Il n'y eut pas, jusqu'au Bas-Empire, un droit uniforme sur les importations et les exportations. La quotité de l'impôt variait suivant les provinces, ou plutôt suivant les régions. Ces régions comprenaient quelquefois plusieurs provinces. Les circonscriptions douanières aujourd'hui connues, grâce aux travaux de MM. Cagnat et Vigié, sont au nombre de onze[1] : 1° La Bretagne, 2° l'Illyricum, 3° les Gaules, 4° l'Espagne, 5° les provinces d'Afrique, 6° l'Égypte, 7° la Macédoine, 8° l'Asie, 9° la Bithynie, le Pont et la Paphlagonie, 10° la Sicile, 11° l'Italie. 1° LA BRETAGNE.L'existence du portorium en Bretagne est attestée par un passage de Tacite[2] et les inscriptions recueillies sur deux briques trouvées à Londres[3], mais on n'en conne pas le taux. 2° L'ILLYRICUM.L'Illyricum, qui comprenait toutes les provinces situées entre les Gaules et le Pont-Euxin, était une des plus vastes circonscriptions financières de l'Empire. De nombreuses inscriptions fournissent la preuve que des bureaux de portorium existaient non seulement sur les frontières, mais dans plusieurs localités de l'intérieur de l'Illyricum[4]. Il est regrettable qu'aucun de ces documents n'indique le tarif d'après lequel l'impôt était perçu. M. Marquardt pense qu'il était de 1/40e, comme en Gaule. Nous ne pouvons partager cette opinion ; car, lorsque le droit est d'une quotité de la valeur de la marchandise, cette quotité donne son nom à l'impôt lui-même. On néglige l'expression de portorium pour ne conserver que celle de quadragesimæ ou de quinquagesimæ, que l'on écrit en chiffres sur les tombeaux et les médailles. Toutes les inscriptions de la Gaule, de l'Asie et de l'Espagne en fournissent la preuve. Il serait étonnant que la même règle n'eût pas été suivie dans l'Illyricum. Nous croyons donc plutôt que les marchandises étaient soumises à des droits spécifiques, comme dans la province d'Afrique et comme dans nos tarifs modernes. 3° LES GAULES.Cette Circonscription douanière comprenait, outre la Narbonnaise et les trois provinces de la Gaule chevelue, les provinces procuratoriennes des Alpes Cottiennes et Maritimes. Celle des Alpes Pennines lui fut rattachée sous Dioclétien. Quant aux régions occupées par les armées de Germanie, elles se trouvaient placées en dehors de la ligne des bureaux de douane[5]. Les portoria existaient en Gaule avant la domination romaine. César le constate incidemment, en rappelant les difficultés que lui suscita Dumnorix, dont la fortune et l'influence étaient immenses, et qui avait eu pendant de longues années la ferme des impôts chez les Eduens[6]. Le même auteur nous apprend que dans une partie des Alpes ces droits étaient assez élevés pour rendre très difficiles les relations commerciales entre la Gaule et le nord de l'Italie[7]. Dès la conquête, le taux de l'impôt fut fixé uniformément au 40e de la valeur des marchandises sujettes aux droits. Ce chiffre nous est révélé par un grand nombre de monuments épigraphiques. 4° L'ESPAGNE.Bien qu'au point de vue administratif, l'Espagne fût divisée en trois provinces : la Lusitanie, la Bætique et la Tarraconaise, elle ne formait vraisemblablement qu'une seule circonscription douanière où le taux de l'impôt n'était que de f /50 de la valeur des marchandises[8]. 5° L'AFRIQUE.Des monuments épigraphiques de l'époque du Haut-Empire attestent l'existence, en Afrique, de quatre impôts, IIII publica Africæ, dont le recouvrement était confié à la même Société de publicains[9], mais aucun texte n'indique quels étaient ces quatre impôts. On en est donc sur ce point réduit aux conjectures. La plus vraisemblable, à notre avis, est qu'il s'agissait : 1° Du revenu des pâturages publics, car nous savons, ne serait-ce que par le tarif de Zraïa dont nous nous occuperons dans ce paragraphe, que l'Afrique était fertile en pâturages ; 2° De l'impôt sur le sel, qui existait en province comme à Rome[10] ; 3° De la vicesima hereditatis, à laquelle étaient vraisemblablement assujettis les citoyens romains habitant la province[11] ; 4° Des portoria dont l'existence est attestée par le tarif de Zraïa. Quant à la vicesima libertatis, elle était perçue dans cette province par des fonctionnaires spéciaux, Duumviri vicesimarii[12]. TARIF DE ZRAÏA Ce monument est un tarif de douane daté du troisième consulat de Septime Sévère, c'est-à-dire de l'an 202 de l'ère chrétienne. Il a été découvert dans les ruines de Zraïa (l'ancienne Zaraï), situées dans la subdivision de Batna, chez les Ouled-Sellam. Le premier texte en a été donné par M. Renier dans un rapport adressé au ministre de l'Algérie et des colonies[13] ; mais ce texte, établi au vu d'un calque sur papier huilé fait par un maçon italien, contient bien des lacunes. En 1874, M. Héron de Villefosse a rapporté ce monument au musée du Louvre et a publié, avec traduction et commentaire, une nouvelle lecture de l'inscription qui en recouvre la face antérieure[14]. C'est ce texte et cette traduction que nous donnons ci-après avec quelques légères modifications.
