HISTOIRE GÉNÉRALE DE NAPOLÉON BONAPARTE

GUERRE D'ITALIE. - TOME PREMIER

 

CHAPITRE VIII.

 

 

Le Directoire n'approuve pas le plan de campagne de Bonaparte, et se propose de partager l'armée Armistice avec le duc de Parme. — Tableaux envoyés au Musée national. — Bataille de Lodi. — Bonaparte combat le projet du Directoire de partager l'armée. — Réfutation des motifs prêtés par Bonaparte au Directoire.

 

Le Directoire approuva l'armistice conclu avec le roi de Sardaigne, loua les mesures vigoureuses que Bonaparte avait prises en l'accordant, et en faisant exécuter sur-le-champ ses conditions les plus essentielles ; il l'engagea de la manière la plus pressante à ne pas laisser un moment de repos à l'armée autrichienne jusqu'à ce qu'elle fût anéantie.

En rendant compte de l'armistice, Bonaparte avait, comme on l'a vu plus haut, tracé à grands traits son plan de campagne, d'après lequel il espérait, avant un mois, être sur les montagnes du Tyrol, trouver l'armée du Rhin, porter de concert la guerre dans la Bavière et même, chemin faisant, visiter Rome.

Ce plan qui, pris à la lettre, manquait de précision, et semblait échappé à la fougue de la jeunesse et à l'ivresse de la victoire, n'était que l'aperçu rapide de ce que concevait le génie de la guerre. La suite prouvera qu'il n'avait pas trop osé. Le Directoire fut effrayé de ce plan, et trouva qu'il présentait des obstacles majeurs et des difficultés insurmontables. Il crut devoir le circonscrire dans un cercle moins étendu, auquel le ramenait la nécessité de terminer la guerre pendant la campagne. Il comptait sur les victoires de l'armée ; mais quelles pouvaient être les suites d'une entrée en Bavière par les montagnes du Tyrol, et quel espoir pourrait-on concevoir d'une retraite honorable en cas de revers ? Comment d'ailleurs contenir avec les forces françaises en Italie et quelques mille hommes que le Directoire pourrait y ajouter, tant de pays soumis, mais impatients de se dérober au voisinage et à l'action de la guerre ? Et quels seraient les moyens de résistance, si la cour de Turin, que l'on forçait à la paix, se laissait circonvenir de nouveau, et reprenait les armes pour couper les communications de l'armée française ?

Le plan du Directoire était beaucoup moins hardi, et se réduisait à s'emparer de l'Italie, à reconquérir la Corse sur les Anglais et à les chasser de la- Méditerranée.

Ainsi il voulait faire d'abord la conquête du Milanais, soit qu'il dût retourner à l'Autriche comme cession nécessaire pour assurer la paix avec elle, soit qu'il convînt de le donner par la suite aux Piémontais, ou comme récompense des efforts qu'ils feraient pour aider à cette conquête, ou comme dédommagement des départements du Mont-Blanc et des Alpes-Maritimes, constitutionnellement réunis à la République ; il voulait repousser les ennemis jusque sur les montagnes du Tyrol, et les mettre en crainte de s'y voir forcés.

Son intention était de partager ensuite l'armée d'Italie en deux : la plus faible partie resterait dans le Milanais et en assurerait la possession par sa présence ; elle y serait secondée par les troupes Piémontaises, si le roi de Sardaigne acceptait l'alliance offensive et défensive dont on traiterait incessamment avec ses agents ; et elles seraient particulièrement chargées de la conservation des gorges du Tyrol et de pousser plus avant les succès, dans le cas où les circonstances le permettraient. Les troupes républicaines resteraient dans le Milanais, y lèveraient des contributions et vivraient dans ce pays fertile, sans avoir besoin des secours de l'intérieur. Le Directoire destinait au général Kellermann le commandement des forces françaises dans le Milanais.

La seconde colonne qui serait la plus forte possible côtoierait en partie la mer ; elle se porterait d'abord par Gavi sur Livourne, et menacerait ensuite Rome et Naples. A Livourne on s'emparerait de toutes les propriétés et de tous les vaisseaux ennemis. Si le Grand-Duc ne secondait pas ces mesures, ou y apportait des obstacles, la Toscane serait traitée comme une alliée de l'Angleterre et de l'Autriche.

