Première partie
TANDIS que les auxiliaires gaulois faisaient le destin des
états grecs en Asie et en Afrique [274 av. J.-C.], une guerre que Pyrrhus, roi d’Épire,
avait suscitée dans Pyrrhus, souverain de l’Épire, petit état grec situé sur
la frontière illyrienne, à l’occident de Pyrrhus avait de vieux griefs contre le roi de Macédoine,
Antigone, surnommé Gonatas[2] ; il
entreprit de le détrôner, et vint le combattre au cœur de ses états. Mais
Antigone avait aussi ses Gaulois à opposer aux Gaulois de son rival ; eux
seuls retardèrent sa défaite, et tandis que les troupes macédoniennes
fuyaient ou passaient aux Épirotes, ils se firent tuer jusqu’au dernier [Plutarque,
in Pyrrho]. Dans cette victoire qui lui livrait tout le
nord de A Minerve Itonide le Molosse Pyrrhus a consacré ces boucliers des fiers Gaulois, après avoir détruit l’armée entière d’Antigone. Qui s’étonnerait de ces exploits ? Les Éacides sont encore aujourd’hui ce qu’ils firent jadis, les plus vaillants des hommes[3]. Cette victoire ayant mis Pyrrhus en possession de presque
toute Mais déjà, cédant à son inconstance naturelle, Pyrrhus avait bâti de nouveaux projets. Un roi de Lacédémone, chassé par ses concitoyens, Cléonyme, vint solliciter sa protection, et Pyrrhus entreprit de le restaurer. Rassemblant à la hâte [273 av. J.-C.] vingt-cinq mille hommes d’infanterie, deux mille chevaux et vingt-quatre éléphants, sans déclaration de guerre, il passa l’isthme de Corinthe, et alla mettre inopinément le siège devant Sparte, ne laissant aux assiégés surpris d’une si brusque attaque, qu’une seule nuit pour préparer leur défense[6]. La sûreté de la ville exigeait qu’avant tout il fût creusé, parallèlement au camp ennemi, une large tranchée, palissadée, aux deux bouts, avec des chariots enfoncés jusqu’au moyeu, afin d’intercepter la route aux éléphants. Dans cette situation extrême, les assiégés ne se laissèrent point abattre ; leurs femmes mêmes montrèrent une énergie toute virile ; s’armant de pioches et de pelles, elles voulurent travailler à la tranchée, pendant que les hommes prendraient un peu de sommeil : avant le jour tout était terminé. La vue de ces fortifications, que le patriotisme avait élevées dans une nuit, comme par enchantement, découragea les Épirotes ; ils hésitaient à attaquer ; mais les Gaulois, que le fils du roi commandait en personne [Plutarque, in Pyrrho], s’offrirent à pratiquer un passage du côté où la tranchée touchait à la rivière d’Eurotas, côté faiblement garni de troupes spartiates, parce qu’il paraissait presque inattaquable. Deux mille Gaulois s’y portèrent donc, et commencèrent à déterrer les chariots, les faisant rouler à mesure dans le fleuve. La brèche était déjà très avancée lorsque les Lacédémoniens accoururent en force, et, après un combat sanglant, sur la tranchée même, repoussèrent les Gaulois, qui la laissèrent comblée de leurs morts [Plutarque, in Pyrrho]. Les autres assauts livrés le même jour et les jours suivants n’ayant pas eu plus de succès, et les Spartiates au contraire recevant des renforts de toutes parts, Pyrrhus, dégoûté de son entreprise, leva le siège et se mit en route pour Argos. Une révolution venait d’éclater dans cette ville, où deux partis puissants étaient aux prises, l’un appelant à grands cris le roi Pyrrhus, l’autre soutenant la cause d’Antigone et celle des Lacédémoniens. Durant le trajet qui séparait Sparte d’Argos, l’armée épirote tomba dans une embuscade, où elle aurait péri tout entière, sans le dévouement des Gaulois qui en formaient l’arrière-garde : le roi eut à déplorer la perte de la plupart de ces braves, et celle de son fils, tué en combattant à leur tête [Ibid. — Justin, XXV]. Ce fut aux deux mille Gaulois qui survécurent à ce désastre que Pyrrhus [273 av. J.