fut envoyé avec une armée d’observation sur la frontière de la Ligurie et de la Cisalpine, et deux colonies, fortes chacune de six mille âmes [Polybe, III], partirent de Rome en toute hâte pour aller occuper, en deçà et au-delà du Pô, deux des points les plus importants de la Circumpadane ; c’étaient, au nord, chez les Insubres, le bourg ou la ville de Crémone, au midi, chez les Anamans, une ville située près du fleuve dont le nom gaulois nous est inconnu et que les Romains nommèrent Placentia, Plaisance [Ibid.]. L’arrivée de ces deux colonies excita au dernier degré la colère des Boïes ; ils se jetèrent sur les travailleurs occupés aux fortifications de Placentia, et les dispersèrent dans la campagne. Non moins irrités, les Insubres attaquèrent les colons de Crémone qui n’eurent que le temps de passer le Pô et de se réfugier avec les triumvirs coloniaux dans les murs de Mutine[3], place enlevée aux Boïes par les Romains durant la dernière guerre, et que ceux-ci avaient fortifiée avec soin. Les Boïes, réunis aux Insubres, y vinrent mettre le siège ; mais tout à fait inhabiles dans l’art de prendre les places, ils restaient inactifs autour des murailles : le temps s’écoulait cependant, et l’on savait que le préteur L. Manlius s’avançait à grandes journées au secours des triumvirs. La guerre était commencée de nouveau, et les Gaulois avaient tout à craindre pour les otages qu’ils avaient livrés à la république, lors de la conclusion de la paix. Ils auraient voulu tenir entre leurs mains quelque haut personnage romain qui répondît sur sa tête des traitements faits à leurs otages, et dont le péril arrêtât le ressentiment de ses concitoyens ; mais les Insubres avaient laissé échapper les triumvirs, et il n’y avait pas d’apparence qu’on pût s’en emparer de vive force avant l’arrivée du préteur. Pour en venir à leurs fins, les Gaulois usèrent de ruse ; ils attirèrent les triumvirs hors des portes, sous prétexte d’une conférence, et se saisirent d’eux, sans leur faire le moindre mal, déclarant seulement qu’il les retiendraient prisonniers jusqu’à ce que la république rendit les otages qu’elle avait reçus à la fin de la guerre précédente [Tite-Live, 21, 25 – Polybe, III]. Après cette expédition, ils se portèrent du côté où L. Manlius s’avançait, et s’embusquèrent dans un bois qu’il devait traverser.

La forêt où Manlius vint s’engager était épaisse, embarrassée de broussailles, et coupée seulement par un chemin étroit. Assailli brusquement par les Gaulois, il souffrit beaucoup, et put difficilement regagner la plaine ; mais là, la tactique lui rendit l’avantage. Il continua sa marche en sûreté tant qu’il trouva des lieux découverts ; contraint de nouveau à s’engager dans les bois, il manqua d’y périr ; son arrière-garde, rompue et dispersée, laissa derrière elle huit cents morts, un grand nombre de prisonniers et six étendards [Ibid.] ; le reste de l’armée courut se renfermer à Tanetum ou Tanète, village boïen situé sur le Pô, occupé et fortifié par les Romains, comme Mutine, durant la dernière guerre. Manlius y trouva des approvisionnements, et des secours en hommes lui arrivèrent de la part des Cénomans de Brixia qui tenaient pour la république [Tite-Live, 21, 25]. Dès que ces événements furent connus, le préteur Atilius partit de Rome avec un corps de dix mille hommes, et se fit jour jusqu’à Tanète.

Cependant Annibal avait atteint le sommet des Pyrénées, non sans obstacle, car les peuplades ibériennes n’avaient cessé de le harceler pendant sa marche ; chaque jour il avait eu quelque combat à livrer, même quelque village à prendre d’assaut [Polybe, III]. Mais la nouvelle de ces batailles ayant jeté l’alarme parmi les nations du midi de la Gaule, elles commencèrent à se défier de ses déclarations pacifiques, et à croire que son véritable dessein était de les subjuguer [Tite-Live, 21, 24] ; de toutes parts elles se préparèrent, et lorsque les Carthaginois, descendant le revers septentrional des Pyrénées, allèrent camper près d’Illiberri[4], ils trouvèrent les tribus indigènes rassemblées en armes à Ruscinon et toutes prêtes à leur disputer le passage. Annibal ne négligea rien pour les rassurer ; il fit demander une entrevue à leurs chefs, protestant qu’il était venu comme hôte et non comme ennemi, et qu’il ne tirerait l’épée qu’autant que les Gaulois eux-mêmes l’y forceraient [Ibid.] ; il leur offrit même de se rendre près d’eux à Ruscinon, s’ils répugnaient à le venir trouver dans son camp. Une conférence eut lieu non loin d’Illiberri ; et les protestations du général Carthaginois, son argent surtout, dissipèrent toutes les craintes. Il en résulta un traité d’alliance, célèbre par la singularité d’une de ses clauses : on y stipulait que si les soldats carthaginois donnaient sujet à quelques plaintes de la part des indigènes, ces plaintes seraient portées devant Annibal ou devant ses lieutenants en Espagne ; mais que les réclamations des Carthaginois contre les indigènes seraient jugées sans appel par les femmes de ces derniers [Plutarque, de virtut. mulier.]. Cette coutume de soumettre à l’arbitrage des femmes les plus importantes décisions politiques, particulière aux Aquitains et aux Ligures, du moins parmi les habitants de la Gaule, prenait sa source dans le respect et la condescendance dont la civilisation ibérienne entourait les femmes : les hommes, si l’on en croit le témoignage des historiens, n’avaient pas à se repentir de cette institution de paix. Plus d’une fois, quand des querelles personnelles ou des factions domestiques leur avaient mis les armes à la main, leurs femmes s’étaient érigées en tribunal pour examiner le prétexte de la guerre, et, le déclarant injuste et illégitime, s’étaient précipitées entre les combattants pour les séparer[5]. Chez les Galls et les Kimris, il s’en fallait bien que la même autorité fût laissée à ce sexe ; on verra plus tard qu’il y était réduit à la plus complète servitude [partie II].

De Ruscinon, les troupes puniques se dirigèrent vers le Rhône, à travers le pays des Volkes, qu’elles trouvèrent presque désert, parce qu’à leur approche ces deux nations s’étaient retirées au-delà du fleuve où elles avaient formé un camp défendu par son lit. Lorsque Annibal arriva, il aperçut une multitude d’hommes armés, cavaliers et fantassins, qui garnissaient la rive opposée. Sa conduite fut la même qu’à Ruscinon. Il commença par rassurer ceux des Volkes qui étaient restés à l’occident du Rhône, en maintenant dans son armée une discipline sévère ; il fit ensuite publier parmi les indigènes qu’il achèterait tous les navires de transport que ceux-ci voudraient lui céder ; et comme les nations riveraines du Rhône faisaient toutes le commerce maritime [Polybe, III], soit avec les colonies massaliotes, soit avec la côte ligurienne et espagnole, et que d’ailleurs Annibal payait largement, nombre de grands bateaux lui furent amenés ; il y joignit les batelets qui servaient à la communication des deux rives. De plus, les Gaulois, donnant l’exemple aux soldats carthaginois, construisirent sous leurs yeux, à la manière du pays, des canots d’un seul tronc d’arbre creusé dans sa longueur ; et toute l’armée s’étant mise à l’ouvrage, au bout de deux jours la flotte fut prête [Tite-Live, 21, 26].