En passant sur le territoire de la république de Lucques, on lui déclarerait que la république française n'avait aucune intention hostile à son égard.

Le Directoire jugeait convenable d'ajourner tous les débats avec Gênes jusqu'après l'expédition de Livourne ; alors si on n'en agissait pas avec elle comme avec Livourne, de tirer au moins parti de sa neutralité et d'y lever un emprunt. Le moment viendrait où on lui demanderait une réparation pour l'incendie de la frégate la Modeste. On lui ferait sentir que la France était plus généreuse que ses ennemis qui voulaient la livrer au roi sarde[1].

On exigerait que les émigrés fussent chassés des é4ats de Gênes et de ceux de Toscane, comme ils l'avaient sans doute été de la partie du Piémont occupée par l'armée française.

Quant au duc de Parme, il était juste qu'il payât son entêtement à ne pas se détacher de la coalition. Ses états fourniraient à l'armée tout ce dont elle aurait besoin et des secours en numéraire. Mais les liaisons de la France avec l'Espagne commandaient de n'y faire aucune dévastation inutile, et de la ménager beaucoup plus que les autres possessions ennemies.

Venise serait traitée comme une puissance neutre, mais elle ne devait pas s'attendre à l'être comme une puissance amie, attendu qu'elle n'avait rien fait pour mériter les égards de la France.

Si Rome faisait des avances, la première chose à exiger était que le pape ordonnât immédiatement des prières publiques pour la prospérité et les succès de la république française. Quelques-uns de ses beaux monuments, ses statues, ses tableaux, ses médailles, ses bibliothèques, ses bronzes, ses madones d'argent et même ses cloches dédommageraient la France des frais que lui coûterait la visite qu'on lui aurait faite.

Dans le cas où la cour de Naples, effrayée de l'approche de l'armée, ferait faire quelques propositions, il faudrait exiger qu'elle livrât sur-le-champ les vaisseaux et les propriétés des ennemis, et qu'elle s'engageât à ne plus recevoir pendant la guerre de vaisseaux anglais ou ennemis de la République.

Elle allait traiter de la paix avec la Sardaigne ; elle serait généreuse et chercherait a se faire un allié qui par intérêt et par amitié lui fût toujours attaché.

Tel fut le plan de conduite que le Directoire transmit au général en chef.

Le Directoire exécutif est persuadé, ajoutait- il, que vous regardez la gloire des beaux-arts comme attachée à celle de l'armée que vous commandez. L'Italie leur doit en grande partie ses richesses et son illustration ; mais le temps est arrivé où leur règne doit passer en France, pour affermir et embellir celui de la liberté. Le Muséum national doit renfermer les monuments les plus célèbres de tous les arts, et vous ne négligerez pas de l'enrichir de ceux qu'il attend des conquêtes actuelles de l'armée d'Italie et de celles qui lui sont encore réservées[2].

Le général en chef n'avait point perdu de vue ce dernier objet, car il venait de demander au Directoire de lui envoyer des artistes pour recueillir les monuments des beaux-arts[3], et dans le moment où il recevait cette recommandation du Directoire, il avait déjà, comme on va le voir, imposé au duc de Parme une contribution en tableaux.

En entrant dans ses états, Bonaparte reçut, au passage de la Trebia, des envoyés du prince, pour demander la paix. Le chevalier d'Azara ministre d'Espagne étant intervenu en sa faveur, le général en chef lui répondit : Qu'il n'était pas dans son cœur, ni dans l'intention du peuple français, de faire du mal sans but et de nuire en rien aux peuples ; qu'il consentait à suspendre toute hostilité contre le duc de Parme et la marche de ses troupes sur Parme, pourvu que, dans la nuit, le duc envoyât des plénipotentiaires pour conclure la suspension[4].

En attendant il fit marcher quelques régiments de cavalerie, avec une brigade, jusqu'à trois lieues de Plaisance.

