Entrée en campagne. — Batailles de Montenotte et de Millesimo. — Séparation des armées sarde et autrichienne. — Nouvelles instructions du Directoire. — Combats de Dégo et de Saint-Jean. — Combat de Saint-Michel, et bataille de Mondovi. Après trois jours de mouvements pour donner le change, Beaulieu fit attaquer par une division de dix mille hommes l'avant-garde de l'armée française en position devant Voltri, à deux lieues de Gênes. Elle était composée de la 70e et de la 9ge demi-brigade, formant 3.000 hommes, aux ordres du général Cervoni. Elle soutint le feu avec intrépidité ; loin de se laisser imposer par cette attaque sur sa droite, Bonaparte ordonna au général Cervoni de prolonger, s'il était possible, le combat jusqu'à la nuit, et de se replier par une marche forcée, en cachant son mouvement à Beau- lieu, sur le centre de l'armée française appuyé sur les hauteurs de la Madone de Savone, par où l'ennemi paraissait vouloir déboucher. Ce combat fut opiniâtre. Le général Cervoni défendit son poste jusqu'à la nuit, et exécuta avec ordre son mouvement rétrograde, protégé par des détachements que le général Laharpe avait envoyés au-devant de lui. Le 21 germinal (10 avril), à quatre heures du matin, les généraux d'Argenteau et Roccavina, commandant le centre de l'armée ennemie, fort de 18.000 hommes dont 5.000 Piémontais, attaquèrent les positions qu'occupait le centre des Français, et les culbutèrent[1]. A une heure après-midi, ils se portèrent sur la redoute de Monte-Legino, leur dernier retranchement, chassant devant eux une forte reconnaissance que le chef de brigade Rampon, chargé de défendre ce poste avec 1.500 hommes, avait envoyée à leur rencontre ; elle fut rejetée dans la redoute. D'Argenteau essaya de l'enlever d'emblée ; il ordonna trois attaques consécutives, et fut repoussé. Cette redoute, écrivit Bonaparte au Directoire[2], était imprenable, par le courage de ceux qui la défendaient. Le chef de brigade Rampon, par un de ces élans qui caractérisent une aine forte et formée pour les grandes actions, fit, au milieu du feu, prêter serment à ses soldats de mourir dans la redoute. Les troupes ennemies, étant fatiguées, prirent position et passèrent la nuit du 21 au 22 à portée du pistolet. Pendant la nuit, Laharpe, avec toutes les troupes de la droite renforcées des deux brigades du général Cervoni, prit position derrière Rampon, sur le sommet du Monte-Legino. A une heure après minuit, Bonaparte partit de Savone avec les généraux Berthier et Masséna, et une partie des troupes du centre et de la gauche, et se porta, par Altare, sur le flanc et le derrière de l'ennemi, près du village de Montenotte. C'est dans cette situation que les armées en vinrent aux mains ; le succès de cette journée fut le premier triomphe de Bonaparte, celui par lequel il préluda à la longue série de victoires qui devaient l'immortaliser comme le premier capitaine de son siècle. Le 22 germinal (11), à la pointe du jour, d'Argenteau, enveloppé de tous côtés, fut attaqué en tête par Rampon et Laharpe. Ils se choquèrent avec vigueur et eurent des succès variés, lorsque le général Masséna parut, semant la mort et l'épouvante sur le flanc et le derrière de l'ennemi[3]. En ce moment le désordre des Autrichiens devint extrême ; tout fut tué, pris ou se débanda. Les Français restèrent maîtres du champ de bataille. La déroute de l'ennemi a été complète, écrivait Bonaparte au Directoire. Deux de ses généraux, d'Argenteau et Roccavina, ont été grièvement blessés. La perte de l'ennemi se monte à trois ou quatre mille hommes, parmi lesquels plus de 2.500 prisonniers, un colonel, huit ou dix officiers supérieurs et plusieurs drapeaux. Généraux, officiers et soldats, tous ont soutenu dans cette journée mémorable la gloire du nom français[4]. Ce début de la campagne réveilla en France l'énergie nationale, et fut une heureuse diversion aux dissensions qu'y entretenaient les partis et de misérables rivalités entre les premiers pouvoirs. Alors retentit de nouveau à la tribune l'éloge des guerriers républicains, et le Corps Législatif répondit à la victoire de l'armée d'Italie par cette formule : bien mérité de la patrie, qu'il lui était réservé d'user, pour ainsi dire, par ses innombrables