Restait l’opposition des troupes Volkes, qui, maîtresses du bord opposé, pouvaient empêcher le débarquement, ou du moins le gêner beaucoup. Annibal, durant ces deux jours n’était pas resté oisif, il avait fait amener devant lui des gens du pays, et de toutes les informations recueillies touchant les gués du fleuve, il avait conclu qu’à vingt-cinq milles au-dessus du lieu où il se trouvait [Ibid., 27] (il était à quatre journées de la mer[6]), le Rhône, se divisant pour former une petite île et perdant de sa profondeur et de sa rapidité, pouvait être traversé avec moins de danger. Il envoya donc, à la première veille de la nuit, Hannon, fils de Bomilcar, avec une partie des troupes, effectuer dans cet endroit le passage le plus secrètement possible, lui donnant l’ordre d’assaillir à l’improviste les campements des Volkes, dès que l’armée commencerait son débarquement. Hannon partit, conduit par des guides Gaulois, il arriva le lendemain au lieu indiqué, et fit abattre en toute diligence du bois pour construire des radeaux ; mais les Espagnols, sans tous ces apprêts, jetant leurs habits sur des outres et se mettant eux-mêmes sur leurs boucliers, traversèrent d’un bord à l’autre[7] ; le reste des troupes et les chevaux passèrent au moyen de trains grossièrement fabriqués. Après vingt-quatre heures de halte, Hannon se remit en marche, et par des signaux de feu informa Annibal qu’il avait effectué le passage et qu’il n’était plus qu’à une petite distance des Volkes. C’est ce qu’attendait le général carthaginois pour commencer l’embarquement. L’infanterie avait déjà ses barques toutes prêtes et convenablement rangées ; les gros bateaux étaient pour les cavaliers, qui presque tous conduisaient près d’eux leurs chevaux à la nage ; et cette file de navires, placés au-dessus du courant, en rompait la première impétuosité, et rendait la traversée plus facile aux petits esquifs[8]. Outre les chevaux qui passaient à la nage (c’était le plus grand nombre), et que du haut de la poupe on conduisait par la bride, d’autres avaient été placés à bord tout enharnachés, afin de pouvoir être montés aussitôt le débarquement [Tite-Live, 21, 27]. Jusqu’à ce que l’affaire eût été décidée, Annibal laissa ses éléphants sur la rive droite.

A la vue des premières barques, les Volkes entonnèrent le chant de guerre, et se rangèrent en file le long de la rive gauche, brandissant leurs armes et agitant leurs boucliers sur leur têtes [Ibid., 28] ; puis des décharges de flèches et de traits partirent et continuèrent sans interruption de leurs rangs sur la flotte ennemie. Dans l’incertitude de l’événement, une égale frayeur saisit les deux armées ; d’un côté, les hurlements des Gaulois et leurs traits dont le ciel était obscurci ; de l’autre, ces barques innombrables chargées d’hommes, de chevaux et d’armes ; le hennissement des coursiers, les clameurs des hommes qui luttaient contre le courant, ou s’exhortaient mutuellement ; le bruit du fleuve qui se brisait entre tant de navires, tout ce tumulte, tout ce spectacle, agissaient avec la même force et en sens inverse sur une rive et sur l’autre[9]. Mais tout -à -coup de grands cris se font entendre, et des flammes s’élèvent derrière l’armée des Volkes ; c’était Hannon qui venait de prendre et d’incendier leur camp. Alors les Gaulois se divisent ; les uns courent au camp où se trouvent leurs femmes ; les autres font face à Hannon ; tandis que les Carthaginois d’Annibal débarquent sans trop de péril, et à mesure qu’ils débarquent se forment en bataille sur le rivage. Le combat n’était plus égal, et les Volkes assaillis de toutes parts se dispersent dans les bourgades voisines. Annibal acheva à son aise le débarquement du reste de l’armée et celui de ses éléphants, et passa la nuit sur la rive gauche du fleuve[10].

Le lendemain, ayant été informé que la flotte romaine, forte de soixante vaisseaux longs, avait abordé à Massalie, et que le consul P. Cornélius Scipion était déjà campé près de l’embouchure du Rhône, il fit partir dans cette direction cinq cents éclaireurs numides. Le hasard voulut que ce jour-là même, tandis que l’armée romaine se remettait des fatigues de la traversée, le consul envoyât clans la direction contraire une reconnaissance de trois cents cavaliers. Les deux corps ne furent pas longtemps sans se rencontrer ; l’engagement fut vif, et les Romains perdirent d’abord cent soixante hommes, mais ils reprirent l’avantage et firent tourner bride aux Numides, qui laissèrent sur la place deux cents des leurs[11]. L’issue de ce combat jeta de l’hésitation dans l’esprit d’Annibal ; il resta quelque temps indécis s’il poursuivrait sa marche vers l’Italie ou s’il irait chercher d’abord cette armée romaine pour qui la fortune paraissait se déclarer. Une députation de la Gaule Cisalpine, arrivée à propos dans son camp, et conduite par Magal, chef ou roi des Boïes, le raffermit dans son premier projet. Ces députés venaient lui servir de guides ; et ils prirent au nom de leurs compatriotes l’engagement formel de partager toutes les chances de son entreprise[12]. Il se décida donc à marcher sans plus de retard droit aux Alpes, afin d’éviter la rencontre de l’armée romaine, il prit un détour et se dirigea immédiatement vers le cours supérieur du Rhône.

L’armée carthaginoise était loin de partager la confiance de son général. Quelques ressouvenirs de l’autre guerre venaient parfois l’inquiéter ; mais ce qu’elle redoutait surtout, c’était la longueur du chemin, la hauteur et la difficulté de ces Alpes, que l’imagination des soldats se peignait sous des formes effrayantes. Annibal travaillait à dissiper ces terreurs. Durant les marches, il haranguait ses soldats, il les instruisait et les encourageait. Ces Alpes qui vous épouvantent, leur disait-il, sont habitées et cultivées ; elles nourrissent des êtres vivants. Vous voyez ces ambassadeurs boïens : pensez-vous qu’ils se soient élevés en l’air sur des ailes ? Leurs ancêtres n’ont pas pris naissance en Italie ; c’étaient des étrangers arrivés de bien loin pour former leur établissement, et qui, traînant avec eux tout l’attirail de leurs femmes et de leurs enfants, ont cent et cent fois, et sans le moindre risque, franchi ces hauteurs que vous vous figurez inaccessibles. Eh ! qu’y a-t-il d’inaccessible et d’insurmontable pour un soldat armé qui ne porte avec lui que son équipage militaire ? Vous montrerez-vous inférieurs aux Gaulois que vous venez de vaincre ? [Tite-Live, 21, 30]

Après quatre jours de marche, en remontant la rive droite du Rhône, Annibal arriva au confluent de ce fleuve et de l’Isère, dans un canton fertile et bien peuplé que les habitants nommaient l’Île[13], parce qu’il était entouré presque de tous côtés par le Rhône, l’Isère, le Drac qui se jette dans l’Isère, et la Drôme qui se jette dans le Rhône. Deux frères, enfants du dernier chef, se disputaient la souveraineté de ce canton. L’aîné, auquel les historiens romains donnent le nom de Brancus [Tite-Live, 21, 31], avait été chassé du trône par son frère, que soutenaient tous les jeunes guerriers du pays. Les deux partis ayant remis la décision de leur querelle au jugement d’Annibal, le Carthaginois se déclara en faveur de Brancus, ce qui lui valut une grande réputation de sagesse, parce que tel avait été l’avis des vieillards et des principaux de la nation. Brancus, par reconnaissance, lui fournit des vivres, des provisions de toute espèce, et surtout des vêtements, dont la rigueur de la saison faisait déjà sentir le besoin ; il l’accompagna en outre jusqu’aux premières vallées des Alpes, pour le garantir contre les attaques des Allobroges, dont ils touchaient la frontière. En quittant l’Île, Annibal ne marcha pas en ligne droite aux Alpes ; il dévia un peu au midi, pour gagner le col du mont Genèvre (Matrona), côtoya la rive gauche de l’Isère, puis la rive gauche du Drac, passa la Durance, non sans beaucoup de fatigues et de pertes, et remonta ce torrent, tantôt sur une rive, tantôt sur l’autre[14].