L'armistice fut signé le 20 (9 mai). Le duc de Parme, ce fameux élève de Condillac, environné de moines et livré aux pratiques les plus minutieuses de la dévotion, n'était d'aucune importance politique. On lui laissa donc l'administration de ses états ; on se borna à le rançonner. On exigea de lui 2 millions en argent, et 1.700 chevaux. On l'obligea à défrayer toutes les routes militaires et les hôpitaux qui seraient établis dans ses états. Le duc dut livrer vingt tableaux, au choix des commissaires français. Il fit proposer 2 millions pour conserver le fameux St. Jérôme. Les agents de l'armée étaient d'avis de l'accepter, le général en chef répondit : Tous les trésors ne valent pas à mes yeux la gloire d'offrir à ma patrie le chef-d'œuvre du Dominicain.

On a dit[5] que c'était dans l'histoire moderne le premier exemple d'une contribution en tableaux.

La République avait déjà reçu au même titre, et possédait dans son Musée les chefs-d'œuvre des écoles hollandaise et flamande. Il y eut des personnes, même en France, qui s'apitoyèrent alors sur l'enlèvement des monuments de l'Italie ; des artistes réclamèrent auprès du Directoire pour qu'on les y laissât dans l'intérêt des arts. Les Romains avaient enlevé aux Grecs vaincus les statues dont ils ornèrent le Capitole. Toutes les capitales de l'Europe moderne étaient remplies de dépouilles de l'antiquité, et personne n'avait encore songé à leur en faire un crime.

Je vous enverrai le plus tôt possible, écrivit Bonaparte au Directoire, les plus beaux tableaux du Corrège, entre autres, un saint Jérôme, que l'on dit être son chef-d'œuvre. J'avoue que ce saint prend un mauvais temps pour arriver à Paris : j'espère que vous lui accorderez les honneurs du Muséum. Je vous réitère la demande de quelques artistes connus, qui se chargeront du choix et des détails de transport des choses rares que nous jugerons devoir envoyer à Paris.

Dès qu'une partie de l'armée eut passé le, Pô, Bonaparte écrivit à Carnot le 20 floréal (9 mai) :

Nous avons enfin passé le Pô. La seconde campagne est commencée, Beaulieu est déconcerté ; il calcule assez mal et donne constamment dans les pièges qu'on lui tend : peut-être voudra-t-il donner une bataille, car cet homme-là a l'audace de la fureur et non celle du génie ; mais les six mille hommes que l'on a obligés hier de passer l'Adda, et qui ont été défaits, l'affaiblissent beaucoup. Encore une victoire, et nous sommes maîtres de l'Italie.

J'ai accordé une suspension d'armes au duc de Parme ; le duc de Modène m'envoie des plénipotentiaires.

Si nous avions un ordonnateur habile, nous serions aussi bien qu'il est possible d'imaginer. Nous allons faire établir des magasins considérables de blé, des parcs de six cents bœufs sur les derrières. Dès l'instant que nous arrêterons nos mouvements, nous ferons habiller l'armée à neuf ; elle est toujours à faire peur, mais tout engraise ; le soldat ne mange que du pain de Gonesse, bonne viande et en quantité, bon vin, etc. La discipline se rétablit tous les jours ; mais il faut souvent fusiller, car il est des hommes intraitables qui ne peuvent se commander.

Ce que nous avons pris à l'ennemi est incalculable. Nous avons des effets d'hôpitaux pour quinze mille malades, plusieurs magasins de blé, farine, etc. Plus vous m'enverrez d'hommes, plus je les nourrirai facilement.

Je vous fais passer vingt tableaux des premiers maîtres, du Corrège et de Michel-Ange.

Je vous dois des remercîments particuliers pour les attentions que vous voulez bien avoir pour ma femme, je vous a recommande ; elle est patriote sincère, et je l'aime à la folie.

J'espère que les choses vont bien, pouvant vous envoyer une douzaine de millions à Paris ; cela ne vous fera pas de mal pour l'armée du Rhin.

Envoyez-moi quatre mille cavaliers démontés, je chercherai ici à les remonter.

Je ne vous cache pas que, depuis la mort de Stengel, je n'ai plus un officier supérieur de cavalerie qui se batte. Je désirerais que vous pussiez m'envoyer deux ou trois adjudants-généraux sortant de la cavalerie, qui aient du feu, et une ferme résolution de ne jamais faire de savantes retraites.

