HISTOIRE GÉNÉRALE DE NAPOLÉON BONAPARTE

GUERRE D'ITALIE. - TOME PREMIER

 

CHAPITRE V.

 

 

Instructions du Directoire pour le général en chef. — Plan de Bonaparte pour entrer en Piémont. — État des armées françaises et ennemies. — Arrivée de Bonaparte à l'armée. — Comment il y est accueilli. — Il manœuvre pour tourner les Alpes. — Mesures sévères de discipline. — Quartier-général à Albenga. — Arrestation de l'émigré Moulin. — Pénurie de l'armée, indiscipline, pillage, plaintes des généraux. — Escarmouches avec l'ennemi. — Projet du Directoire sur Notre-Dame-de-Lorette. — Beaulieu vient couvrir Gênes et déploie son armée.

 

La France avait deux ennemis puissants à combattre du côté de l'Italie ; les Piémontais et les Autrichiens. Ces derniers surtout étaient redoutables tant par leur haine pour la France république et par leur alliance avec l'Angleterre, son ennemi naturel, que par les ressources inépuisables d'un empire vaste et populeux, et par l'ascendant que leurs possessions en Italie leur donnaient sur le royaume de Sardaigne. La cour de Turin s'était vue obligée de se prêter à toutes leurs demandes et même à leurs caprices ; elle avait conclu avec eux une alliance offensive et défensive, et leur avait remis une partie de ses places fortes. Cependant l'Autriche avait prouvé dans la campagne précédente qu'elle s'inquiétait fort peu des désastres de ses alliés, en les abandonnant à leur sort, à l'approche du danger, et ne s occupant qu'à couvrir ses propres provinces.

En considérant les véritables intérêts de la cour de Turin, on voit qu'ils étaient en quelque sorte intimement liés à ceux de la République. Il n'était pas douteux que cette cour ne désirât l'entière expulsion des Autrichiens hors de l'Italie, dans l'espoir de partager leurs dépouilles. D'un autre côté, si l'armée républicaine pénétrait en Piémont, cette puissance avait à craindre que les idées révolutionnaires ne s'y propageassent. Mais la cour de Turin n'avait point eu à choisir entre ces deux partis ; son alliance avec l'Autriche avait été décidée par la présence de 80.000 Autrichiens sur la frontière de ses états.

Placé entre l'armée autrichienne et la France, le Piémont était forcé de jouer un rôle dans la coalition ; car, s'il eût voulu rester neutre, théâtre inévitable de la guerre, il en eût souffert tous les maux. Le roi de Sardaigne, obligé d'approvisionner ses places et de solder de nouvelles milices, était indemnisé de ses frais par les subsides que lui fournissait l'Angleterre, et la France, à peine sortie des orages révolutionnaires, n'aurait pas pu, en cas d'alliance avec lui, lui assurer pour le moment les mêmes avantages. Elle ne pouvait que lui promettre une partie de sa future conquête, soit le Milanais ou toute autre province : promesse séduisante pour un petit état qui aspire toujours à reculer ses limites, mais dont la réalisation n'était encore présagée par aucun succès. Ainsi il était naturel de croire que le Piémont ne consentirait à une alliance offensive et défensive avec la France qu'après l'expulsion des Autrichiens et l'occupation de son territoire par l'armée de la République. Il résultait donc de cette situation des choses que l'intérêt le plus immédiat du gouvernement français était de diriger ses principaux efforts contre l'armée et les possessions autrichiennes en Lombardie.

Ces considérations servirent de base au plan, d'opérations militaires que le Directoire remit au général en chef de l'armée d'Italie. Il se borna à lui indiquer ses vues principales, s'en reposant sur lui pour les développements et les détails de l'exécution, excepté dans les cas extraordinaires où l'avis du Gouvernement deviendrait absolument nécessaire pour déterminer les mouvements d'une importance majeure et qui n'auraient point été prévus. Le général en chef devait employer tous les moyens en son pouvoir pour faire repasser le Pô aux ennemis, et porter ses plus grands efforts dans la direction du Milanais ; il fallait, avant tout, s'emparer de Ceva. Après s'être rendu maître de cette place, soit qu'il obtînt sur les ennemis une victoire complète, soit qu'ils se retirassent sur Turin, le général en chef était autorisé à les suivre, à les combattre de nouveau, et même à bombarder cette capitale, si les circonstances le rendaient nécessaire.