Ce fut dans les derniers jours d’octobre qu’Annibal commença à gravir les Alpes. L’aspect de ces montagnes était vraiment effrayant ; leurs masses couvertes de neige et de glace, confondues avec le ciel ; à peine quelques misérables cabanes éparses sur des pointes de rochers ; des hommes à demi sauvages dans un hideux délabrement ; le bétail, les chevaux, les arbres, grêles et rapetissés ; en un mot, la nature vivante et la nature inanimée frappées d’un égal engourdissement [Tite-Live, 21, 32] : ce spectacle de désolation universelle frappa de tristesse et de découragement l’armée carthaginoise. Tant qu’elle chemina dans un vallon spacieux et découvert, sa marche fut tranquille et nul ennemi ne l’inquiéta ; mais parvenue dans un endroit où le vallon, en se resserrant brusquement, n’offrait pour issue qu’un étroit passage , elle aperçut des bandes nombreuses de montagnards qui couvraient les hauteurs. Bordé d’un côté par d’énormes roches à pic, de l’autre par des précipices sans fond, ce passage ne pouvait être forcé sans les plus grands périls ; et si les montagnards, dressant mieux leur embuscade, fussent tombés à l’improviste sur l’armée déjà engagée dans le défilé, nul doute qu’elle y serait restée presque tout entière. Annibal fit faire halte, et détacha, pour aller à la découverte, les Gaulois qui lui servaient de guides [Tite-Live, 21, 32 – Polybe, III] ; mais il apprit bientôt qu’aucune autre issue n’existait, et qu’il fallait de toute nécessité emporter celle-ci ou retourner sur ses pas. Pour Annibal le choix n’était pas douteux : il ordonna de déployer les tentes, et de camper à l’ouverture, du défilé jusqu’à ce qu’il se présentât une occasion favorable.

Cependant les guides gaulois, s’étant abouchés avec les montagnards, découvrirent que les hauteurs étaient occupées pendant le jour seulement, et qu’à la nuit les postes en descendaient pour se retirer dans les villages. Annibal, sur cet avis, commença dès le soleil levé une fausse attaque, comme si son projet eût été de passer en plein jour et à main armée ; il continua cette manœuvre jusqu’au soir : le soir venu, il fit allumer les feux comme à l’ordinaire et dresser les tentes ; mais au milieu de la nuit, s’étant mis à la tête de son infanterie, il traversa le défilé dans le plus grand silence, gravit les hauteurs, et s’empara des positions que les Gaulois venaient de quitter. Aux premières lueurs du matin, le reste de l’armée se mit en marche le long du précipice. Les montagnards sortaient de leurs forts pour aller prendre leurs stations accoutumées, lorsqu’ils virent l’infanterie légère d’Annibal au-dessus de leurs têtes, et dans le ravin l’infanterie pesante et la cavalerie qui s’avançaient en toute hâte ; ils ne perdirent point courage : habitués à se jouer des pentes les plus rapides, ils se mirent à courir sur le flanc de la montagne faisant pleuvoir au-dessous d’eux les pierres et les traits. Les Carthaginois eurent dès lors à lutter tout ensemble et contre l’ennemi et contre les difficultés du terrain, et contre eux-mêmes, car dans ce tumulte, ils se choquaient et s’entraînaient les uns les autres. Mais c’était des chevaux que provenait le plus grand désordre : outre la frayeur que leur causaient les cris sauvages des montagnards, grossis encore par l’écho, s’ils venaient à être blessés ou frappés seulement, ils se cabraient avec violence et renversaient autour d’eux hommes et bagages ; il y eut beaucoup de conducteurs et de soldats qu’en se débattant ils firent tomber au fond des abîmes, et l’on eût cru entendre le fracas d’un vaste écroulement, lorsque, précipités eux-mêmes, ils allaient avec toute leur charge rouler et se perdre à des profondeurs immenses [Tite-Live, 21, 33 – Polybe, III].

Annibal, témoin de ce désordre, n’en resta pas moins quelque temps sur la hauteur avec son détachement, dans la crainte d’augmenter encore la confusion ; pourtant, quand il vit ses troupes coupées, et le risque qu’il courait de perdre ses bagages, ce qui eût infailliblement entraîné la ruine de l’armée entière, il se décida à descendre, et du premier choc il eut bientôt balayé le sentier. Toutefois il ne put exécuter ce mouvement sans jeter un nouveau trouble dans la marche tumultueuse de ses troupes ; mais du moment que les chemins eurent été dégagés par la retraite des montagnards, l’ordre se rétablit, et ensuite l’armée carthaginoise défila si tranquillement, qu’à peine entendait-on quelques voix de loin en loin. Annibal prit d’assaut le village fortifié qui servait de retraite aux montagnards, et plusieurs bourgades environnantes ; le bétail qu’il y trouva nourrit son armée durant trois jours, et comme la route devenait meilleure et que les indigènes étaient frappés de crainte, ces trois jours se passèrent sans accident [Polybe, III – Tite-Live, 21, 33].

Le quatrième, il arriva chez une autre peuplade fort nombreuse pour un pays de montagnes [Tite-Live, 21, 34] ; au lieu de lui faire guerre ouverte, celle - ci l’attaqua par la ruse ; et, pour la seconde fois, le Carthaginois faillit succomber. Des chefs et des vieillards députés par ce peuple vinrent le trouver, portant en signe de paix des couronnes et des rameaux d’olivier [Polybe, III], et lui dirent : que le malheur d’autrui étant pour eux une utile leçon, ils aimaient mieux éprouver l’amitié que la valeur des Carthaginois, et que, prêts à exécuter ponctuellement tout ce qui leur serait commandé, ils lui offraient des vivres et des guides pour sa route [Tite-Live, 21, 34 – Polybe, III]. En garantie de leur foi, ils lui remirent des otages. Annibal, sans leur donner une confiance aveugle, ne voulut pas, en repoussant leurs offres, s’en faire des ennemis déclarés, et leur répondit obligeamment ; il accepta les otages qu’ils lui livraient, les provisions qu’ils avaient eux-mêmes apportées sur la route ; mais bien loin de se croire avec des amis sûrs, il ne se mit à la suite de leurs guides, qu’après avoir pris toutes les précautions que sa prudence ingénieuse put imaginer. Il plaça à son avant-garde la cavalerie et les éléphants, dont la vue, toute nouvelle dans ces montagnes, en effarouchait les sauvages habitants : il se chargea de conduire en personne l’arrière-garde avec l’élite de l’infanterie ; on le voyait s’avancer lentement, pourvoyant à tout, et portant autour de lui des regards inquiets et attentifs. Arrivé à un chemin étroit que dominaient les escarpements d’une haute montagne, il fut assailli brusquement par les montagnards qui l’attaquèrent tout à la fois en tête, en queue et sur les flancs ; ils réussirent à couper son armée et à s’établir eux-mêmes sur le chemin, de sorte qu’Annibal passa une nuit entière séparé de ses bagages et de sa cavalerie [Tite-Live, 21, 34 – Polybe, III].