 

L'armée autrichienne ayant réussi, malgré la rapidité des mouvements des Français, à se retirer derrière l'Adda, il ne restait d'autre parti à prendre que de l'attaquer de front.

Le quartier-général de l'armée française arriva à Casal le 21 (10 mai) à trois heures du matin ; à neuf heures, l'avant-garde rencontra les ennemis qui défendaient les approches de Lodi : Bonaparte ordonna aussitôt à toute la cavalerie de monter à cheval avec quatre pièces d'artillerie légère qui venaient d'arriver, et qui étaient attelées avec les chevaux de carrosses des seigneurs de Plaisance. La division du général Augereau, qui avait couché à Borghetto, celle du général Masséna, qui avait couché à Casai, se mirent en marche. L'avant- garde, pendant ce temps-là, culbuta tous les postes des ennemis qui avaient déjà passé l'Adda sur le pont. Beaulieu, avec toute son armée, était rangé en bataille ; 30 pièces de canon de position défendaient le passage du pont. Bonaparte fit placer toute son artillerie en batterie ; la canonnade fut très-vive pendant plusieurs heures ; dès l'instant que l'armée fut arrivée, elle se forma en colonne serrée, le deuxième bataillon des carabiniers en tête, et suivi par tous les bataillons des grenadiers, au pas de charge et aux cris de vive la République ! L'on se présenta sur le pont, qui a cent toises de longueur ; l'ennemi fit un feu terrible ; la tête de la colonne paraissait même hésiter : ce moment d'hésitation pouvait tout perdre ; les généraux Berthier, Masséna, Cervoni, Dallemagne, Lannes et le chef de bataillon Dupas le sentirent, et se précipitèrent à la tête des troupes[6]. Cette redoutable colonne renversa tout ce qui s'opposa à elle ; toute l'artillerie fut sur-le-champ enlevée ; l'ordre de bataille de Beaulieu fut rompu ; elle sema de tout côté l'épouvante, la fuite et la mort ; dans un clin-d'œil, l'armée ennemie fut éparpillée. Les généraux Rusca, Augereau et Beyrand passèrent aussitôt que leurs divisions furent arrivées, et achevèrent de décider la victoire.

La cavalerie passa l'Adda à un gué qui se trouva très-mauvais ; elle éprouva beaucoup de retard, ce qui l'empêcha de donner. La cavalerie ennemie essaya, pour protéger la retraite de l'infanterie, de charger les Français, mais ils n'en furent pas épouvantés. La nuit qui survint, et l'extrême fatigue des troupes, dont plusieurs avaient fait, dans la journée, plus de dix lieues, ne leur permirent pas de poursuivre davantage l'ennemi. Il perdit vingt pièces de canon, environ 3.000 hommes, morts, blessés et prisonniers. La perte des Français ne fut que de 40o hommes.

Je pensais, écrivit Bonaparte au Directoire, que le passage du Pô serait l'opération la plus audacieuse de la campagne, tout comme la bataille de Millesimo l'action la plus vive ; mais j'ai à vous rendre compte de la bataille de Lodi. Quoique nous ayons eu des affaires très-chaudes, où l'armée a dû souvent payer d'audace, aucune n'approche du terrible passage du pont de Lodi... Si nous avons perdu peu de monde, nous le devons à la promptitude de l'exécution et à l'effet subit qu'ont produit sur l'armée ennemie la masse et les feux redoutables de cette intrépide colonne. Si j'étais tenu de nommer tous les militaires qui se sont distingués dans cette journée extraordinaire, je serais obligé de nommer tous les carabiniers et grenadiers de l'avant-garde, et presque tous les officiers de l'état-major ; mais je ne dois pas oublier l'intrépide Berthier, qui a été dans cette journée canonnier, cavalier et grenadier[7].

Bonaparte désigna encore le capitaine Latour, aide-de-camp de Masséna, blessé de coups de sabre ; son aide-de-camp Marmont, qui avait eu un cheval blessé sous lui ; son aide-de-camp Lemarois, qui avait eu son habit criblé de balles, et dont le courage, disait-il, était égal à l'activité.

Ce fut, dit-on, à Lodi que l'armée conféra à Bonaparte le grade de caporal, d'où les soldats continuèrent à lui donner le surnom de Petit-Caporal[8]. D'autres placent cette anecdote à l'époque où il commandait l'artillerie à l'armée d'Italie[9].

