HISTOIRE DES GAULOIS

Première partie

CHAPITRE VI.

 

 

TANDIS que les auxiliaires gaulois faisaient le destin des états grecs en Asie et en Afrique [274 av. J.-C.], une guerre que Pyrrhus, roi d’Épire, avait suscitée dans la Grèce européenne, fournissait à leurs frères des bords du Danube et de l’Illyrie de fréquentes occasions d’employer leur activité.

Pyrrhus, souverain de l’Épire, petit état grec situé sur la frontière illyrienne, à l’occident de la Thessalie et de la Macédoine, aimait la guerre pour elle-même. Aventurier infatigable, entouré d’aventuriers qu’il attirait à lui de toutes parts, mais que la pauvreté de ses finances ne lui permettait pas de payer généreusement, il se trouvait dans la nécessité de guerroyer sans relâche pour entretenir une armée. Après avoir mis une première fois la Grèce en combustion, il était passé en Italie, d’où il était retourné en Grèce, toujours aussi incertain, aussi immodéré dans ses projets, toujours aussi peu avancé de ses batailles. Nul chef ne convenait mieux aux Gaulois que ce roi qui leur ressemblait, sous tant de rapports ; aussi le prirent-ils en affection. Une foule de Galls de l’Illyrie et du Danube vinrent s’enrôler dans ses armées[1] ; lui, de son côté, les traitait avec estime et faveur, leur confiant les postes les plus périlleux dans le combat, et, après la victoire, la garde des plus importantes conquêtes.

Pyrrhus avait de vieux griefs contre le roi de Macédoine, Antigone, surnommé Gonatas[2] ; il entreprit de le détrôner, et vint le combattre au cœur de ses états. Mais Antigone avait aussi ses Gaulois à opposer aux Gaulois de son rival ; eux seuls retardèrent sa défaite, et tandis que les troupes macédoniennes fuyaient ou passaient aux Épirotes, ils se firent tuer jusqu’au dernier [Plutarque, in Pyrrho]. Dans cette victoire qui lui livrait tout le nord de la Grèce, la circonstance qu’elle avait été remportée sur des Gaulois, ne fut pas ce qui flatta le moins Pyrrhus. Pour se faire gloire et honneur, dit son biographe, il voulut que les dépouilles choisies de ces braves fussent ramassées et suspendues aux murs du temple de Minerve Itonide, avec une inscription en vers dont voici le sens:

A Minerve Itonide le Molosse Pyrrhus a consacré ces boucliers des fiers Gaulois, après avoir détruit l’armée entière d’Antigone. Qui s’étonnerait de ces exploits ? Les Éacides sont encore aujourd’hui ce qu’ils firent jadis, les plus vaillants des hommes[3].

Cette victoire ayant mis Pyrrhus en possession de presque toute la Macédoine, il distribua des garnisons dans les principales villes : Égéen, ancienne capitale du royaume, et lieu de sépulture de ses rois, reçut une division gauloise. C’était un antique usage, que les monarques macédoniens fussent ensevelis dans de riches étoffes, et des objets d’un grand prix étaient déposés près d’eux dans leurs tombes. Toujours avides de pillage, les Gaulois violèrent ces sépultures, et, après les avoir dépouillées, ils jetèrent au vent les ossements des rois[4]. Un tel attentat, inouï dans les annales de la Grèce, excita une indignation générale ; amis et ennemis de Pyrrhus, tous réclamèrent avec chaleur un sévère châtiment pour les coupables. Mais Pyrrhus s’en mit fort peu en peine, soit que des affaires qu’il jugeait plus importantes l’absorbassent tout entier, soit qu’il craignît de mécontenter ses auxiliaires par des recherches qui le mettraient dans la nécessité d’en punir un grand nombre. Cette indifférence passa pour complicité, aux yeux des Hellènes, et jeta sur le roi épirote une défaveur marquée[5].

Mais déjà, cédant à son inconstance naturelle, Pyrrhus avait bâti de nouveaux projets. Un roi de Lacédémone, chassé par ses concitoyens, Cléonyme, vint solliciter sa protection, et Pyrrhus entreprit de le restaurer. Rassemblant à la hâte [273 av. J.-C.] vingt-cinq mille hommes d’infanterie, deux mille chevaux et vingt-quatre éléphants, sans déclaration de guerre, il passa l’isthme de Corinthe, et alla mettre inopinément le siège devant Sparte, ne laissant aux assiégés surpris d’une si brusque attaque, qu’une seule nuit pour préparer leur défense[6].