Le lendemain les deux corps d’armée se réunirent, et franchirent ce second défilé non sans de grandes pertes, en chevaux toutefois plus qu’en hommes. Depuis ce moment les montagnards ne se montrèrent plus que par petits pelotons, harcelant l’avant-garde ou l’arrière-garde et enlevant les traîneurs. Les éléphants, dans les chemins étroits et dans les pentes rapides, retardaient beaucoup la marche ; mais les Carthaginois étaient sûrs de n’être point inquiétés dans leur voisinage, tant l’ennemi redoutait l’approche de ces énormes animaux si étranges pour lui [Polybe, III]. Plusieurs fois Annibal fut contraint de s’ouvrir un passage par des lieux non frayés ; plusieurs fois il s’égara soit par la perfidie des guides, soit par les fausses conjectures qui, voulant suppléer à l’infidélité des informations, engageaient l’armée dans des vallons sans issue. Enfin, au bout de neuf jours, ayant atteint le sommet des Alpes, il arriva sur le revers méridional, dans un endroit d’où la vue embrassait, dans toute son étendue, le magnifique bassin qu’arrose le Pô. Là il fit halte, et pour ranimer ses compagnons rebutés par tant de fatigues souffertes, et tant d’autres encore à souffrir, il leur montra du doigt, dans le lointain, la situation de Rome, puis les villages gaulois qui se déployaient sous leurs pieds [Ibid.] : Là bas, dit-il, est cette Rome dont vous achevez maintenant de franchir les murailles [Tite-Live, 21, 38] ; ici sont nos auxiliaires et nos amis [Polybe, III].

Il lui fallut encore six jours pour descendre le revers italique des Alpes, et, le quinzième jour depuis son départ de l’Île, vainqueur de tous les obstacles et de tous les dangers, il entra sur le territoire des Taurins. Son armée était réduite à vingt-six mille hommes, savoir : douze mille fantassins africains, huit mille espagnols et six mille cavaliers, la plupart numides, tous dans un état de maigreur et de délabrement épouvantable [Tite-Live, 21, 39. – Polybe, III]. Il s’attendait à voir les Cisalpins se lever en armes à son approche ; loin de là, les Taurins, alors en guerre avec les Insubres, repoussèrent son alliance, et lui refusèrent des vivres qu’il demandait ; Annibal, tant pour se procurer ce qui lui manquait, que pour donner un exemple aux nations liguriennes et gauloises, prit d’assaut et saccagea Taurinum, chef lieu du pays, après quoi, il descendit la rive gauche du Pô, se portant sur la frontière insubrienne [Polybe, III. – Tite-Live, 21, 39].

Deux factions partageaient alors toute la Cisalpine. L’une, composée des Vénètes, des Cénomans, des Ligures des Alpes, gagnés à la cause romaine, s’opposait avec vigueur à tout mouvement en faveur d’Annibal : l’autre, qui comptait les Ligures de l’Apennin, les Insubres et les peuples de la confédération boïenne, avait embrassé le parti de Carthage, mais le soutenait sans beaucoup de chaleur. Les Boïes surtout, qui avaient tant contribué à jeter les Carthaginois dans cette entreprise, se montraient froids et incertains ; c’est que les affaires de la Gaule avaient bien changé. A l’époque où les propositions d’Annibal furent accueillies avec enthousiasme, la Gaule était humiliée et vaincue, des troupes romaines occupaient son territoire, des colonies romaines se rassemblaient dans ses villes. Mais depuis la dispersion des colons de Crémone et de Placentia, depuis la défaite de L. Manlius dans la forêt de Mutine, les Boïes et les Insubres, satisfaits d’avoir recouvré leur indépendance par leurs propres forces, se souciaient peu de la compromettre au profit d’étrangers, dont l’apparence et le nombre n’inspiraient qu’une médiocre confiance.

D’ailleurs, l’armée romaine destinée à agir contre Annibal n’avait pas tardé à entrer dans la Cispadane, où elle campait sur les terres des Anamans, comprimant les Boïes et les Ligures de l’Apennin, et surveillant les Insubres, dont elle n’était séparée que par le Pô [Tite-Live, 21, 39]. Sa présence donnant de l’audace au parti de Rome, les Taurins s’étaient mis à ravager le territoire insubrien. Les Insubres et les Boïes, contraints par menace, avaient même conduit quelques troupes dans le camp romain [Polybe, III]. Surpris et alarmé de cet état de choses, Annibal, après avoir donné, au siège de Taurinum, un exemple sévère, marchait vers les Insubres, afin de fixer de force ou de gré leur irrésolution. De son côté, Scipion, qui avait quitté la Gaule transalpine, pour prendre le commandement des légions de la Cisalpine, avant qu’Annibal eût atteint les bords du Tésin, vint camper près du fleuve, pour lui en disputer le passage. Les deux armées carthaginoise et romaine, ne tardèrent pas à se trouver en présence [Polybe, III – Tite-Live, 21, 39].

Annibal sentait toute l’importance du combat qu’il allait livrer ; de ce combat dépendait la décision des Gaulois, et par conséquent sa ruine ou son triomphe ; et pour tenter ce coup aventureux, il n’avait qu’une armée faible en nombre, exténuée parties fatigues et des privations inouïes. Voulant remonter ses soldats découragés, il eut recours à un spectacle capable de remuer fortement ces imaginations grossières. Il rangea l’armée en cercle dans une vaste plaine, et fit ameuter, au milieu, de jeunes montagnards, pris dans les Alpes, harcelant sa marche, et qui, pour cette raison, avaient été durement traités ; leurs corps décharnés et livides portaient l’empreinte des fers et les cicatrices des fouets, dont ils avaient été fustigés. Mornes et le visage baissé, ils attendaient en silence ce que les Carthaginois voulaient d’eux, lorsqu’on plaça, non loin de là, des armes pareilles à celles dont leurs rois se servaient dans les combats singuliers, des chevaux de bataille, et de riches costumes militaires à la façon de leur pays. Annibal alors leur demanda s’ils voulaient combattre ensemble, promettant aux vainqueurs ces riches présents et la liberté. Tous n’eurent qu’un cri pour demander des armes. Leurs noms, mêlés dans une urne, furent tirés deux à deux ; à mesure qu’ils sortaient, on voyait les jeunes captifs, que le sort avait désignés, lever les bras au ciel avec transport, saisir une épée en bondissant, et se précipiter l’un contre l’autre. Tel était, dit un historien [Tite-Live, 21, 42], le mouvement des esprits, non seulement parmi les prisonniers, mais encore dans toute la foule des spectateurs, qu’on n’estimait pas moins heureux ceux qui succombaient, que ceux qui sortaient vainqueurs du combat. Annibal saisit le moment ; il harangua ses soldats, leur rappelant la tyrannie de Rome, qui voulait les réduire à la condition de ces misérables esclaves, et le pillage de l’Italie qui serait le prix de leur victoire ; puis soulevant une pierre, il en écrasa la tête d’un agneau, qu’il immolait aux dieux, adjurant ces dieux de l’écraser ainsi lui-même, s’il était infidèle à ses promesses [Polybe, III. – Tite-Live, 21, 42-43].

Voyant ses soldats échauffés à son gré, il se mit à la tête de sa cavalerie numide pour aller reconnaître les positions de l’ennemi ; le même dessein avait éloigné Scipion de son camp : les deux troupes se rencontrèrent, et se chargèrent aussitôt. Scipion avait placé au centre de son corps de bataille des escadrons de cavalerie gauloise, probablement cénomane ; ils furent enfoncés par les Numides, dont les chevaux, rapides comme l’éclair, ne portaient ni selle ni mords. Le consul, blessé et renversé à terre, ne dut la vie qu’au courage de son jeune fils. Les légions battirent en retraite la nuit suivante, repassèrent le Pô et reprirent leur première position sous les murs de Placentia. Annibal les suivit, et plaça son camp à six milles du leur. Le combat du Tésin n’avait été qu’un engagement de cavalerie, qui n’avait compromis le salut ni de l’une ni de l’autre armée, mais il releva Annibal aux yeux des Gaulois ; les chefs insubriens accoururent le féliciter et lui offrir des vivres et des troupes. Le Carthaginois, en retour, garantit leurs terres du pillage ; il ordonna même à ses fourrageurs de respecter le territoire des Cénomans et des autres peuples cisalpins qui, soit par affection, soit par indécision, tenaient encore pour la cause de ses ennemis[15].