exploits. Le Directoire félicita aussi le général en chef de le voir justifier par les lauriers qu'il venait de cueillir le choix qu'il avait fait de lui pour conduire l'armée d'Italie à la victoire. Il lui offrait le tribut de la reconnaissance nationale, l'invitait à la mériter de plus en plus et à prouver à l'Europe que Beau lieu, pour avoir changé de champ de bataille, n'avait pas changé d'ennemis ; que battu au nord, il le serait aussi constamment par la brave armée d Italie ; et qu'avec de tels défenseurs, la liberté triompherait des ennemis impuissants de la république[5]. Mais en exaltant le courage des soldats français, la victoire de Montenotte n'avait pas pu améliorer de suite leur situation ; ils étaient toujours en proie à la plus effrayante misère, et leurs succès leur donnaient plus d'audace pour se plaindre. Dans une grande revue que le général en chef passa dans les nouvelles positions occupées par l'armée, ils demandèrent impérieusement des habits et du pain, menaçant de refuser le service. Dans l'impossibilité de satisfaire à leurs besoins, inspiré par l'à-propos, au lieu de discuter les plaintes séditieuses des troupes mutinées, il dit, en leur montrant du haut de l'Apennin les plaines du Piémont et du Milanais : Soldats ! voilà les champs de la fertile Italie ! l'abondance est devant vous ; sachez la conquérir, sachez vaincre, et la victoire vous fournira demain tout ce qui vous manque aujourd'hui. Ces paroles enflammèrent les soldats d'une nouvelle ardeur. Ils y répondirent par la victoire de Millesimo. Cependant Beaulieu, tandis qu'une partie de son armée était aux mains avec l'armée française dans les champs de Montenotte, s'était de nouveau présenté à Voltri et n'y avait trouvé personne. Il s'y était abouché sans obstacle avec l'amiral anglais Nelson. Séparé de son centre, ce ne fut que le germinal au matin qu'il apprit la perte de la bataille de Montenotte et l'entrée des Français dans le Piémont. Il replia son corps d'armée en toute hâte sur Acqui, et la fit repasser par les mauvais chemins où les dispositions de son plan l'avaient forcé de se jeter. En lui faisant perdre un temps précieux ce détour lui devint funeste, tar il ne put conduire qu'une partie des troupes de sa gauche à la bataille de Millesimo. Le 23 germinal (12 avril), Bonaparte transporta & son quartier-général à Carcari. Les Piémontais s'étaient retirés sur Millésime, et les Autrichiens sur Dégo. Ces deux positions étaient liées par une brigade piémontaise qui occupait les hauteurs de Biestro. A Millésime, les Piémontais étaient à cheval sur le chemin qui couvre le Piémont. Ils furent rejoints par leur général, Colli, avec tout ce qu'il put tirer de la droite. A Dégo, les Autrichiens occupaient la position qui défend le chemin d'Acqui, route directe du Milanais. Beaulieu les rejoignit avec une partie de son corps d'armée, ayant laissé sur ses derrières différents postes pour protéger ses convois. Dans cette position, ce général se trouvait en mesure de recevoir tous les renforts que pourrait lui fournir la Lombardie. Ainsi, les deux grands débouchés du Piémont et du Milanais étaient couverts, et quelque avantageuse qu'eût été pour les Français la victoire de Montenotte, l'ennemi avait trouvé, dans la supériorité du nombre, de quoi réparer ses pertes. Bonaparte ordonna au général de division La- harpe de se porter sur les hauteurs de Sasello, pour menacer d'enlever les huit bataillons que l'ennemi avait dans cette ville, et de se porter, le lendemain, par une marche cachée et rapide, dans la ville de Caïro. Le général Masséna se porta avec sa division sur les hauteurs de Dégo. Le général de brigade Ménard occupa les hauteurs de Biestro ; le général de brigade Joubert, avec la 1re d'infanterie légère, occupa l'importante position de Sainte-Marguerite. Le général Augereau, dont la division n'avait pas donné à la bataille de Montenotte et qui était en marche depuis deux jours, entra, le 24, dans la plaine de Carcari, et poussa la droite de l'ennemi avec tant de vigueur, qu'il lui enleva les gorges de Millesimo et cerna le mamelon de Cossaria. Le général Provera, commandant deux mille hommes de l'arrière-garde autrichienne, fut coupé et se retrancha dans les