LES DOUANES CHEZ LES ROMAINS

 

CHAPITRE XII. — PÉAGES ET DOUANES LOCALES.

 

 

Chez les anciens, les douanes ont toujours eu le caractère de péages. On ne se préoccupait pas, comme de nos jours, de taxer à un droit absolument uniforme les marchandises de même espèce entrant dans un pays ou en sortant. On percevait l'impôt là où la perception en était facile, sans se demander si les marchandises suivant telle ou telle route pouvaient être frappées deux fois de la même taxe, tandis que celles qui en suivaient une autre n'y étaient assujetties qu'une fois. Là où il y avait du commerce on établissait des postes de Portorium. C'est ce que prouve l'existence d'une statio XL Galliarum à Cularo (Grenoble), qui se trouvait situé sur la route de Milan à Vienne, eu arrière du poste de fines cottii[1].

En général les droits se percevaient dans chaque région d'après le même tarif et les mêmes règles. Mais les textes prouvent qu'il n'en était pas toujours ainsi. Dans certains cas, par exemple, les personnes et les objets hors du commerce étaient soumis à l'impôt[2], tandis que les portoria étaient, en principe, des impôts sur le commerce.

D'un autre côté, on ne cherchait pas à entourer chaque province d'un cordon de douane destiné à assurer sur toutes les frontières le paiement des mêmes droits d'importation ou d'exportation.

Ce régime égalitaire existait, sans doute, dans les provinces dont le territoire des frontières ou des côtes était exclusivement composé de cités stipendiaires ; mais lorsque, comme en Sicile, par exemple, une partie des ports de la province appartenait à des cités libres ou fédérées[3], le taux du portorium devait évidemment varier suivant les localités. Car, aussi longtemps qu'elles conservaient leur liberté, les cités libres ou fédérées, avaient le droit de percevoir, sur leur territoire, les impôts qu'elles jugeaient à propos d'instituer. Ce droit des cités libres ou fédérées, en matière fiscale, n'était limité que par les privilèges stipulés en faveur de telle ou telle classe de personnes par les traités qui les liaient à Rome ou les lois qui leur accordaient la liberté.

Ainsi le sénatus-consulte par lequel le consul Æmilius fit décider que les habitants d'Ambracie, dont la plainte servait ses rancunes et ses projets, recouvreraient leur liberté et l'usage de leurs lois et pourraient percevoir sur leur territoire et leurs côtes, tous les droits de douane qu'il leur conviendrait d'établir, contenait cette importante restriction : dum eorum immunes Romani ac socii latini nominis essent[4].

La cité de Termessus major, en Pisidie, qui, loin d'avoir été traitée en ennemie comme Ambracie, avait secondé les Romains dans la guerre contre Mithridate fut plus favorisée.

Aucune catégorie de voyageurs ou de commerçants n'échappait au paiement des Portoria qu'elle était autorisée à percevoir. Le seul privilège qui fut réservé par la loi municipale de cette ville concernait les tributs en nature perçus par les publicains romains dans d'autres contrées et qui devaient, pour arriver à leur destination, emprunter le territoire de Termessus major[5].

Bien d'autres cités tiraient leurs principales ressources de droits de douane ou de péage que leurs magistrats affermaient à des publicains comme les censeurs à Rome affermaient les revenus de la République.

Les tables de Malaga ne laissent aucun doute à cet égard[6] ; mais l'inscription de Palmyre récemment découverte par le prince Abamelek Lazarew, restituée et traduite par M. de Vogüé, nous fait connaître, dans ses détails, le tarif d'une de ces douanes municipales.

L'inscription est gravée sur une pierre d'environ 2 mètres de hauteur sur 5 mètres de longueur ; elle est divisée en quatre panneaux entourés chacun d'un encadrement. Le premier et le dernier ont 1m,32 de hauteur sur 1m,02 de largeur, le deuxième et le troisième ont 1m,74 de haut sur 1m,34 de large. Le premier renferme un texte bilingue, le deuxième un texte araméen en trois colonnes et le quatrième un texte grec également en trois colonnes[7].

Nous reproduisons ci-dessous, d'après la traduction de M. de Vogüé les parties de cette loi qui sont relatives aux portoria :

Première colonne[8].

§ 1er. — De ceux qui introduisent les esclaves mâles amenés à Tadmor ou sur son territoire le fermier percevra pour chaque individu vingt-deux deniers.

§ 2. — De l'esclave qui sera exporté, vingt-deux deniers.

§ 5. — Le fermier lui-même percevra un droit sur toute charge de chameau qui sera apportée : à l'entrée à Tadmor il percevra, pour chaque chameau, trois deniers et à la sortie pour chaque charge de chameau trois deniers.

§ 6. — Pour chaque charge d'âne il percevra à l'entrée et à la sortie, un denier.