La sûreté de la ville exigeait qu’avant tout il fût creusé, parallèlement au camp ennemi, une large tranchée, palissadée, aux deux bouts, avec des chariots enfoncés jusqu’au moyeu, afin d’intercepter la route aux éléphants. Dans cette situation extrême, les assiégés ne se laissèrent point abattre ; leurs femmes mêmes montrèrent une énergie toute virile ; s’armant de pioches et de pelles, elles voulurent travailler à la tranchée, pendant que les hommes prendraient un peu de sommeil : avant le jour tout était terminé. La vue de ces fortifications, que le patriotisme avait élevées dans une nuit, comme par enchantement, découragea les Épirotes ; ils hésitaient à attaquer ; mais les Gaulois, que le fils du roi commandait en personne [Plutarque, in Pyrrho], s’offrirent à pratiquer un passage du côté où la tranchée touchait à la rivière d’Eurotas, côté faiblement garni de troupes spartiates, parce qu’il paraissait presque inattaquable. Deux mille Gaulois s’y portèrent donc, et commencèrent à déterrer les chariots, les faisant rouler à mesure dans le fleuve. La brèche était déjà très avancée lorsque les Lacédémoniens accoururent en force, et, après un combat sanglant, sur la tranchée même, repoussèrent les Gaulois, qui la laissèrent comblée de leurs morts [Plutarque, in Pyrrho]. Les autres assauts livrés le même jour et les jours suivants n’ayant pas eu plus de succès, et les Spartiates au contraire recevant des renforts de toutes parts, Pyrrhus, dégoûté de son entreprise, leva le siège et se mit en route pour Argos. Une révolution venait d’éclater dans cette ville, où deux partis puissants étaient aux prises, l’un appelant à grands cris le roi Pyrrhus, l’autre soutenant la cause d’Antigone et celle des Lacédémoniens.

Durant le trajet qui séparait Sparte d’Argos, l’armée épirote tomba dans une embuscade, où elle aurait péri tout entière, sans le dévouement des Gaulois qui en formaient l’arrière-garde : le roi eut à déplorer la perte de la plupart de ces braves, et celle de son fils, tué en combattant à leur tête [Ibid. — Justin, XXV]. Ce fut aux deux mille Gaulois qui survécurent à ce désastre que Pyrrhus [273 av. J.-C.], en arrivant à Argos, confia la périlleuse mission de pénétrer, de nuit et les premiers, dans les rues de la ville, par une porte qu’un de ses partisans lui livra. Lui-même s’arrêta près de cette porte, pour surveiller l’introduction de ses éléphants et du reste de son armée. Tout paraissait lui réussir, et, plein d’une confiance immodérée, il faisait bondir son cheval, en poussant des hurlements de joie [Plutarque, in Pyrrho] ; mais ses Gaulois lui répondirent, de loin, par un cri de détresse [Ibid.]. Il les comprit, et, faisant signe à sa cavalerie, il se précipita avec elle à toute bride à travers les rues tortueuses d’Argos, vers le lieu d’où partait le cri. On sait quel fut le résultat de ce combat nocturne et de l’engagement du lendemain ; on sait aussi comment périt, de la main d’une pauvre femme, ce roi dont la mort ne fut pas moins bizarre que la vie. Quant à ses fidèles Gaulois, il est probable que peu d’entre eux sortirent d’Argos sains et saufs ; l’histoire du moins n’en fait plus mention.

Divers corps de ce peuple continuèrent à servir dans les interminables querelles des rois grecs [271 av. J.-C.] ; mais ils n’avaient plus de Pyrrhus pour les guider, et leur rôle cessa d’être bien saillant. L’histoire n’a conservé, de toutes leurs actions durant ces guerres, qu’un seul trait, et celui-là méritait en effet de l’être par son caractère d’énergie féroce. Une de leurs bandes, à la solde de Ptolémée Philadelphe, roi d’Égypte, combattait dans le Péloponnèse, contre ce même Antigone, dont il a été question tout à l’heure ; se voyant cernés par une manœuvre des troupes macédoniennes, ils consultèrent les entrailles d’une victime sur l’issue de la bataille qu’ils allaient livrer. Les présages leur étant tout à fait défavorables, ils égorgèrent leurs enfants et leurs femmes ; puis, se jetant l’épée à la main sur la phalange macédonienne, ils se firent tuer tous jusqu’au dernier après avoir jonché la place de cadavres ennemis [Justin, XXVI, 2].