ruines d'un vieux château fort, où il arrêta la marche d'Augereau. De cette hauteur, Provera voyait la droite de l'armée sarde qui faisait ses dispositions pour livrer bataille le lendemain. Il eut l'espoir d'être dégagé, et résolut de défendre ce poste important jusqu'à la dernière extrémité. Le général Augereau fit avancer son artillerie ; on se canonna pendant plusieurs heures. A onze heures du matin, ennuyé de voir sa marche arrêtée par une poignée d'hommes, Bonaparte fit sommer le général Provera de se rendre. Il demanda à parler au général en chef ; mais une vive canonnade qui s'engageait vers sa droite l'obligea à s'y transporter. Provera parlementa avec le général Augereau pendant plusieurs heures ; les conditions qu'il proposait ne paraissant pas acceptables, Augereau fit former quatre colonnes et marcha sur le château de Cossaria. Déjà l'intrépide Joubert, grenadier pour le courage, et bon général par ses connaissances et ses talents militaires, avait passé avec sept hommes dans les retranchements ennemis ; mais, blessé à la tête, il fut renversé par terre. Ses soldats le crurent mort et le mouvement de sa colonne se ralentit. Sa blessure ne fut pas dangereuse. La seconde colonne, commandée par le général Bonel, marchait avec un silence morne et l'arme au bras, lorsque ce brave général fut tué au pied des retranchements ennemis. La troisième colonne, commandée par l'adjudant-général Guérin, fut également déconcertée dans sa marche, une balle ayant tué cet officier-général. L'armée regretta vivement la perte de ces deux braves officiers[6]. La nuit arriva sur ces entrefaites et suspendit le combat. Bonaparte, craignant que l'ennemi ne profitât de l'obscurité pour se faire jour l'épée à la main, fit réunir ses bataillons, faire des épaulements en tonneaux et des barrures d'obusiers à demi-portée de fusil. Les troupes bivouaquèrent sous les armes. Le 25 germinal (14 avril), à la pointe du jour, les deux armées se trouvèrent en présence ; la gauche de l'armée française, commandée par le général Augereau, tenait bloqué le général Provera. Plusieurs régiments ennemis, où se trouvait entre autres lé régiment Belgioso, essayèrent de percer son centre. Le général de brigade Ménard les repoussa vivement. Bonaparte lui ordonna aussitôt de se replier sur sa droite, et avant une heure après-midi, le général Masséna déborda la gauche de l'ennemi, qui occupait avec de forts retranchements et de vigoureuses batteries le village de Dégo. Les troupes légères françaises s'avancèrent jusqu'au chemin de Dégo à Spigno ; le général La- harpe marcha avec sa division sur trois colonnes serrées en masse. Celle de la gauche, commandée par le général Causse, passa la Bormida sous le feu de l'ennemi, ayant de l'eau jusqu'au milieu du corps, et attaqua son aile gauche par la droite. Le général Cervoni, à la tête de la deuxième colonne, traversa aussi la Bormida, sous la protection d'une batterie, et marcha droit à l'ennemi. La troisième colonne, commandée par l'adjudant- général Boyer, tourna un ravin et lui coupa la retraite. Tous ces mouvements, écrivit Bonaparte au Directoire[7], secondés par l'intrépidité des troupes et les talents des généraux, remplirent le but qu'on en attendait. Le sang-froid est le résultat du courage, et le courage est l'apanage des Français. L'ennemi, enveloppé de tous côtés, n'eut pas le temps de capituler ; nos colonnes semèrent la mort, l'épouvante et la fuite. Cependant Colli, avec la droite, faisait encore tous ses efforts pour dégager Provera ; mais ses attaques furent vaines ; dans toutes il fut battu et poursuivi l'épée dans les reins. Provera, désespéré, posa les armes après une belle défense, et se rendit prisonnier avec sa troupe. La déroute du corps piémontais de Colli compléta la défaite de l'armée austro-sarde. Elle se retira en désordre, laissant sur le champ de bataille deux mille morts, huit mille prisonniers, parmi lesquels le lieutenant-général Provera et vingt-quatre officiers-généraux ; vingt- deux pièces de canon avec leurs caissons et leurs attelages, et quinze drapeaux. Le général Laharpe se mit à la tête de quatre escadrons de cavalerie et poursuivit vivement les fuyards. La victoire de Millesimo eut pour résultat la