HISTOIRE GÉNÉRALE DE NAPOLÉON BONAPARTE

GUERRE D'ITALIE. - TOME PREMIER

 

CHAPITRE XII.

 

 

Wurmser arrive à la tête d'une nouvelle armée. — Force de l'armée française Wurmser attaque. — Combats de Salo et de Lonato. — Batailles de Lonato et de Castiglione. — Reprise du blocus de Mantoue Bonaparte veut marcher sur Trieste. — Attitude des peuples et des gouvernements d'Italie pendant les opérations militaires. — Milan, Bologne, Ferrare, Modène et Reggio, fidèles à la cause française. — Rome, Naples, Venise et Turin contraires. — Généraux de l'armée d'Italie caractérisés par Bonaparte. — Il laisse reposer et réorganise l'armée.

 

Le 13, Sauret se porta sur Salo pour délivrer le général Guyeux dont les intrépides soldats, sans vivres, se battaient depuis 48 heures ; il y réussit, battit l'ennemi, lui prit deux drapeaux, deux canons, et fit 200 prisonniers. Dallemagne avait l'ordre d'attaquer en même temps Lonato ; il n'en eut pas le temps et fut attaqué lui-même. Un combat opiniâtre et longtemps indécis s'engagea ; Mais j'étais tranquille, écrivit Bonaparte au Directoire ; la brave 32e demi-brigade était là. En effet, l'ennemi fut complètement battu, et laissa sur le champ de bataille 600 morts et autant de prisonniers.

Augereau marchait sur Montechiaro ; ces deux succès, non-seulement arrêtèrent la marche victorieuse de Quasdanowich, mais lui donnèrent des inquiétudes sur ses communications : il se replia sur Gavardo. Le i4, à midi, Augereau, par une marche forcée, entra dans Brescia, en chassa les Autrichiens, et y trouva les magasins et les malades que l'ennemi n avait pas eu le temps d'évacuer.

Bonaparte écrivit de Brescia au commissaire Salicetti[1] : La fortune a paru nous être contraire un moment : il s'est passé tant d'événements depuis cinq ou six jours, et j'ai encore tant d'occupations qu'il m'est impossible de vous en faire une relation exacte ; mais enfin, grâce à la victoire de Lonato, et aux mesures vigoureuses que j'ai prises, les choses prendront une tournure satisfaisante. J'ai levé le siège de Mantoue ; je suis ici presque avec toute mon armée ; je saisirai la première occasion de présenter bataille à l'ennemi : elle décidera du sort de l'Italie. Battu, je me retirerai de l'Adda ; battant, je ne m'arrêterai pas aux marais de Mantoue. Louis[2] vous dira de bouche les détails de nos deux victoires de Lonato et de Salo. Louis vous parlera de ma force actuelle et de celle des ennemis. Écrivez au général Kellermann de me faire passer à doubles journées toutes les troupes disponibles ; assurez-vous que les châteaux de Milan, Tortone, Alexandrie et Pavie soient approvisionnés. Nous sommes ici extrêmement fatigués : cinq de mes chevaux sont crevés de fatigue. Je ne puis écrire au Directoire ; je vous charge de lui annoncer en peu de mots ce que je vous marque et ce que Louis vous dira.

Le lendemain, 15 thermidor, il écrivit au Directoire : Nous avons essuyé des revers ; mais déjà la victoire commence à revenir sous, nos drapeaux. Si l'ennemi nous a surpris le poste de Salo, et a eu le bonheur de nous enlever celui de la Corona, nous venons de le battre à Lonato et de lui reprendre Salo. Je vous envoie un de mes aides- de-camp qui pourra vous donner de bouche des renseignements plus détaillés. Je vous enverrai demain une relation de tout ce qui s'est passé pendant ces six jours.

Vous pouvez compter sur le courage et la confiance de la brave armée d'Italie, et sur notre ferme résolution de vaincre. C'est dans cette circonstance difficile et critique que j'ai eu lieu d'admirer le courage et l'entier dévouement de l'armée à la gloire nationale[3].

Après les avantages par lui obtenus à la Corona, Wurmser s'était avancé, mais lentement, sur Man- toue, pour en faire lever le siège ; il était levé depuis heures : il entra dans la place. Le 14, son armée prit position le long du Mincio, bloqua Peschiera ; la garnison de Mantoue suivit Serrurier dans sa retraite. Fier du résultat de ces opérations, Wurmser attendait à chaque instant la nouvelle de la défaite des Français par Quasdanowich, lorsqu'il apprit que ce général avait été battu ; il résolut alors de se porter le 15 à Goito, et de pousser son avant-garde jusqu'à Castiglione.

Augereau était retourné à Montechiaro ; Masséna avait pris position à Lonato et à Ponte-San- Marco. Bonaparte avait laissé à Castiglione le général Valette avec 800 hommes, pour défendre cette position importante, et par là retarder la marche du corps de Wurmser. Le 15, au soir, Valette abandonna ce village avec la moitié de ses troupes, et vint répandre l'alarme à Montechiaro, en annonçant que le reste de ses soldats était prisonnier. Mais, abandonnés par leur général, ces braves trouvèrent des ressources dans leur courage, et firent leur retraite sur Ponte-San-Marco. Sur-le-champ et devant sa troupe, Bonaparte suspendit de ses fonctions le général Valette qui déjà avait montré peu de vigueur à l'attaque de la Corona.

D'un autre côté, le général Sauret, après avoir délivré Guyeux, avait abandonné Salo aux coureurs de Quasdanowich qui était établi à Gavardo.

L'écrivain déjà cité[4] prétend encore que l'accident imprévu de Valette découragea tout-à-fait Bonaparte, et qu'il voulait se retirer sur le Pô, mais qu'Augereau, plus résolu, lui conseilla de tenir contre la fortune ; d'où il conclut que la gloire dont se couvrit la France dans les champs de Castiglione, fut moins l'ouvrage de Bonaparte que le résultat des conseils d'Augereau avant l'action, et de sa valeur pendant la bataille. L'intention qui se manifeste dans cette conclusion permet plus que des doutes sur un fait trop invraisemblable pour être cru sans autre garant.

Le général en chef résolut de frapper sur Quasdanowich un coup décisif, pour revenir prompte- ment sur Wurmser. Le 16 thermidor (3 août), Guyeux eut l'ordre de reprendre le poste important de Salo ; Despinois de le seconder en se portant sur Gavardo ; Dallemagne de marcher au centre par Paitone, pour lier ces deux attaques ; l'adjudant- général Herbin de tourner l'ennemi par Sant- Ozetto ; Augereau de se porter sur Castiglione avec la réserve de cavalerie de Kilmaine ; pour contenir le corps d'armée de Wurmser ; Masséna de se diriger sur Lonato pour agir selon l'événement contre l'une ou l'autre des divisions ennemies.

Mais les Autrichiens s'étant mis eux-mêmes en marche pour attaquer, il en résulta de la confusion et différents combats compliqués qui ne se donnèrent point là où on s'y était attendu. Les attaques dirigées contre Quasdanowich échouèrent en partie. Cherchant à établir ses communications avec Wurmser, par Lonato, il fit marcher le général Oskay sur cette ville et le général Ott sur Dezenzano.,

Oskay culbuta l'avant-garde de Masséna, s'empara de Lonato, prit trois pièces d'artillerie légère, et fit le général Pigeon prisonnier. Bonaparte accourut de Ponte-San-Marco, à la tête de la division, fit aussitôt former les 18e et 32e demi-brigades en colonnes serrées par bataillons, soutenues par le 15 e de dragons. Tandis que ces braves régiments s'avançaient au pas de charge, les Autrichiens s'étendaient pour les déborder. Leur manœuvre parut à Bonaparte un sûr garant de la victoire[5]. Il envoya des tirailleurs sur les ailes de l'ennemi, pour retarder leur marche. Les colonnes républicaines continuèrent à s'avancer, et enlevèrent Lonato. Le 15e de dragons chargea les Hulans et reprit les pièces de canon. L'ennemi dispersé voulut opérer sa retraite sur le Mincio ; sentant l'importance de l'en empêcher, Bonaparte ordonna à son aide-de-camp Junot de le poursuivre avec sa compagnie des guides, de le gagner de vitesse à Dezenzano, et de le rejeter sur Salo. Junot y réussit ; arrivé dans ce village avant les Autrichiens, il y trouva une partie du régiment de Bender-Hulan, le chargea en queue, le prit en front, blessa le colonel, fut lui-même entouré, après avoir tué six cavaliers, culbuté et renversé dans un fossé, blessé de six coups de sabre. Les Autrichiens se retirèrent sur Salo ; Guyeux l'occupait ; des bataillons errants dans les montagnes furent faits prisonniers.