TRADUCTION : Les empereurs César Lucius Septimius Severus et Marcus Aurelius Antoninus Augustes, Pieux étant consuls, le premier pour la troisième fois. Règlement du portorium établi après le départ de la cohorte[15]. Règlement
pour les droits à payer par tête.
Les bestiaux destinés au marché et les bêtes de somme sont exempts de droits. Règlement pour les étoffes étrangères.
Règlement pour les cuirs.
Règlement principal de la douane. Les troupeaux qui se rendent dans les pâturages et les
bêtes de somme sont exempts de droits. Pour les autres choses, voir le
règlement qui est en tête.
Dix boisseaux de pois verts en cosse[18], dix boisseaux de noix, cent livres de résine pour l'éclairage, peuvent passer en franchise. Zaraï était située sur une route conduisant de Tacape et des contrées méridionales de l'Afrique vers la côte de Mauritanie. Ainsi que l'indique le titre même de l'inscription, un bureau de douane n'y fut établi qu'en l'an 202, date du troisième consulat de Septime Sévère, après le départ de la cohorte qui tenait garnison dans cette ville. Ce qui prouve que l'on avait eu soin, en Afrique comme en Germanie, de placer les troupes en dehors de la ligne des douanes. Où se percevaient les droits avant la création de ce bureau ? C'est une question à laquelle il nous semble bien difficile de répondre. L. Renier pense que c'était à ad Portum, localité où dut exister, ainsi que son nom l'indique, un bureau de portorium et qui se trouve, d'après la carte de Peutinger, à trente-cinq milles de Sitifis, sur la route qui conduit de cette dernière ville à Sigus. Cette hypothèse nous semble peu vraisemblable. Zaraï et ad Portum étant situées sur des routes différentes, mais conduisant toutes deux à Sitifis, il est probable qu'elles ont fait partie d'une même ligne de postes de douane et que des droits y ont été payés à la même époque. Tandis que l'on percevait dans presque toutes les provinces des taxes ad valorem, le tarif de la frontière de Mauritanie édictait des droits spécifiques, c'est-à-dire basés sur le nombre, le poids ou la mesure des marchandises sujettes à l'impôt. Ces droits étaient d'ailleurs très faibles : un esclave qui valait en moyenne 500 deniers, un cheval qui en valait 400, n'étaient taxés qu'à un denier et demi par tête. Peut-être avait-on craint que de trop lourdes charges imposées au commerce n'interrompissent toute relation entre les régions indépendantes du sud et les contrées soumises à la domination romaine. Peut-être aussi avait-on reconnu qu'un tarif plus élevé aurait déterminé les conducteurs de caravanes à éviter le bureau de Zaraï et à éluder ainsi le paiement de la redevance. Ce tarif exempte de droits les bêtes de somme (jumenta). Cette disposition est la confirmation d'une règle générale. Ces animaux rentrent en effet dans la catégorie des instrumenta itineris ou moyens de transport qui — nous le verrons plus loin — n'étaient pas soumis au paiement du portorium. Il accordait une immunité semblable aux bestiaux que l'on conduisait dans les pâturages. Il reste à poser, sinon à résoudre la question la plus importante de cette matière : le tarif de Zaraï était-il le tarif ordinaire de l'Afrique ou formait-il une exception ? MM. Renier et Héron de Villefosse ont adopté la première solution. M. Cagnat pense, au contraire, que ce tarif était spécial au poste de Zraïa et peut-être à quelques autres situés, comme lui, sur le chemin des caravanes venant du désert [19]. Cette conjecture nous parait d'autant plus vraisemblable que les considérations qui ont pu motiver l'établissement de droits aussi faibles sur les routes de l'intérieur n'existaient pas à l'égard de ceux à percevoir dans les ports de la Méditerranée. 