HISTOIRE GÉNÉRALE DE NAPOLÉON BONAPARTE

GUERRE D'ITALIE. - TOME PREMIER

 

CHAPITRE II.

 

 

Événements du 31 mai 1793. — Bonaparte se range du parti de la Convention. — Troubles du Midi. — Armée de Carteaux. — Bonaparte y fait ses premières armes. — Siège de Toulon. — Bonaparte y commande l'artillerie. — Reddition de la place.

 

Bonaparte avait quitté la France après avoir vu le monarque renversé du trône ; il la retrouvait en république. Dans la Convention la Montagne venait de triompher de la Gironde ; quel parti prendra Bonaparte banni de son pays natal ? Pour lui ces événements ne sont que des incidents du grand drame de la révolution ; une âme de la trempe de la sienne ne se consumera point en vains gémissements sur les ruines de la monarchie, en regrets inutiles pour un parti vaincu. La Convention représente le peuple français ; elle exerce la puissance nationale, elle déploie une grande énergie contre les ennemis intérieurs, contre l'étranger ; c'est donc à la Convention que se rallie Bonaparte.

A la nouvelle des événements du 31 mai, un grand nombre d'administrations départementales voulurent se coaliser pour envoyer une force armée à Paris, pour venger la représentation nationale, violée par la proscription de la Gironde. Le peuple ne répondit à cet appel que dans un petit nombre de départements. Les armées restèrent fidèles à la majorité de la Convention ; elle parvint facilement à comprimer les tentatives d'insurrection, excepté dans le midi, où Lyon et Marseille en levèrent l'étendard.

Lyon était assiégé par les troupes conventionnelles ; les insurgés du midi marchaient à son secours. Les représentants du peuple à l'armée des Alpes détachèrent de Grenoble un corps de 2000 hommes d'infanterie de ligne, la légion des Allo- broges, forte de 500 cavaliers, et deux batteries d'artillerie. Ce corps, connu sous le nom d'armée de Carteaux qui le commandait, était destiné à empêcher la communication entre les Lyonnais et les insurgés du midi. Bonaparte se trouva dans cette armée.

Le général Dujard l'avait envoyé, dit-on, auprès des insurgés marseillais, pour tâcher d'obtenir qu'ils laissassent passer des convois de poudre, et pour accélérer et assurer sa marche. Il se rendit à Marseille et à Avignon, eut des entrevues avec les meneurs, leur fit comprendre qu'il était de leur intérêt de ne pas indisposer l'armée d'Italie, et fit passer les convois[1].

Nous ne suivrons point l'armée de Carteaux dans toute cette campagne ; nous nous bornerons aux opérations dans lesquelles figura Bonaparte.

Les insurgés occupaient en force Avignon. Carteaux somma cette ville d'ouvrir ses portes. Elle refusa elle fut attaquée le 25 juillet. La résistance fut vigoureuse. L'artillerie des insurgés était supérieure à celle de Carteaux. La colonne de son armée qui avait suivi la rive droite du Rhône était entrée sans résistance dans Villeneuve, qui n'est séparée d'Avignon que par le fleuve. Bonaparte commandait l'artillerie attachée à cette colonne ; il plaça ses deux pièces de quatre sur un point d'où la plate-forme du rocher d'Avignon, sur laquelle était placée l'artillerie des insurgés, se montrait plus à découvert ; il pointa lui-même ses pièces ; au premier coup de canon il démonta une de leurs pièces, et au second il tua un de leurs canonniers et cassa le bras à un autre. Les canonniers insurgés en prirent prétexte pour dire qu'ils ne voulaient pas, qu'ils ne pouvaient pas lutter contre l'artillerie républicaine. Leur découragement produisit l'épouvante ; les insurgés évacuèrent la ville et se dirigèrent sur Saint-Remy. Ce fut donc là le premier fait d'armes du vainqueur de l'Europe.

Le 28, avec un détachement de 200 hommes du régiment de Bourgogne, vingt artilleurs et deux pièces de canon, il marcha d'Avignon sur Tarascon, et y entra sans résistance.

Le 29, Bonaparte se fit annoncer aux autorités de Beaucaire, rendez-vous des insurgés du Gard, et se mit en marche sur cette ville avec cent hommes et ses deux canons. A l'aspect de cette troupe, des cris répétés de vive la république sont poussés par un groupe nombreux de citoyens rassemblés sur la rive droite du Rhône. On les prend pour des insurgés, car ce cri était alors commun aux deux partis. En un instant ses pièces sont braquées, et on allait faire feu, quand un délégué des représentants du peuple accourt et dit : Arrêtez, ce sont des nôtres !Ah ! c'est différent, c'est très-bien, répondit Bonaparte. C'étaient en effet les patriotes ; les insurgés avaient pris la fuite, et la troupe républicaine entra à Beaucaire sans combattre.