Sur ces entrefaites, éclata dans l’Occident une guerre qui ouvrit aux aventuriers militaires de la Gaule transalpine un débouché commode et abondant. Carthage, ancienne colonie des Tyriens, était alors, dans la Méditerranée, la puissance maritime prépondérante. Ses établissements commerciaux et militaires embrassaient une partie de l’Afrique, l’Espagne, les îles Baléares, la Corse, la Sardaigne et la Sicile. Voisine de la république romaine par ses possessions en Sicile, elle avait tenté de s’immiscer dans les affaires de la Grande Grèce, où Rome dominait et prétendait bien dominer sans partage : ce fut là l’origine de cette lutte si fameuse, et par l’acharnement des deux nations rivales, et par la grandeur des intérêts débattus.

Carthage[7], république de négociants et de matelots, faisait la guerre avec des étrangers stipendiés ; elle appela les Gaulois transalpins à son service, et en incorpora des bandes considérables, soit dans ses troupes actives, soit dans les garnisons des places qu’elle avait à défendre en Corse, en Sardaigne, en Sicile. La Sicile, comme, on sait, fut le premier théâtre des hostilités ; et Agrigente, Éryx, Lilybée, les villes les plus importantes des possessions carthaginoises, reçurent des renforts gaulois commandés tantôt par des chefs nationaux, tantôt par des officiers africains. Tant que la fortune se montra favorable au parti qui leur avait mis les armes à la main, tant que les vivres ne manquèrent point dans les places, et que la solde fut régulièrement payée, les Gaulois remplirent leurs engagements avec non moins de fidélité que de courage ; ils en donnèrent, plus d’une preuve, entre autres au siège de Lilybée [Polybe, I]. Mais sitôt que les affaires de cette république parurent décliner, et que, les communications avec la métropole étant interceptées, la paye s’arriéra, ou les approvisionnements devinrent incertains, Carthage eut tout à souffrir de leurs mécontentements et de leur esprit d’indiscipline. On vit, dans les murs d’Agrigente, au milieu d’une garnison de cinquante mille hommes [Zonar., VIII], trois ou quatre mille Gaulois[8] à se déclarer en état de rébellion, et, sans que le reste de la garnison osât tenter ou de les désarmer, ou de les combattre, menacer la ville du pillage ; pour prévenir ces malheurs, il fallut que les généraux carthaginois appelassent à leur aide toutes les ressources de l’astuce punique. En effet, le commandant d’Agrigente promit secrètement aux rebelles, et leur engagea sa foi, que, dès le lendemain, il les ferait passer au quartier du général en chef, Hannon, qui était non loin de la place ; que là, ils recevraient des vivres, leur solde arriérée, et, en outre, une forte gratification en récompense de leurs peines. Ils sortirent au point du jour ; Hannon les accueillit gracieusement ; il leur dit que, comptant sur leur courage et voulant les dédommager amplement, il les choisissait pour surprendre une ville voisine, où il s’était pratiqué des intelligences, et dont il leur abandonnait le pillage : c’était la ville d’Entelle, qui tenait pour la république romaine[9]. Le piège était trop séduisant pour que les Gaulois n’y donnassent pas aveuglément. Le jour fixé par Hannon, ils partirent, à la nuit tombante, et prirent le chemin d’Entelle ; mais le Carthaginois avait fait prévenir, par des transfuges simulés, l’armée romaine, qu’il préparait un coup de main sur la ville ; à peine les Gaulois eurent-ils perdu de vue les tentes d’Hannon, qu’ils furent assaillis à l’improviste par le consul Otacilius et exterminés[10].