séparation des armées sarde et autrichienne, et par là le premier but de la campagne fut rempli. Beau- lieu replia son quartier-général sur Acqui, pour couvrir le Milanais, et Colli se porta à Ceva pour couvrir Turin et s'opposer à la jonction du général de division Serrurier avec l'armée française. En récompense des services qu'il avait rendus dans les journées de Montenotte et de Millesimo, le chef de brigade Rampon fut promu au grade de général de brigade. Ce fut aussi à la bataille de Millesimo, pendant l'attaque du village de Dégo, que Bonaparte remarqua pour la première fois le chef de bataillon Lannes. On le verra, dans la suite, constamment favorisé de la fortune, prendre une part glorieuse aux événements de la guerre. Le général en chef le nomma chef de brigade. Un membre du Directoire, militaire, homme d'état, qui avait organisé les premières armées de la république et qui ne cessait de contribuer de tout son zèle au succès de la cause qu'il avait embrassée et à l'indépendance de sa patrie, Carnot, félicitait en particulier Bonaparte sur les brillantes journées de Montenotte et de Millesimo. Toute la France, toute l'Europe, lui écrivait-il[8], a les yeux fixés sur vous. Vos triomphes sont ceux de la liberté, et sans doute vous ne remplirez pas à demi la tâche glorieuse que vous vous êtes imposée. Alors commença entre Bonaparte et Carnot une correspondance particulière qui dura pendant toute la campagne jusqu'au 18 fructidor. Elle était fondée sur une estime réciproque. Le Directoire avait mesuré toute l'étendue de la vaste carrière qui s'ouvrait devant Bonaparte ; ne doutant plus qu'il ne la parcourût avec gloire, et que l'armée ne marchât à de nouveaux triomphes, il jugea convenable d'ajouter de nouvelles instructions à celles qu'il avait données à son général. Il se présentait plusieurs hypothèses. Tout portait à croire qu'après avoir pris Ceva, l'épouvante se répandrait dans tout le Piémont, que la cour de Turin serait obligée d'abandonner Coni, Mondovi, et ses autres places à leurs propres forces, et de rassembler ses troupes pour couvrir Turin. Peut-être aussi le roi de Sardaigne, étonné des succès de l'armée française, inquiet des mouvements qui pourraient se manifester dans Turin même, renoncerait-il à la coalition, et rechercherait-il la paix. Dans ce cas, telles étaient les bases sur lesquelles le Directoire pensait qu'on devait l'établir. Une alliance offensive et défensive avec le roi de Sardaigne était sans doute ce qui serait le plus avantageux à la cour de Turin. Elle lui assurerait non-seulement la Sardaigne, dont les troubles ne paraissaient alimentés que par l'espoir d'être secondés par les Français ; elle procurerait aux troupes sardes, par une attaque combinée avec les mouvements des troupes françaises vers Tortone, Alexandrie et Valence, l'invasion importante du Milanais. Cette alliance garantissait aussi à la France l'expulsion de la maison d'Autriche de l'Italie. Mais le manque d'argent en Piémont, le peu de confiance dont jouissait la cour de Turin, et l'épuisement du pays après plusieurs campagnes, éloignaient l'idée de la possibilité d'une alliance aussi désirable et qui tournerait subitement les forces du Piémont contre les Autrichiens. Peut-être était-il tout au plus possible d'exiger qu'une partie des troupes piémontaises se joignît aux troupes républicaines pendant que le reste des Piémontais serait prudemment réduit à un état qui ne laisserait à la France rien à redouter pendant la suite de la guerre. Si cependant la cour de Turin tournait subitement ses forces contre l'Autriche, il devenait nécessaire d'avoir pour gage de sa fidélité quelques places telles que Tortone, Alexandrie, Coni, Suze et le fort d'Exiles. Les raisons déduites plus haut, portant à penser que la cour de Turin, au moment où elle serait forcée de demander la paix, se trouverait dans l'impuissance absolue de continuer la guerre, avaient arrêté l'attention du Directoire. Voici donc quelques-unes des bases qu'il indiquait pour négocier la paix, si l'on était forcé de renoncer à une alliance offensive et défensive avantageuse aux deux états : 1° Le désarmement général du Piémont ; 2° La réduction des troupes piémontaises à un état qui ne laissât