Bonaparte n'avait pas été trop étonné de ses succès au siège de Toulon. Il en ressentit une vive satisfaction ; mais il n'en fut point émerveillé. Le 13 vendémiaire et même Montenotte ne le portèrent pas encore à se croire un homme supérieur ; ce n est qu'après Lodi qu'il lui vint dans l'idée qu'il pourrait bien devenir un acteur décisif sur la scène politique. Alors naquit la première étincelle de la haute ambition[10], qui depuis a été Je véhicule de toute sa vie. Alors seulement il cessa de douter de sa capacité et de ses forces, dont jusque là il n avait eu que la conscience.

Dans la lettre suivante à Carnot, Bonaparte insista avec non moins de confiance et plus de force encore sur le plan qu'il avait soumis au Directoire.

La bataille de Lodi, mon cher directeur, donne à la République toute la Lombardie. Les ennemis ont laissé deux mille hommes dans le château de Milan, que je vais nécessairement investir. Vous pouvez compter dans vos calculs comme si j'étais à Milan ; je n'y vais pas demain, parce que je veux poursuivre Beaulieu, et chercher à profiter de son délire pour le battre encore une fois.

Bientôt il est possible que j'attaque Mantoue. Si j'enlève cette place, rien ne m'arrête plus pour pénétrer dans la Bavière. Dans deux décades, je puis être dans le cœur de l'Allemagne. Ne pourriez-vous pas combiner mes mouvements avec l'opération de ces deux armées ? Je m'imagine qu'à l'heure qu'il est, on se bat sur le Rhin ; si l'armistice continuait, l'armée d'Italie serait écrasée. Si les deux armées du Rhin entrent en campagne, je vous prie de me faire part de leur position et de ce que vous espérez qu'elles puissent faire, afin que cela me serve de règle pour entrer dans le Tyrol, ou me borner à l'Adige. Il serait digne de la République d'aller signer le traité de paix, les trois armées réunies, dans le cœur de la Bavière, ou de l'Allemagne étonnée. Quant à moi, s'il entre dans vos projets que les deux armées du Rhin fassent des mouvements en avant, je franchirai le Tyrol avant que l'empereur ne s'en soit sérieusement douté.

S'il était possible d'avoir un bon commissaire-ordonnateur ? Celui qui est ici serait bon en second, mais il n'a pas assez de feu et de tête pour être en chef[11].

 

Après le combat de Fombio, les Français avaient poursuivi l'ennemi jusqu'à Pizzighittone, mais ils ne purent passer l'Adda. Beaulieu se retira par cette place, après la bataille de Lodi ; les Français y arrivèrent le 22 ; mais il s était déjà retiré au-delà de Crémone. Ils investirent et attaquèrent la ville de Pizzighittone qui, après une vive canonnade, fut obligée de se rendre ; on y fit trois cents prisonniers et on y prit cinq pièces de canon de bronze. La cavalerie se mit à la poursuite de l'ennemi. La ville de Crémone ouvrit ses portes ; Bonaparte regarda dès-lors toute la Lombardie comme appartenant à la République.

Dans les environs de Pizzighittone, Bonaparte eut la fantaisie de questionner, sans en être connu, un officier allemand qu'on venait de faire prisonnier, et lui demanda comment allaient les affaires. Oh ! très-mal, lui répondit l'officier. On n'y comprend plus rien. Nous avons affaire à un jeune général qui est tantôt devant nous, tantôt sur notre queue, tantôt sur nos flancs. On ne sait jamais comment se placer. Cette manière de faire la guerre est insupportable et contraire à tous les usages[12].

Plus que jamais préoccupé de ses vastes projets, Bonaparte écrivit au Directoire : On dit que la suspension d'armes continue toujours à l'armée du Rhin. J'imagine qu'à l'heure qu'il est vous avez porté vos regards sur un objet aussi essentiel ; il paraît même que les ennemis ont publié avec emphase, dans leur camp, que cette suspension était pour trois mois, et qu'ils allaient, en conséquence, recevoir de grands renforts[13].