Cependant, le mécontentement croissant avec la misère et les traitements rigoureux des chefs carthaginois, les Transalpins se mirent à déserter de toutes parts, et il ne s’écoulait pas de jour que quelque détachement ne passât au camp ennemi. Les Romains les accueillaient avec empressement et les incorporaient à leurs troupes [Fronton, Stratagem., ub. sup.] : ce furent, dit-on, les premiers étrangers admis dans les armées romaines en qualité de stipendiés [Zonar., VIII]. Il n’est pas de moyens que les généraux carthaginois ne missent en œuvre pour réprimer ces désertions ; un historien affirme qu’ils firent mourir sur la croix plus de trois mille Gaulois[11] coupables ou seulement suspects de complots de ce genre : enfin Amilcar, qui remplaçait Hannon au gouvernement de la Sicile, s’avisa d’un stratagème qui, pour quelque temps du moins, en suspendit le cours. Il s’était attaché depuis plusieurs années, par ses largesses et sa bienveillance particulière, un corps de Gaulois qui lui avaient donné des preuves multipliées de dévouement ; il leur commanda de se présenter aux avant-postes romains, comme s’ils eussent voulu déserter, de demander, suivant l’usage, une entrevue avec quelques officiers pour traiter des conditions, et de tuer ces officiers ou de les amener captifs dans son camp [Fronton, Stratagem., III, 16.]. L’ordre d’Amilcar fut exécuté de point en point, et cette perfidie rendit les désertions dès lors plus difficiles, en inspirant aux Romains beaucoup de méfiance.

Sur une montagne qui domine la pointe occidentale de l’île, était située la ville d’Eryx, forte et par son assiette, et par ses ouvrages de défense. Les Romains en avaient entrepris le siège, presque sans probabilité de succès. Éryx était alors célèbre par un temple de Vénus, le plus riche de tout le pays. Cette richesse alluma la convoitise des Gaulois qui faisaient partie de la garnison ; mais le reste des troupes et les habitants avaient l’œil sur eux et les contenaient. Voyant qu’ils ne parviendraient pas aisément à leur but, ils désertèrent une nuit, et passèrent dans le camp des Romains, auxquels ils fournirent les moyens de se rendre maîtres de la place. Ils y rentrèrent aussi avec eux, et, dans le premier moment de trouble, ils pillèrent de fond en comble le trésor de Vénus Érycine [Polybe, II]. Sur un autre, point de la Sicile, l’intempérance d’une autre bande gauloise fit perdre aux Carthaginois vingt mille hommes et soixante éléphants [Diodore de Sicile, XXIII, eccl. 12].

On sait que l’évacuation de la Sicile fut une des conditions de la paix accordée par Rome victorieuse à la république de Carthage. Il s’y trouvait encore vingt mille étrangers stipendiés, et, sur ce nombre, deux mille Gaulois, commandés par un chef nommé Autarite [Polybe, I]. Le sénat carthaginois avait ordonné au gouverneur de Lilybée de licencier les troupes mercenaires ; mais la caisse était vide, et ces troupes réclamaient à grands cris, outre leur solde arriérée depuis longtemps, des gratifications extraordinaires, dont la promesse leur avait été prodiguée, dans les jours de découragement et de défection. Craignant pour sa vie, le gouverneur conseilla aux stipendiaires d’aller eux-mêmes régler leurs comptes, en Afrique, avec le sénat. Ils prirent en effet ce parti, et, s’embarquant par détachements, ils allèrent se réunir à Carthage, où ils commirent de si grands désordres, qu’on fut bientôt contraint de les en éloigner [Ibid.]. Mais les finances de la république étaient dans un état de détresse extrême ; toutes ses ressources avaient été épuisées par les dépenses d’une guerre de vingt-quatre ans, et par les sacrifices au prix desquels il lui avait fallu acheter la paix. Bien loin de réaliser les promesses magnifiques de ses généraux, le sénat fit proposer aux stipendiés d’abandonner une partie de la solde qui leur était due [Ibid.]. Aux murmures qu’une telle proposition excita, succédèrent les menaces, et bientôt la révolte ; les Gaulois saisirent leurs armes, et entraînèrent, par leur exemple, le reste des stipendiés[12]. Trois chefs dirigèrent ce mouvement : Spendius, natif de la Campanie, esclave fugitif des Romains ; un Africain, nommé Mathos, mais surtout le Gaulois Autarite, homme d’une énergie sauvage, puissant par son éloquence et l’orateur de l’insurrection, parce que de longs services chez les Carthaginois lui avaient rendu la langue punique familière [Polybe, I].