6° L'ÉGYPTE.Si loin que l'on remonte dans l'histoire de l'Égypte, on constate l'existence de droits de douane. Nous en avons la preuve même pour l'époque des Pharaons. Un scribe — c'est par ce mot que les Égyptologues traduisent une expression servant à désigner tous les gens qui se livrent à une profession libérale et même la plupart des fonctionnaires — voulant engager un jeune homme à ne pas abandonner ses études, lui dépeint sous un aspect des plus sombres les différents métiers, entre autres celui de cultivateur, et il ajoute : Le scribe de la douane est sur le quai à recueillir la dîme des moissons, les gardiens des ports avec leurs bâtons, les nègres avec leurs lattes de palmier crient çà des grains. S'il n'y en a pas, ils le jettent à terre tout de son long, lié, traîné au canal, il y est plongé la tête la première[20]. Nous savons, également, grâce au témoignage de différents auteurs, que la douane existait en Égypte sous la dynastie des Ptolémées, qui précéda, dans ce pays, la domination romaine. D'une part, Strabon rapporte que les Carthaginois avaient transformé Charax, port situé sur les confins de la Cyrénaïque, en un véritable entrepôt de contrebande. Ils y apportaient du vin destiné à entrer en fraude dans les provinces égyptiennes et prenaient en échange du silphium et d'autres sucs végétaux exportés clandestinement de la Cyrénaïque[21]. D'autre part, Aristote cite comme une innovation heureuse, aussi bien pour le commerce que pour le Trésor royal, le remplacement par un droit élevé de la prohibition d'exportation qui frappait les blés en cas de disette[22]. Le produit des douanes était affermé comme celui des autres impôts ; mais la durée des baux n'était que d'un an[23], condition essentielle, d'ailleurs, à la mobilité des tarifs que révèle le texte précité d'Aristote. L'organisation financière de l'Égypte ne fut pas sensiblement modifiée après la réduction de ce pays en province romaine. Les droits d'importation et d'exportation[24] continuèrent à y être perçus dans les ports de la Méditerranée[25] et de la mer Rouge[26] et dans les villes bâties sur le Nil, ouvertes comme des Portes au commerce de l'Éthiopie[27]. Il semble même que des lignes de douane ont existé entre les différentes provinces formant le gouvernement d'Égypte[28]. L'impôt y était affermé comme dans les autres provinces de l'empire, mais, en raison même de la configuration du pays, la surveillance ne s'y exerçait pas de la même façon qu'ailleurs. Au lieu de placer près des bureaux de perception un poste militaire ou un détachement de stationarii, on avait organisé une flottille de bâtiments chargée de la police du fleuve et placée sous les ordres d'un fonctionnaire portant le titre de præfectus Potamophylaciæ et qui pouvait cumuler ce commandement avec celui de la flotte d'Alexandrie[29]. Un impôt spécial, naturellement assez faible, était affecté à l'entretien de ces bâtiments. Il était recouvré par les fermiers dans l'intérêt desquels cette surveillance était organisée[30]. Ainsi que l'indiquent les quittances d'impôt restituées et publiées par M. Frœhner, les droits d'exportation sur le blé et les lentilles étaient calculés, non d'après la valeur, mais d'après la mesure des marchandises[31]. Ce fait permet de conclure que d'une façon générale, les tarifs de douane de l'Égypte n'édictaient, sous le haut empire du moins, que des droits spécifiques. Un auteur[32] a cependant cru pouvoir soutenir en s'appuyant sur un passage du Périple de la mer Erythrée que les Romains percevaient à Leucé-Comé, un droit du quart de la valeur des marchandises passant par ce port[33]. Il n'est pas douteux que ce droit fût perçu à Leucé-Comé. Mais on ne peut admettre que ce fût pour le compte du Trésor romain. On ne retrouve nulle part, dans la législation romaine, trace d'un droit aussi exorbitant ; et, tout le commerce de l'Extrême-Orient étant alors aux mains de négociants romains[34], le pouvoir central ne lui eût certainement pas imposé une aussi lourde charge. Leucé-Comé est, d'ailleurs, situé sur la côte d'Arabie à une grande distance des villes d'Egypte où se trouvaient des garnisons romaines. Il n'est donc pas étonnant d'y rencontrer un exemple de ces exactions auxquelles étaient soumis dans chaque port où ils faisaient escale, les bâtiments qui entretenaient les relations commerciales de l'Égypte et de l'Inde[35]. 