Dans le même moment, il recevait la réponse du Directoire, que nous avons rapportée ci-dessus, relative au projet de porter l'armée d'Italie en Allemagne, par le Tyrol. On jugera mieux par les lettres suivantes de Bonaparte, que par tous les raisonnements, la manière dont il en fut affecté. On verra surtout comment il jugeait le partage de l'armée d'Italie en deux.

Je reçois à l'instant le courrier parti, le 18, de Paris : vos espérances sont réalisées, puisqu'à l'heure qu'il est, toute la Lombardie est à la République. Hier, j'ai fait partir une division pour cerner le château de Milan. Beaulieu est à Mantoue avec son armée, il a inondé tout le pays environnant : il y trouvera la mort ; car c'est le plus malsain de l'Italie.

Beaulieu a encore une armée nombreuse, il a commencé la campagne avec des forces supérieures ; l'empereur lui envoie dix mille hommes de renfort, qui sont en marche. Je crois très-impolitique de diviser en deux l'armée d'Italie, il est également contraire aux intérêts de la République d'y mettre deux généraux différents.

L'expédition sur Livourne, Rome et Naples est très-peu de chose : elle doit être faite par les divisions en échelons, de sorte que l'on puisse, par une marche rétrograde, se trouver en force contre les Autrichiens et menacer de les envelopper au moindre mouvement qu'ils feraient. Il faudra, pour cela, non-seulement un seul général, mais encore que rien ne le gène dans sa marche et ses opérations. J'ai fait la campagne sans consulter personne ; je n'eusse rien fait de bon s'il eût fallu me concilier avec la manière de voir d'un autre. J'ai remporté quelques avantages sur des forces supérieures et dans un dénuement absolu de tout, parce que, persuadé que votre confiance se reposait sur moi, ma marche a été aussi prompte que ma pensée.

Si vous m'imposez des entraves de toutes espèces ; s'il faut que je réfère de tous mes pas aux commissaires du Gouvernement ; s'ils ont droit de changer mes mouvements, de m'ôter ou de m'envoyer des troupes, n'attendez plus rien de bon. Si vous affaiblissez vos moyens, en divisant vos forces ; si vous rompez en Italie l'unité de la pensée militaire, je vous le dis avec douleur, vous aurez perdu la plus belle occasion d'imposer des lois à l'Italie.

Dans la position des affaires de la République en Italie, il est indispensable que vous ayez un général qui ait entièrement votre confiance : si ce n était pas moi, je ne m'en plaindrais pas ; mais je m emploierais à redoubler de zèle pour mériter votre estime dans le poste que vous me confieriez. Chacun a sa manière de faire la guerre. Le général Kellermann a plus d'expérience et la fera mieux que moi ; mais tous les deux ensemble nous la ferons fort mal.

Je ne puis rendre à la patrie des services essentiels qu'investi entièrement et absolument de votre confiance. Je sens qu'il faut beaucoup de courage pour vous écrire cette lettre, il serait si facile de m accuser d'ambition et d'orgueil ! Mais je vous dois l'expression de tous mes sentiments, à vous qui m'avez donné dans tous les temps des témoignages d'estime que je ne dois pas oublier. Les différentes divisions d'Italie prennent possession de la Lombardie. Lorsque vous recevrez cette lettre, nous serons déjà en route, et votre réponse nous trouvera probablement près de Livourne. Le parti que vous prendrez dans cette circonstance est plus décisif pour les opérations de la campagne que 15.000 hommes de renfort que l'empereur enverrait à Beaulieu[14].

A Carnot :

A la réception de la lettre du Directoire, du 18, vos intentions étaient remplies, et le Milanais est à nous. Je marcherai bientôt, pour exécuter vos vues, sur Livourne et sur Rome ; tout cela se fera dans peu de temps. J'écris au Directoire relativement à l'idée de diviser l'armée ; je vous jure que je n'ai vu en cela que la patrie ; au reste, vous me trouverez toujours dans la ligne droite ; je dois à la République le sacrifice de toutes mes idées ; si l'on cherche à me mettre mal dans votre esprit, ma réponse est dans mon cœur et dans ma conscience.