Pendant ces événements, Augereau avait attaqué et replié l'avant-garde de Wurmser, rencontré et chargé les Autrichiens à droite et à gauche de Castiglione ; il s'empara de ce village ; toute la journée il livra et soutint des combats opiniâtres. L'ennemi fut complètement battu[6].

Bonaparte écrivit du champ de bataille au général Guillaume, commandant la place de Peschiera : Vous devez avoir été témoin des batailles données à l'ennemi aujourd'hui et ces jours derniers ; nous lui avons pris 20.000 hommes et tué un grand nombre. L'armée ennemie est en pleine déroute ; et demain ou après nous serons dans vos murs. En attendant, quelles que soient les circonstances, ne vous rendez qu'à la dernière extrémité. La brèche faite, montrez la plus grande fermeté. — Salut, estime et gloire.

L'ennemi perdit, dans les combats de Lonato et de Castiglione, plusieurs milliers d'hommes, tués, blessés ou prisonniers[7], et vingt pièces de canon. L'armée française perdit à Castiglione le général Beyrand ; le chef de la 4e demi-brigade, Pourailler ; le chef de brigade du premier régiment de hussards, Bourgon ; le chef de brigade du 22e régiment de chasseurs, Marmet. La 4e demi- brigade se couvrit de gloire. Le général Dommartin, commandant l'artillerie, montra autant de talent que de courage. La perte du général Beyrand, écrivit Bonaparte au Directoire[8], très-sensible à l'armée, l'a été plus particulièrement pour moi ; je faisais le plus grand cas des qualités guerrières et morales de ce brave homme.

Wurmser ne se tenait pas encore pour battu. Tout faisait présumer qu'il se présenterait de nouveau au combat ; il était donc urgent d'achever auparavant la défaite du corps de Quasdanowich, afin de réunir l'armée pour marcher sur Wurmser. Les généraux Despinois, Guyeux et Saint-Hilaire eurent l'ordre, le 17, d'attaquer les Autrichiens à Gavardo. Ils furent en effet surpris, défaits, chassés, et laissèrent 1800 prisonniers. Pendant ce temps-là Wurmser rassemblait les débris de son armée, faisait arriver sa réserve, tirait des troupes de Mantoue.

Bonaparte, de son côté, réunissait toutes ses colonnes ; il se rendit à Lonato, pour voir les troupes qu'il en pourrait retirer. Quelle fut sa surprise, en y entrant, de recevoir un parlementaire autrichien qui sommait le commandant de cette place de se rendre, parce que, disait-il, il était cerné de tous côtés ? En effet, les vedettes de cavalerie annonçaient à Bonaparte que plusieurs colonnes touchaient ses grandes gardes, et que déjà la route de Lonato à Brescia était interceptée à Ponte-San-Marco. Il jugea que ce ne pouvait être que les débris de la division battue qui, n'ayant pu se faire jour par Salo, cherchaient à percer par Lonato. La circonstance était assez embarrassante ; Bonaparte n'avait avec lui qu'environ 1,200 hommes. Il se fit amener le parlementaire auquel on débanda les yeux en présence de l'état-major, et lui dit : Si votre général a la présomption de prendre le général en chef de l'armée d'Italie, qu'il s'avance ! Il devait savoir que j'étais ici avec mon armée ; tous les officiers généraux et supérieurs de la division seront responsables de l'insulte qui m'est faite. Je lui déclare que si dans huit minutes toute .sa division n'a pas posé les armes, je ne fais grâce à personne. La division se rendit prisonnière ; elle était forte de 4.000 hommes d'infanterie, cinquante cavaliers et deux pièces de canon.

Ce fait a été révoqué en doute par des écrivains soigneux de la gloire autrichienne[9]. Cependant il peut s'expliquer par le désordre et la confusion des divisions battues et poursuivies dans toutes les directions ; il est rapporté par Bonaparte dans sa lettre au Directoire du 19 thermidor, alors publiée, et affirmé par un grand nombre d'écrivains impartiaux.

Le 18 thermidor (5 août) les deux armées se trouvèrent en présence. Les Français, au nombre de 20.000, en avant de Castiglione, les Autrichiens, au nombre de 25.000, leur gauche au mamelon de Medolano, leur droite au-delà de Solferino. Il était six heures du matin et rien ne s'ébranlait encore. Bonaparte fit faire un mouvement rétrograde à toute l'armée, pour attirer à lui l'ennemi, tandis que la division Serrurier ; commandée par le général Fiorella, venait de Macario et tournait toute la gauche de Wurmser. Ce mouvement eut en partie l'effet qu'on en attendait, le général autrichien se prolongea sur sa droite.

Dès que Bonaparte aperçut Fiorella qui attaquait, il ordonna à l'adjudant-général Verdier d'attaquer aussi une redoute que les ennemis avaient élevée pour appuyer leur gauche, et y envoya Marmont avec vingt pièces d'artillerie légère. Après une vive canonnade, la redoute fut enlevée, et la gauche de l'ennemi se mit en pleine retraite. Augereau attaqua son centre, Masséna sa droite, Beaumont, avec la cavalerie, se porta sur ses derrières ; ces attaques eurent le plus grand succès. Wurmser, ainsi pressé de toutes parts, donna le signal de la retraite. L'adjudant-général Leclerc, avec deux demi-brigades qu'il amenait de Brescia, emporta la tour de Solferino et les hauteurs environnantes ; l'ennemi précipita sa retraite, repassa le Mincio et coupa ses ponts : il perdit vingt pièces de canon et 2 ou 3.000 hommes tués ou prisonniers.

Voilà donc en cinq jours une autre campagne terminée, écrivit Bonaparte au Directoire[10]. Dans ces cinq jours, Wurmser a perdu 70 pièces de canon de campagne, tous ses caissons d'infanterie, 12 à 15.000 prisonniers, 6.000 hommes tués ou blessés, presque toutes les troupes venant du Rhin. Tous les officiers, soldats et généraux, ont déployé dans cette circonstance difficile un grand courage et un grand caractère. L'adjudant-général Verdier a contribué au succès d'une manière distinguée ; l'adjudant-général Vignolle a un courage sûr, des talents et une activité rares.

Wurmser tenait la ligne du Mincio, sa droite appuyée à son camp retranché de Peschiera, sa gauche à Mantoue et son centre à Valeggio. Le 19, Augereau se porta à Borghetto pour contenir le centre de l'ennemi ; Masséna attaqua le camp retranché, l'emporta, prit douze pièces de canon et 600 prisonniers ; dans ce combat le général Victor montra la plus grande bravoure ; l'ennemi fut obligé de lever le siège de Mantoue, et de quitter la ligne du Mincio. Dans la journée du 20, Augereau passa le Mincio à Peschiera. La division du général Serrurier se porta sur Vérone, où elle arriva à 1 o heures du soir, dans le temps que la division du général Masséna avait repris ses anciennes positions à Rivoli, fait 40o prisonniers et pris sept pièces de canon. L'arrière-garde ennemie était encore à Vérone, les portes étaient fermées et les ponts-levis dressés. Le provéditeur de Venise, sommé de les ouvrir, déclara qu'il ne le pouvait pas de deux heures. Bonaparte ordonna aussitôt qu'on les ouvrit à coups de canon, ce que le général Dommartin fit exécuter sur-le-champ et en moins d'un quart d'heure. On y trouva des bagages et on y fit quelques centaines de prisonniers. Wurmser, menacé de perdre ses communications avec la vallée de l'Adige, et d'être ainsi coupé du Tyrol et du corps de Quasdanowich, ne jugea plus à propos d'engager d'affaire sérieuse, et se replia, après avoir retiré de Mantoue les brigades Wukassowich et Roccavina qu'il remplaça par des troupes fraîches ; la garnison fut portée à 15.000 hommes.

