Première partie
LE LECTEUR se rappelle sans doute que lors du départ de la
grande expédition gauloise pour Mais la mésintelligence ne tarda pas à se mettre entre les
deux chefs suprêmes [Tite-Live, 38, 16] ; Léonor et les
siens quittèrent 1° Que lui et ses hommes resteraient attachés à Nicomède et à sa postérité par une alliance indissoluble ; qu’ils ne feraient aucune guerre sans sa volonté, n’auraient d’amis que ses amis, et d’ennemis que ses ennemis [Memnon, ap. Phot., 20] ; 2° Qu’ils regardaient comme leurs amies et alliées les villes d’Héraclée, de Chalcédoine, de Tios, de Ciéros et quelques autres métropoles d’états indépendants ; 3° Qu’eux et leurs compatriotes s’abstiendraient désormais de toute hostilité envers Byzance, et que même, dans l’occasion, ils défendraient cette ville comme leur alliée [Ibid.]. Cette dernière clause avait été insérée dans le traité, sur la demande des républiques grecques à la ligue desquelles Byzance s’était réunie. Léonor accepta tout, et ses troupes furent transportées par-delà le détroit[2]. Son départ laissa Comontor maître de presque toute Aussitôt que Léonor fut débarqué, en Asie, il se
réconcilia avec Luther, et le fit entrer, comme lui, à la solde de Nicomède [Tite-Live,
38, 16] : leurs bandes réunies eurent bientôt mis la fortune du
côté de ce prétendant. Zibæas vaincu s’expatria ; mais Antiochus voulut
poursuivre la guerre pour son propre compte ; il attaqua Tant de grands services méritaient une grande récompense ;
le roi bithynien concéda aux Gaulois des terres considérables sur la frontière
méridionale de ses états [Justin, 25, 2]. Sa générosité
pourtant n’était pas tout à fait exempte de calcul ; il espérait, par là,
donner à son royaume une population forte et belliqueuse, du côté où il était
le plus vulnérable, et élever en quelque sorte une barrière qui le
garantirait des attaques de ses voisins de Pergame, de Syrie et d’Égypte.
Mais Nicomède n’avait pas bien réfléchi au caractère de ses nouveaux colons,
en les plaçant si près des riches campagnes arrosées par le Méandre et l’Hermus,
si près de ces villes de l’Éolide et de l’Ionie, merveilles de la
civilisation antique, où le génie des Hellènes se mariait à toute la
délicatesse de l’Asie. Aussi, à peine furent-ils arrivés dans leurs
concessions qu’ils commencèrent à piller, et bientôt à envahir le littoral de
L’histoire ne nous a pas laissé la narration détaillée de cette conquête ; mais que l’imagination se représente, d’un côté la force et le courage physiques à l’un des plus bas degrés de la civilisation, de l’autre ce que la culture intellectuelle produisit jamais de plus raffiné, alors elle pourra se créer le tableau des calamités qui débordèrent sur l’Asie mineure. Devant la borde Tectosage, la population phrygienne fuyait comme un troupeau de moutons, et courait se réfugier dans les cavernes du mont Taurus ; en Ionie, les femmes se tuaient à la seule nouvelle de l’approche des Gaulois ; trois jeunes filles de Milet prévinrent ainsi par une mort volontaire les traitements horribles qu’elles redoutaient. Un poète, sans doute Milésien comme elles, a consacré quelques vers à la mémoire de ces touchantes victimes ; ces vers sont placés dans leur bouche ; elles-mêmes s’adressent à leur ville natale, et semblent lui reprocher avec tendresse de n’avoir point su les protéger : Ô Milet ! ô chère patrie ! nous sommes mortes pour nous soustraire aux outrages des barbares Gaulois, toutes trois vierges et tes citoyennes. C’est Mars, c’est l’impitoyable dieu des Gaulois, qui nous a précipitées dans cet abîme de malheurs, car nous n’avons point attendu l’hymen impie qu’il nous préparait ; et si nous sommes mortes sans avoir connu d’époux, ici, du moins, chez Pluton, nous avons trouvé un protecteur[6]. Il ne faut entendre ici par le mot de conquête ni l’expropriation des habitants, ni même une occupation du sol tant soit peu régulière. Chaque horde restait retranchée une partie de l’année, soit dans son camp de chariots, soit dans une place d’armes ; le reste du temps elle faisait sa tournée par le pays, suivie de ses troupeaux, et toujours prête à se porter sur le point où quelque résistance se serait montrée. Les villes lui payaient tribut en argent, les campagnes en vivres ; mais à cela se bornait l’action des conquérants ; ils ne s’immisçaient en rien dans le gouvernement intérieur de leurs tributaires. Pergame put conserver ses chefs absolus ; les conseils démocratiques