A peine les Carthaginois étaient-ils arrivés en vue de Placentia, que le camp romain fut le théâtre d’une défection sanglante. Deux mille fantassins et deux cents cavaliers gaulois, faisant partie sans doute de ces corps auxiliaires que le consul Scipion s’était fait livrer de force par les Boïes et les Insubres, prirent tout à coup les armes vers la quatrième heure de la nuit, lorsque le silence et le sommeil régnaient dans tout le camp, et se jetèrent avec une sorte de rage sur les quartiers voisins des leurs. Un grand nombre de Romains furent blessés ; un grand nombre furent tués ; les Gaulois, après leur avoir coupé la tête, sortirent, et précédés de ces trophées sauvages, se présentèrent aux portes du camp d’Annibal [Polybe, III]. Le Carthaginois les combla d’éloges et d’argent, mais il les renvoya chacun dans leur nation, les chargeant d’y travailler à ses intérêts : il espérait que la crainte des vengeances du consul forcerait leurs compatriotes à se ranger, bon gré mal gré, immédiatement, sous ses drapeaux. Il reçut en même temps une ambassade solennelle des Boïes, qui offraient de lui livrer les triumvirs qu’ils avaient enlevés par ruse au siège de Mutine : Annibal leur conseilla de les garder comme otages et de s’en servir à retirer, s’ils pouvaient, leurs anciens otages des mains de la république [Ibid.. – Tite-Live, 21, 48]. Quant à Scipion, dès qu’il vit Annibal s’approcher, il quitta la plaine de Placentia ; et pour se mettre à l’abri de la cavalerie numide, que la journée du Tésin lui avait appris à redouter, il alla se retrancher au-delà de la Trébie, sur les hauteurs qui bordent cette rivière. L’armée carthaginoise plaça son camp près de l’autre rive.

Le territoire des Anamans était donc le théâtre de la guerre et devait l’être longtemps, car Scipion, renfermé dans ses palissades et sourd aux provocations d’Annibal, refusait obstinément de combattre. Pressés tout à la fois par les deux armées, les Anamans, voulant éviter de plus grands ravages, prétendaient garder la neutralité : c’était tout ce que demandaient les Romains ; mais Annibal avait droit d’exiger davantage. Je ne suis venu que sur vos sollicitations, leur disait-il avec colère ; c’est pour délivrer la Gaule que j’ai traversé les Alpes [Tite-Live, 21, 52]. Irrité de leur inaction, et ayant d’ailleurs épuisé ses provisions de bouche, il fit durement saccager le pays entre la Trébie et le Pô. Irrités à leur tour, ces peuples offrirent au consul de se déclarer hautement pour lui, s’il arrêtait par sa cavalerie les déprédations des fourrageurs numides ; ils se plaignirent même que leurs maux actuels, ils les devaient à leur prédilection marquée pour la cause romaine : Punis de notre attachement à la république, disaient-ils, nous avons droit de réclamer que la république nous protège [Tite-Live, 21, 52].

Scipion, instruit à se défier de l’attachement des Gaulois, laissa les Numides dévaster tranquillement leurs terres ; mais le second consul Sempronius, jaloux et présomptueux, tandis que son collègue était retenu sous sa tente par les souffrances de sa blessure, envoya une forte division au-delà de la Trébie charger quelques escadrons de fourrageurs qui battaient la campagne, et les chassa sans beaucoup de peine. Ce léger avantage l’enorgueillit outre mesure. Il ne rêva plus qu’une grande bataille et la défaite complète d’Annibal, qui, de son côté, s’empressa de faire naître une occasion qu’il désirait encore plus vivement : rien ne fut si aisé au Carthaginois que d’attirer son ennemi dans le piège. Sempronius passa la Trébie avec trente-huit mille Romains ou Latins et une division de Cénomans ; Annibal comptait dans son armée quatre mille Gaulois auxiliaires, ce qui portait ses forces à trente mille hommes, cavalerie et infanterie. De part et d’autre, les Gaulois combattirent avec acharnement ; mais tandis que la cavalerie romaine fuyait à toute bride devant les Numides, Annibal, ayant dirigé tous ses éléphants réunis coutre la division cénomane, l’écrasa et la mit en déroute. Les auxiliaires cisalpins lui rendirent d’éminents services dans cette journée importante, prélude de ses deux grands triomphes ; et lorsqu’il fit compter ses morts, il trouva que la presque totalité appartenait aux rangs de ces braves alliés [Polybe, III. – Tite-Live, 21, 52].

La fortune d’Annibal était dès lors consolidée [217 av. J.-C.] ; plus de soixante mille Boïes, Insubres et Ligures, accoururent, en peu de jours, sous ses drapeaux, et portèrent ses forces à quatre-vingt-dix mille hommes [Tite-Live, 21, 38]. Avec une telle disproportion entre le noyau de l’armée punique et ses auxiliaires, Annibal n’était plus en réalité qu’un chef de Gaulois ; et si, dans les instants critiques, il n’eut pas à se repentir de sa nouvelle situation, plus d’une fois pourtant il en maudit avec amertume les inconvénients. Rien n’égalait, dans les hasards du champ de bataille, l’audace et le dévouement du soldat gaulois, mais, sous la tente, il n’avait ni l’habitude ni le goût de la subordination militaire. La hauteur des conceptions d’Annibal surpassait son intelligence ; il ne comprenait la guerre que telle qu’il la faisait lui-même, comme un brigandage hardi, rapide, dont le moment présent recueillait tout le fruit. Il aurait voulu marcher sur Rome immédiatement, ou du moins aller passer l’hiver dans quelqu’une des provinces alliées ou sujettes de la république, en Étrurie, ou en Ombrie, pour y vivre à discrétion dans le pillage et la licence. Annibal essayait-il de représenter qu’il fallait ménager ces provinces, afin de les gagner à la cause commune, les Cisalpins éclataient en murmures ; les combinaisons de la prudence et du génie ne paraissaient à leurs yeux qu’un vil prétexte pour les frustrer d’avantages qui leur étaient légitimement dévolus. Contraint de céder, Annibal se mit en route pour l’Étrurie, avant que l’hiver fût tout à fait achevé. Mais des froids rigoureux et un ouragan terrible l’arrêtèrent dans les défilés de l’Apennin [Tite-Live, 22,1 – Orose, 4, 14]. Il revint sur ses pas, bien décidé à braver le mécontentement des Gaulois , et mit le blocus devant Placentia, où s’étaient renfermés en partie les débris de l’armée de Scipion.

Son retour porta au degré le plus extrême l’exaspération des Cisalpins ; ils l’accusèrent d’aspirer à la conquête de leur pays, et au milieu même de son camp des complots s’ourdirent contre sa vie [Tite-Live, 22,1 – Polybe, III]. Il n’y échappa que par les précautions sans nombre que lui suggérait un esprit inépuisable en ruses. Une de ces précautions, s’il faut en croire les historiens [Tite-Live, 23,1 – Polybe, III], était de changer chaque jour de coiffure et de vêtements, paraissant tantôt sous le costume d’un jeune homme, tantôt sous celui d’un homme mûr ou d’un vieillard ; et par ces travestissements subits et multipliés, ou il se rendait méconnaissable, ou du moins il imprimait à ses grossiers ennemis une sorte de terreur superstitieuse [Appien, Bell. Annibal]. Étant parvenu ainsi à gagner du temps, dès qu’il vit la saison un peu favorable, il se mit en marche pour Arétium, où le consul Flaminius avait rassemblé une forte armée.