à la république rien à redouter pendant le cours de la guerre ; 3° Le passage dans l'île de Sardaigne de la plupart et des meilleurs corps qui seraient conservés ; 4° L'occupation des citadelles et places d'Alexandrie ou Tortone, de celles de Ceva et Coni, enfin de celles de Suze et d'Exilés, avec stipulation de la démolition des fortifications de ces trois dernières, soit à la paix générale, soit à la paix particulière avec la cour de Turin ; 5° Enfin la fourniture des objets de tout genre en nature, dont les troupes de la république auraient besoin pendant la guerre, et celle des moyens de [transport, ainsi que l'établissement en Piémont des hôpitaux militaires et ateliers de confection nécessaires à l'armée d'Italie. La seconde hypothèse à laquelle s'était arrêté le Directoire était celle où le roi de Sardaigne, soit par opiniâtreté, soit qu'il comptât toujours sur des subsides étrangers, s'obstinerait à continuer la guerre. Les premières instructions au général en chef lui traçaient un plan de conduite dans cette situation des choses, et c'était alors qu'il devenait essentiel de s'attacher plus particulièrement à faire insurger le Piémont, de seconder le vœu qui s'y manifestait pour l'établissement d'un gouvernement républicain, et de tirer de ce pays toutes les ressources dont l'armée d'Italie avait besoin ; mais il serait imprudent de s'avancer trop dans le Piémont, et de s'en occuper exclusivement ; ce serait donner aux Autrichiens des moyens de réparer leurs pertes et l'espérance de quelques succès. Il fallait donc alors que le général en chef agît sur sa droite ; rejetât les Autrichiens au-delà du Pô et portât ses plus grands efforts dans la direction du Milanais. Gênes, après la déroute des forces de l'Autriche, cesserait de refuser des secours indispensables à l'armée française. Les Génois seraient ramenés à de meilleurs sentiments. Ils ne refuseraient plus de laisser occuper Gavi, et, s'ils montraient de l'opposition, la force rendrait bientôt les Français maîtres de cette forteresse[9]. Mais Bonaparte n'avait point attendu les instructions du Directoire pour voler à de nouveaux triomphes. Il lui importait trop de poursuivre ses succès et de profiter de l'abattement des ennemis étourdis par deux défaites consécutives. Le lendemain de la bataille de Millesimo, les Autrichiens apprirent aux troupes françaises combien la plus légère négligence pouvait leur être funeste. Un corps de sept mille grenadiers autrichiens commandés par Wukassowich, et qui n'avait pu prendre part à la bataille, avait été dirigé de Voltri sur Dégo, par Sasello. Il y arriva le 26 germinal (15 avril) à la pointe du jour et apprit que ce village, évacué par les Autrichiens, venait d'être occupé par les Français. Wukassowich, voyant le passage fermé à sa division, pensa que l'honneur militaire lui défendait de retourner sur ses pas sans avoir combattu. La droite de l'armée française, fatiguée du combat de la veille qui avait fini très-tard, se livrait au repos avec toute la sécurité que donne la victoire. Le poste de Dégo n'était défendu que par quelques bataillons ; les Autrichiens attaquèrent avec fureur et n'eurent pas de peine à enlever le village. La nouvelle se répandit que l'armée autrichienne venait de surprendre l'aile droite ; la générale battit sur tous les points, et l'alarme fut grande au quartier-général français, où l'on ne concevait pas comment les ennemis pouvaient être à Dégo, lorsque les avant-postes placés sur la route d'Acqui n'étaient pas inquiétés. Masséna, ralliant une partie de ses troupes, tenta de chasser les Autrichiens. Il fut repoussé à trois fois différentes. Le général en chef y accourut avec une partie de son centre. En arrivant, il trouva le général Causse ralliant la 99e demi-brigade, chargeant les ennemis et près de les atteindre à la baïonnette, lorsqu'il tomba blessé à mort[10]. Il dit à Bonaparte en l'apercevant : Dégo est-il repris ? — Les positions sont à nous, lui répondit le général en chef. Eh bien ! Vive la république ! s'écria le brave Causse ; je meurs content ! Sa conduite avait été brillante depuis le commencement de la campagne. Il fut aussi intrépide à l'article de la mort qu'il l'avait été pendant sa vie. Il expira entre