7° LA MACÉDOINE.En Grèce, comme dans la plupart des provinces qui avaient connu un état de civilisation avancé, les impôts de douane existaient avant l'époque de la domination romaine[36]. Les conquérants conservèrent, suivant l'usage, les anciens impôts et les firent percevoir à leur profit dans toutes les villes auxquelles ils n'accordèrent pas le titre de civitas litera ou fœderata. Différents textes établissent, en effet, que les portoria étaient perçus dans les provinces grecques et dans les fies qui leur étaient rattachées au point de vue administratif, sans indiquer toutefois, le taux de cet impôt, ni la façon dont le pays était divisé pour sa perception[37]. La seule circonscription douanière que l'on puisse déterminer est la Macédoine. La prohibition d'y importer du sel[38], l'interdiction d'y faire le commerce de cette denrée avec d'autres peuples qui les Dardaniens[39] et la suppression de toute relation commerciale entre les habitants des quatre régions qui composaient cette province[40], supposent nécessairement qu'elle était entourée et même partagée par des lignes de douane. 8° L'ASIE.Nous savons par de nombreux passages des discours et de la correspondance de Cicéron qu'il existait dans la province d'Asie une société de publicains chargée du recouvrement des impôts[41] et que, grâce à l'importance du commerce dans cette contrée, le revenu des ports d'Asie constituait une des principales ressources du Trésor romain[42]. Le taux du portorium y était du quarantième de la valeur des marchandises[43]. 9° LA BITHYNIE, LE PONT ET LA PAPHLAGONIE.A l'époque de Cicéron, on désignait sous le nom de province de Bithynie, toutes les possessions romaines sur la mer Noire. Les impôts y étaient affermés à une société de publicains que Cicéron désigne sous le nom de Socii Bithyniæ[44]. Au IIIe siècle, le même territoire était divisé en trois régions, la Bythinie, le Pont et la Paphlagonie ; mais il n'avait pas cessé de former une seule circonscription financière où le taux du portorium était, comme en Asie, du quarantième de la valeur des marchandises. Timésithée, beau-père de Gordien III, fut chargé d'y surveiller la perception de cet impôt en même temps qu'il y exerçait les fonctions de Procurator tam patrimonii quam rationis privatæ[45]. 10° LA SICILE.La Sicile formait naturellement, à elle seule, une circonscription douanière[46]. Le taux du portorium y était, à l'époque de Cicéron, du vingtième de la valeur des marchandises[47]. Rien n'indique, d'ailleurs, que ce taux ait été modifié pendant les premiers siècles de l'empire. 11° L'ITALIE.Dans le chapitre relatif à l'historique du portorium nous avons indiqué les différentes phases de l'existence de cet impôt en Italie, et nous avons vu qu'après la période de troubles, dans laquelle a succombé la République, les douanes se sont trouvées liées au système d'impôts somptuaires organisé par César. Aussi, pensons-nous qu'elles consistaient en un simple droit d'importation. Quant à la quotité du droit, M Cagnat nous parait avoir démontré qu'elle était du quarantième de la valeur des marchandises. Nous ne croyons pas qu'il y ait lieu de chercher un argument dans cette phrase de Quintilien : Prœter instrumenta itineris omnes res quadragesimam publicano debeant[48] ; car le fait même que toute marchandise était soumise à cette taxe indique qu'elle n'était pas perçue en Italie. Mais les lettres de Symmaque fournissent en faveur de l'opinion de M. Cagnat, des arguments qui semblent péremptoires. Quadragesimæ portorium sire vectigal non recte poscitur a senatoribus candidatis : quia nostri ordinis lunctiones onerari geminis incommodis non oportet. Hoc tibi etiam pro Cynegio V. C. dudum missis litteris indicavi... et ursorum transvectionem cupiditati mancipium subtrahas[49]. Comme il s'agit dans ce passage d'ours qu'un candidat à une magistrature de l'ordre sénatorial faisait venir à Rome pour y donner les jeux d'usage, on peut en conclure sans hésitation que le quadragesimæ portorium était bien le droit d'importation en Italie. Il est vrai que dans une lettre adressée