Deux chemins conduisaient de l’Apennin dans le voisinage d’Arétium ; le plus fréquenté, qui était aussi le plus long, traversait des défilés dont les Romains étaient maîtres ; l’autre, à peine frayé, passait par des marais que le débordement de l’Arno rendait alors presque impraticables. C’était ce dernier qu’Annibal avait choisi, parce qu’il était le plus court, et que l’ennemi ne songeait pas à le lui disputer. A son départ, les troupes gauloises l’avaient suivi avec acclamation, mais cette joie fut courte ; à peine virent-elles la route où il s’engageait, qu’elles se mutinèrent et voulurent l’abandonner : ce ne fut qu’avec la plus brande peine, et presque par force, qu’il les entraîna avec lui dans ces marais. Une fois engagés, Annibal leur assigna pour la marche le poste le plus pénible et le plus dangereux. L’infanterie africaine et espagnole forma l’avant-garde ; la cavalerie numide l’arrière-garde ; et les Cisalpins le corps de bataille [Tite-Live, 22, 2]. L’avant-garde, foulant un terrain encore ferme, quoiqu’elle enfonçât quelquefois jusqu’à mi-corps dans la vase et dans l’eau, suivait pourtant ses enseignes avec assez d’ordre ; mais lorsque les Gaulois arrivaient, ils ne trouvaient plus sous leurs pieds qu’un sol amolli et glissant, d’où ils ne pouvaient se relever s’ils venaient à tomber ; essayaient-ils de marcher sur les côtés de la route, ils s’abîmaient dans les gouffres et les fondrières. Plusieurs tentèrent de rétrograder, mais la cavalerie leur barrait le passage et les poursuivait sur les flancs de l’armée. On en vit alors un grand nombre, s’abandonnant au désespoir, se coucher sur les cadavres amoncelés des hommes et des chevaux, ou sur les bagages jetés çà et là, et s’y laisser mourir d’accablement. Durant quatre jours et trois nuits, l’armée chemina dans ces marais, sans prendre ni repos, ni sommeil. Quoique les souffrances des Africains et des Espagnols ne fussent point comparables à celles des Gaulois, elles ne laissèrent pas d’être très vives ; la fatigue des veilles et les exhalaisons malsaines causèrent à Annibal la perte d’un œil. Malgré tout, dès qu’on eut touché la terre ferme, dès que les tours d’Arétium parurent dans le lointain, oubliant leur colère et leurs maux, les Gaulois furent les premiers à crier aux armes [Polybe, III. – Tite-Live, 22, 2. – Orose, IV, 15].

Annibal attira son ennemi dans une plaine triangulaire, resserrée d’un côté par les montagnes de Cortone, d’un autre par le lac Thrasymène, au fond par des collines. On entrait dans ce triangle par une étroite chaussée, non loin de laquelle Annibal avait caché un corps de Numides ; le reste de son armée était rangé en cercle sur les hauteurs qui cernaient la plaine. A peine l’arrière-garde romaine eut-elle dépassé la chaussée, que les Numides, accourant à toute bride, s’en emparèrent et attaquèrent Flaminius en queue, tandis qu’Annibal l’enveloppait de face et sur les flancs. Ce fut une boucherie horrible. Cependant, autour du consul, le combat se soutenait depuis trois heures, lorsqu’un cavalier insubrien nommé Ducar[16], remarqua le général romain, qu’il connaissait de vue. Voilà, cria-t-il à ses compatriotes, voilà l’homme qui a égorgé nos armées, ravagé nos champs et nos villes ; c’est une victime que j’immole à nos frères assassinés [Tite-Live, 22, 6]. En disant ces mots, Ducar s’élance à bride abattue, culbute tout sur son passage, frappe de son gais l’écuyer du consul, qui s’était jeté en avant pour le couvrir de son corps, puis le consul lui-même, qu’il perce de part en part, le renverse à terre, et saute de cheval pour lui couper la tête ou pour le dépouiller. Les Romains accourent, mais les Gaulois sont là pour leur faire face, ils les repoussent et complètent la déroute. Les Romains laissèrent sur la place quinze mille morts ; du côté d’Annibal la perte ne fut que de quinze cents hommes, presque tous Gaulois [Polybe, III]. En reconnaissance de ces services signalés, les Carthaginois abandonnèrent aux Cisalpins la plus grande partie du butin trouvé dans le camp de Flaminius [Appien, Bell. Annibal].

Du champ de bataille de Thrasymène, Annibal passa dans l’Italie méridionale, et livra une troisième bataille aux Romains, près du village de Cannes, sur les bords du fleuve Aufide, aujourd’hui l’Offanto. Il avait alors sous ses drapeaux quarante mille hommes d’infanterie et dix mille de cavalerie ; et sur ces cinquante mille combattants, au moins trente mille Gaulois. Dans l’ordre de bataille, il plaça leur cavalerie à l’aile droite et au centre leur infanterie, qu’il réunit à l’infanterie espagnole, et qu’il commanda lui-même en personne ; les fantassins gaulois, comme ils le pratiquaient dans les occasions où ils étaient décidés à vaincre ou à mourir, jetèrent bas leur tunique et leur saie, et combattirent nus de la ceinture en haut, armés de leurs sabres longs et sans pointe [Tite-Live, 22, 46]. Ce furent eux qui engagèrent l’action ; leur cavalerie et celle des Numides la terminèrent. On sait combien le carnage fut horrible dans cette bataille célèbre, la plus glorieuse des victoires d’Annibal, la plus désastreuse des défaites de Rome. Lorsque le général carthaginois, ému de pitié, criait à ses soldats d’arrêter, d’épargner les vaincus, sans doute que les Gaulois, acharnés à la destruction de leurs mortels ennemis, portaient dans cette tuerie plus que l’irritation ordinaire des guerres ; la satisfaction d’une vengeance ardemment souhaitée et longtemps différée. Soixante-dix mille Romains y périrent ; la perte, du côté des vainqueurs, fut de cinq mille cinq cents, sur lesquels quatre mille Gaulois [Polybe, III. – Tite-Live, 22, 45-50].

Des soixante mille Cisalpins qu’Annibal avait comptés autour de lui après le combat de la Trébie, vingt-cinq mille seulement demeuraient ; les batailles, les maladies, surtout la fatale traversée des marais de l’Étrurie, avaient absorbé tout le reste : car jusqu’alors ils avaient moissonné presque sans partage le poids de la guerre. La victoire de Cannes amena aux Carthaginois d’autres auxiliaires ; une multitude d’hommes de la Campanie, de la Lucanie, du Bruttium, de l’Apulie, remplit son camp ; mais ce n’était pas là cette race belliqueuse qu’il recrutait naguère sur les rives du Pô. Cannes fut le terme de ses succès ; et certes la faute n’en doit point être imputée à son génie, plus admirable peut-être dans les revers que dans la bonne fortune : son armée seule avait changé. Depuis deux mille ans, l’histoire l’accuse avec amertume de son inaction après la bataille de l’Aufide et de son séjour à Capoue ; peut-être lui reprocherait-elle plus justement de s’être éloigné du nord de l’Italie, et d’avoir laissé couper ses communications avec les soldats qui vainquirent sous lui à Thrasymène et à Cannes.