Il devait rapprocher la gauche de son armée de Coni, pour masquer cette place et en contenir la garnison ; pourvoir le plus tôt possible aux besoins de l'armée, à l aide des ressources que lui offrirait le Piémont, car le Directoire insistait sur la nécessité de faire subsister l'armée d'Italie dans et par les pays ennemis occupés par elle ; diriger ensuite ses forces contre les Autrichiens, les rejeter au-delà du Pô, s'occuper des moyens de passer ce fleuve, s'assurer des places d'Asti et de Valence, et s'avancer par la droite, sur Tortone. Ce mouvement sur la droite devait mettre la France en situation d'imposer à la république de Gênes, et faciliter à l'agent du Directoire dans cette ville des négociations avantageuses, et même un emprunt que les particuliers génois pourraient fournir au gouvernement français.

L'entrée de l'armée républicaine en Piémont était uniquement considérée comme une disposition préliminaire qui devait la mettre en situation d'attaquer les forces autrichiennes avec plus d'avantage. Lorsque le général en chef porterait la droite de son armée sur Alexandrie et Tortone, il lui deviendrait indispensable, pour assurer la suite de ses opérations, de se mettre en possession de Gavi, soit que les Génois se prêtassent de bonne grâce à lui accorder cette place pendant la durée de la guerre, soit qu'il fallût les y contraindre par un appareil menaçant. Le Directoire, persuadé que le général en chef mettrait dans l'exécution de s cette mesure toute la prudence qu'exigeraient les circonstances et la situation politique de la France, vis-à-vis de la république génoise, lui abandonnait la conduite de cette négociation délicate dont sa présence seule sur les lieux pouvait lui faire connaître la nécessité, les difficultés et les avantages.

Par le mouvement de l'armée républicaine sur sa droite et dans la direction du Milanais, elle acquerrait des avantages importants ; elle forcerait le Piémont, déjà ébranlé, à se ranger sous les drapeaux de la France, et la première victoire qu'elle remporterait sur les Autrichiens deviendrait le gage certain de la ruine totale de leurs forces dans cette contrée ; elle ferait trembler toute l'Italie, et la coalition de toutes ces petites puissances en faveur de la cause autrichienne serait dissoute.

Le Directoire indiquait cette marche au général en chef comme la seule à suivre ; c'était une base, donnée à laquelle devaient se rapporter tous les, mouvements secondaires commandés par les événements ; c'était, en un mot, le but vers lequel tout devait marcher, sans s'en écarter un seul instant.

Le Directoire ne se dissimulait pas que ces grandes opérations ne pouvaient être tentées par la droite ou le centre de l'armée d'Italie sans le concours immédiat du reste de cette armée. Le général en chef devait donc s'assurer qu'une partie de l'armée ne serait point coupée de l'autre, veiller attentivement sur sa gauche, et mettre, par i ses bonnes dispositions, les troupes piémontaises postées à Coni, dans l'impuissance de lui nuire et de rien entreprendre.

Quoiqu'il fut de l'intérêt de la France de diriger ses principaux efforts contre les Autrichiens, et, par ses succès contre eux, d'amener le Piémont à une alliance avantageuse pour la République, le Directoire recommandait au général en chef de ne point ménager les Piémontais tant qu'ils seraient ennemis ; de chercher, par tous les moyens en son pouvoir, à exciter les mécontents du royaume, et à les faire éclater contre la cour de Turin d'une manière générale ou partielle. Cette diversion utile à l'armée d'Italie facilitait à l'armée des Alpes, agissant de concert avec sa gauche, la conquête rapide du Piémont, dont la possession, pendant la guerre, devait, à la paix, assurer des conditions avantageuses à la France.