Nous voilà donc retournés dans nos anciennes positions, écrivit Bonaparte au Directoire[11] ; l'ennemi fuit au loin vers le Tyrol ; les secours que vous m'avez annoncés venant des côtes de l'Océan, commencent à arriver, et tout est ici dans la situation la plus satisfaisante. L'armée autrichienne qui, depuis six semaines, menaçait d'invasion en Italie, a disparu comme un songe, et l'Italie qu'elle menaçait est aujourd'hui tranquille.

Les colonnes de Wurmser et de Quasdanowich s'étaient de nouveau mises en communication. La première occupait en forces la Corona et Montebaldo, et paraissait vouloir s'y maintenir. Masséna y marcha le thermidor, culbuta l'ennemi, s'empara de ces deux postes et de Préabolo, prit sept pièces de canon et fit 400 prisonniers. Pendant ce temps-là Augereau s'avançait dans la vallée de l'Adige pour seconder ce mouvement, et poussait l'ennemi sur Roveredo. La seconde colonne occupait Rocca-d'Anfo, sur la rive occidentale du lac de Garda ; les généraux Sauret et Saint-Hilaire y furent envoyés ; ils trouvèrent l'ennemi disséminé, le battirent, emportèrent les retranchements de Rocca-d'Anfo, le chassèrent de Lodrone, prirent ses bagages, six pièces de canon, et firent 1.100 prisonniers.

Les victoires remportées sur Wurmser ramenèrent les Français devant Mantoue ; mais la perte de leur équipage d'artillerie, formé des pièces ramassées dans les places de l'Italie, ne leur permettait plus de reprendre le siège. Il fallait du temps pour rassembler un nouvel équipage ; d'autres événements pouvaient encore le compromettre, et l'insalubrité du pays, augmentée par les chaleurs de l'été, allait amener les maladies. Bonaparte se borna donc à faire le blocus de Mantoue, et à rétablir les ouvrages sur la ligne de circonvallation ; c'était aussi l'intention du Directoire. La nouvelle des triomphes de l'armée d'Italie mit le comble à sa satisfaction. Il loua comme une profonde combinaison le parti habile et audacieux que le général en chef avait pris, sans balancer, de lever le siège de Mantoue, et la célérité de ses mouvements qui avait rendu irréparable l'incertitude de Wurmser et la faute qu'il avait faite de partager ses forces sur les côtes du lac de Garda.

Vaincre les ennemis du dehors, écrivit le Directoire a Bonaparte, c'est terrasser ceux de l'intérieur, et les brillants succès de l'armée que vous commandez répondent dignement à l'envie et à la malveillance qui avaient voulu vous calomnier et qui s'efforcent vainement chaque jour de renverser le gouvernement constitutionnel. Honneur aux braves de l'armée d'Italie qui combattent avec tant d'ardeur et de dévouement pour assurer l'indépendance et la paix de la République ! Honneur au général qui les conduit avec tant de talent et de courage dans la carrière de la gloire ![12]

Dans cette lettre, le Directoire faisait allusion à un nuage qui s'était élevé entre lui et le général en chef. On avait dit dans les journaux que le commandement de l'armée d'Italie allait être donné au général Hoche. Il avait lui-même hautement démenti ce bruit, et le Directoire avait cru devoir le réfuter. Non, avait-il écrit à Bonaparte dans une lettre qui fut rendue publique[13], jamais les amis de l'Autriche n'ont pu prévenir le Directoire contre vous, parce que les amis de l'Autriche n'ont ni accès ni influence au Directoire ; parce qu'il connaît vos principes et votre attachement inviolable à la République. Non, jamais il n'a été question de votre rappel ; jamais le Directoire, jamais aucun de ses membres n'a pu penser à donner un successeur à celui qui conduit si glorieusement nos républicains à la victoire.

Bonaparte répondit[14] : J'ai reçu avec reconnaissance le nouveau témoignage d'estime que vous m'avez donné par votre lettre. Je ne sais pas ce que messieurs les journalistes veulent de moi ; ils m'ont attaqué dans le même temps que les Autrichiens. Vous les avez écrasés par la publication de votre lettre, j'ai complètement battu les Autrichiens ; ainsi, jusqu'à présent, ces doubles tentatives de nos ennemis ne sont pas heureuses.

Dans l'opinion du Directoire, il n'y avait alors rien de si hardi que ne pût entreprendre Bonaparte, rien de si difficile qu'il ne pût accomplir. Son projet de pénétrer dans le Tyrol, qu'il avait trouve trop périlleux, lui paraissait maintenant simple et facile. Il désirait donc que le général en chef portât son armée sur Insprück, et ne donnât pas un instant de repos à Wurmser, afin qu'il ne détachât pas des troupes à l'archiduc Charles pour le mettre en état de s'opposer aux entreprises de l'armée de Rhin-et-Moselle. Pour seconder l'exécution de ce plan, il ordonnait au général Moreau qui, d'après les derniers rapports, devait être arrivé avec les, principales forces de l'armée de Rhin-et-Moselle sur le Danube, près de Donauwerth, d'occuper par sa droite la ligne d'Ingolstad à Insprück, et même jusqu'à Brixen, pour couper la communication entre les armées impériales d'Allemagne et d'Italie. Le général Jourdan reçut l'ordre de se diriger sur Ratisbonne avec l'armée de Sambre-et-Meuse, le général Wartensleben, qui lui était opposé, ayant partagé son corps pour couvrir la Bohême et l'Autriche. Enfin le Directoire prescrivait à ces deux généraux de faire succéder aux brillants combats qu'ils avaient livrés des actions plus sérieuses, dont les résultats fussent décisifs, et de dissoudre complètement l'armée autrichienne d'Allemagne par de grandes batailles[15].

Si une division de l'armée du Rhin, écrivit Bonaparte au Directoire[16], peut venir prendre position à Insprück, et jeter l'ennemi sur la droite, je me porterai à Trieste ; je ferai sauter son port et saccager la ville.

Si l'armée de Sambre-et-Meuse arrive au Danube, que celle du Rhin puisse être en force à Insprück, je marcherai sur Vienne par le chemin de Trieste, et alors nous aurons le temps de retirer les immenses ressources que contient cette place.

Le premier projet peut s'exécuter de suite ; pour le second, il faudrait une bonne bataille qui éparpillât le prince Charles comme j'ai éparpillé Wurmser, et de suite marcher tous sur Vienne.

La chaleur est excessive. J'ai 15.000 malades, peu, très-peu de mortalité. J'attends les secours que vous m'annoncez ; il n'est encore arrivé que très-peu de chose.

 

Le Directoire loua la hardiesse du projet annoncé par Bonaparte, de se porter brusquement sur Trieste ; mais le moment favorable ne lui semblait pas encore arrivé. L'affaiblissement de l'armée, causé par les maladies, les dispositions plus qu'équivoques des différentes puissances de l'Italie, et l'intérêt le plus pressant de tous ; celui de dissoudre les forces de l'Autriche en lui faisant essuyer des défaites réitérées, et de porter ainsi les derniers coups aux ennemis du continent : toutes ces considérations déterminèrent le Directoire à prescrire au général en chef de ne pas s'écarter, dans les circonstances actuelles, du plan qui avait pour but de lier sa gauche à la droite du général Moreau, et de combiner ses mouvements de manière à écraser Wurmser et le prince Charles, pendant que le général Jourdan ferait tous ses efforts pour rejeter Wartensleben dans la Bohême, et le réduire à l'impuissance de couvrir ce royaume ou de protéger la rive gauche du Danube s'il se retirait de ce côté.

Lorsque les trois armées républicaines auraient exécuté ces dispositions dans leur ensemble, et que les portes de l'Autriche leur seraient ouvertes, le Directoire autorisait Bonaparte à jeter une division sur Trieste pour en ruiner le port et les établissements publics. Jusque-là, la sagesse lui commandait l'ajournement de cette entreprise. Il regrettait de ne pouvoir lui donner de suite son assentiment ; mais l'essentiel était d affermir la conquête de l'Italie, et d'ôter à l'ennemi, qui avait encore osé la disputer à l'armée, tout espoir et tout moyen de la ressaisir. Il était d'ailleurs à observer que le corps que Bonaparte dirigerait sur Trieste pouvait être compromis dans sa retraite, dans le cas, quoique invraisemblable, d'un événement fâcheux[17].