Rome sentit la faute d’Annibal, elle se hâta d’en profiter. Deux armées échelonnées, lune au nord, l’autre au midi, interceptèrent la route entre la Cisalpine et la grande Grèce ; celle du nord, par ses incursions ou par son attitude menaçante, occupa les Gaulois dans leurs foyers, tandis que la seconde faisait face aux Carthaginois. L’année qui suivit la bataille de Cannes, vingt-cinq mille hommes détachés des légions du nord sous le commandement du préteur L. Posthumius, s’étant aventurés imprudemment sur le territoire boïen, y périrent tous avec leur chef. Quoique le récit de cette catastrophe renferme quelques circonstances que l’on pourrait raisonnablement mettre en doute, nous le donnerons cependant ici tel que les historiens romains nous l’ont laissé. Posthumius, pour pénétrer au cœur du pays boïen, devait traverser une forêt dont nous ne connaissons pas bien la position ; cette forêt était appelée par les Gaulois Lithann[17], c’est-à-dire la grande, et par les Romains Litana. Les Boïes s’y placèrent en embuscade, et imaginèrent de scier les arbres sur pied, jusqu’à une certaine distance de chaque côté de la route, de manière qu’ils restassent encore debout, mais qu’une légère impulsion suffit pour les renverser. Quand ils virent les soldats ennemis bien engagés dans la route, qui d’ailleurs était étroite et embarrassée, ils donnèrent l’impulsion aux arbres les plus éloignés du chemin, et, l’ébranlement se communiquant de proche en proche, la forêt s’abattit à droite et à gauche : hommes et chevaux tombèrent écrasés [Tite-Live, 23, 24. – Fronton, Stratag., I, 6.] ; ce qui échappa périt sous les sabres gaulois. Posthumius vendit chèrement sa vie ; mais enfin il fut tué et dépouillé. Sa tête et son armure furent portées en grande pompe par les Boïes dans le temple le plus révéré de leur nation ; et son crâne, nettoyé et entouré d’or, servit de coupe au grand-prêtre et aux desservants de l’autel dans les solennités religieuses [Tite-Live, 23, 24.]. Ce que les Gaulois prisaient bien autant que la victoire, ce fut le butin immense qu’elle leur procura ; car à l’exception des chevaux et du bétail, écrasés en presque totalité par la chute des arbres, tout le reste était intact et facile à retrouver : il suffisait de suivre les files de l’armée ensevelie sous cet immense abattis.

Cette année [215 av. J.-C.], la superstition romaine et la superstition gauloise se trouvèrent comme en présence ; et certes, dans cette comparaison, la superstition gauloise ne se montra pas la plus inhumaine. Tandis que les Boïes vouaient à leurs dieux le crâne d’un général ennemi tué les armes à la main, les Romains, pour la seconde fois, tiraient des cachots deux Gaulois désarmés, et les enterraient vivants sur la place du marché aux bœufs [Tite-Live, 22, 57].

Cependant Annibal, confiné dans le midi de l’Italie [207 av. J.-C.], essaya par un coup hardi de ramener la guerre vers le nord, et de rétablir ses communications avec la Cisalpine. Il envoya l’ordre à son frère Asdrubal, qui commandait en Espagne les forces puniques, de passer les Pyrénées, et de marcher droit en Italie par la route qu’il avait frayée, il y avait alors près de douze ans. Asdrubal reçut dans la Gaule un accueil tout à fait bienveillant ; plusieurs nations, entre autres celle des Arvernes, lui fournirent des secours[18]. Les sauvages habitants des Alpes, eux-mêmes, ne mirent aucun obstacle à son passage, rassurés qu’ils étaient sur les intentions des Carthaginois, et habités, depuis le commencement de la guerre, à voir des bandes d’hommes armés traverser continuellement leurs vallées. En deux mois, Asdrubal avait franchi les Pyrénées et les Alpes ; il entra dans la Cisalpine, à la tête de cinquante-deux mille combattants, Espagnols et Gaulois transalpins : huit mille Ligures et un plus grand nombre de Gaulois cisalpins se réunirent aussitôt à lui. La prodigieuse rapidité de sa marche avait mis la république en défaut : les légions du nord étaient hors d’état de lui résister ; et s’il eût marché immédiatement sur l’Italie centrale pour opérer sa jonction avec Annibal, Carthage aurait regagné en peu de jours tout ce qu’elle avait perdu depuis la journée de Cannes. Mais Asdrubal, par une suite fatale de fautes et de malheurs, précipita la ruine de son frère et la sienne. D’abord il perdit un temps irréparable au siège de Placentia. La résistance prolongée de cette colonie ayant permis aux Romains de réunir des forces, le consul Livius Salinator vint se poster dans l’Ombrie, sur les rives du fleuve Métaure, aujourd’hui le Metro ; tandis que Claudius Néron, l’autre consul, alla tenir Annibal en échec dans le Brutium, avec une armée de quarante-deux mille hommes. Asdrubal sentit sa faute, et voulut la réparer ; malheureusement il était trop tard. Comme le plan de son frère était de transporter le théâtre de la guerre en Ombrie, afin de s’appuyer sur la Cisalpine, il lui écrivit de se mettre en marche, que lui-même s’avançait à sa rencontre ; mais ayant négligé de prendre toutes les précautions nécessaires pour lui faire tenir cette dépêche, elle fut interceptée, et le consul Néron connut le secret d’où dépendait le salut des Carthaginois [Tite-Live, 27, 41-43].

Il conçut alors un projet hardi qui eût fait honneur à Annibal. Prenant avec lui sept mille hommes d’élite, il part de son camp, dans le plus grand mystère, et après six jours de marche forcée il arrive sur les bords du Métaure, au camp de son collègue Livius ; ses soldats sont reçus de nuit sous les tentes de leurs compagnons ; et rien n’est changé à l’enceinte des retranchements, de peur qu’Asdrubal, soupçonnant l’arrivée de Néron, ne refuse le combat ; les consuls conviennent qu’on le livrera le lendemain. Le lendemain aussi Asdrubal, qui venait d’arriver, se proposait d’offrir la bataille ; mais, accoutumé à faire la guerre aux Romains, il observe que la trompette sonne deux fois dans leur camp : il en conclut que les deux consuls sont réunis, qu’Annibal a éprouvé une grande défaite ou que sa lettre a été interceptée et leur plan déconcerté. N’osant livrer bataille en de telles circonstances, il fait retraite à la hâte, en remontant la rive du fleuve ; la nuit survient, ses guides le trompent et l’abandonnent, et ses soldats, marchant au hasard, s’égarent et se dispersent. Au point du jour, comme il faisait sonder la rivière pour trouver un gué, il aperçoit les enseignes romaines qui s’avançaient en bon ordre sur sa trace. Réduit à la nécessité d’accepter le combat, il fait ranger son armée, et afin d’intimider l’ennemi, dit un historien [Tite-Live, 27, 48], il oppose une division gauloise à Néron et à sa troupe d’élite.

Pendant les préparatifs des deux armées, la matinée s’écoula, et une chaleur accablante vint enlever aux soldats d’Asdrubal le peu de forces que leur avaient laissé les veilles, la fatigue et la soif [Ibid.] ; il manquait d’ailleurs plusieurs corps qui s’étaient égarés durant la nuit, et une multitude de traîneurs restés sur les routes. Aussi le combat ne fut pas long à se décider ; les Espagnols et les Ligures plièrent les premiers ; Néron, sans beaucoup de résistance, culbuta aussi l’armée gauloise [Ibid.]. Ce furent les représailles de Cannes ; cinquante-cinq mille hommes des rangs d’Asdrubal, tués ou blessés, restèrent sur le champ de bataille avec leur général ; six mille furent pris : les Romains ne perdirent que huit mille des leurs[19]. Asdrubal, dans cette journée désastreuse, déploya un courage digne de sa famille ; quatre fois il rallia ses troupes débandées, et quatre fois il fut abandonné : ayant enfin perdu toute espérance, il se jeta sur une cohorte romaine, et tomba percé de coups. Vers la fin de la bataille, arriva, du côté du camp romain, un corps de Cisalpins égarés pendant la nuit, Livius ordonna de les épargner, tant il était rassasié de carnage : Laissez-en vivre quelques-uns, dit-il à ses soldats, afin qu’ils annoncent eux-mêmes leur défaite, et qu’ils rendent témoignage de notre valeur [Tite-Live, 27, 49]. Pourtant à la prise du camp d’Asdrubal, les vainqueurs égorgèrent un grand nombre de Gaulois que la fatigue avait retenus dans leurs tentes, ou qui, appesantis par l’ivresse, s’étaient endormis sur la paille et sur la litière de leurs chevaux [Polybe, VI]. La vente des captifs rapporta au trésor publie plus de trois cents talents [Ibid., 1.650.000 fr.].