des villes d’Ionie purent se réunir en toute liberté comme auparavant, pourvu que les subsides ne se fissent pas attendre et que la horde fut entretenue grassement. Cette vie abondante et commode, sous le plus beau climat de la terre, dut attirer dans les rangs gaulois une multitude d’hommes perdus de tous les coins de l’Orient et beaucoup de ces aventuriers militaires dont les guerres d’Alexandre et de ses successeurs avaient infesté l’Asie. Cette hypothèse peut seule rendre compte des forces considérables dont les hordes se trouvèrent tout à coup disposer, puisque, si l’on en croit Tite-Live [38, 16], elles rendirent tributaire jusqu’au roi de Syrie lui-même. Il se peut que le roi de Syrie, Antiochus, consentit d’abord à leur payer tribut, du moins ne s’y résigna-t-il pas longtemps [277 av. J.-C.] ; car c’est de lui que partirent les premiers coups. Il vint attaquer à l’improviste, au nord de la chaîne du Taurus, la horde Tectosage qui comptait en ce moment vingt mille cavaliers, une infanterie proportionnée, et deux cent quarante chars armés de faux à deux et à quatre chevaux. Mais sur le point d’en venir aux mains, les troupes syriennes furent tellement effrayées du nombre et de la bonne contenance de l’ennemi, qu’Antiochus parlait déjà de faire retraite, lorsqu’un de ses généraux, Théodotas le Rhodien, se porta garant de la victoire. Il se trouvait dans l’armée syrienne seize éléphants dressés à combattre, et Théodotas espérait s’en servir de manière à troubler les Gaulois, encore peu familiarisés avec l’aspect de ces animaux. Antiochus, persuadé, lui laissa la direction de la bataille[7]. L’infanterie Tectosage se forma en masse compacte de
vingt-quatre hommes de profondeur, dont le premier rang était revêtu de
cuirasses d’airain[8],
et composé ou d’auxiliaires grecs, ou de ces corps gaulois armés et
disciplinés à la grecque par le roi de Bithynie ; les chariots se
rangèrent au centre, et la cavalerie sur les ailes. Les Syriens, de leur
côté, placèrent quatre éléphants à chacune de leurs ailes, et les fruit
autres au centre. L’engagement commença par les ailes ; les huit éléphants,
suivis de la cavalerie syrienne, marchèrent au-devant de la cavalerie Tectosage
; mais celle-ci ne soutint pas le choc, et se débanda. Pour l’appuyer, l’infanterie
gauloise s’ouvrit, et donna passage aux chariots, qui s’avancèrent avec
impétuosité entre les deux lignes de bataille ; mais, à ce moment, les
huit éléphants du centre, animés par l’aiguillon et par le son des instruments
guerriers, s’élancent en poussant des cris sauvages, et en agitant leurs
trompes et leurs défenses[9]. Les chevaux qui
traînaient les chars, effrayés, s’arrêtent court ; les uns se cabrent, et
culbutent pêle-mêle chars et conducteurs ; les autres, tournant bride, se
précipitent au galop dans les rangs même de leur infanterie. L’armée d’Antiochus
n’eut pas de peine à achever la victoire[10]. Rompue de tous
côtés, la horde des Tectosages se retira, laissant la terre jonchée de ses
morts ; mais, sans lui donner un instant de relâche, Antiochus la
poursuivit nuit et jour, à travers la basse Phrygie, jusque au-delà des monts
Adoréens ; là, il lui permit de s’arrêter, et de prendre un établissement
à son choix. Elle adopta les bords du fleuve Halys et l’ancienne ville d’Ancyre
ou Ankyra, dont elle fit son chef-lieu d’habitation ; trop faible dès
lors pour tenter de reconquérir ce que la bataille du Taurus lui avait
enlevé, elle se renferma paisiblement dans les limites de ce canton, ou du
moins dans celles de Heureusement pour les Gaulois, de grandes guerres,
survenues entre les peuples de l’Orient, arrêtèrent ce mouvement de
réaction ; et les hordes trocme et tolistoboïenne continuèrent à
opprimer, sans résistance, toute la contrée maritime. Il arriva même que ces
guerres accrurent considérablement leur importance et leur force. Recherchés
par les parties belligérantes, tantôt comme alliés, tantôt comme mercenaires,
les Gaulois firent venir d’Europe par terre et par mer, avec l’aide des
puissances asiatiques, des bandes nombreuses de leurs compatriotes ; et,
suivant l’expression d’un historien [Justin, 25, 2],
ils se répandirent comme un essaim dans toute l’Asie. Ils devinrent la milice
nécessaire de tous les états de l’Orient, belliqueux ou pacifiques, monarchiques