les bras de ses soldats, comme tant d'autres guerriers français qui, dans tout le cours de cette guerre mémorable, insensibles au coup qui les frappait, exhalaient, en tombant, leurs vœux héroïques pour la gloire, la liberté et l'indépendance de leur patrie. Cependant, à 2 heures après midi, rien n'était encore décidé. On combattait de part et d'autre avec chaleur ; les Autrichiens montraient la plus grande audace. Le général en chef faisait former en colonne la 39e demi-brigade commandée par le général de brigade Victor, lorsque le chef de brigade Lannes, qui s'était déjà distingué par son activité, son courage et ses connaissances, rallia la 8e demi-brigade d'infanterie légère, et se précipita, à sa tête, sur la gauche de l'attaque. Ce brave officier eut une épaulette emportée par une balle. Un instant les troupes chancelèrent ; il les décida par son intrépidité[11]. Mais la victoire était toujours incertaine. L'adjudant-général Lanusse vint la fixer. A la tête de deux bataillons de troupes légères, il gravissait la gauche du mamelon de Dégo ; des bataillons de grenadiers hongrois accoururent pour s opposer a la marche. Les deux colonnes avancèrent et rétrogradèrent trois fois ; mais à la troisième, Lanusse, mettant son chapeau au bout de son épée, s'avança audacieusement et décida la victoire. La perte de l'ennemi fut de 2.000 hommes dont 1.400, prisonniers, et celle des Français de 6 à 700. La cavalerie acheva la déroute, et prit un grand nombre de traînards. Ce combat fit beaucoup d'honneur au général Wukassowich. D'après le rapport du général Berthier, les prisonniers faits sur les Autrichiens, du 23 au 26 germinal (12 au 15 avril), s élevaient à 8.939 hommes. Les généraux Causse et Bonel, et l'adjudant- général Lanusse venaient de l'armée des Pyrénées-Orientales ; les officiers qui avaient servi dans ses rangs montraient une impétuosité et un courage à toute épreuve. Outre le général Causse, l'armée perdit encore, au combat de Dégo, le chef de brigade Rondeau surnommé le Brave, et le chef de brigade Dupuis. L'adjudant-général Vignoles, sous- chef de l'état-major, et le chef de brigade Murat, aide-de-camp du général en chef, contribuèrent beaucoup au succès. Le chef de brigade Lannes fut nommé général de brigade, en remplacement du général Causse. Après le combat de Dego, Bonaparte détacha le général Rusca pour s'emparer de la position importante de Saint-Jean qui domine la vallée de la Bormida. Il s'en rendit maître, prit deux pièces de canon et fit cent prisonniers. Il m'est impossible, écrivait Bonaparte au Directoire[12], de vous envoyer les traits de courage et les noms de ceux qui se sont spécialement distingués. Dès que nous serons moins en mouvement, et que les différents généraux auront envoyé leurs relations, je m'empresserai de vous en faire part. Le général Serrurier, à qui Bonaparte avait laissé la garde du Tanaro et de la vallée d'Oneille, instruit à Garessio des batailles de Montenotte et de Millesimo, se mit en marche en suivant le Tanaro, s'empara des hauteurs de Batifolo, de Bagnasco et de Ponte-Nocetto. Il ouvrit par-là les communications de l'armée française avec la vallée du Tanaro, et opéra sa jonction avec la division Augereau qui occupa les hauteurs de Monte-Zemota. Telles furent les opérations de l'armée d'Italie, pendant la journée du 26 germinal (15 avril), et le Gouvernement en reçut la nouvelle[13] avant même que les instructions qu'il envoyait au général en chef fussent parties de Paris. Honneur à l'armée d'Italie et au chef qui la commande ! écrivit le Directoire à Bonaparte[14], honneur au brave général Causse mort au champ de gloire ! honneur à tous les Français qui soutiennent et défendent la république ; point de repos jusqu'à ce que nos ennemis soient totalement dispersés ; les ordres seront donnés à l'armée des Alpes pour vous seconder ; mais elle est malheureusement dans une pénurie affreuse, et peu forte. Après le combat de Dego, Bonaparte dirigea ses opérations contre les Piémontais ; car Beaulieu, trois fois battu, loin de songer à attaquer les Français, ne s'occupait plus qu'à rallier et à réorganiser les débris épars de son armée. Le général Laharpe fut placé en observation au camp de San-Benedetto, sur