Tandis que Bonaparte était aux prises avec Wurmser, et pendant les vicissitudes qui précédèrent les triomphes de l'armée française, quelle fut l'attitude des peuples et des gouvernements en Italie ? La Lombardie et Milan ne se démentirent point et restèrent fidèles à la France et à la liberté. Lorsqu'on disait que les Autrichiens étaient à Cassano et que les Français étaient en déroute, le peuple de Milan demandait des armes, et l'on chantait, dans les lieux publics, l'air martial : Allons, enfants de la patrie ![18]

Bonaparte en témoigna sa satisfaction à la municipalité. Vous avez, lui écrivit-il[19], déployé un zèle et un caractère qui vous ont mérité l'estime de l'armée, et vous mériteront celle de la République. Chaque jour votre peuple se rend plus digne de la liberté, et acquiert de l'énergie. Un jour il paraîtra sans doute avec gloire sur la scène du monde.

Il n'y eut de troubles que dans la petite ville de Casal-Majore. Au plus fort des combats que se livrèrent les deux armées, le 15 thermidor (2 août), elle se souleva, à l'occasion d'une réquisition. La multitude furieuse se livra au pillage et au massacre. Le général Despinois y perdit tous ses effets. Quand Bonaparte fut débarrassé des Autrichiens, il y envoya Murat avec une colonne mobile et une commission militaire, pour juger ceux qui avaient excité à la révolte et assassiné des Français.

Les peuples de Bologne, Ferrare, Reggio et Modène montrèrent les meilleurs sentiments ; Parme resta fidèle ; la régence de Modène se mit en hostilité.

Rome préparait des couronnes pour les Autrichiens et aiguisait des poignards contre les Français. Elle excitait le fanatisme, elle avait recours aux miracles ; toutes les madones en faisaient. Elles donnaient des signes de vie, elles ouvraient, fermaient, élevaient et tournaient les yeux. Des lys attachés auprès de ces images, flétris et desséchés, reverdissaient et se couvraient de boutons, que chaque jour on voyait croître. Le peuple y allait en procession, en chantant des litanies, et des personnes de distinction se mêlaient dans la foule.

Dans les premiers jours de thermidor, avant que Wurmser eût attaqué, le chevalier d'Azara, ministre d'Espagne a Florence, justement considéré à Rome par les missions diplomatiques qu'il y avait longtemps remplies, par son amour pour les arts et la noblesse de son caractère, se rendit dans cette ville. Ami de Pie VI et admirateur de Bonaparte, qui estimait la loyauté de ce négociateur, déjà il. avait exercé et il exerçait encore entre la France et le pape une médiation qui eût été plus utile à la cour de Rome, si elle eût mieux écouté des conseils donnés de bonne foi et dictés par la sagesse.

Miot, ministre de France en Toscane, suivit de près à Rome le chevalier d'Azara, pour l'exécution de l'armistice ; il y entra escorté d'un piquet de cavalerie et précédé d'un courrier portant la cocarde tricolore. M. d'Azara alla au-devant de lui, et lui fit, pour ainsi dire, les honneurs de la ville.

Les cinq premiers millions de la contribution stipulée par l'armistice partirent pour Imola ; pour tout le reste, le pape parut agir avec la meilleure foi du monde. C'était du moins l'opinion de M. d'Azara qui, en l'écrivant à Bonaparte, lui mandait[20] : J'espère, mon général, que vos triomphes nous donneront bientôt une paix utile et glorieuse à la République que vous servez, et nécessaire au genre humain.

Miot ne resta que peu de jours à Rome. Cacault, que le général en chef lui avait substitué, comme on l'a déjà dit, y arriva enfin, suivi des commissaires savants chargés de choisir et d'expédier en France les objets d'art qui avaient été aussi le prix de l'armistice.

L'ordre fut donné au gouverneur d'Ancône de recevoir garnison française. Une frégate anglaise bloquait ce port. On croyait que ce système de blocus avait pour objet de faire manquer le peuple de travail, et de l'exciter, par le désespoir, à la révolte contre les Français.

Le pape allait livrer cinquante milliers de poudre à l'armée ; auparavant on la fit éprouver par les citoyens Monge et Berthollet. Ils reconnurent qu'elle était préparée avec un salpêtre qui contenait beaucoup de sel marin, qui était, non-seulement une matière étrangère à ses effets, mais qui affaiblissait la rapidité de la détonation et la rendait susceptible de s'humecter à l'air. Cette découverte ht suspecter les intentions du gouvernement romain. Le cardinal Borgia publia un écrit dans lequel, après avoir déclamé contre les Français, il essayait de prouver que les canons ecclésiastiques défendaient au pape de fournir de la poudre aux canons de la République.

A la nouvelle de la levée du siège de Mantoue, le cardinal Mattei, archevêque de Ferrare, en témoigna une grande joie, prit possession de la citadelle, et y arbora les couleurs du pape qui y envoya aussitôt le vice-légat, Mgr Della-Greca ; les habitants refusèrent de le recevoir.

D'après un plan concerté entre Vienne et Naples, les troupes du roi des Deux-Siciles devaient s'avancer jusqu'à Ferrare, pour donner la main aux Autrichiens. Les Anglais fournissaient un subside pour les frais de cette expédition.

Les premiers succès des Autrichiens, publiés avec une joie menaçante par les agents de Vienne et de Londres, avaient exalté les imaginations jusqu'à la frénésie. On croyait les Français perdus. Tandis que Naples porterait son armée en avant, le pape romprait l'armistice comme y ayant été forcé, et tous les princes d'Italie fourniraient leurs contingents pour aider à rejeter au-delà des Alpes les Français qui auraient échappé à l'extermination. En attendant, on les insultait publiquement à Rome. Deux jeunes gens, secrétaires de la commission des arts, coururent risque de perdre la vie. Jusque dans le port de Civita - Vecchia, on avait arrangé une sédition ; deux matelots y furent maltraités. Le gouvernement romain rendait des édits pour prévenir ces excès, et les laissait impunément commettre.

Les personnages les plus hostiles contre la France étaient : Monsignor Della-Greca, fils d'un négociant de Naples, sans considération ; le cardinal Mattei, d'une ancienne maison, sans caractère, assez généralement aimé et estimé du pape et du public ; les cardinaux Pignatelli-Monteleone et Carafa, napolitains ; le cardinal Albani, doyen du sacré collège, que l'ambition de sa famille attachait à la cour de Vienne.

Les victoires de Lonato et de Castiglione firent avorter tous ces complots ; la cour de Rome changea de ton, vint au-devant du vainqueur, et s'empressa d'aplanir les obstacles qu'elle avait apportés à l'exécution de l'armistice, et d'offrir les réparations qui lui avaient été demandées pour les outrages commis envers les Français ; elle fit condamner deux des individus les plus coupables ; mais le ministre Cacault, ne les regardant que comme des instruments et des victimes inutiles, demanda et obtint leur grâce.

L'envoi du légat à Ferrare était une démarche plus sérieuse ; la cour de Rome ne fut point embarrassée pour s'en justifier. Elle prétendit que les Français, ayant, dans l'évacuation de cette ville, encloué leurs canons et jeté leurs poudres à l'eau, elle avait craint que les Autrichiens n'y vinssent, et que le gouvernement romain avait cru pouvoir se montrer sans blesser les droits de la France, et pour la conservation des intérêts du pays[21]. Mais le général en chef ne fut point dupe de ce subterfuge. Il écrivit au chevalier d'Azara[22] : On m'assure que la cour de Rome vous a demandé de lui prouver que la France était érigée en république. On m'assure qu'à Rome on ne veut plus accorder de bénédictions aux Ferrarais et aux Bolonais, mais bien à ceux de Lugo. Joignez à cela le légat envoyé à Ferrare, et le retard de l'exécution de l'armistice, et le roi votre maître se convaincra de la mauvaise foi d'un gouvernement dont l'imbécillité égale la faiblesse. M. Capelletti se conduit fort mal à Bologne ; c'est à vous, Monsieur, à y mettre ordre ; je serais fâché de le chasser de la ville. Aussi bien j'ignore ce qu'il est, ce qu'il fait et ce qu'il prétend.