-C.], en arrivant à Argos, confia la périlleuse mission de pénétrer, de nuit et les premiers, dans les rues de la ville, par une porte qu’un de ses partisans lui livra. Lui-même s’arrêta près de cette porte, pour surveiller l’introduction de ses éléphants et du reste de son armée. Tout paraissait lui réussir, et, plein d’une confiance immodérée, il faisait bondir son cheval, en poussant des hurlements de joie [Plutarque, in Pyrrho] ; mais ses Gaulois lui répondirent, de loin, par un cri de détresse [Ibid.]. Il les comprit, et, faisant signe à sa cavalerie, il se précipita avec elle à toute bride à travers les rues tortueuses d’Argos, vers le lieu d’où partait le cri. On sait quel fut le résultat de ce combat nocturne et de l’engagement du lendemain ; on sait aussi comment périt, de la main d’une pauvre femme, ce roi dont la mort ne fut pas moins bizarre que la vie. Quant à ses fidèles Gaulois, il est probable que peu d’entre eux sortirent d’Argos sains et saufs ; l’histoire du moins n’en fait plus mention. Divers corps de ce peuple continuèrent à servir dans les interminables querelles des rois grecs [271 av. J.-C.] ; mais ils n’avaient plus de Pyrrhus pour les guider, et leur rôle cessa d’être bien saillant. L’histoire n’a conservé, de toutes leurs actions durant ces guerres, qu’un seul trait, et celui-là méritait en effet de l’être par son caractère d’énergie féroce. Une de leurs bandes, à la solde de Ptolémée Philadelphe, roi d’Égypte, combattait dans le Péloponnèse, contre ce même Antigone, dont il a été question tout à l’heure ; se voyant cernés par une manœuvre des troupes macédoniennes, ils consultèrent les entrailles d’une victime sur l’issue de la bataille qu’ils allaient livrer. Les présages leur étant tout à fait défavorables, ils égorgèrent leurs enfants et leurs femmes ; puis, se jetant l’épée à la main sur la phalange macédonienne, ils se firent tuer tous jusqu’au dernier après avoir jonché la place de cadavres ennemis [Justin, XXVI, 2]. Sur ces entrefaites, éclata dans l’Occident une guerre qui
ouvrit aux aventuriers militaires de Carthage[7], république de négociants
et de matelots, faisait la guerre avec des étrangers stipendiés ; elle
appela les Gaulois transalpins à son service, et en incorpora des bandes
considérables, soit dans ses troupes actives, soit dans les garnisons des
places qu’elle avait à défendre en Corse, en Sardaigne, en Sicile. Cependant, le mécontentement croissant avec la misère et
les traitements rigoureux des chefs carthaginois, les Transalpins se mirent à
déserter de toutes parts, et il ne s’écoulait pas de jour que quelque
détachement ne passât au camp ennemi. Les Romains les accueillaient avec
empressement et les incorporaient à leurs troupes [Fronton, Stratagem.,
ub. sup.] : ce furent, dit-on, les premiers étrangers
admis dans les armées romaines en qualité de stipendiés [Zonar.,
VIII]. Il n’est pas de moyens que les généraux carthaginois ne
missent en œuvre pour réprimer ces désertions ; un historien affirme qu’ils
firent mourir sur la croix plus de trois mille Gaulois[11] coupables ou
seulement suspects de complots de ce genre : enfin Amilcar, qui remplaçait
Hannon au gouvernement de Sur une montagne qui domine la pointe occidentale de l’île,
était située la ville d’Eryx, forte et par son assiette, et par ses ouvrages
de défense. Les Romains en avaient entrepris le siège, presque sans
probabilité de succès. Éryx était alors célèbre par un temple de Vénus, le
plus riche de tout le pays. Cette richesse alluma la convoitise des Gaulois
qui faisaient partie de la garnison ; mais le reste des troupes et les habitants
avaient l’œil sur eux et les contenaient. Voyant qu’ils ne parviendraient pas
aisément à leur but, ils désertèrent une nuit, et passèrent dans le camp des
Romains, auxquels ils fournirent les moyens de se rendre maîtres de la place.