à Paternus et à laquelle celle que nous venons de citer fait allusion, Symmaque parle, à propos des mêmes ours d'un quinquagesimæ vectigal que les publicains ont fait payer à son frère Cynegius ; mais, comme le fait très justement remarquer M. Cagnat, on comprend aisément qu'un copiste ait oublié l'X avant l'L dans le nombre XL ; c'est de là que l'erreur a dû venir[50]. Les différences que nous venons de constater dans le taux du partorium n'existaient plus au Bas-Empire. A une époque où les relations commerciales avec l'Inde avaient cessé, où les provinces étaient écrasées sous le poids des charges publiques et ruinées par les incursions des Barbares, les empereurs n'avaient pas hésité à demander à un impôt sur le commerce un revenu qu'il ne peut donner qu'à une époque de prospérité, et ils avaient fixé au huitième de la valeur des marchandises le droit à percevoir dans toute l'étendue de l'Empire. Il n'est pas possible de préciser la date de cette réforme qui ne fut vraisemblablement pas réalisée en un jour. Elle n'était certainement pas achevée à l'époque où Symmaque écrivait, c'est-à-dire, au commencement de la seconde moitié du ive siècle ; mais nous admettrions volontiers que l'octava fût déjà, au temps d'Alexandre[51], Sévère le taux du portorium dans certaines contrées de l'empire et que ce taux se fût généralisé vers la fin du IVe siècle[52]. Nous rattacherons à ce chapitre l'examen de deux questions qui dominent l'étude des tarifs douaniers de l'Empire romain : 1° A-t-on songé en établissant ces tarifs à protéger l'industrie et le commerce national contre la concurrence étrangère ? La négative ne semble pas douteuse. Mais quelques auteurs ont cru devoir répondre à cette question par une sorte de fin de non recevoir : Contre qui les Romains auraient-ils défendu leur industrie ? Ils étaient les maîtres du monde. Cet argument est loin d'être décisif. Rome, en effet, n'a jamais eu l'empire du monde ; les rêves de ses poètes ne se sont pas réalisés, et, à l'époque où son nom fut le plus glorieux, elle entretenait des relations politiques et surtout commerciales avec l'Inde et d'autres contrées de l'Extrême-Orient. Et l'importation des marchandises de luxe, originaires de ces pays[53] qui ne consommaient aucun des produits de l'empire, était si considérable qu'elle compromit la fortune publique et détermina les empereurs à prohiber l'exportation de l'or[54]. Pour achever de démontrer le peu de valeur de l'argument qui précède, il suffit de rappeler que, pendant plusieurs siècles, l'Italie eut, au milieu du monde romain, une situation privilégiée ; il ne serait donc pas surprenant de la voir protégée contre la concurrence commerciale des provinces. Il existe même un exemple d'une semblable protection. Cicéron rapporte en effet que la culture de la vigne et de l'olivier était interdite dans la Gaule transalpine afin d'assurer des débouchés aux produits de l'Italie, et il ajoute à l'appui de la thèse qu'il soutient dans son traité de la République : Quod quum faciamus, prudenter facere dicimur, juste non dicimur[55]. On songeait donc à protéger J'agriculture en Italie, mais par quel singulier procédé ! Si la grandeur même de l'empire romain ne suffit pas à démontrer qu'un tarif protecteur n'y fut jamais appliqué, d'autres considérations permettent cependant de se ranger à cette opinion. Le mépris que les Romains professaient pour l'industrie et le commerce indique suffisamment que les pouvoirs publics se sont toujours désintéressés de leur prospérité. Quant à l'agriculture qui fut longtemps honorée, la ruine où la plongea la mauvaise administration de l'ager publicus prouve l'inefficacité des mesures exceptionnelles prises à son égard. Remarquons enfin que cette idée moderne d'une douane protectrice ne se rencontre dans aucun texte. On ne saurait, en effet, l'apercevoir dans certaines prohibitions de sortie mentionnées au Digeste, au code de Justinien, au code Théodosien et aux Basiliques ; elles sont motivées par un intérêt politique de la plus haute importance, la sécurité des frontières. Pour s'en convaincre, il suffit d'examiner la nature des marchandises dont l'exportation était prohibée. Ce sont : les armes, le fer, les pierres à aiguiser, le blé, le sel, en un mot, toutes les choses nécessaires à la guerre ou indispensables pour l'alimentation[56]. Ces décisions étaient sanctionnées par les peines les plus sévères. Nous aurons l'occasion d'y revenir en étudiant les mesures de répression contre la fraude. 