Comme il serait possible que cette lettre, au Directoire, ne fût pas bien interprétée, et que vous m avez témoigné de l'amitié, je prends le parti de vous l'adresser, en vous priant d'en faire l'usage que vous suggéreront votre prudence et votre attachement pour moi.

Kellermann commandera l'armée aussi bien que moi, car personne n'est plus convaincu que je le suis, que les victoires sont dues au courage et à l'audace de l'armée ; mais je crois que réunir Kellermann et moi en Italie, c'est vouloir tout perdre. Je ne puis pas servir volontiers avec un homme qui se croit le premier général de l'Europe, et, d'ailleurs, je crois qu'il faut plutôt un mauvais général que deux bons. La guerre est comme le gouvernement, c'est une affaire de tact.

Je ne puis vous être utile qu'investi de la même estime que vous me témoigniez à Paris. Que je fasse la guerre ici ou ailleurs, cela m'est indifférent. Servir la patrie, mériter de la postérité une feuille de notre histoire, donner au Gouvernement des preuves de mon attachement et de mon dévouement, voilà toute mon ambition ; mais j'ai fort à cœur de ne pas perdre dans huit jours deux mois de fatigues, de peines et de dangers, et de ne pas me trouver entravé. J'ai commencé avec quelque gloire, je désire de continuer d'être digne de vous. Croyez, d'ailleurs, que rien n'altérera l'estime que vous inspirez à ceux qui vous connaissent[15].

Sans chercher une arrière-pensée dans cette manifestation de sentiments, il était tout naturel que Bonaparte, jugeant les dangers du système funeste adopté par le Directoire, refusât de compromettre sa gloire, et préférât le commandement général entre les mains de Kellermann à la division de l'armée qui aurait entraîné la perte de l'Italie. Tout général en chef qui consent à exécuter un plan qu'il trouve mauvais et dangereux est criminel. Dans le fait, le Directoire, qui trouvait imprudent le projet de Bonaparte de pénétrer dans le Tyrol, montrait bien moins de sagacité en voulant l'envoyer au fond de l'Italie avec la moitié de l'armée. Il est difficile de comprendre le motif qui déterminait le Directoire et celui de sels membres, Carnot, qui dirigeait alors les opérations militaires. Était-ce l'ombrage que portaient déjà les victoires et le caractère de Bonaparte ? Mais espérait-on qu'il aimerait mieux quitter lé commandement que le partager, ou bien que s'il acceptait le partage il éprouverait des revers ?

Plus tard Napoléon dit à ce sujet : Le Directoire avait été séduit par l'appât irrésistible pour les hommes de la révolution d'arborer le drapeau français sur le Capitole, et de punir la cour de Naples de ses nombreuses offenses. La politique avait dicté la conduite de Bonaparte avec le roi de Sardaigne ; mais ces ménagements entraient difficilement dans les têtes de ce temps-là. Les nouvelles successives du passage du Pô, de la bataille de Lodi, de l'occupation de la Lombardie, des armistices des ducs de Parme et de Modène enivrèrent le Directoire ; il adopta le plan de diviser l'armée[16].

Certes que le Directoire eut cherché à porter la révolution chez les princes qui s'étaient armés pour venir la combattre en France, il n'y aurait rien eu d'extraordinaire ; qu'il eût cherché parmi les peuples des auxiliaires de la République, lorsque les princes se coalisaient contre elle, il n'y aurait rien eu d'illégitime ; qu'il eût même, par pur amour de l'humanité, projeté de rendre la liberté aux nations qui se montraient favorables à celle de la France, c'était peut être le meilleur moyen de l'affermir. Mais il s'en fallait bien que le Directoire alors fût animé de l'esprit de propagande révolutionnaire ; en combattant dans son instruction du 18 floréal le plan annoncé par Bonaparte de pénétrer dans le Tyrol, le Directoire voulait qu'une partie de l'armée sous le commandement de Kellermann fit seulement des détachements de ce côté, pour en garderies passages et rester dans le Milanais pour y vivre et le conserver ; que la deuxième colonne de l'armée sous le commandement de Bonaparte, se portât sur Livourne et menaçât Rome et Naples ; que Rome ordonnât des prières pour la République et donnât de ses monuments. Le Directoire n'avait cessé de dire et répétait qu'il voulait faire une alliance avec le roi de Sardaigne et lui donner des indemnités ; il négociait alors le traité de paix. Enfin quant aux autres puissances de l'Italie, son intention était d'en obtenir la réparation de torts ou d'offenses, et de leur dicter la paix. Rien n'annonçait plus qu'il eut l'intention de les révolutionner ; au contraire il ne regardait les conquêtes que comme un, moyen d'amener les puissances coalisées à la cessation de la guerre.