Le premier acte des rebelles fut d’appeler à l’indépendance les villes africaines, qui ne portaient qu’à regret le joug de la tyrannique aristocratie de Carthage. La déclaration ne fut point vaine ; les peuples de l’Afrique coururent aux armes ; ils fournirent aux étrangers de l’argent et des vivres ; on vit jusqu’aux femmes vendre leurs bijoux et leurs parures pour subvenir aux frais de la guerre ; et bientôt, l’armée étrangère, grossie d’un nombre considérable d’Africains, mit le siège devant Carthage. La république, réduite à ses seules ressources, mit sur pied tous ses citoyens en état de combattre, et fit solliciter des secours en Sicile, et jusqu’en Italie [Appien, Bell. punic.] ; mais avant que ces renforts fussent arrivés, les insurgés remportent une victoire complète sur l’armée punique. Pendant trois ans, la guerre se prolongea autour de Carthage, avec la même habileté de part et d’autre, un succès égal, mais aussi une égale férocité. Les étrangers mutilaient leurs prisonniers ; les prisonniers des Carthaginois étaient mis en croix, ou, tout vivants, servaient de pâture aux lions. A plusieurs reprises, Carthage courut les plus grands dangers [Polybe, I].

Enfin, Amilcar Barcas, commandant des forces républicaines, mettant à profit l’éloignement de Mathos, qui s’était porté sur Tunis, isola, par des manœuvres habiles, l’armée étrangère, des villes d’où elle tirait ses subsistances et des renforts, et tint bloqués à leur tour Autarite et Spendius. Leur camp était mal approvisionné, et la famine ne tarda pas à s’y faire sentir. Les insurgés mangèrent jusqu’à leurs prisonniers, jusqu’à leurs esclaves [Ibid.] ; quand tout fut dévoré, ils se mutinèrent contre leurs généraux, menaçant de les massacrer, s’ils ne les tiraient de cet état cruel, par une capitulation. Autarite, Spendius et huit autres chefs se rendirent donc auprès d’Amilcar, pour y traiter de la paix. La république, leur dit le Carthaginois, n’est ni exigeante, ni sévère ; elle se contentera de dix hommes choisis parmi vous tous, et laissera aux autres la vie et le vêtement [Ibid.] ; et il leur présenta le traité à signer. Sans hésiter, les négociateurs signèrent ; mais aussitôt, à un geste d’Amilcar, des soldats se jetèrent sur eux, et les garrottèrent. C’est vous que je choisis en vertu du traité, ajouta froidement le général [Ibid.].

Sur ces entrefaites, les insurgés inquiets du retard de leurs commissaires, et soupçonnant quelque perfidie, prirent les armes. Ils étaient alors dans un lien qu’on nommait la Hache, parce que la disposition du terrain rappelait la figure de cet instrument. Amilcar les y enveloppa avec ses éléphants et toute son armée, si bien qu’il n’en put échapper un seul, quoiqu’ils fussent plus de quarante mille. Les Carthaginois allèrent ensuite assiéger Tunis, où Mathos tenait avec le reste des étrangers [Ibid.].

Amilcar, sous les murs de Tunis, établit son camp du côté opposé à Carthage ; un autre général, nommé Annibal, se plaça du côté de Carthage, et fit planter, sur une éminence entre son camp et la ville assiégée, des croix où furent attachés Autarite et Spendius ; ces malheureux expirèrent ainsi, sous les yeux mêmes de leurs compagnons, trop faibles pour les sauver. Leur mort du moins ne resta pas sans vengeance. Au bout de quelques jours, les assiégés ayant fait une sortie, à l’improviste, pénétrèrent jusque dans le camp punique, enlevèrent Annibal, et l’attachèrent à la croix de Spendius, où il expira. Cependant les affaires des insurgés allèrent de pis en pis, et bientôt ce qui restait de Gaulois, traînés avec Mathos à la suite d’Amilcar, le jour de son triomphe, périrent au milieu des tortures, que les Carthaginois se plaisaient à entremêler, dans les solennités publiques, aux joies de leurs victoires [Polybe, I].

Tel fut le sort des Gaulois qui, jusqu’à la fin de la guerre punique, avaient fait partie des garnisons carthaginoises, en Sicile. Quant aux déserteurs que les Romains avaient pris à leur solde, sitôt que la guerre fut terminée, ils furent désarmés, par ordre du sénat, et déportés sur la côte d’Illyrie [Polybe, II]. Là, ils entrèrent au service des Épirotes, qui, en mémoire de Pyrrhus et de leur affection mutuelle, confièrent à huit cents d’entre eux à la défense de Phénice, ville maritime, située dans la Chaonie, une des plus riches et des plus importantes de tout le royaume. Les Illyriens exerçaient alors la piraterie sur la côte occidentale du continent grec ; ils abordèrent, un jour, au port de Phénice, pour s’y procurer des vivres ; et, étant entrés en conversation avec quelques Gaulois de la garnison, ils complotèrent ensemble de s’emparer de la place. La trahison s’accomplit. Au jour convenu, les Illyriens s’étant approchés en force des murailles, les Gaulois, dans l’intérieur, se jetèrent l’épée à la main sur les habitants, et ouvrirent les portes à leurs complices [Ibid.].