Ils y rentrèrent aussi avec eux, et, dans le premier moment de trouble, ils
pillèrent de fond en comble le trésor de Vénus Érycine [Polybe,
II]. Sur un autre, point de On sait que l’évacuation de Le premier acte des rebelles fut d’appeler à l’indépendance les villes africaines, qui ne portaient qu’à regret le joug de la tyrannique aristocratie de Carthage. La déclaration ne fut point vaine ; les peuples de l’Afrique coururent aux armes ; ils fournirent aux étrangers de l’argent et des vivres ; on vit jusqu’aux femmes vendre leurs bijoux et leurs parures pour subvenir aux frais de la guerre ; et bientôt, l’armée étrangère, grossie d’un nombre considérable d’Africains, mit le siège devant Carthage. La république, réduite à ses seules ressources, mit sur pied tous ses citoyens en état de combattre, et fit solliciter des secours en Sicile, et jusqu’en Italie [Appien, Bell. punic.] ; mais avant que ces renforts fussent arrivés, les insurgés remportent une victoire complète sur l’armée punique. Pendant trois ans, la guerre se prolongea autour de Carthage, avec la même habileté de part et d’autre, un succès égal, mais aussi une égale férocité. Les étrangers mutilaient leurs prisonniers ; les prisonniers des Carthaginois étaient mis en croix, ou, tout vivants, servaient de pâture aux lions. A plusieurs reprises, Carthage courut les plus grands dangers [Polybe, I]. Enfin, Amilcar Barcas, commandant des forces républicaines, mettant à profit l’éloignement de Mathos, qui s’était porté sur Tunis, isola, par des manœuvres habiles, l’armée étrangère, des villes d’où elle tirait ses subsistances et des renforts, et tint bloqués à leur tour Autarite et Spendius. Leur camp était mal approvisionné, et la famine ne tarda pas à s’y faire sentir. Les insurgés mangèrent jusqu’à leurs prisonniers, jusqu’à leurs esclaves [Ibid.] ; quand tout fut dévoré, ils se mutinèrent contre leurs généraux, menaçant de les massacrer, s’ils ne les tiraient de cet état cruel, par une capitulation. Autarite, Spendius et huit autres chefs se rendirent donc auprès d’Amilcar, pour y traiter de la paix. La république, leur dit le Carthaginois, n’est ni exigeante, ni sévère ; elle se contentera de dix hommes choisis parmi vous tous, et laissera aux autres la vie et le vêtement [Ibid.] ; et il leur présenta le traité à signer. Sans hésiter, les négociateurs signèrent ; mais aussitôt, à un geste d’Amilcar, des soldats se jetèrent sur eux, et les garrottèrent. C’est vous que je choisis en vertu du traité, ajouta froidement le général [Ibid.]. Sur ces entrefaites, les insurgés inquiets du retard de
leurs commissaires, et soupçonnant quelque perfidie, prirent les armes. Ils
étaient alors dans un lien qu’on nommait Amilcar, sous les murs de Tunis, établit son camp du côté opposé à Carthage ; un autre général, nommé Annibal, se plaça du côté de Carthage, et fit planter, sur une éminence entre son camp et la ville assiégée, des croix où furent attachés Autarite et Spendius ; ces malheureux expirèrent ainsi, sous les yeux mêmes de leurs compagnons, trop faibles pour les sauver. Leur mort du moins ne resta pas sans vengeance. Au bout de quelques jours, les assiégés ayant fait une sortie, à l’improviste, pénétrèrent jusque dans le camp punique, enlevèrent Annibal, et l’attachèrent à la croix de Spendius, où il expira. Cependant les affaires des insurgés allèrent de pis en pis, et bientôt ce qui restait de Gaulois, traînés avec Mathos à la suite d’Amilcar, le jour de son triomphe, périrent au milieu des tortures, que les Carthaginois se plaisaient à entremêler, dans les solennités publiques, aux joies de leurs victoires [Polybe, I]. Tel fut le sort des Gaulois qui, jusqu’à la fin de la
guerre punique, avaient fait partie des garnisons carthaginoises, en Sicile.