Qui sonna donc le premier en Italie le tocsin de la vengeance et de la liberté ? Ce fut Bonaparte lui-même. Il avait dit à ses soldats dans sa proclamation de Cherasco : Les cendres des vainqueurs des Tarquins sont encore foulées par les assassins de Basseville..... Peuples de l'Italie, l'armée française vient pour rompre vos chaînes.....

Dans sa proclamation de Milan que nous donnerons plus loin, il dit :

Que ceux qui ont lâchement assassiné nos ministres tremblent..... l'heure de la vengeance a sonné. Mais que les peuples soient sans inquiétudes ; nous sommes amis de tous les peuples et plus particulièrement des descendants des Brutus, des Scipion.... Rétablir le Capitole, y placer avec honneur les statues des héros qui le rendirent célèbre, réveiller le peuple romain engourdi par plusieurs siècles d esclavage ; tel est le fruit de vos victoires ; elles feront époque dans l'histoire. Fous aurez la gloire immortelle de changer la face de la plus belle partie de l'Europe.

Celui qui, couronné par la victoire, annonçait hautement qu'il allait l'ennoblir encore par la délivrance des peuples, tel était le véritable révolutionnaire de l'Italie, le véritable ami de sa liberté ! Alors dans l'ardeur de la jeunesse, dans l'enthousiasme qu'excitaient en lui les souvenirs du peuple roi, son âme, pour ainsi dire vierge encore, ne connaissait point de prix plus digne de ses exploits. En vain Napoléon, changé par le malheur, les années, le pouvoir, et le trône, veut ravir à Bonaparte son plus beau titre de gloire, la postérité le vengera de cette injustice ; et l'Italie, en pleurant sur ses espérances trompées ? n'oubliera jamais le jeune guerrier qui les avait fait naitre. A l'égard du roi de Sardaigne, Bonaparte avait écrit au Directoire, 9 et 10 floréal (28 et 29 avril) : Quant aux conditions de la paix vous pouvez dicter, ce qui vous convient, puisque j'ai en mon pouvoir ses principales places. Si vous n'acceptez pas la paix avec le roi de Sardaigne, si votre projet est de le détrôner, il faut que vous l'amusiez quelques décades, et que vous me préveniez ; de suite je m'empare de Valence et je marche sur Turin. Et cependant Bonaparte écrivait en même temps que le Piémont n'était pas mûr pour une révolution.

 

 

 



[1] C'est ce qu'ils ont fait 20 ans plus tard.

[2] Lettre du 18 floréal (7 mai).

[3] Lettre du 17 floréal ci-dessus rapportée.

[4] Lettre du 17 floréal.

[5] Montholon, tom. III, page 211.

[6] Madame Bertrand ayant lu à Sainte-Hélène, devant Napoléon, dans une relation des campagnes d'Italie, ce passage : La première bataille que Bonaparte livra fut celle du Pont-de-Lodi. Il montra un grand courage, et fut parfaitement secondé par le général Lannes qui passa le pont après lui........ Avant ! s'écria Napoléon avec force, avant moi ! Lannes passa le premier sur le pont, et je n'ai fait que le suivre. Il faut rectifier cela sur-le-champ. Il dit, et l'on prit la plume. La note marginale écrite, madame Bertrand ferma le livre.

[7] Lettre du 22 floréal (11 mai).

[8] Las Cases, tom. I, page 215.

[9] O'Meara, tom. II, page 48.

[10] Las Cases, tom. I, page 198.

[11] Lettre du 22 floréal (11 mai).

[12] Montholon, tom. III, page 212.

[13] Lettre du 25 floréal (14 mai).

[14] Lettre du 25 floréal (14 mai).

[15] Lettre du 25 floréal (14 mai).

[16] Montholon, tom. I, page 7, tom. III, page 225.