Cependant Amilcar Barcas, vainqueur d’Autarite et des Gaulois révoltés, était passé d’Afrique en Espagne pour y combattre encore d’autres Gaulois. La peuplade gallique des Celtici, établie, comme nous l’avons dit plus haut [chap. I], dans l’angle sud-ouest de la presqu’île ibérique, entre la Guadiana et le grand Océan, pendant tout le cours de la guerre punique, n’avait cessé de harceler les colonies carthaginoises voisines. Amilcar fut envoyé pour la châtier, et conquérir à sa république la partie occidentale de l’Espagne, qui était encore indépendante ou mal soumise. A la tête des Celtici, combattaient deux frères d’une brande intrépidité, et dont l’un, nommé Istolat ou Istolatius, avait étonné plus d’une fois les Carthaginois par son audace ; mais, contre un ennemi tel qu’Amilcar, le courage seul ne suffisait pas. Istolat et son frère furent tués dans la première bataille qu’ils livrèrent ; de toute leur armée, il ne se sauva que trois mille hommes, qui mirent bas les armes, et consentirent à se laisser incorporer parmi les mercenaires d’Amilcar[13].

Indortès, parent des deux frères, et leur successeur au commandement des Celtici, entreprit de venger leur défaite. Il mit sur pied une armée de plus de cinquante mille hommes ; mais il fut complètement battu. Pour s’attacher ce peuple brave, et l’attirer dans les intérêts de sa république, Amilcar accorda la liberté à dix mille prisonniers que la victoire fit tomber en son pouvoir. Il se montra moins généreux à l’égard d’Indortès ; car, après lui avoir fait arracher les yeux, et l’avoir fait déchirer de verges, à la vue de son armée, il le condamna au supplice de la croix. Amilcar subjugua pareillement la plupart des autres peuplades galliques ou gallo-ibériennes, qui occupaient la côte occidentale de l’Espagne ; il trouva la mort dans ces conquêtes[14]. Son gendre Asdrubal, qui le remplaça, périt assassiné par un Gaulois, esclave d’un chef lusitanien qu’Asdrubal avait mis à mort par trahison. L’esclave gaulois s’attacha pendant plusieurs années aux pas du Carthaginois, épiant l’occasion de le tuer ; il le poignarda enfin au pied des autels, dans le temps qu’il offrait un sacrifice pour le succès de ses entreprises. Le meurtrier fut saisi et appliqué à la torture ; mais, au milieu des plus grands tourments, insensible à la douleur, et heureux d’avoir vengé un homme qu’il aimait, il expira en insultant aux Africains [Appien, Alex. Bell. Iberic.].

 

 

 



[1] Pausanias, I, p. 23. — Plutarque, in Pyrrho, p. 400.

[2] Pausanias, Attic., p. 22. — Justin, XXV.

[3] Plutarque, in Pyrrho, p. 400. — Pausanias, Attic., p. 22. Le temple de Minerve Itonide était situé clans la Thessalie, entre Phéras et Larisse.

[4] Plutarque, in Pyrrho, p. 400. — Diodore de Sicile, excerpt. à Valesio ed. p. 266.

[5] Plutarque, in Pyrrho, ubi supr. — Diodore de Sicile, excerpt. l. c.

[6] Plutarque, in Pyrrho, p. 401 — Pausanias, Attic., p. 24.

[7] En phénicien, Karthe hadath, ville neuve.

[8] Polybe, II, p. 95. — Circiter quatuor millia. Fronton, Stratagem., III, c. 16.

[9] Diodore de Sicile — Fronton, ub supr.

[10] Fronton, Stratagem., III, c. 16. — Diodore de Sicile.

[11] Appien, Alexandr. Escerpt. ap. Fulv. Ursiu., p. 356.

[12] Appien, Alexand. Bell. punic, p. 3.

[13] Diodore de Sicile, XXV, eccl. 2, p. 882.

[14] Polybe, II. — Diodore de Sicile, XXV, p. 882-883. — Cornélius Nepos, in Hamilcare.