ou républicains. L’Égypte, L’influence des milices gauloises ne se borna pas aux services du champ de bataille ; elles jouèrent un rôle dans les révoltes politiques ; et, plus d’une fois, on les vit fomenter des soulèvements, rançonner des provinces, assassiner des rois, disposer des plus puissantes monarchies. Ainsi quatre mille Gaulois en garnison dans la province de Memphis, profitant de l’absence du roi Ptolémée Philadelphe, occupé à combattre une insurrection à l’autre bout de son royaume, complotèrent de piller le trésor royal, et de s’emparer de la basse Égypte[12]. Le temps leur manqua pour exécuter ce projet, mais Ptolémée en eut vent : n’osant pas les punir à main armée, il les fit passer, sous un prétexte spécieux, dans une des îles du Nil, où il les laissa mourir de faim. En Bithynie, le roi Zéïlas, fils de Nicomède, soupçonnant, de la part des Gaulois à sa solde, quelque machination pareille, résolut de faire assassiner tous leurs chefs, dans un grand repas où il les invita. Mais ceux-ci, avertis à temps, le prévinrent en l’égorgeant à sa table même [Athenæ, II, 17]. Qu’on ne s’imagine pas cependant que ces coups hardis de quelques milliers d’hommes, au sein de populations innombrables, fussent en réalité aussi prodigieux qu’ils nous le paraissent aujourd’hui. Sous le gouvernement des successeurs d’Alexandre, les peuples asiatiques s’y étaient en quelque sorte habitués. Les gardes macédoniennes entretenues longtemps par les Ptolémées, les Séleucus, les Antigonos, les Eumènes, n’avaient guère été plus fidèles au prince qui les soudoyait, ni moins funestes au pays. Les Gaulois profitèrent des traditions déjà établies, avec d’autant moins de scrupule que, s’ils n’étaient pas les compatriotes des sujets, ils n’étaient pas non plus ceux des rois. De toutes ces révoltes, la plus fameuse fut celle qui
éclata dans le camp du petit fils d’Antiochus Sauveur, Antiochus surnommé l’Épervier
[Antiochus Hierax], à cause de sa rapacité et de son
ambition sans mesure. Antiochus disputait à Séleucus, son frère aîné, le
royaume de Syrie, et il avait enrôlé dans ses troupes une forte bande des
Gaulois Tolistoboïes. Les deux frères en vinrent aux mains, près du Taurus,
dans une bataille terrible où Séleucos fut défait, où l’on crut même qu’il
avait péri. Ce bruit fut démenti plus tard ; mais il inspira aux
Tolistoboïes l’idée de tuer Antiochus et d’envahir Mais, tandis que cette rébellion occupait tous les esprits
dans le camp d’Antiochus, un ennemi commun des Syriens et des Gaulois vint
fondre sur eux à l’improviste : c’était Eumène, chef du petit état de
Pergame. Comme souverain d’un territoire situé dans l’Éolide, Eumène payait
tribut aux Tolistoboïes ; et son plus ardent désir était de secouer
cette sujétion humiliante ; il ne souhaitait pas moins vivement de se
venger des Séleucides, qui faisaient revivre de vieilles prétentions sur l’état
de Pergame. La querelle d’Antiochus et de Séleucus, ainsi que l’éloignement d’une
partie de la horde tolistoboïe, favorisaient ses plans secrets ; il
avait rassemblé une armée en tourte hâte ; et, s’approchant du théâtre
de la guerre, il attendait l’issue de la bataille pour tomber inopinément sur
le vainqueur quel qu’il fût. Il arriva dans le moment où le camp syrien,
encore troublé des scènes de révolte, n’était rien moins que préparé à
soutenir l’attaque : au premier choc, les Gaulois, les Syriens et Antiochus
prirent la fuite chacun de leur côté[13]. Cette victoire
exalta la confiance d’Eumène, qui travailla dès lors à réunir dans une ligue
commune contre les Gaulois, toutes les cités de Le premier acte du nouveau prince fut de refuser aux
Tolistoboïes le tribut qui leur avait été payé jusque-là [Tite-Live,
37, 16] ; quoique les esprits dussent être préparés à cette
mesure décisive, lorsqu’on apprit que la horde gauloise marchait vers
Pergame, les villes liguées furent saisies de frayeur, et les soldats d’Attale
firent mine de l’abandonner. Attale avait auprès de lui un prêtre chaldéen,
son ami et le devin de l’armée ; ils imaginèrent, pour la rassurer, un
stratagème bizarre, mais ingénieux. Le devin ordonna qu’un sacrifice solennel
fût offert au milieu eu camp, à l’effet de consulter les dieux sur le succès
de la bataille ; et Attale, qui, suivant l’usage, ouvrit le corps de la
victime, trouva moyen d’appliquer sur un des lobes du foie une empreinte
préparée, où se lisait le mot grec qui signifie victoire[14]. Le prêtre s’approcha,
comme pour examiner les entrailles, et, poussant un cri de joie, il fit voir
à l’armée pergaméenne la promesse tracée, disait-il, par la main des dieux.