Il écrivit au sénat de Bologne[23] : J'apprends, Messieurs, que les ex-jésuites, les prêtres et les religieux troublent la tranquillité publique. Faites- leur connaître que, dans le même temps que la république française protège la religion et ses ministres, elle est inexorable envers ceux qui, oubliant leur état, se mêlent des affaires publiques ou civiles ; prévenez les chefs des différentes religions qu'à la première plainte qui me sera portée contre les religieux, j'en rendrai tout le couvent responsable ; je les chasserai de la ville, et je confisquerai leurs biens au profit des pauvres.

Le général en chef donna l'ordre qu'on amenât à son quartier-général le cardinal Mattei, archevêque de Ferrare.

Le chevalier d'Azara répondit à Bonaparte[24] :

Permettez qu'au milieu de vos étonnantes victoires, la voix d'un bon Espagnol unisse ses applaudissements à ceux de tant d'autres qui vous proclament déjà le premier général de notre temps. Vos dernières actions vous ont déjà mérité et assuré 1 immortalité, et j'espère que mes expressions ne seront point suspectées de flatterie. Le baron de Capelletti ne se conduit pas parfaitement bien, je le sens ; mais ce n'est pas ma faute, il n'est que sot, et je vous prie de lui pardonner en vous assurant que la leçon que je lui ai faite aujourd'hui est telle, qu'il ne vous donnera pas désormais le moindre sujet de plainte. Je me suis mis d'accord avec le citoyen Cacault pour prescrire aux jésuites espagnols la conduite qu'ils doivent tenir.

Je n'ai pas eu la moindre part à la conduite de la cour de Rome avec Ferrare, et j'ai été un des derniers à le savoir. Croyez-moi, mon général, dans tout ceci, il n'y a eu que de l'ignorance et point du tout de malice ; si mon intercession auprès de vous vaut quelque chose, je vous prie de pardonner à l'archevêque que vous avez fait arrêter.

 

En paraissant devant le général en chef, le cardinal Mattei, interdit, ne répondit que par ce seul mot : peccavi ! Cet aveu désarma Bonaparte, qui se contenta de l'envoyer pour trois mois dans un séminaire à Brescia.

Mgr Della-Greca s'était sauvé de Ferrare, et n'était plus qu'à deux lieues de Rome, lorsqu'il reçut de Bonaparte l'ordre de venir à Milan. Il s'y rendit, et fut renvoyé quelques jours après.

Le Directoire expulsa de Paris un envoyé du pape qui y était venu sans pouvoirs pour traiter de la paix. Par cette démarche, il n'avait point l'intention de se mettre dans une situation hostile avec la cour de Rome ; mais elle devait engager le, général en chef à faire vivement rentrer les contributions stipulées par l'armistice[25] ; car on ne pouvait avoir confiance au changement subit qui semblait s'être opéré dans les dispositions du gouvernement romain ; les intrigues des Anglais et de la cour de Naples avaient toujours sur lui une funeste influence, et le mettaient constamment dans une fausse position.

Cacault conseillait au général en chef de charger le cardinal Mattei et Monsignor Della-Greca de dire aux cardinaux connus par leurs sentiments hostiles contre la France, qu'il les rendait personnellement responsables de ce qui se passerait à Rome de contraire au bon ordre et à l'armistice, et de dire au pape que si l'on manquait à l'obéissance qui lui était due comme souverain, on lui enverrait main-forte. Croiriez-vous, ajoutait-il[26], qu'Azara vit ici délaissé, et que la haute compagnie, qui lui doit tout, le traite comme s'il lui avait rendu un mauvais service ?

Pendant les événements militaires, la cour de Naples s était très-mal conduite. Les 2.400 cavaliers napolitains qui, depuis l'armistice avec le roi de Sardaigne, avaient quitté son armée et étaient à- Brescia, avaient manifesté de fort mauvaises dispositions. Cependant le roi de Naples n'avait aucun sujet de plainte. Dans l'armistice conclu avec lui il n avait pas été maltraité ; le commissaire du Directoire avait même, contre l'avis du général en chef, donné main levée du séquestre mis à Livourne sur les propriétés napolitaines.

Mais les Anglais étaient tout-puissants à Naples ; le ministre Windham, en s'y rendant, était passé par Rome, et n'avait pas dissimulé que l'objet de sa mission était de faire marcher les Napolitains sur l'État romain. Le roi, à la tête de 2/4.000 hommes, s'avança donc jusqu'à Ponte-Corvo, menaçant de se porter à Rome, pour se joindre à Wurmser, ou sur Livourne afin d'en chasser les Français, de concert avec les Anglais. Cette levée de boucliers qui, vingt jours plus tôt, aurait pu causer un soulèvement en Italie et être funeste à l'armée française alors aux prises avec les Autrichiens, n inspira que du dédain au général en chef, et jeta l'alarme et la consternation dans le gouvernement romain. Le pape protesta contre. Bonaparte chargea Cacault de rassurer la cour de Rome et de signifier à celle de Naples que si l'armée s'avançait sur les terres de Rome, il regarderait l'armistice comme annulé, et qu'il ferait marcher, pour couvrir cette ville, une division de son armée. Le roi de Naples se désista de son entreprise, et retourna de sa personne dans sa capitale.

Si le prince Pignatelli, chargé de négocier la paix, n'était pas encore arrivé à Paris, Bonaparte était d'avis de séquestrer les deux mille hommes de cavalerie napolitaine, d'arrêter toutes les marchandises qui étaient à Livourne, de faire un manifeste bien frappé, pour faire sentir la mauvaise foi de la cour de Naples, et principalement d'Acton Il en fit la proposition au Directoire. Cette cour est perfide et bête, lui écrivit-il[27] ; dès l'instant qu'elle sera menacée, elle reviendra humble et soumise. Les Anglais ont fait croire au roi de Naples qu'il était quelque chose. J'ai écrit à M. d'Azara, à Rome ; je lui ai dit que si la cour de Naples, au mépris de l'armistice, cherche encore à se mettre sur les rangs, je prends l'engagement, à la face de l'Europe, de marcher contre les prétendus 70.000 hommes avec 6.000 grenadiers, quatre mille hommes de cavalerie et cinquante pièces de canon. La bonne saison s'avance. D'ici à six semaines j'espère que la plus grande partie de nos malades seront guéris. Les secours que vous m'annoncez, arrivés, je pourrai à la fois faire le siège de Mantoue et tenir en respect Naples et les Autrichiens.

Il est curieux d'entendre l'ambassadeur d'Espagne sur les intrigues de Rome et de Naples : il écrivait au général en chef :

J'ai bien des remercîments à vous faire de la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire en date du... fructidor. Elle contient des expressions qui, partant d'un héros comme vous, flattent infiniment mon amour-propre, et je compterai, toute ma vie, pour ma première fortune, d'avoir mérité votre estime.

Vous avez bien raison de dire que la tête tourne à tout le monde, dans cette partie de l'Italie. Je sais que l'ami Cacault vous lient au courant de ce qui se passe à Naples, et vous pouvez compter sur l'exactitude de ses rapports. L'armement est tel qu'on vous l'a dit, et il y a quelques mois que nous voyons le général napolitain faire plus de mouvements et choisir plus de campements que l'armée de Bonaparte qui se bat presque tous les jours.

L'objet de ces mouvements est d'accord avec ceux qui n'aiment pas la France ; vous le savez. En attendant, les troupes napolitaines conservent Ponte-Corvo, et elles se sont augmentées ces jours passés. Je suis sûr que vos 10.000 hommes, conduits par vous, rempliront votre objet ; mais comme vous avez quelque chose de plus à faire que de vaincre, vous pourvoirez à tout. En allant ou en revenant, il est naturel que vous visitiez le Capitole, et, dans ce cas, j'espère que vous me ferez l'honneur de loger chez moi ; vous y serez certainement chez un ami.

Je ne puis vous donner une juste idée de l'intrigue infernale qui a traversé jusqu'ici l'accomplissement de notre armistice, et qui vient de l'endroit même dont je viens de parler. Nous sommes tombés dans un autre embarras pour la paix, qu'on avait, sous de mauvais auspices, commencé à traiter à Paris, et qu'on va finir d'une manière ou d'autre en Italie. L'ami Cacault, à qui j'ai tout communiqué sans réserve, vous instruit à fond de l'affaire ; ainsi je vous en épargne la répétition.