Le Directoire recommandait au général en chef de maintenir une sévère discipline ; d'épargner aux habitants des pays conquis les désastres que le fléau de la guerre entraîne après lui ; de faire lever de fortes contributions, dont une moitié devait être versée dans les caisses consacrées au service des diverses administrations, et l'autre destinée à payer en numéraire le prêt et la solde de l'armée.

Le Gouvernement se réservait la faculté de faire la paix. Le général en chef ne devait donc accorder aucune suspension d'armes, ni ralentir ses opérations militaires ; il devait accueillir toutes les propositions qui pourraient tendre à une pacification, et les faire passer sur-le-champ au Directoire.

Le Directoire, en transmettant cette instruction au général en chef, l'autorisait à s'emparer de la forteresse de Savone, si les circonstances rendaient cette opération utile pour la sûreté de l'armée, et lui recommandait, dans ce cas, d'user envers la république de Gênes de tous les ménagements qu'exigeait vis-à-vis d'elle la situation politique de la France[1].

Le Directoire avait donc principalement développé le but de la campagne, et en avait simplement indiqué le plan, laissant au général en chef la liberté de combiner les opérations militaires et tous les moyens d'exécution. Il s'agissait d'entrer en Italie en tournant les Alpes.

Le roi de Sardaigne, que sa position géographique a fait appeler le portier des Alpes, avait, en l'an IV, des forteresses à l'issue de toutes les gorges. qui conduisent en Piémont. Pour pénétrer en Italie, en forçant les Alpes, il fallait s'emparer d'une ou de plusieurs de ces forteresses ; les routes ne permettaient pas le transport de l'artillerie de siège. Les montagnes sont couvertes de neige pendant les trois quarts de l'année, ce qui ne laisse que très- peu de temps pour le siège des places. Bonaparte. conçut le projet de tourner toutes les Alpes et d'entrer en Italie, précisément au point où cessent ces hautes montagnes et où les Apennins commencent. Savone, port de mer et place forte, se trouvait placée pour servir de dépôt et de point d'appui. En pénétrant en Italie, par cette ville, Cadibone, Carcari et la Bormida, on pouvait se flatter de séparer les armées sarde et autrichienne, puisque, de là, on menacerait également la Lombardie et le Piémont, on pourrait marcher sur Milan comme sur Turin[2].

L'armée alliée était commandée en chef par le général Beaulieu, officier distingué qui avait acquis de la réputation dans les armées du Nord. Elle s'élevait à quatre-vingt mille hommes, divisés en deux grands corps ; l'armée active autrichienne forte de trente-huit mille hommes et de cent quarante pièces de canon, aux ordres des lieutenants-généraux d'Argenteau, Mélas, Wukassowich, Leptay et Schattendorf ; l'armée active de Sardaigne, forte de vingt-deux mille hommes et de soixante pièces de canon, sous les généraux autrichiens Colli, Provera et Latour. Le reste des forces sardes, au nombre de vingt mille hommes, sous le commandement du duc d'Aoste, tenait garnison dans les places et défendait la frontière opposée à l'armée des Alpes. Devant l'armée alliée de soixante mille hommes, la République se présentait avec une armée de trente et un mille hommes sous les armes, dont vingt-huit mille d'infanterie, trois mille de cavalerie et trente pièces de canon. Elle se composait de quatre divisions d'infanterie commandées par les généraux Masséna, Augereau, Laharpe et Serrurier, et de deux divisions de cavalerie de mille cinq cents hommes chacune, aux ordres des généraux Kilmaine et Stengel. Enfin l'armée avait pour chef d'état-major Alexandre Berthier, un des généraux les plus capables d'en remplir les fonctions, qui devint le compagnon de Bonaparte, et dont le nom désormais va se trouver lié à toutes ses campagnes.

