LES DOUANES CHEZ LES ROMAINS

 

CHAPITRE IV. — DES MARCHANDISES SOUMISES À L'IMPÔT.

 

 

Si l'on excepte les contrées dans lesquelles les portoria étaient perçus d'après un tarif édictant des droits spécifiques, on peut poser en principe que tous les objets ou animaux autres que ceux qui pouvaient être considérés comme moyens de transport étaient soumis à l'impôt.

Il existe cependant au Digeste un texte célèbre par les difficultés de lecture et d'interprétation auxquelles il a donné lieu et qui commence par ces mots : Species pertinentes ad vectigal[1]. Il semblerait, dès lors, que les marchandises dont l'énumération va suivre fussent seules passibles de droits de douane ; mais personne n'admet aujourd'hui cette solution, tant il existe de textes qui en démontrent la fausseté.

A quel titre la liste extraite du traité de delatoribus de Marcien a-t-elle donc été insérée au Digeste ? On en est sur ce point réduit aux conjectures.

Suivant M. Cagnat, ce document aurait concerné uniquement le portorium d'Italie. On sait, dit-il, que dans cette circonscription les objets de luxe étaient seuls frappés d'un droit de douane ; il devenait dès lors nécessaire de spécifier ce que l'on entendait par objet de luxe et de rédiger une liste des marchandises qui devaient être comprises dans cette catégorie[2].

Bien que le caractère de la réforme de César donne à cette conjecture une apparence de vérité, on ne peut la considérer comme une solution satisfaisante. La liste de Marcien ne comprend pas, en effet, les eunuques et les ours qui étaient incontestablement soumis, les uns et les autres, à un droit d'importation en Italie.

Une autre explication a été présentée par M. Vigié : Notre texte, dit-il, est extrait d'un livre du jurisconsulte Marcien sur les délateurs ; aussi pensons-nous que ce fragment devait appartenir à quelque rescrit impérial réglant les droits des délateurs sur les choses tombées en commissum, lorsque la contravention avait été constatée sur leur rapport[3].

Deux motifs d'ordres différents nous font considérer cette explication comme exacte : d'une part, les difficultés que l'on éprouve en France à réprimer la contrebande avec un personnel de vingt-trois mille hommes et qui obligent l'État à offrir une récompense importante (le tiers du produit de la saisie) à ceux qui dénoncent des fraudeurs, devaient être bien plus grandes à Rome où l'on ne disposait pas, relativement à l'étendue des frontières à garder, d'un personnel aussi considérable que celui de l'administration des douanes françaises. Il est donc bien naturel de supposer que dans cette société romaine où les délateurs n'étaient pas rares on ait eu recours à eux pour combattre les fraudes dont lès marchandises de luxe devaient être l'objet.

D'autre part, nous ne croyons pas qu'il faille traduire species pertinentes ad vectigal par marchandises sujettes d l'impôt. Ce serait donner au verbe pertinere une acception toute nouvelle. Si Marcien avait voulu exprimer cette idée il se serait plutôt servi d'une des expressions que l'on rencontre dans le Digeste, species quæ vectigalia debent ou species munificæ, par exemple.

Ce texte et l'explication qu'en donne M. Vigié comportent, d'ailleurs, la traduction littérale du mot pertinentes. L'absence de verbe dans le membre de phrase qui nous occupe indique qu'il se rattachait à une partie du traité de Marcien que les collaborateurs de Tribonien n'ont pas cru nécessaire d'insérer au Digeste, et qui devait avoir pour objet de déterminer le chiffre des récompenses allouées aux personnes qui dénonçaient les importations ou exportations illicites de marchandises. Or, nous verrons plus loin que toutes ces importations ou exportations frauduleuses n'avaient pas le même caractère de gravité. Lorsqu'elles avaient pour objet des marchandises prohibées, elles étaient considérées comme crimes contre la sûreté de l'État et punies des peines les plus sévères ; lorsqu'au contraire, les intérêts des publicains étaient seuls engagés et que la fraude avait simplement pour but d'éluder le paiement de l'impôt, le contrevenant n'encourait d'autre peine que la perte de sa marchandise. Les récompenses accordées aux délateurs ne devaient pas être les mêmes dans les deux cas. Il est dès lors probable que Marcien, après avoir fait cette distinction, avait énuméré les marchandises dont l'exportation clandestine était considérée comme un crime et dont la saisie opérée sur une dénonciation donnait droit à certaines récompenses, et qu'il avait terminé son chapitre en rappelant que, même dans un intérêt purement fiscal, on accordait une prime à ceux qui dénonçaient les fraudes commises sur d'autres catégories de marchandises. On s'explique ainsi que l'on ait inséré au Digeste un fragment de ce jurisconsulte, commençant par quelques mots dénués de sens s'ils étaient pris isolément, mais dont on peut, après examen, donner la traduction suivante : En ce qui concerne les impôts, voici les marchandises pour lesquelles une prime est accordée à ceux qui dénoncent les fraudes dont elles sont l'objet.