§ 7. — Laine teinte en pourpre. Pour chaque toison, à l'entrée trois deniers et à la sortie trois deniers.

§ 8. — Par charge de chameau d'huile aromatique importée dans des alabastrons, vingt-cinq deniers.

§ 9. — Et pour ce qui sera exporté de cette huile... sur chameau, par charge, treize deniers.

§ 10. — Par charge de chameau d'huile aromatique dans des outres de peau de chèvre, à l'entrée treize deniers et à la sortie treize deniers.

§ 11. — Par charge d'âne d'huile aromatique dans des alabastrons, à l'entrée sept deniers et à la sortie sept deniers.

§ 12. — Par charge d'âne d'huile aromatique qui est importée dans des outres de peau de chèvre, à l'entrée quatre deniers et à la sortie quatre deniers.

§ 13. — Par charge d'huile d'olive, dans quatre outres de peau de chèvre, portées sur chameau, à l'entrée dix deniers et à la sortie dix deniers.

§ 14. — Par charge d'huile d'olive dans deux outres de peau de chèvre, portées sur chameau à l'entrée (?) deniers et à la sortie (?) deniers.

§ 15. — Par charge d'huile d'olive portée par âne, à l'entrée sept deniers et à la sortie sept deniers.

§ 16. — Par charge de graisse dans quatre outres de peau de chèvre portées par chameau, à l'entrée treize deniers et à la sortie treize deniers.

§ 17. — Par charge de graisse dans deux outres de peau de chèvre portées par chameau, à l'entrée sept deniers et à la sortie sept deniers.

§ 18. — Par charge de graisse portée par âne, à l'entrée trois deniers et à la sortie trois deniers.

§ 19. — Par charge de salaison, charge de chameau à l'entrée dix deniers et celui qui en exportera donnera, par charge de chameau, (?) deniers.

§ 20. — Pour les salaisons portées par âne, le fermier percevra à l'entrée et à la sortie trois deniers.

Deuxième colonne.

§ 30. — Des négociants en cuir, pour l'entrée et pour la vente, deux as.

§ 33. — Le fermier percevra pour tout chargement de vin, de blé, de paille et objets de même nature, par chaque charge de chameau, pour un voyage, un denier.

§ 34. Par chameau, lorsqu'il sera ramené vide, il percevra un denier.

Troisième colonne.

§ 52. — Les denrées alimentaires sont taxées suivant la loi à un denier par charge. J'ordonne que ce droit sera perçu lorsqu'elles seront importées de la frontière ou exportées.

§ 53. — Celui qui transportera dans la banlieue et rapportera de la banlieue ne paiera aucun droit, ainsi qu'il a été convenu.

§ 54. — Quant aux pommes de pin et autres objets de même nature, il a été décidé que pour tout ce qu'un négociant étranger apportera pour le commerce le droit sera perçu comme sur une matière sèche, ainsi que cela se pratique dans les autres villes.

§ 55. — Les chameaux, soit chargés, soit à vide, qui seront amenés de l'autre côté de la frontière[9], paieront un denier par tète, selon la loi et selon que Corbulon, le puissant, l'a réglé dans la lettre qu'il a écrite à Barbarus.

 

Une note placée au bas du premier panneau (texte grec et araméen) pose en outre, la règle suivante : Toute charge de charrette, de toute espèce quelconque, est taxée comme quatre charges de chameau.

La comparaison de ce tarif avec les dispositions de la lex censoria qui nous sont parvenues nous suggère les remarques suivantes :

1° A Palmyre, comme sur le territoire provincial proprement dit, les portoria étaient affermés à des publicains.

2° Les impôts de douane perçus au profit du Trésor romain consistaient presque toujours en taxes ad valorem et la distinction entre les marchandises passibles de droits et celles qui en étaient exemptes, ne reposait le plus souvent que sur la coutume[10]. Le tarif que le Sénat de Palmyre avait promulgué, pour mettre fin aux discussions qui s'élevaient entre les marchands et les douaniers, n'édictait au contraire que des droits spécifiques et interdisait absolument la perception de toute taxe non inscrite sur ce tarif auquel la plus grande publicité avait d'ailleurs été donnée.

3° Les moyens de transports, instrumenta itineris, n'étaient pas, comme dans les leges censoriæ que nous connaissons, dispensés de toute redevance. Les chameaux non chargés, par exemple, étaient assujettis, mais à l'entrée seulement, à un droit d'un denier par tête, et cette taxe était indépendante de celle qui pouvait être due pour le chargement.

4° L'immunité de l'impôt était accordée, comme dans les édits des censeurs, aux objets que des particuliers importaient pour leur usage personnel. Les pommes de pin, notamment, ne payaient un droit d'entrée que lorsqu'elles étaient importées par des négociants étrangers.