Cette vue excita parmi les troupes un enthousiasme dont Attale se hâta de
profiter ; il marcha au-devant des Gaulois , et les défit[15]. C’est ce qu’attendait
l’Ionie pour se déclarer. Les Tolistoboïes, battus en plusieurs rencontres,
furent chassés au-delà de la chaîne du Taurus, et les Trocmes, après s’être
défendus quelque temps dans Ainsi finit, dans l’Asie mineure, la domination de ce peuple en qualité de conquérant nomade ; une autre période d’existence commence maintenant pour lui. Renonçant à la vie vagabonde, il va se mêler à la population indigène, mélangée elle-même de colons grecs et d’Asiatiques. Cette fusion de trois races inégales en puissance et en civilisation, produira une nation mixte, celle des Gallo-Grecs, dont les institutions civiles, politiques et religieuses porteront la triple empreinte des moeurs gauloises, grecques et phrygiennes. L’influence régulière que les Gaulois sont destinés à exercer dans l’Asie mineure, comme puissance asiatique, ne le cédera point à celle dont ils ont été dépouillés ; et nous les verrons défendre presque les derniers la liberté de l’Orient, quand la république romaine porta sa domination au-delà des mers. Il nous reste quelques mots à ajouter sur Attale. Ses
victoires rapides et inespérées causèrent, en Occident comme en Orient, un
enthousiasme universel : son nom fut révéré à l’égal de celui d’un
dieu ; on fit même courir une prétendue prophétie qui le désignait
depuis longtemps sous le titre d’envoyé de Jupiter [Pausanias, 10].
Lui-même, dans l’ivresse de sa joie, prit le titre de roi, qu’aucun de ses
prédécesseurs n’avait encore osé porter[18]. On dit aussi qu’il
mit au concours, parmi les peintres de |
[1] Ils étaient dix-sept chefs, y compris Léonor et Luther, Memnon, ap. Phot., 20.
[2] Tite-Live, 38, 16. — Strabon, XII, p. 567.
[3] Polybe, IV p. 313. — 440.000 francs.
[4] Trocmi (Tite-Live, passim. – Strabon, XII) ; Trogmi (Memnon, ap. Phot., 20) ; Trogmeni (Stéphane de Byzance). Au rapport de Strabon (XII, p. 568) la horde des Trocmes tenait son nom du chef qui la commandait.
[5] Callimach., Hymn. ad Dian., v. 257.
[6] Antholog., III, 23, epigr. 29.
[7] Lucien, in Zeuxide vel Antiocho, p. 334. Paris. F° 1615.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Ibid.
[11] Antiochus Soter. — Appien, de Bellis Syriacis, p. 130.
[12] Schol. Callim., hymn. in Delum., v. 173. — Pausanias, in Attic., p. 12.
[13] Justin, 27, 3. — Front., Stratag., 1, 2.
[14] Polyæn., Stratag., 4, 19. — Suivant cet historien, l’inscription tracée par Attale était victoire du roi, Βασιλέως νιxη ; mais Attale ne portait pas encore le titre de roi ; il ne le prit qu’après la bataille.
[15] Tite-Live, 38, 16 ; 33, 2. — Strabon, 13, p. 624. — Pausanias, Attic., p. 13.
[16] Taobh, place, quartier, séjour, en langue gallique (Armstrong’s dict.) ; Taw, grand, large, étendu, en langue cambrienne (Owen’s dict.).
[17] Galatia ; Gallia orientalis, Gallia asiatica ; Gallo-Græcia ; Helleno-Galatia.
[18] Tite-Live, 33, 21. — Strabon, 13, p. 624.