Quant aux déserteurs que les Romains avaient pris à leur solde, sitôt que la
guerre fut terminée, ils furent désarmés, par ordre du sénat, et déportés sur
la côte d’Illyrie [Polybe, II]. Là, ils entrèrent au service
des Épirotes, qui, en mémoire de Pyrrhus et de leur affection mutuelle,
confièrent à huit cents d’entre eux à la défense de Phénice, ville maritime,
située dans Cependant Amilcar Barcas, vainqueur d’Autarite et des
Gaulois révoltés, était passé d’Afrique en Espagne pour y combattre encore d’autres
Gaulois. La peuplade gallique des Celtici, établie, comme nous l’avons dit
plus haut [chap.
I], dans l’angle sud-ouest de la presqu’île ibérique, entre Indortès, parent des deux frères, et leur successeur au commandement des Celtici, entreprit de venger leur défaite. Il mit sur pied une armée de plus de cinquante mille hommes ; mais il fut complètement battu. Pour s’attacher ce peuple brave, et l’attirer dans les intérêts de sa république, Amilcar accorda la liberté à dix mille prisonniers que la victoire fit tomber en son pouvoir. Il se montra moins généreux à l’égard d’Indortès ; car, après lui avoir fait arracher les yeux, et l’avoir fait déchirer de verges, à la vue de son armée, il le condamna au supplice de la croix. Amilcar subjugua pareillement la plupart des autres peuplades galliques ou gallo-ibériennes, qui occupaient la côte occidentale de l’Espagne ; il trouva la mort dans ces conquêtes[14]. Son gendre Asdrubal, qui le remplaça, périt assassiné par un Gaulois, esclave d’un chef lusitanien qu’Asdrubal avait mis à mort par trahison. L’esclave gaulois s’attacha pendant plusieurs années aux pas du Carthaginois, épiant l’occasion de le tuer ; il le poignarda enfin au pied des autels, dans le temps qu’il offrait un sacrifice pour le succès de ses entreprises. Le meurtrier fut saisi et appliqué à la torture ; mais, au milieu des plus grands tourments, insensible à la douleur, et heureux d’avoir vengé un homme qu’il aimait, il expira en insultant aux Africains [Appien, Alex. Bell. Iberic.]. |
[1] Pausanias, I, p. 23. — Plutarque, in Pyrrho, p. 400.
[2] Pausanias, Attic., p. 22. — Justin, XXV.
[3] Plutarque, in Pyrrho, p. 400. — Pausanias, Attic., p. 22. Le temple de Minerve
Itonide était situé clans
[4] Plutarque, in Pyrrho, p. 400. — Diodore de Sicile, excerpt. à Valesio ed. p. 266.
[5] Plutarque, in Pyrrho, ubi supr. — Diodore de Sicile, excerpt. l. c.
[6] Plutarque, in Pyrrho, p. 401 — Pausanias, Attic., p. 24.
[7] En phénicien, Karthe hadath, ville neuve.
[8] Polybe, II, p. 95. — Circiter quatuor millia. Fronton, Stratagem., III, c. 16.
[9] Diodore de Sicile — Fronton, ub supr.
[10] Fronton, Stratagem., III, c. 16. — Diodore de Sicile.
[11] Appien, Alexandr. Escerpt. ap. Fulv. Ursiu., p. 356.
[12] Appien, Alexand. Bell. punic, p. 3.
[13] Diodore de Sicile, XXV, eccl. 2, p. 882.
[14] Polybe, II. — Diodore de Sicile, XXV, p. 882-883. — Cornélius Nepos, in Hamilcare.