2° Une institution analogue au transit a-t-elle existé à Rome ? Avant de répondre à cette question, il faut distinguer le transit proprement dit, c'est-à-dire l'entrée d'une marchandise par une frontière et sa sortie par une autre frontière, de certaines opérations, que l'on désigne également sous le nom de transit, et qui consistent simplement dans l'expédition d'une marchandise, en suspension de droit, du bureau frontière où elle est présentée, sur un autre bureau où l'impôt est perçu. Examinons d'abord si l'on retrouve en droit romain une immunité pour les transports effectués dans les conditions du transit proprement dit. Aucun texte ne permet de le supposer, car tous indiquent que les marchandises étaient assujetties au portorium à l'exportation comme à l'importation. La loi 9, au code de vectigalibus et commissis, fait d'ailleurs disparaître les derniers doutes qui pourraient exister. Ce fragment est tiré d'un rescrit adressé par les empereurs Gratien, Valentinien et Théodose au Comes sacrarum largitionum, pour mettre fin à des tolérances qui s'étaient introduites en Egypte au sujet du paiement des droits de douane ; et, comme s'ils avaient voulu bien indiquer que la taxe était due pour le simple passage en Egypte de marchandises allant de leur pays d'origine dans une autre province de l'empire, les rédacteurs du rescrit se sont servis des expressions : Per Ægyptum atque Augustanicam, et, plus loin, du mot traductione, au lieu d'un terme équivalent à nos expressions d'importation et d'exportation. Certains auteurs ont cependant hésité à se prononcer, en présence d'un passage de la correspondance de Cicéron. Ce dernier raconte, dans une lettre à Atticus, que son frère Quintus, alors proconsul en Asie, l'avait entretenu des plaintes des marchands grecs, auxquels les Publicains faisaient payer le portorium, dans chaque port où ils abordaient, non seulement sur les marchandises qu'ils y vendaient, mais sur toute leur cargaison. Malgré sa sympathie pour les publicains, Cicéron pense que la réclamation des marchands est fondée et répond dans ce sens à son frère ; mais lorsque cette réponse lui parvint, ce dernier avait déjà porté la question devant le Sénat. Nous ne connaissons pas la décision qui intervint. Tout porte à croire, d'ailleurs, qu'elle ne fut pas favorable aux publicains. Mais la prétention des marchands tendait-elle à faire librement, en Grèce, des opérations de transit ? Evidemment non. Ils réclamaient, selon nous, l'application du principe, aujourd'hui universellement admis, qu'au point de vue des droits de douane, le port est considéré comme l'étranger. Or, ce principe semble ne pas avoir été méconnu à Rome, car Alfenus Varus en fait une application dans la loi 15, au Digeste : De publicanis et vectigalibus. Quant aux opérations que nous désignons aujourd'hui, improprement peut-être, sous le nom de transit, nous pensons que les Romains les ont connues, ou du moins que, pour faciliter les relations commerciales entre les différentes provinces de l'empire, ils ont eu recours à quelque procédé analogue. D'une part, un texte de Marcien[57] nous apprend que les publicains pouvaient, sous leur responsabilité, faire crédit des droits aux négociants. Nous ignorons, il est -vrai, à quelles conditions ce crédit était subordonné. Si l'on considère d'autre part que, sauf quelques exceptions de peu d'importance[58], le portorium était une taxe ad valorem, on est amené à conclure que de sérieuses difficultés d'évaluation devaient se produire à chaque bureau de perception. Nous verrons plus tard qu'elles devaient être portées devant le tribunal