La pénurie des finances était telle en France, que le gouvernement ne put donner que deux mille louis en espèces au trésor de l'armée pour l'ouverture de la campagne, et un million en traites qui furent en partie protestées. L'armée manquait de tout et ne pouvait rien espérer de la France ; elle devait donc tout attendre de la victoire ; ce n'était que dans les plaines d'Italie qu'elle pouvait organiser ses transports, atteler son artillerie, habiller ses soldats, monter sa cavalerie. Si elle avait eu à lutter dans une bataille générale, l'infériorité du nombre de son artillerie et de sa cavalerie lui aurait difficilement permis d'attaquer avec espoir de succès ; mais elle pouvait suppléer au nombre par la rapidité des marches, au manque d'artillerie par la nature des manœuvres, à l'infériorité de sa cavalerie par le choix des positions. Le moral des soldats français était excellent : ils s'étaient aguerris sur le sommet des Alpes et des Pyrénées, en proie aux privations, à la pauvreté et à la misère.

Tel était l'état des choses quand Bonaparte arriva à Nice, le 7 germinal (27 mars), et prit le commandement de l'armée, et s'annonça aux généraux. La plupart d'entre eux, ses aînés en âge et dans la carrière, lui donnèrent d'honorables témoignages de leur déférence. Masséna lui répondit : Depuis longtemps vous connaissez la justice que je rends à vos talents militaires ; je ferai en sorte de mériter votre confiance, comme je l'ai obtenue de tous les généraux qui ont commandé jusqu'à ce jour.

Augereau lui répondit : Je me félicite d'être sous vos ordres, connaissant votre civisme et vos talents militaires. Je ferai mon possible pour remplir vos intentions dans tous les ordres que vous me donnerez ; comptez sur mon zèle, mon activité et mon dévouement à la chose publique.

Telle était l'opinion qu'avaient de Bonaparte, telle était l'attitude que prenaient devant lui des guerriers éprouvés dans le commandement, et qui pouvaient se regarder comme ses rivaux[3].

Schérer présenta à Bonaparte le tableau de situation de l'armée. Il la trouva pire encore que tout ce qu'il avait pu s'imaginer. Le pain était mal assure ; on ne distribuait plus de viande. Chaque jour la position empirait ; elle n'était plus tenable ; il fallait avancer ou reculer. Le général, en chef fit mettre l'armée en mouvement pour surprendre l'ennemi dès le début de la campagne, l'étourdir par des succès éclatants et décisifs. En passant la revue des troupes, il leur dit : Soldats ! vous êtes nus, mal nourris, le gouvernement vous doit beaucoup ; il ne peut rien vous donner. Votre patience, le courage que vous montrez au milieu de ces rochers sont admirables ; mais ils ne vous procurent aucune gloire, aucun éclat ne rejaillit sur vous. Je veux vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde. De riches provinces, de grandes villes seront en votre pouvoir ; vous y trouverez honneur, gloire et richesses. Soldats d'Italie, manqueriez-vous de courage ou de constance ? Ce discours d'un jeune général de 26 ans, qui rappelait à l'armée le siège de Toulon et les combats de Saorgio et de Caïro, fut accueilli par de vives acclamations.

Pour tourner les Alpes et entrer en Italie par le col de Tende, il fallait rassembler toute l'armée sur son extrême droite. Serrurier prit position à Garessio avec sa division, pour observer les camps du général Colli, près Ceva ; Masséna et Augereau le long de la mer, à Loano, Finale et Savone. La- harpe était placé pour menacer Gênes ; son avant- garde, commandée par le général Cervoni, alla prendre position en avant de Voltri.

Dès-lors se manifesta le caractère nouveau que Bonaparte sut donner au commandement. Il débuta par un acte de sévérité nécessaire au rétablissement de la discipline.

Le troisième bataillon de la 29e demi-brigade s'était rendu coupable de désobéissance en refusant de marcher aux divisions actives, sous prétexte qu'il n'avait ni souliers ni argent. Bonaparte ordonna d'arrêter le capitaine Duverney, commandant ce bataillon, pour le traduire, avec les principaux chefs de la mutinerie, devant un conseil militaire, de licencier et de renvoyer chez eux les officiers et sous-officiers qui s'étaient rendus coupables, excepté les officiers des grenadiers qui s'étaient bien conduits ; quant aux soldats, les plus coupables, de les incorporer à Marseille dans la 83e demi-brigade ; et de disséminer les autres dans les différents bataillons de l'armée[4].