La nuit même qui suivit la bataille du Métaure, Néron reprit sa marche, et retourna dans son camp du Brutium avec autant de célérité qu’il en était venu. Se réservant la jouissance de porter lui-même à son ennemi la confirmation d’un désastre que celui-ci n’aurait encore, appris que par de vagues rumeurs, il avait fait couper et embaumer soigneusement la tête de l’infortuné Asdrubal. C’était là la missive que sa cruauté ingénieuse et raffinée imaginait d’envoyer à un frère. Arrivé en vue des retranchements puniques, il l’y fit jeter. Cette tête n’était pas tellement défigurée qu’Annibal ne la reconnût aussitôt. Les premières larmes de ce grand homme furent pour son pays. Ô Carthage ! s’écria-t-il, malheureuse Carthage ! je succombe sous le poids de tes maux. L’avenir de cette guerre et le sien se montraient à ses yeux sous les plus sombres couleurs ; il voyait la Gaule cisalpine découragée mettre bas les armes, et lui-même, privé de tout secours, n’ayant plus qu’à périr ou à quitter honteusement l’Italie. Telles sont aussi les pensées que lui prête un célèbre poète romain, dans une ode consacrée à la gloire de Claudius Néron [Horat., carm., IV, 4]. C’en est fait, s’écrie douloureusement le Carthaginois, je n’adresserai plus au-delà des mers des messages superbes : la mort d’Asdrubal a tué toute notre espérance, elle a tué la fortune de Carthage.

Cependant Carthage ne renonça pas à ses projets sur le nord de l’Italie, avant d’avoir essayé une troisième expédition ; Magon, frère d’Asdrubal et d’Annibal, à la tête de quatorze mille hommes, vint débarquer au port de Genua, dans la Ligurie italienne. Dès que le bruit de son débarquement se fut répandu, il vit accourir autour de lui des bandes nombreuses de Gaulois [Tite-Live, 28, 48], qui fuyaient les dévastations des Romains, car depuis la bataille du Métaure une armée romaine campait au sein de la Cispadane, brûlant et saccageant tout dans ses courses. Mais quelques milliers de volontaires isolés ne pouvaient suffire au général carthaginois, il lui fallait la coopération franche et entière des nations elles-mêmes ; il voulait qu’elles s’armassent en masse pour le seconder dans ce grand et dernier effort.

Ayant donc convoqué, près de lui à Genua [205 av. J.-C.], les principaux chefs gaulois, il leur parla en ces termes : Je viens pour vous rendre la liberté, vous le voyez, car je vous amène des secours ; toutefois le succès dépend de vous. Vous savez assez qu’une armée romaine dévaste maintenant votre territoire, et qu’une autre armée vous observe, campée en Étrurie ; c’est à vous de décider combien d’armées et de généraux vous voulez opposer à deux généraux et à deux armées romaines [Tite-Live, 29, 30]. Ceux-ci répondirent : que leur bonne volonté n’était pas équivoque ; mais que ces deux armées romaines dont parlait Magon étaient précisément ce qui les forçait à ne rien précipiter ; qu’ils devaient à leurs compatriotes, à leurs propres familles de ne point aggraver imprudemment leur situation déjà si misérable. Demande-nous, ô Magon, ajoutèrent-ils, des secours qui ne compromettent pas notre sûreté, tu les trouveras chez nous. Les motifs qui nous lient les mains ne peuvent point arrêter les Ligures, dont le territoire n’est pas occupé. Il leur est libre de prendre ouvertement tel parti qu’ils jugent convenable ; il est même juste qu’ils mettent toute leur jeunesse sous les armes [Tite-Live, 29, 5].

Les Ligures ne refusèrent pas ; seulement ils demandèrent deux mois pour faire leurs levées. Quant aux chefs gaulois, malgré leur refus apparent, ils laissèrent Magon recruter des hommes dans leurs campagnes, et lui firent passer secrètement en Ligurie des armes et des vivres [Ibid.]. En peu de temps le Carthaginois se vit à la tête d’une armée considérable ; et entra pour lors dans la Gaule. Là, pendant deux ans [205-203 av. J.-C.], il tint tête à deux armées romaines, mais sans pouvoir jamais opérer sa jonction avec Annibal ; vaincu enfin dans une grande bataille sur les terres des Insubres, et, blessé à la cuisse, il se fit transporter à Genua, où les débris de son armée commencèrent à se rallier. Sur ces entrefaites, des députés arrivèrent de Carthage, avec ordre de le ramener en Afrique [Tite-Live, 29, 5]. Son frère aussi, rappelé par le sénat carthaginois, fut contraint de s’embarquer à l’autre extrémité de l’Italie. Les soldats gaulois et ligures, qui avaient servi fidèlement Annibal pendant dix-sept ans, ne l’abandonnèrent point dans ses jours de revers. Réunis à ceux de leurs compatriotes qui avaient suivi Magon, ils formaient encore le tiers de l’armée punique [App., Bell. pun.] à Zama, dans la journée célèbre qui termina cette longue guerre à l’avantage des Romains, et fit voir le génie d’Annibal humilié devant la fortune de Scipion. L’acharnement avec lequel les Gaulois combattirent a été signalé par les historiens : Ils se montrèrent, dit Tite-Live [30, 33], enflammés de cette haine native contre le peuple romain, particulière à leur race.

 

 

 



[1] Polybe, III, p. 189. – Tite-Live, XXI, c. 25, 29, 52.

[2] Polybe, III, p. 187. – Tite-Live, XXI, c. 23.

[3] Tite-Live, XXI, c. 25. – Polybe, ubi supr.

[4] Illi-Berri signifiait en langue ibérienne Ville-Neuve.

[5] Plutarque, de virtut. mulier., l. c. – Polyæn., VII, c. 50.

[6] Polybe, III, p. 195. – Un peu au-dessus d’Avignon.

[7] Tite-Live, XXI, 2. – Ce passage eut lieu un peu au-dessus de Roquemaure.

[8] Tite-Live, XXI, 27. – Polybe, III, p. 196.

[9] Tite-Live, l. c. – Polybe, III, p. 197.

[10] Polybe, III, p. 197. – Tite-Live, XXI, 28.

[11] Tite-Live, XXI, 30. Il y avait parmi les Romains quelques Gaulois à la solde de Massalie.

[12] Tite-Live, XXI, 30. – Polybe, III, p. 198.

[13] Polybe, III, p. 202 – Tite-Live, 21, 31.

[14] Polybe, III, p. 103 – Tite-Live, l. c. — Cons. M. Letronne, Journ. des Savants, Janv. 1819.

[15] Polybe, III, p. 217-219. – Tite-Live, XXXI, 44-46. – Appien, Bell. Annibal, p. 315-316.

[16] Ducarius. – Tite-Live, 22, 6. – Silius Italic., V, v. 645.

[17] Leithann (gael.), Lcadan (corn.), Ledan (armor.).

[18] Tite-Live, 27, 39. – Appien, Bell. Annib., p. 343. – Silius Ital., XV, v. 496, et sqq.

[19] Tite-Live, 27, 49. – Paul Orose, IV, 18. Selon Polybe, la perte des Carthaginois ne monta qu’à dix mille hommes et celle des Romains qu’à deux mille.