le Belbo, pour tenir les Autrichiens en échec. Sa division, obligée de rester plusieurs jours dans cette position, souffrit de nouveau par le défaut de subsistances, et se livra à quelques désordres. Le reste de l'armée continua de défiler sur Ceva, par les hauteurs de Monte-Zemota. De là elle découvrit les immenses et fertiles plaines du Piémont ; c'était un spectacle sublime. Le Pô, le Tanaro, une foule d'autres rivières serpentaient au loin ; cette ceinture blanche de neige et de glace, d'une prodigieuse élévation, cernait à l'horizon ce riche bassin de la terre promise. Ces gigantesques barrières qui paraissaient les limites d'un autre monde, et que la nature s'était plu à rendre si formidables, venaient de tomber au pouvoir de l'armée française. Annibal a forcé les Alpes, dit Bonaparte en fixant les regards sur ces montagnes, et nous, nous les avons tournées !!! Phrase heureuse, qui exprimait à elle seule la pensée et l'esprit de la campagne[15]. L'armée descendit dans la plaine et arriva devant Ceva. Un corps de 8.000 Piémontais en défendait l'approche. Les colonnes des généraux Beyrand et Joubert eurent ordre de l'attaquer et le repoussèrent ; il fut mis en déroute, abandonna son camp retranché, garni d'artillerie, 40o morts, un grand nombre de blessés et de prisonniers ; il laissa en partant une faible garnison dans le fort. Les Français entrèrent dans Ceva où ils trouvèrent des magasins de vivres. L'armée Piémontaise chassée de Ceva passa le Tanaro et la Cursaglia, coupa ses ponts et se rangea derrière cette rivière, occupant les hauteurs qui dominent Saint-Michel et Vico, étendant sa gauche jusqu'au confluent de la Cursaglia et du Tanaro. Cette position était formidable. Environné de deux rivières rapides et profondes dont le passage était défendu par de fortes batteries, l'ennemi ne craignait point d'être surpris sur ses derrières, et avait sa retraite assurée sur Mondovi. Ces obstacles n'arrêtèrent point Bonaparte ; il ordonna à Serrurier de faire attaquer le pont de Torre par le général Guieux, et Saint-Michel par la brigade Fiorella ; la brigade Dommartin fut chargée de franchir le pont de Lesegno dont on ignorait la rupture, tandis qu'Augereau s'efforcerait de tourner la gauche en passant le Tanaro. Arrivé près de cette rivière, Augereau chargea Joubert de la reconnaître et de la passer. Ce brave officier, après avoir en vain cherché un gué, se jeta, quoique blessé, au milieu du Tanaro, et parvint, après des efforts inouïs, sur l'autre bord ; mais ses grenadiers ne pouvant le suivre, on fut obligé de retirer sa colonne. A la gauche, le général Guieux, ayant trouvé un passage au-dessus de la Torre, avait forcé le général autrichien Bellegarde à la retraite. Serrurier et Fiorella avaient franchi le pont de Saint-Michel et s'étaient logés dans ce bourg. Mais le général piémontais Dichat leur opposait une barrière impénétrable, pour donner le temps à Colli de venir à son secours. Il arriva avec une partie de sa gauche ; les Piémontais reprirent courage et forcèrent les Français à repasser le pont en désordre, laissant dans Saint-Michel 5 à 600 blessés ou prisonniers. Après ce combat, chaque parti reprit ses positions. Bonaparte sentit combien il était urgent de forcer la position des Piémontais ; il porta dans la nuit son quartier-général à Lesegno et y tint un conseil de guerre. Les généraux de division y furent mandés. Le général en chef exposa l'état des choses, et tous décidèrent unanimement une seconde attaqué, malgré la fatigue du soldat. La division Augereau eut ordre de menacer les communications de l'ennemi par Castellino ; Masséna, renforcé de Joubert, dut attaquer la gauche des Sardes, au confluent du Tanaro et à Lesegno. Une division, aux ordres du général Meynier, dut percer le centre et attaquer Saint-Michel, tandis que Serrurier, à l'extrême gauche, vers la Torre, devait assaillir la droite des Sardes. Mais Colli n'attendit pas l'événement. En voyant déployer tant de colonnes, il ne crut pas que la rupture du pont de Saint-Michel fût un obstacle pour un ennemi aussi audacieux. Il se replia sur sa droite, et se retira sur Mondovi pour prendre position sous la protection de cette ville et la couvrir. L'étonnement et la joie