Bonaparte écrivit au Directoire du quartier-général de Nice, le 8 germinal (28 mars), pour lui faire part de son arrivée et de sa réception à l'armée ; de l'état où il la prenait, de ses espérances pour l'avenir, et de la situation politique où la République allait se trouver avec Gênes.

Il se plaignait de la lenteur que les quatre départements de Vaucluse, des Bouches-du-Rhône, du Var et des Basses-Alpes, formant l'arrondissement de l'armée d'Italie, apportaient au paiement de l'impôt exigé par la loi du 7 vendémiaire, consistant en un emprunt forcé, contributions en grains, fourrages et chevaux. Il faisait espérer cependant une telle amélioration dans la partie administrative et dans les approvisionnements, que l'armée serait assurée de manger dorénavant de bon pain et d'avoir de la viande : déjà elle avait touché des à-comptes sur son prêt arriéré. Il instruisait le Directoire des mesures d'ordre qu'il avait prises pour réprimer l'insubordination du bataillon qui s'était mutiné, de la confiance avec laquelle il avait été reçu à l'armée, et particulièrement de l'accueil que lui avait fait le général Schérer, qu'il recommandait au Directoire comme capable de remplir un emploi utile à la République.

Notre position avec Gênes est très-critique, ajoutait-il, on se conduit très-mal. On a fait trop ou pas assez ; mais heureusement cela n'aura pas d'autre suite.

Le gouvernement de Gênes a plus de génie et plus de force que l'on ne croit ; il n'y a que deux partis à prendre avec lui : s'emparer de Gênes par un coup de main prompt ; mais cela est contraire à vos intentions et au droit des gens ; ou bien vivre en bonne amitié, et ne pas chercher à leur tirer leur argent, qui est la seule chose qu'ils estiment.

Tandis que l'armée s'avançait dans la rivière de Gênes, le général en chef continuait de prendre des mesures d ordre et de discipline ; il ordonnait divers mouvements sur Albenga, pour assurer le service des étapes et le logement des troupes, et faisait des dispositions relatives aux subsistances et à la comptabilité de l'armée[5]. Il entrait dans les détails les plus minutieux, pour le bien-être du soldat.

On donnera de la viande fraîche cinq fois par décade, mandait-il au chef de l'état-major[6] ; les bataillons qui ont pris aujourd'hui de la viande salée auront demain de la viande fraîche ; et ceux qui ont eu aujourd'hui de la viande fraîche auront demain du salé.

Instruit que des commissaires des guerres et des officiers avaient en caisse des sommes provenant des contributions des pays conquis et d'autres revenus de l'armée, il ordonna qu'elles fussent versées sans délai dans la caisse du payeur, afin, mandait-il[7], qu'il en soit disposé pour le bien du service, et pour procurer au soldat ce qui lui est dû.

Un émigré nommé Moulin avait été pris à Orméa et transféré à Nice, par ordre du général Serrurier ; Bonaparte ordonna de réunir une commission militaire pour le juger[8].

Depuis le commencement de la guerre, le quartier-général était toujours resté stationné à Nice. Bonaparte le porta à Albenga.

Il éprouva du regret de ce que son prédécesseur Schérer avait poussé ses corps avancés jusque dans la rivière de Gênes. Par là on avait donné l'éveil aux Autrichiens, et on les avait tirés de leurs quartiers d'hiver où Bonaparte eût préféré les surprendre. Ils avaient passé le Pô et porté des avant-postes à Dégo, sur la Bormida, laissant Gavi derrière eux. Le roi de Sardaigne, de son côté, se donnait le plus grand mouvement ; il avait fait une réquisition de tous les jeunes gens depuis l'âge de 15 ans. L'entrée de l'armée française sur le territoire de Gênes avait inspiré de la défiance à cette république ; elle avait pris des mesures de défense. Bonaparte, ayant trouvé le mouvement commencé, se voyait contraint de le poursuivre. D'ailleurs la situation pressée de son armée ne lui permettait plus de choisir entre deux partis. Elle devait se faire jour l'épée à la main, pour aller chercher des vivres en Lombardie ; mais voulant mettre sa responsabilité à couvert en cas de rupture avec Gênes ou de revers, il écrivit au Directoire pour lui faire part de son extrême mécontentement sur le mouvement opéré dans la rivière de Gênes, mouvement d'autant plus déplacé, ajoutait-il[9], qu'il a obligé cette république à prendre une attitude hostile, et a réveillé l'ennemi que j'aurais pris tranquille ; ce sont des hommes de plus qu'il nous en coûtera.