Il y a longtemps que je connais l'ingratitude des Romains ; mais si je leur fais du bien malgré eux, ce n'est pas pour eux que je le fais, et j'agis par d'autres principes bien plus nobles. J'ai cependant parmi eux des amis qui mériteraient d'être des vôtres.

Si Dewins remplace Wurmser, vous aurez affaire à une ancienne connaissance de l'armée d'Italie, et je ne doute pas que, poli comme vous l'êtes, vous ne l'accompagniez jusqu'à Vienne[28].

 

Le prince Pignatelli était toujours à Paris. Avant l'attaque de Wurmser, il avait employé tous les détours de la diplomatie pour éloigner la conclusion de la paix ; depuis que l'armée d'Italie était encore une fois victorieuse, il se montrait dévoré d'une ardeur pacifique. Quant aux propositions faites par le général en chef au Directoire, il pensa que le moment des grandes chaleurs, celui où l'armée avait 15.000 malades, celui surtout où elle se disposait non-seulement à entrer dans le Tyrol, mais peut-être à se lancer vers Trieste, n'était pas favorable pour rompre l'armistice de Naples ; que, quoiqu'il vît avec peine la levée du séquestre apposé à Livourne, les circonstances ne permettaient pas de revenir sur cette mesure ; qu'il fallait éparpiller les 2.000 cavaliers napolitains, pour qu'ils fussent moins dangereux, et se tenir prêt à saisir leurs chevaux et leurs armes, si la cour de Naples se montrait ouvertement ennemie[29].

Quoiqu'elle eût fait sa paix avec la république française, la cour de Turin entretenait avec Vienne des relations fréquentes ; on en connaissait les intermédiaires. Baraguay-d'Hilliers proposa au général en chef d'en enlever un pour savoir au juste ce que les ennemis concertaient, et le prévint que 300 Piémontais armés étaient passés par Canobio, et s'étaient embarqués sur le lac Majeur, et dirigés sur Ossola[30].

D'un autre coté, le Directoire renvoya de Paris, comme émigré français, le chevalier de Revel, ambassadeur de la cour de Turin, toutefois sans entendre par cette mesure rien changer à l'état de paix. Il recommandait au général en chef d avoir l'œil sur ce qui se passait à cette cour où l'on s'était réjoui des succès éphémères de Wurmser, et de se tenir sur ses gardes plutôt que de s'exposer à être trompé[31].

Le renvoi du chevalier de Revel fournit l'occasion aux journaux de Paris d'accuser la cour de Turin de travailler en secret contre les Français, et de révéler des faits qui semblaient le prouver.

Bonaparte regardait tous ces bruits comme dénués de fondement ; le roi de Sardaigne avait vendu son équipage d'artillerie, licencié ses régiments provinciaux, et, s'il cherchait à recruter, c'était parce qu'il aimait mieux avoir des troupes étrangères que des régiments nationaux, dont il était peu assuré. Il serait bon, écrivit le général en chef au Directoire[32], que les journalistes voulussent bien ne pas publier sur son compte des absurdités comme celles qu'on publie tous les jours. Il est des coups de plume écrits sur des ouï-dire et sans mauvaise intention, qui nous font plus de mal, plus d'ennemis qu'une contribution dont nous tirerions avantage. Peut-être serait-il utile qu'un journal officiel insérât un article qui démentît ces bruits absurdes et ridicules.

Les renseignements donnés par Baraguay-d'Hilliers n'étaient pas des absurdités imaginées par les journalistes. Il ne se passa pas longtemps sans que Bonaparte lui-même partageât hautement tous ces soupçons. Pourquoi prenait-il donc alors si chaudement le parti du roi de Sardaigne ? Serait-ce parce qu'il avait été sensible aux prévenances de toute espèce dont la cour de Turin l'avait fait accabler par le marquis de Saint-Marsan, le baron de Latour, et le duc d'Aoste, second fils du roi ? Ou bien Bonaparte, après avoir écrit au Directoire qu'il n'y avait pas en Piémont la première idée d'une révolution, ne voyait-il réellement dans les accusations portées contre la cour que le projet de révolutionner le pays ? Quoi qu'il en soit, il paraissait alors animé pour elle des meilleures dispositions, et saisissait toutes les occasions de le lui prouver. On a vu comment il en avait agi envers le nommé Bonafous qui agitait la province d'Albe. Cet individu n'en continua pas moins à soulever les habitants ; il fut arrêté par les autorités sardes sur le territoire de la démarcation française. Le commandant français usa de représailles. Le roi improuva l'arrestation de Bonafous comme illégale. Il fut mis en liberté. Bonaparte répondit au duc d'Aoste que la conduite du roi était digne de lui ; qu'il ordonnait au commandant d'Albe de rendre la liberté aux sujets piémontais qui avaient été arrêtés, il ne savait pas trop par quelle espèce de représailles.

On ne croyait pas la cour de Turin étrangère au brigandage qui infestait les frontières de la République, et notamment le département des Alpes maritimes — Nice —. Les Barbets, sortis du Piémont et de la rivière de Gènes, grossis de déserteurs, d'émigrés et de soldats sardes licenciés, y exerçaient leurs ravages. Deux cents de ces brigands attaquèrent, le 20 thermidor, un convoi portant de l'argent et les équipages du général Dujard, le tuèrent à la première décharge, ainsi que le colonel Bicistraf et un soldat, et en blessèrent plusieurs qui moururent de leurs blessures. Tout le bagage et vingt-deux chevaux furent enlevés.

Le Directoire écrivit au général en chef[33] : Délivrez nos contrées méridionales de ce fléau, suite ordinaire des guerres d'Italie. Il est instant de le réprimer.

Bonaparte fit organiser au village de Tende une colonne mobile composée d'environ 4.000 hommes de troupes, 100 gendarmes, 250 gardes nationaux du Var et des Alpes maritimes, avec deux pièces de canon. Elle fut mise sous le commandement du général Casabianca ; une commission militaire lui fut adjointe pour juger les Barbets[34].

On n avait pas de nouveaux griefs contre Gênes ; mais il en restait d anciens dont la réparation n'avait été qu'ajournée. Le Directoire crut qu'il fallait profiter de la nouvelle impression de crainte et d'admiration que les succès de l'armée de la République avaient faite en Italie. Cependant il s'en rapportait au général en chef sur le choix du moment[35]. En attendant, le Directoire reçut en audience publique, le 20 thermidor, M. de Spinola, envoyé extraordinaire de Gênes qui, dans son discours, se confondit en protestations d'amitié, de sincérité et de bonne harmonie. Peut-être disait-il vrai. Le nuage qui s'était avancé du Tyrol s'était alors singulièrement éclairci. Moins politique ou plus franc, le président du Directoire, répondant à l'envoyé, lui fit sentir qu'on ne redoutait guère son gouvernement.

Bonaparte appela Faypoult à Milan pour concerter l'opération sur Gènes. Il écrivit au Directoire[36] : Dès l'instant que nous serons à Trente, que l'armée du Rhin sera à Insprück et qu'une partie du corps de troupes qui m'arrive de la Vendée sera à Tortone, je me porterai à Gênes de ma personne, et votre arrêté sera exécuté dans tout son contenu.

Lorsque l'armée française, aux prises avec Wurmser, évacua momentanément Brescia et Vérone, des transports de joie éclatèrent à Venise. Le bas peuple et les esclavons insultèrent des Français ; les patriciens encouragèrent ces excès. Lorsque Wurmser fut battu et que Serrurier se présenta pour entrer à Vérone, quelques troupes autrichiennes y étaient encore ; les portes étaient fermées. On a vu que le provéditeur fit dire qu'on ne pouvait les ouvrir que dans deux heures, et qu'il fallait les enfoncer à coups de canon.

La défaite des Autrichiens ne changea rien aux dispositions du gouvernement vénitien. Une patrouille française ne pouvait aller à une lieue de Vérone sans être assaillie et fusillée par les paysans qui se rassemblaient en armes au son du tocsin. Plusieurs soldats avaient déjà été tués sans qu'on pût découvrir les coupables et en obtenir justice. Des nobles du pays guidaient les Autrichiens sur les avant-postes, et cherchaient à corrompre les soldats avec de l'argent. Les autorités locales paraissaient s'empresser à réprimer ces désordres ; mais dans le fait elles ne faisaient arrêter personne[37].