Ces marchandises ont été groupées de différentes façons par les auteurs qui ont commenté la loi de Marcien. Nous allons suivre pour cette énumération la division en six catégories adoptée par MM. Dirksen et Vigié[4].

Première catégorie.

ÉPICES.

Cinnamomum (Cinnamome, plante originaire des Indes qui présente beaucoup d'analogie avec la cannelle).

Piper longum et Piper album.

Folium pentaspherum et Folium barbaricum (plantes odoriférantes).

Costum (racine servant à la préparation des parfums). Costamomum (onguent préparé avec le costum et l'amomum).

Nardi Stachys (nard).

Cassia turiana, Xylo cassia, Smurna (plantes odoriférantes, variétés de Cassia).

Amomum (Amome, fruit de plantes aromatiques).

Zinziber (probablement le gingembre).

Malabathrum (plante odoriférante servant à la préparation des parfums, feuille de bétel, suivant M. Cagnat).

10° Aroma indicum (probablement la myrrhe).

11° Chalbane ou Galbanum (plante odoriférante).

12° Laser (extrait de Laserpitium).

13° Alche lucia ou agallocum (probablement l'aloès aromatique).

14° Samgalla ou Sarcocolla (gomme orientale).

15° Guimmi arabicum (gomme originaire d'Arabie).

16° Cardamomum (cardamome).

17° Xylocinnamomum, c'est, dit M. Vigié, l'écorce de cinnamome, d'après Pline, et, d'après Dioscorides, une plante d'une espèce particulière qu'il ne faudrait pas confondre avec le cinnamome.

Deuxième catégorie.

TOILES, PEAUX, IVOIRE, FER INDIEN ET CARPASUM.

Opus byssicum (mousseline de l'Inde).

Pelles babylonicæ, Pelles parthicæ.

Ebur.

Ferrum indicum.

Carpasum. Pour ce mot on en est réduit aux conjectures. Certains auteurs pensent qu'il désigne le cubèbe, d'autres qui adoptent la leçon. Carbasum lui donnent une signification toute différente, celle de coton brut.

Troisième catégorie.

PIERRES PRÉCIEUSES.

Lapis universus (marbre et autres matériaux précieux employés dans la construction).

2. Margarita.

Sardonyx (Sardoine ou sardonyx).

Ceraunium.

Hyacinthus (améthyste).

Smaragdus (émeraude).

Adamas (diamant).

Saffirinus (saphir).

Callainus (pierre d'un vert pâle, probablement la turquoise).

10° Beryllus (Béryl).

11° Chelyniæ, ou oculus indicæ testudinis (pierre précieuse qui ressemblait à un œil de tortue).

Quatrième catégorie.

PRÉPARATIONS OPIACÉES, NATTES, SOIE ET ÉTOFFES PRÉCIEUSES.

Opia indica (préparations opiacées de l'Inde).

Vela serta (nattes indiennes).

Metaxa (soie brute).

Vestis serica vel subserica (étoffes de soie ou mélangées de soie).

Vela tincta (tissus teints).

Carbasea (cette expression désigne probablement les tissus de coton).

Nema sericum (fils de soie préparés pour le tissage).

Cinquième catégorie.

EUNUQUES ET BÊTES FÉROCES.

Spadones indici (eunuques).

Leones, Leænæ.

Leopardi.

Pardi, Pantheræ (panthères mâles et femelles).

Sixième catégorie.

POURPRE, LAINE, CHEVEUX.

Purpura.

Marocorum lana (d'autres lisent pecorum lana. Cette correction ne semble pas nécessaire. Marocorum doit indiquer le pays de provenance de la laine).

Fucus (teinture rouge qui imitait la pourpre).

Capilli indici (cheveux, poils de castor, suivant M. Cagnat).

 

 

 



[1] Loi 16, § 7. Digeste, XXXIX, 4.

[2] Cagnat, Impôts indirects chez les Romains, page 111.

[3] Vigié, Des Douanes dans l'empire romain, extrait du Bulletin de la Société languedocienne de géographie, tome VI, page 533.

[4] Vigié, Des Douanes dans l'empire romain. Extrait du Bulletin de la Société languedocienne de géographie, année 1883, pages 534 et suivantes. Toutes les indications que nous donnons sont tirées de cet ouvrage.