En effet, Beaulieu avait rassemblé les divisions éparses de son armée et envoyé demander à la république de Gênes le passage des débouchés des Alpes et de l'Apennin, pour entrer en France, tandis que de son côté le ministre français à Gênes demandait au sénat le passage de la Bochetta et les clefs de Gavi, annonçant que l'armée voulait pénétrer en Lombardie, et appuyer ses opérations sur Gênes. L'anxiété et la rumeur furent extrêmes dans cette ville ; le sénat et les conseils se mirent en permanence.

Le 15 germinal (4 avril), le général en chef fit faire une reconnaissance vers Caïro. Les avant-postes ennemis furent culbutés, et les Français firent quelques prisonniers.

Bonaparte en instruisit le Directoire. Dans peu de jours nous en serons aux mains, lui mandait-il ; Beaulieu a publié un manifeste que je vous envoie, et auquel je répondrai le lendemain de la bataille.

Il annonçait la mort de l'ordonnateur Chauvet. C'est une perte réelle pour l'armée, ajoutait-il[10] ; il était actif, entreprenant. L'armée a donné une larme à sa mémoire. Cet ordonnateur était très- attaché à Bonaparte. Il fut vivement affecté de sa mort ; elle lui inspira de tristes réflexions dans une lettre qu'il écrivit à Joséphine[11].

L'émigré Moulin, arrêté à Orméa par la division Serrurier, était un parlementaire adressé par le général Colli à Bonaparte. Le caractère de cet envoyé fut trouvé injurieux pour la République et pour l'armée. Bonaparte en donna connaissance au Directoire. Je vous envoie, écrivait-il[12], la lettre du général Colli, et la réponse que je lui ai faite. J'espère qu'elle sera conforme à vos intentions.

Le Directoire lui répondit[13] : L'atteinte portée à la dignité nationale par le général ennemi, en vous envoyant, comme parlementaire, un émigré, justifie le parti que vous avez pris de le retenir, et le Directoire l'approuve ; mais vous devez seulement le garder en lieu de sûreté, et non le traduire en jugement, vu le caractère dont il est revêtu.

Tout en instruisant le gouvernement de la situation déplorable de son armée, Bonaparte paraissait cependant rassuré pour l'avenir. Elle est dans un dénuement à faire peur, mandait-il[14], j'ai de grands obstacles à surmonter ; mais ils sont surmontables. La misère y autorise l'indiscipline, et sans discipline, point de victoire. J'espère que tout s'arrangera promptement ; déjà tout change de face. Une partie de marbres dont il s'était emparé à Oneille, et dont il espérait tirer une somme de 30 à 40.000 francs, lui paraissait une ressource précieuse.

Mais la correspondance des généraux de division avec le général en chef offrait le plus triste tableau du dénuement de leurs troupes, et de la fâcheuse influence qu'il avait sur la discipline et le moral du soldat. Une famine affreuse désolait l'armée. A Orméa, le général Serrurier n'avait en magasin que sept quintaux de farine et huit quintaux de foin[15]. A la division Laharpe, le soldat avait entièrement rompu le frein de la discipline. Des patrouilles erraient, pieds nus et en fureur, dans la campagne, des officiers à leur tête, pillant l'habitation du paysan, dévastant, massacrant tout, et se livrant aux plus épouvantables excès.