Le podestat de Bergame annonça pu sénat que toute la population de sa province demandait la permission de se lever en masse, et que l'on pouvait compter sur 30.000 hommes. Les inquisiteurs d'État arrêtèrent un plan pour organiser cette masse en 18 régiments, et lui fournir tous les moyens d'entrer en campagne. Venise, toutes les places voisines, et les îles des Lagunes étaient encombrées de troupes ; on élevait des forts, on plaçait des batteries ; les Lagunes étaient couvertes de bâtiments armés. On rappelait par un décret des bannis pour opinions politiques, à condition qu'ils s'enrôleraient. Bonaparte regardait donc avec rai- son le peuple vénitien comme celui qui haïssait le plus les Français. Le Directoire l'invitait à prendre tous les moyens de paralyser les mauvaises intentions du sénat, et à employer un mélange habile de menaces et d'adresse. C'était aussi ce que faisait le général en chef, persuadé qu'on ne pouvait pas même négocier avec Venise avant d'avoir pris Mantoue.

Quant à la Toscane, Bonaparte écrivait à Miot[38] : Dissimulez avec le grand duc ; s'il se conduit mal, il paiera tout à la fois ; ces gens-ci sont peu à craindre.

Dans sa belle proclamation de Milan, Bonaparte avait dit à ses soldats : La postérité vous reprochera-t-elle d'avoir trouvé Capoue dans la Lombardie ? Il paraît qu'en effet quelques officiers l'y trouvèrent. Le Directoire fut instruit que des militaires se prêtaient avec une facilité alarmante ; particulièrement à Milan, à l'empressement affecté des habitants qui cherchaient à les circonvenir et à corrompre, au sein des plaisirs, la pureté de l'esprit républicain qui devait les animer. Ces reproches portaient nominativement sur le générât Despinois : le Directoire recommanda au général en chef de rappeler ces officiers à la sévérité des principes, d'en réprimer sévèrement l'oubli, et l'autorisa même à chasser de l'armée tous ceux qui tendraient à la désorganiser par une conduite aussi dangereuse[39]. Il rendit un ordre très-sévère contre les officiers absents et spécialement ceux qui se trouveraient à Milan, à Brescia et à Plaisance[40].

A cette époque, Bonaparte jugea utile de donner au Directoire son opinion sur des généraux de son armée. Il en trouvait fort peu qui pussent le servir ; c'étaient ses expressions. Il les caractérisait ainsi[41] :

BERTHIER : talents, activité, courage, caractère ; tout pour lui.

AUGEREAU : beaucoup de caractère, de courage, de fermeté, d'activité ; a l'habitude de la guerre, est aimé du soldat, heureux dans ses opérations.

MASSENA : actif, infatigable, a de l'audace, du coup-d'œil, et de la promptitude à se décider.

SERRURIER : se bat en soldat, ne prend rien sur lui, ferme ; n'a pas assez bonne opinion de ses troupes ; est malade.

DESPINOIS : mou ; sans activité, sans audace, n'a pas l'état de la guerre, n'est pas aimé du soldat, ne se bat pas à sa tête, a d'ailleurs de la hauteur, de l'esprit et des principes politiques sains ; bon à commander dans l'intérieur.

SAURET : bon, très-bon soldat ; pas assez éclairé pour être général ; peu heureux.

ABATUCCI : pas bon à commander cinquante hommes[42].

GARNIER, MEUNIER, CASABIANCA : incapables ; pas bons à commander un bataillon dans une guerre aussi active et aussi sérieuse que celle-ci.

MACQUART : brave homme, pas de talent, vif.

GAUTHIER : bon pour un bureau ; n'a jamais fait la guerre.

VAUBOIS et SAHUGUET étaient employés dans les places ; je viens de les faire venir à l'armée : j'apprendrai à les apprécier ; ils se sont très-bien acquittés de ce que je leur ai confié jusqu'ici ; mais l'exemple du général Despinois qui était très-bien à Milan et très-mal à la tête de sa division, m'ordonne de juger les hommes d'après leurs actions ?

 

Le Directoire lui répondit qu'il avait été satisfait de ces renseignements, et qu'il s'en occuperait lorsqu'il aurait transmis d'autres notes sur les généraux de brigade et les adjudants-généraux. Il fit remarquer au général en chef qu'il avait oublié plusieurs généraux, et principalement le général Kilmaine[43].

Il paraît qu'à cette époque le général en chef avait fait aussi des communications à Augereau, relativement à quelques individus dont ils n'étaient pas contents. Personne, lui répondit ce général[44], ne professe mieux que moi la justice qu'on doit rendre à votre zèle infatigable et à vos talents militaires. L'estime que je vous porte et que tous les braves qui veulent le bien partagent avec moi, est un juste tribut dû à vos soins et à vos sollicitudes pour la gloire de la République. Je reconnais bien que si les choses ne vont pas, comme vous, mon général, quelques autres et moi le désirons, c'est un malheur qu'il faut attribuer à la fatalité qui place dans les armées des êtres qui mettent des entraves, par incapacité, négligence, et que l'habitude a fait croire nécessaires.

Après que ses troupes furent chassées de Montebaldo et de Roca d'Anfo, Wurmser, craignant de n'être pas en sûreté à Alla où il avait l'intention de tenir, abandonna cette position, le 26 thermidor, et établit son armée à Trente et autour de cette ville pour la réorganiser et attendre des renforts. Le 1er fructidor, Davidowich se porta de nouveau sur Roveredo, et Wukassowich sur San-Marco.

Les succès de l'armée française l'avaient affaiblie ; il fut donc indispensable de lui donner quelque repos, de rallier les corps disséminés après des chocs aussi violents, et de réorganiser le service des administrations. Suivant l'expression de Bonaparte : Ce service était absolument en déroute ; il y avait de ces messieurs qui s'étaient retirés tout d'une traite jusqu'au golfe de la Spezzia. Il citait entre autres le commissaire des guerres Salva ; il avait abandonné l'armée l'esprit frappé, voyant de toutes parts des ennemis passant le Pô, communiquant partout sa frayeur, écrivant de tous côtés sauve qui peut, arrivant à deux lieues de Gênes, et mourant 24 heures après d'une fièvre violente dans les transports de laquelle il se croyait blessé par les Hulants de cent coups de sabre.

Rien, écrivait Bonaparte au Directoire, n'égale cette lâcheté que la bravoure des soldats. Beaucoup de commissaires des guerres n'ont pas été plus braves. Tel est l'inconvénient de la loi qui veut que les commissaires des guerres ne soient que des agents civils, tandis qu'il leur faut plus de courage et d'habitudes militaires qu'aux officiers mêmes. Le courage qui leur est nécessaire doit être tout moral, et n'est jamais que le fruit de l'habitude des dangers. Il pensait que ces fonctionnaires ne devaient être pris que parmi les hommes qui auraient fait plusieurs campagnes dans la ligne, et donné des preuves de courage. Tout homme, ajoutait-il[45], qui aime la vie plus que la gloire nationale et l'estime de ses camarades, ne doit pas faire partie de l'armée française. On est révolté lorsqu'on entend journellement les individus des diverses administrations avouer qu'ils ont eu peur, et s'en faire presque gloire.

Le Directoire ne prit pas en bonne part cette amère critique de la législation ; il invita le général en chef à se faire représenter les lois et règlements pour se convaincre qu'ils n'autorisaient pas la lâcheté, et à veiller avec sévérité à leur exécution.

Il y avait à l'armée 15.000 malades, à la vérité d'une fièvre légère ; il en mourait peu. Le général en chef n'en attendait pas moins avec une grande impatience les renforts promis par le Directoire. Il recommandait à Kellermann d'activer la marche des troupes. Des 6.000 hommes du général Châteauneuf- Randon, 600 seulement étaient arrivés à Nice ; et 3.000 à Milan des 13.000 hommes de l'armée de l'Océan.