qu'éprouvèrent les républicains à la nouvelle de cette retraite furent inexprimables. Bonaparte attribua le parti qu'avait pris Colli au découragement de son armée, et ordonna de la poursuivre à outrance. Le 4 floréal (23 avril) l'armée française se mit en mouvement sur la Cursaglia et la franchit. Le général en chef la passa à Lesegno, Masséna, avec le centre, à Saint-Michel, et Serrurier, avec la gauche, près de la Torre. Elle se mit en marche sur trois colonnes et aperçut les Piémontais au point du jour. Le combat commença dans le village de Vico. Le général Guieux se porta sur la gauche de Mondovi. Serrurier, aidé des généraux Fiorella et Dommartin', attaqua et prit la redoute de la Bicoque, qui couvrait le centre de l'ennemi. Dès-lors l'armée sarde fut rompue et abandonna le champ de bataille. La ville de Mondovi et tous ses magasins tombèrent au pouvoir du vainqueur. La perte des Piémontais fut de 3.000 hommes, 8 pièces de canon, 15 caissons, 11 drapeaux et 1.500 prisonniers, parmi lesquels trois généraux et un grand nombre d'officiers supérieurs. La cavalerie française était mal équipée et dans l'état le plus pitoyable ; elle marchait toujours à la suite des colonnes. Elle avait pourtant été très-utile dans deux combats, en poursuivant les fuyards, et c'était à elle qu'on devait la plus grande partie des prisonniers qu'on avait faits. Après la bataille de Mondovi, le général Stengel, à la tête de mille chevaux, se mit à la poursuite de l'ennemi. Emporté par son ardeur, il s'éloigna trop de l'armée ; la cavalerie piémontaise, qui était brave et en bon état, fit volte face et l'attaqua. Il fit toutes les dispositions qu'on pouvait attendre d'un général consommé ; il opérait sa retraite sur ses renforts, lorsque, dans une charge, il tomba blessé à mort d'un coup de pointe. C'était un Alsacien, bouillant, infatigable, plein d'adresse et d'intelligence, cherchant les Autrichiens dans les taillis, comme les médailles dans les décombres[16]. Il réunissait toutes les qualités de la jeunesse à celles de l'âge mûr. C'était un vrai général d'avant-postes. A peine arrivé dans une ville ou sur un point quelconque, il savait assurer des vivres à sa troupe, lier des intelligences avec les gens du pays, intercepter les lettres, trouver des guides pour passer les gués ou les défilés, en un mot mettre à profit toutes les ressources pour se rendre utile à l'armée. Malheureusement il avait la vue basse, défaut essentiel dans son état, et qui lui devint funeste. Après sa mort, le chef de brigade Murat, à la tête du 20e de dragons, chargea la cavalerie piémontaise, la repoussa et la poursuivit à son tour pendant plusieurs heures. A la bataille de Mondovi, d'après le rapport du général en chef, les généraux, les officiers, les soldats firent tous leur devoir. Le général Despinois rendit de grands services, ainsi que le chef de l'état-major-général, Berthier, chez qui les talents égalaient l'activité, le patriotisme et le courage[17]. |
[1] Dans sa lettre au Directoire, 23 germinal, Bonaparte dit que cette attaque fut commandée par Beaulieu en personne. C'est évidemment une erreur. D'Argenteau et Roccavina commandaient le centre de l'armée autrichienne, qui seul prit part à la bataille de Montenotte. Beaulieu avec sa gauche était sur la Bochetta, et ignorait que son centre fût engagé.
[2] Lettre au Directoire, 23 germinal.
[3] Lettre de Bonaparte au Directoire, 23 germinal.
[4] Lettre de Bonaparte au Directoire, 23 germinal (12 avril).
[5] Lettre au Directoire, 4 floréal (24).
[6] Lettre de Bonaparte au Directoire, 26 germinal (15 avril).
[7] Lettre de Bonaparte au Directoire, 26 germinal.
[8] Lettre de Carnot à Bonaparte, 6 floréal (25 avril).
[9] Lettre du Directoire à Bonaparte, 6 floréal.
[10] Lettre de Bonaparte au Directoire, 27 germinal (16 avril).
[11] Lettre de Bonaparte au Directoire, 27 germinal (16 avril).
[12] Lettre de Bonaparte au Directoire, 27 germinal.
[13] Lettre de Bonaparte au Directoire, 27 germinal.
[14] Lettre du Directoire à Bonaparte, 6 floréal (25 avril).
[15] Mémoires de Napoléon. — Montholon, tom. III, page 185.
[16] Derniers moments de Napoléon. — Antommarchi, tom. I, page 4.
[17] Lettre de Bonaparte au Directoire, 3 floréal (22 avril).