Laharpe avait employé tous les moyens possibles pour ramener ses troupes à l'ordre ; tous avaient été vains. La mutinerie était à son comble. Du pain ! du pain ! et encore du pain ! écrivait-il à Bonaparte. Au nom de l'humanité, au nom de la liberté qu'on assassine, venez à notre secours ! Envoyez-nous de quoi traîner notre malheureuse existence sans commettre de crimes. Qui aurait jamais cru que les braves de l'armée d'Italie, après tant de sacrifices faits, auraient pour récompense la cruelle alternative de mourir de faim ou de s'ériger en brigands ? Le désordre affreux auquel la troupe se livre nous entraîne vers notre ruine, nous déshonore et nous prépare les plus cruels revers. Mon caractère de fermeté ne pouvant se plier à voir de pareilles choses, et encore moins à les tolérer, il ne nie reste qu'un parti, celui de me retirer. Je vous prie donc, mon général, d'accepter ma démission, et d'envoyer un officier prendre le commandement qui m'est confié, préférant labourer la terre pour vivre, plutôt que de me trouver à la tête de gens qui sont pires que n'étaient autrefois les Vandales[16].

Il écrivait lettres sur lettres au général en chef et lui demandait instamment des vivres. Dans toutes il répétait le tableau de sa situation désolante, avec cette énergie et cette éloquence que fournissent le désespoir ; mais les approvisionnements n'arrivaient pas : le soldat était en proie aux plus horribles souffrances.

Le chef de la 70e demi-brigade, Chambarlhac, écrivait à Bonaparte dans les mêmes termes, le priant d'accepter sa démission, ne voulant pas servir, disait-il, avec des soldats qui ne connaissaient ni subordination, ni obéissance, ni loi, et qui menaçaient à chaque instant leurs officiers et leurs chefs.

Le chef de brigade Maugras en écrivait autant. Cette indiscipline générale était le résultat de la misère où se trouvait l'armée à l'ouverture de la campagne, par la rareté des subsistances dans le pays qu'elle occupait, et la pénurie du trésor public pendant le passage du papier-monnaie au numéraire. Cet état continua encore quelque temps et parla faute des administrations, après les premières victoires, qui ouvrirent à l'armée un pays fertile.

La situation embarrassée où se trouvait le général en chef s'était accrue de la mort de l'ordonnateur Chauvet. Personne ne se trouvait capable de le remplacer dans l'armée. Aussi Bonaparte demandait-il au Directoire de lui envoyer un commissaire-ordonnateur habile, distingué et de génie ; se plaignant de n avoir autour de lui que des pygmées qui laissaient mourir le soldat dans l'abondance[17].

Le général en chef n'accepta point la démission du général Laharpe, qui continua à rendre de grands services jusqu'à sa mort, après le combat de Fombio. Les deux premières décades de germinal se passèrent en mouvements de troupes, en reconnaissances et en escarmouches d'avant-garde de la part des deux armées. Bonaparte regardait les hauteurs de Montenotte comme un point militaire des plus importants. Masséna lui indiquait aussi cette position comme nécessaire à occuper le plus tôt possible.

La campagne était à peine ouverte, aucune action notable n'en pouvait faire présager l'issue, et le Directoire rêvait déjà la conquête du trésor de Notre-Dame-de-Lorette. On lui avait présenté un mémoire où il était dit que Lorette n'étant pas éloignée de plus de 45 lieues de Gênes, il était facile, par un coup de main exécuté promptement et le plus secrètement possible, de s'emparer de la Casa Santa et des trésors immenses que la superstition y entassait depuis des siècles. On les évaluait à dix millions sterlings, et on pensait que 10.000 hommes, bien dirigés, suffisaient pour exécuter cette entreprise.

En faisant part de ce projet à Bonaparte, le Directoire ne lui proposait point d'engager ainsi à 50 lieues de lui, dans un pays ennemi, un corps de 6.000 hommes qui, par son absence, affaiblirait l'armée et l'exposerait lui-même à une expédition aventureuse ; mais il croyait à la possibilité de parvenir au même but en confiant cette expédition à un corps de partisans commandés par un chef audacieux et entreprenant. Il l'engageait toujours à tenter l'entreprise, s'il connaissait à l'armée un homme capable de l'exécuter[18]. Bonaparte avait bien d'autres pensées : l'exécution de ce projet, alors impraticable, était réservée à d'autres temps.