du questeur ou du procurateur, ce qui explique l'existence des questeurs de Pouzzoles et d'Ostie. Mais comment recourir à cette juridiction lorsque son siège, c'est-à-dire, en règle générale, le chef-lieu de la province, était à une grande distance du poste de douane où s'élevait la contestation ? Il fallait nécessairement que les parties et l'objet du litige y fussent transportés. Les fermiers de l'impôt y avaient le siège de leur société ou, tout au moins, leur principal agent.. Quant au voiturier, il devait généralement conduire son convoi au chef-lieu, point de croisement des grandes routes et centre administratif et commercial de la province. Il est, dès lors, logique de supposer que les marchandises sujettes à contestation y étaient expédiées, après vérification, sous la garantie d'une caution assurant le recouvrement des droits non encore liquidés. Indépendamment de ces raisons tirées du mode de perception de l'impôt et de la juridiction compétente pour statuer sur les difficultés qui en découlent, cette conjecture s'appuie sur la découverte de plombs de douane trouvés à Lyon et à Rusicade (Philippeville). Ces plombs, qui ne sont évidemment pas tous de la même époque, ont dû répondre, suivant les changements apportés dans le système de perception de l'impôt, à des nécessités différentes. Mais leur but commun devait être d'assurer la représentation exacte, à destination, de marchandises confiées à des voituriers. Aussi sommes-nous enclins à penser que les plombs trouvés dans la Saône[59] avaient été en partie, du moins, apposés aux bureaux de la frontière des Gaules sur des ballots ou chargements expédiés à Lyon en exemption de droit, pour être soumis, en présence des parties intéressées, au juge compétent en matière' d'impôts. Les mêmes motifs peuvent expliquer l'apposition de plombs de douane sur des marchandises présentées en premier lieu à l'un des bureaux de l'intérieur de l'Afrique et destinées à être embarquées à Rusicade[60]. Il nous semble résulter de ces rapprochements que les Romains ont connu une institution répondant aux mêmes besoins et présentant les mêmes avantages que certaines de nos opérations de transit. |
[1] MM. Cagnat et Vigié ont fait, à l'aide de documents épigraphiques, un travail très complet sur cette question. Nous nous bornerons à le résumer en citant les principaux textes et les principales inscriptions qui ont permis de reconstituer cette partie importante de l'histoire des impôts.
[2] Tacite, Agricola, XXXI.
[3] Corpus inscriptionum latinarum, VII, 1237.
[4] Cagnat, Impôts indirects chez les Romains, page 20 et suivantes.
[5] Cagnat, Impôts indirects chez les Romains, page 47.
[6] Cæsar, De bello gallico, I,
18.
[7] Cæsar, De bello gallico, III, 1.
[8] C. I. L., II, 5064.
[9] C. I. L., VIII, 997, 1128, X, 6668, V, 7547 et III, 3925.
[10] Burman, De vectigalibus populi romani, page 91 et suivantes.
[11] Vigié, Etude sur les impôts indirects, page 20 et suivantes.
[12] Cagnat, Impôts indirects chez les Romains, page 165. — Renier, Inscriptions de l'Algérie, n° 1976.
[13] Moniteur officiel du 6 décembre 1858.
[14] Héron de Villefosse, Le tarif de Zraïa, extrait des Comptes rendus de la Société de numismatique et d'archéologie, année 1875, tome VI, et publié séparément en 1878.
[15] Cette cohorte est vraisemblablement la 6e cohorte des Commagéniens. (M. Héron de Villefosse, Le tarif de Zraïa.)
[16] La valeur des sigles n'est pas sûrement déterminée. On admet cependant, avec les auteurs du Corpus, que le premier désigne un sesterce et le second un dupondius.
[17] C'est, je crois, la seule manière de traduire Ternaria : la monnaie courante de l'empire romain admettait des tailles de trois ou quatre aureus ; c'est ce qu'on appelait le ternio et le quaternio. On lit, en effet, dans Lampride (Alex. Sev., 39) : Formas binarias ternarias et quaternarias, et denarias etiam, atque amplius usque ad libibres quoque et centenarias quas Heliogabalus invenerat, resolve præcepit, neque in usu cujusquam versari. (M. Héron de Villefosse, Le tarif de Zraïa.)