5° Les impôts de douane votés par le Sénat de Palmyre ne consistaient pas, comme ceux que l'on rencontrait dans les provinces romaines, à Zraïa, par exemple, en simples taxes de transit. Ils se percevaient à l'entrée et à la sortie du territoire de la cité, laissant ainsi absolument libres les relations de la ville avec la campagne qui en dépendait.

6° Chaque catégorie de marchandises était tarifée spécialement à l'importation et à l'exportation et, — c'est un fait qu'il convient de noter puisque nous n'en connaissons pas d'autres exemples, — le droit n'était pas toujours le même dans les deux cas. Une charge de chameau d'huile aromatique contenue dans des alabastrons payait, en effet, vingt-cinq deniers à l'importation et treize seulement à l'exportation. Les droits variaient aussi suivant les emballages dans lesquels étaient contenues les marchandises. Ainsi, à l'importation, l'huile aromatique était taxée à vingt-cinq deniers lorsqu'elle était renfermée dans des alabastrons et à treize seulement lorsqu'elle voyageait dans des outres de peau de chèvre. La différence entre treize et vingt-cinq deniers semble, dès lors, être de droit afférent aux vases d'albâtre dans lesquels étaient contenues les huiles aromatiques ; et comme à la sortie, ces mêmes huiles étaient invariablement taxées à raison de treize deniers par charge de chameau, qu'elles fussent contenues dans des outres en peau de chèvre ou dans des vases, on pourrait en conclure que ces derniers objets étaient tarifés à l'entrée et exempts de droits à la sortie.

Cette solution indiquerait que la ville de Palmyre où l'on fabriquait très vraisemblablement des objets en albâtre[11] avait voulu protéger son industrie contre la concurrence de l'Inde, de la Carmanie et de l'Arabie. Nous n'hésiterions pas à la proposer si les textes sur lesquels elle s'appuie n'étaient en contradiction avec un autre texte du même tarif. Le § 11 dit en effet que l'on percevait par charge d'âne d'huile aromatique, dans des alabastrons, à l'entrée sept deniers et à la sortie sept deniers. Qu'il nous suffise de constater cette difficulté en attendant qu'une nouvelle lecture du marbre trouvé à Palmyre permette de la faire disparaître.

A l'époque de la République et du Haut-Empire, le produit des douanes locales était exclusivement affecté au budget des cités qui avaient été autorisées à les établir sur leur territoire. Mais sous l'influence des difficultés financières et de la centralisation excessive du Bas-Empire, les cités provinciales perdirent ce dernier élément de leur indépendance et durent subir le prélèvement des de leurs revenus au profit du Trésor impérial[12].

Après les travaux de MM. Humbert[13], Naquet[14], Cagnat[15] et Vigié[16], la question de savoir s'il existait un octroi à Rome peut être considérée comme définitivement tranchée dans le sens de l'affirmative.

Ainsi que le constatent ces auteurs, Pline désigne, sous le nom de portorium, un impôt qui était perçu à Rome sur les légumes[17] et cet impôt n'était autre, très vraisemblablement, que l'ansarium dont fait mention une inscription trouvée près d'une porte de la ville[18].

 

 

 



[1] Cagnat, Impôts indirects chez les Romains, pages 63 et suivants.

[2] Lois 21 princ., Digeste, XXIV, I, et 37, Digeste, XI, 7.

[3] Cicéron, 2e act., In Verrem, III, 6.

[4] Tite-Live, XXXVIII, 44.

[5] Lex Antonia de Termessibus, § 7.

[6] Lex Malacitana, cap. LXIII et LXIV.

[7] Journal asiatique, février-mars 1883 : Inscriptions Palmyréniennes inédites, par M. le marquis de Vogué.

[8] Traduction du texte araméen.

[9] Le texte mentionne plusieurs fois, dit M. de Vogüé, les frontières qu'il suffisait de franchir pour tomber soue l'application du tarif. Il s'agit évidemment des frontières du territoire de la ville et non de celles de l'empire romain. Trois fois le mot est suivi du suffixe possessif qui les caractérise : Palmyre et ses frontières, deux fois le mot est au singulier et sans suffixe, mais le sens n'en est pas moins clair.

[10] Loi 4, § 2, Digeste, XXXIX, 4.

[11] Ed. Guillaume et E. Saglio, Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, de Daremberg et Saglio, v° Alabaster.

[12] Loi 13 princ., Code Justinien, IV, 61.

[13] Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, v° Ansarium.

[14] Naquet, op. cit., page 74.

[15] Cagnat, Impôts indirects chez les Romains, page 147 et suivantes.

[16] Vigié, Douanes dans l'empire romain, extrait... etc., tome VI pages 564 et suivantes.

[17] Pline, Hist. nat., XIX, 19.

[18] Orelli-Henzen : Inscriptionum latinarum amplissima collectio, n° 3348 : Quidquid usuariuni invehitur ansarium non debet.