Cependant Beaulieu, ayant ordre de sa cour de prendre l'offensive, et voyant que Bonaparte voulait pénétrer en Lombardie, avait fait avancer le gros de son armée pour couvrir Gènes. Il avait porté son quartier-général à Novi et partagé son armée en trois corps. La droite, c'est-à-dire l'armée sarde, aux ordres de Colli, avait son quartier-général à la forteresse de Ceva, et devait défendre la Stura et le Tanaro. Le centre, commandé par d'Argenteau, avait son quartier-général à Sasello et marchait sur Montenotte pour couper l'armée française pendant sa marche sur Gênes, et tomber sur son flanc gauche. Beaulieu en personne commandait sa gauche et s'avançait par la Bochetta sur Voltri. Il divisait ainsi ses forces, séparant ses trois corps d armée par de hautes montagnes qu'il était obligé de tourner pour communiquer avec eux. L'armée française, au contraire, disposée le long de la mer, pouvait se réunir promptement pour tomber en masse sur chacun des corps ennemis, et les écraser l'un après l'autre.

Mais n'oublions pas qu'en écrivant la vie publique de Bonaparte, c'est de l'homme tout entier que nous avons voulu tracer l'histoire, et revenons à quelques détails sur son intérieur. La carrière qui s'ouvrait devant lui, les travaux, les fatigues, les dangers dont elle était semée, ne pouvaient le distraire du sentiment vif et profond qu'il avait voué à Joséphine. Au contraire, sa passion s'augmentait encore par les tourments de l'absence. Joséphine était restée à Paris. Au milieu de ses graves occupations et du tumulte des camps, Bonaparte trouvait toujours le temps de lui exprimer celui dont son âme était violemment agitée. C'est ce qu'on voit dans les lettres qu'il lui écrivait à cette époque, et qui ne sont que le commencement d'une correspondance qui dura sur le même ton jusqu'au moment où, se rendant à ses vœux, Joséphine vint le trouver en Italie[19].

 

 

 



[1] Lettre du 16 ventôse (6 mars).

[2] Montholon, tom. III, page 172.

[3] Decrès, depuis ministre de la marine, l'avait beaucoup connu, et croyait pouvoir être familier avec lui. Quand nous apprîmes, disait-il, que le nouveau général allait traverser Toulon, je m'offris aussitôt à tous mes camarades pour les présenter en me faisant valoir de ma liaison. Je cours plein d'empressement et de joie, le salon s'ouvre, je vais m'élancer, quand l'attitude, le regard, le son de voix du général suffisent pour m'arrêter : il n'y avait pourtant en lui rien d'injurieux, mais c'en fut assez ; à partir de là, je n'ai jamais été tenté de franchir la distance qui m'était imposée. (Las Cases, tom. I, page 208).

[4] Lettre au chef de l'état-major, 9 germinal (29 mars).

[5] Lettres des 9, 10, 11, 12, 15 et 16 germinal (mars).

[6] Lettre du 10 germinal (30 mars).

[7] Lettre au chef de l'état-major, 11 germinal (31 mars).

[8] Lettre au chef de l'état-major, 16 germinal (5 avril).

[9] Lettre au Directoire, le 17 germinal (6 avril).

[10] Lettre au Directoire, 17 germinal (6 avril).

[11] Voyez pièces justificatives, n° V.

[12] Lettre au Directoire, 19 germinal (8 avril).

[13] Lettre du Directoire, 4 floréal (23 avril).

[14] Lettre au Directoire, 17 germinal (6 avril).

[15] Lettre de Serrurier, 19 germinal (8 avril).

[16] Lettres de La Harpe, 19, 20, 26 germinal (avril).

[17] Lettre du 9 floréal (29 mars).

[18] Lettre du Directoire, 23 germinal (12 avril).

[19] Voyez pièces justificatives, n° VI.