Cette traduction est vivement critiquée par les auteurs du Corpus, qui cependant n'en proposent aucune autre.
[18] Ch. Tissot, Lettre à Wilmanns.
[19] Cagnat, Impôts indirects chez les Romains, page 74.
[20] Maspero, Du genre épistolaire chez les Égyptiens de l'époque pharaonique, page 39.
[21] Strabon, XVII, 3, 20.
[22] Aristote, Œconomica, II, 2, 33.
[23] Josèphe, Antiq. jud., XII, 4, 3.
[24] Strabon, XVII, 1, 13.
[25] Strabon, XVII, 1, 16.
[26] Pline, Hist. nat., VI, 24, 4.
[27] Frœhner, Ostraca inédits du musée du Louvre, n° 6, 7, 8, 9, extrait de la Revue archéologique, année 1865.
[28] Vigié, Des Douanes dans l'empire romain, extrait du Bulletin de la Société languedocienne de géographie, année 1883, page 85. Frœhner, Revue archéologique, année 1865, Ostracon, n° 4.
[29] C. I. L., II, 1970.
[30] Frœhner, Revue archéologique, année 1865, Ostracon, n° 5.
[31] Frœhner, Revue archéologique, année 1865, Ostracon, n° 4.
[32] Vincent, The Periplus of the
Erythrian sea.
[33] Le périple de la mer Erythrée : Διὸ καὶ εἰς αὐτὴν καὶ παραλήπτης τῆς τετάρτης τῶν εἰσφερομένων φορτίων, καὶ παραφυλακῆς χάριν ἑκατοντάρχης μετὰ στρατεύματος ἀποστέλλεται.
Muller, dans son édition des Geographi græci minores, ajoute : A Nabatorum rege, ut sponte intelligitur, a Romanis, si audias Vincentum, nescio an ἑκατοντάρχης vocabulo seductum.
[34] Reinaud, Relations politiques et commerciales de l'empire romain avec l'Asie orientale.
[35] Pline, Hist. nat., VI, 26, 6.
[36] Vigié, Étude sur les impôts indirects romains, pages 22 et suivantes.
[37] Loi 9, Digeste XIV, 2.
[38] Tite-Live, XLV, 29.
[39] Tite-Live, XLV, 29.
[40] Tite-Live, XLV, 30.
[41] Cicéron, Ad Quint. frat., I, 1, 11 et 12.
[42] Cicéron, De leg. agr., II, 29.
[43] Suétone, Vespasien, 1. — C. I. L., III, 447. — Cagnat, Impôts indirects chez les Romains, page 79. — Vigié, Des Douanes dans l'empire romain, page 37.
[44] Cicéron, Ad fam., XIII, 9.
[45] Spon, Recherches des antiquités et curiosités de la ville de Lyon. Edition de L. Renier, Lyon, 1858, page 162, note 1.
[46] Loi 203, Digeste, L. 16.
[47] Cicéron, In Verrem, act.
secunda II, 75.
[48] Quintilien, Declam., CCCLIX.
[49] Symmachi, Epistol., édition de 1617, lettre LXV.
[50] Cagnat, Impôts indirects chez les Romains, page 82, note 4.
[51] Loi 7, Code Justinien, IV, 85.
[52] Lois 7 et 8, Code Justinien, IV, 61.
[53] La plupart des marchandises qui figurent à la liste de Marcien (Loi 16, Digeste, livre XXXIX, titre 4) sont originaires des Indes ou de l'Extrême-Orient.
[54] Loi 2, Code Justinien, IV, 63. Une semblable mesure avait été prise à l'époque de la République. Nous voyons, en effet, le questeur Vatinius envoyé à Pouzzoles pour y empêcher l'exportation de l'or et de l'argent. (Cicéron, In Vatinium, cap. V.)
[55] Cicéron, De republica, III, § 9.
[56] Loi 11, princ., Digeste, XXXIX, 4. Loi 1, Code Justinien, IV, 41.
[57] Loi 16, § 12, Digeste, XXXIX, 4.
[58] Le tarif de Zraïa.
[59] Cagnat, Impôts indirects chez les Romains, page 67.
[60] M. Fourtier, Revue Africaine, année 1865, page 158 et Corp. Inscrip. lat., VIII, 10484 (2 à 6).