Malgré des assertions contraires, on ne peut pas douter que le Directoire ne voulût maintenir cette armée dans un état de force respectable ; il attachait un grand prix à la conservation de l'Italie, elle était pour lui le gage de la paix continentale ; il renouvelait ses ordres aux généraux Châteauneuf-Randon et Kellermann[46].

Mais en butte à deux partis, les royalistes et les anarchistes, qui agitaient alors la république, le Directoire n'osant pas s'appuyer sur la masse de la nation dévouée à ses nouvelles institutions, s'effrayait de son isolement ; il promettait des renforts, et retenait des troupes dans l'intérieur pour le maintien de son pouvoir et de sa tranquillité.

Le 7 fructidor à 3 heures du matin, Sahuguet, chargé du blocus de Mantoue, attaqua à la fois le pont de Governolo et Borgo-Forte, pour faire rentrer la garnison dans la place. Sahuguet en personne s'empara du pont de Governolo, le général Dallemagne de Borgo-Forte ; l'ennemi perdit 500 hommes tués, blessés ou prisonniers[47].

Le moment paraissait favorable à Bonaparte pour rentrer en campagne. Les armées de la république s'étaient avancées rapidement dans le cœur de l'Allemagne ; celle de Sambre-et-Meuse était arrivée sur la Rednitz, celle du Rhin-et-Moselle sur le Lech. D'ailleurs Wurmser commençait son mouvement pour se porter de Trente avec un corps de 30.000 hommes au secours de Mantoue, en marchant par les gorges de la Brenta, Bassano et le bas Adige, laissant Davidowich à la garde du Tyrol avec 25.000 hommes. Bonaparte résolut de le prévenir et de prendre l'offensive. Quoiqu'il n'eût reçu que de faibles renforts, son armée- était réorganisée. Vaubois remplacé à Livourne par Serrurier, commandait l'aile gauche, forte de 11.000 hommes, sur la rive occidentale du lac de Garda ; Masséna avec 13.000 hommes était au centre, et' Augereau à la droite avec 9.000 ; Sahuguet avec 10.000 hommes restait devant Mantoue ; Kilmaine avec deux bataillons d'infanterie et une faible division de cavalerie éclairait le Bas-Adige et défendait Vérone ; Sauret, avec les dépôts et quelques bataillons attendus des Alpes, devait maintenir la police à Brescia et sur les derrières[48].

On n'avait pas encore tiré un coup de fusil, et Bonaparte organisait provisoirement le Tren.in comme s'il en avait déjà été maître. Par un arrêté il maintenait le conseil aulique pour gouverner au nom de la république et rendre compte des revenus du prince et de l'empereur. Il rédigeait une proclamation aux Tyroliens, dans laquelle il les engageait à se soumettre. La supériorité de mes armes, leur disait-il, est aujourd'hui constatée. Les ministres de l'empereur achetés par l'or de l'Angleterre le trahissent ; ce malheureux prince ne fait pas un pas qui ne soit une faute. Nous ne passons sur votre territoire que pour obliger la cour de Vienne à se rendre au vœu de l'Europe désolée, et à entendre le cri de ses peuples. Nous ne venons pas ici pour nous agrandir ; la nature a tracé nos limites au Rhin et aux Alpes, comme elle a posé au Tyrol les limites de la maison d'Autriche. Tyroliens, rentrez dans vos foyers, quittez des drapeaux tant de fois battus et impuissants ; ce ne sont pas quelques ennemis de plus que peuvent redouter les vainqueurs des Alpes et de l'Italie[49].

Comment n'aurait-il pas vaincu le général, qui disposant d'avance du pays occupé parles ennemis, prenait avec lui-même l'engagement de les vaincre, -et avec son armée celui de la mener à la victoire !

 

FIN DU PREMIER VOLUME

 

 

 



[1] Lettre du 14 thermidor (1er août).

[2] Louis Bonaparte, son frère.

[3] Lettre du 14 thermidor (1er août).

[4] Botta, Histoire d'Italie, tom. II, page 64.

[5] Lettre de Bonaparte au Directoire, 19 thermidor (6 août).

[6] En récompense de sa belle conduite, il fut nommé dans la suite duc de Castiglione. Cette journée est la plus belle de la vie de ce général. Napoléon n'a jamais voulu depuis l'oublier. Montholon, tom. III, p. 295.

[7] Bonaparte dans sa lettre au Directoire du 19 thermidor (6 août), dit 2 à 3.000 tués ou blessés, 4.000 prisonniers. Jomini, tom. VIII page 325, dit 3.000 tués, blessés ou prisonniers.

[8] Lettre du 19 thermidor (6 août).

[9] Notamment C. Botta, Histoire d'Italie, tom. I, page 73.

[10] Lettre du 19 thermidor (6 août).

[11] Lettre du 21 thermidor (8 août).

[12] Lettres des 25 et 28 thermidor (12 et 15 août).

[13] Lettre du 13 thermidor (31 juillet).

[14] Lettre du 26 thermidor (13 août).

[15] Lettres des 28 et 29 thermidor (15 et 16 août).

[16] Lettre du 26 thermidor (13 août).

[17] Lettre du 6 fructidor (23 août).

[18] Lettre de Bonaparte au Directoire, 21 thermidor (8 août).

[19] Lettre du 22 thermidor (9 août).

[20] Lettre du 4 thermidor (22 juillet).

[21] Lettres de Cacault à Bonaparte, 19, 23, 25, 28 thermidor (6, 10, 12, 15 août).

[22] Lettre du 25 thermidor (12 août).

[23] Lettre du 25 thermidor.

[24] Lettre du 25 thermidor (12 août).

[25] Lettre du Directoire, 6 fructidor (23 août).

[26] Lettres de Cacault, du 1er au 8 fructidor (18 au 25 août).

[27] Lettre du 9 fructidor (26 août).

[28] Lettre du 5 fructidor (22 août). — Le bruit du remplacement de Wurmser par Dewins s'était répandu ; il était sans fondement.

[29] Lettre du Directoire, 6 fructidor (22 août).

[30] Lettre du 3 fructidor (20 août).

[31] Lettre du 6 fructidor (23 août).

[32] Lettre du 9 fructidor (26 août).

[33] Lettre du 28 thermidor (15 août).

[34] Ordre du 8 fructidor (25 août).

[35] Lettre du 25 thermidor (12 août).

[36] Lettre du 9 fructidor (26 août).

[37] Lettre d'Augereau à Bonaparte, 14 fructidor (31 août).

[38] Lettre du 9 fructidor (26 août).

[39] Lettre du 25 thermidor (12 août).

[40] Ordre du 1er fructidor (18 août).

[41] Lettre du 26 thermidor (13 août.)

[42] Vieux général ; oncle du brave général de ce nom, tué au siège d'Huningue.

[43] Lettre du 6 fructidor (23 août). Kilmaine, d'origine irlandaise, était un excellent officier de cavalerie ; il avait de l'esprit, une tête saine, du sang froid, du coup-d'œil ; il était très-propre à commander des corps d'observation détachés, à toutes les commissions délicates qui exigent du discernement. Il avait été employé en prairial contre le faubourg Saint-Antoine. Lors de la campagne d'Italie, il avait environ 50 ans. Il rendit des services importants à l'armée dont il eût été un des principaux généraux sans la faiblesse de sa santé. Il avait une grande connaissance des troupes autrichiennes ; familier avec leur tactique, il ne se laissait pas imposer par les4aux bruits qu'elles sont dans l'habitude de répandre sur les derrières d'une armée, ni par ces têtes de colonnes qu'elles jettent sur toutes les communications, dans toutes les directions, pour faire croire à la présence de grandes forces où elles ne sont pas. Ses opinions politiques étaient très-modérées. (Montholon, tom. II, page 28.)

[44] Lettre du 6 fructidor (23 août.)

[45] Lettre du 8 fructidor (25 août).

[46] Lettres des 6 et 17 fructidor (23 août, 3 septembre).

[47] Lettre de Bonaparte du 8 fructidor (25 août).

[48] Bonaparte lui écrivit que les mouvements auxquels était destinée la division qu'il avait commandée étaient incompatibles avec l'état de sa santé, et que ce changement n'avait rien qui dût l'affecter. On se rappelle que le général en chef avait signalé au Directoire ce général comme très-bon soldat, mais pas assez éclairé et peu heureux.

[49] Arrêté et proclamation du 13 thermidor (31 août).