Bonaparte soupa le soir même dans une auberge avec des négociants de Montpellier, Nîmes et Marseille — c'était le temps de la foire — ; il s'engagea entre eux une discussion sur la situation politique de la France. Les convives avaient chacun une opinion différente, qu'ils soutenaient avec chaleur.

La garde nationale de Beaucaire ayant été organisée, Bonaparte alla joindre l'armée de Carteaux qui se trouvait à Saint-Martin-de-Crau, à trois lieues Est d'Arles.

On croit qu'il prit encore part au combat de Salon (19 août) et qu'il contribua puissamment au succès de Carteaux. Bonaparte se fit dans l'armée la réputation d'un -officier d'artillerie très- distingué. Il retourna ensuite à Avignon pour y rétablir sa santé et profita du repos qu'il goûtait pour consigner dans une brochure intitulée le Souper de Beaucaire[2] l'état des opinions dans le midi. Il y rapportait la conversation qu'il avait eue dans cette ville. Cet écrit est remarquable par la sagacité des vues militaires et politiques. Il y donnait aux insurgés de sages conseils, et leur prédisait les malheurs qui fondraient sur eux, et qu'ils attireraient sur leur pays.

Après le combat de Salon, Carteaux s'empara sans difficulté de la ville d'Aix. Les insurgés marseillais s'étaient retranchés dans les gorges de Septèmes ; ils y furent attaqués le 24 août, et en furent chassés, laissant vingt pièces de gros canon. Le 25 l'armée de Carteaux fit son entrée a Marseille ; les principaux insurgés s'étaient enfuis à Toulon, et livrèrent ce port, l'arsenal et l'escadre aux ennemis de la France.

Les amiraux anglais et espagnols occupèrent d'abord Toulon avec 5.000 hommes détachés de leurs équipages, en prirent possession au nom des Bourbons, et y arborèrent le pavillon blanc. La garnison fut successivement renforcée par des troupes des puissances coalisées ; à la fin de septembre, elle était de 28.000 hommes. La garde nationale fut désarmée comme suspecte ; 5.000 matelots normands ou bretons furent, par le même motif, renvoyés à Brest et à Rochefort. Pour assurer son mouillage, l'amiral Hood fit fortifier les hauteurs du cap Brun et du promontoire du Caire. La garnison s'étendit d'un côté jusqu'à Saint-Na- zaire et au delà des gorges d'Ollioules ; de l'autre, jusqu'à La Valette et Hyères. Les îles de ce nom furent occupées par l'ennemi.

Carteaux n'avait que 12.000 hommes ; il en laissa 4.000 à Marseille et sur différents points de la côte, et, le 29 août, il marcha avec le reste vers Toulon. Les habitants de Cuges et du Beausset montrèrent du zèle et lui fournirent du renfort. Une de ses colonnes se porta à Ollioules ; l'ennemi l'y laissa pénétrer, la surprit ensuite, et la rejeta sur le Beausset. Le général Lapoype, détaché de l'armée d'Italie avec 6.000 hommes, vint placer son quartier-général à Solliès, et ses avant-postes à La Valette. Carteaux attaqua de nouveau Ollioules, et s'en empara le 8 septembre. Le commandant de l'artillerie Dommartin fut blessé dans cette affaire. Les généraux Lapoype et Carteaux, indépendants l'un de l'autre et sans communication entre eux, se fortifièrent dans leurs positions. L'ennemi resta maître de toute la montagne de Faron jusqu'au fort Malbosquet, de toute la presqu'île des Sa- blettes, et du promontoire du Caire, jusqu'au village de la Seyne. Carteaux fut nommé commandant en chef de l'armée de siège.

Tel était l'état des choses lorsque le 12 septembre Bonaparte y arriva : alors chef de bataillon[3], il y était envoyé pour organiser le parc, commander et diriger l'artillerie[4]. Elle consistait en deux batteries de campagne à la division Lapoype, en trois batteries d'artillerie à cheval, qu'avait commandées le chef de bataillon Dommartin avant sa blessure, et de huit pièces de 24, tirées de l'arsenal de Marseille. Ces huit pièces avaient été mises en batterie pour brûler l'escadre anglaise qui en était distante de 2.400 toises. Les soldats, dans les bastides voisines, chauffaient les boulets avec des soufflets de cuisine. Bonaparte fit parquer ces huit pièces. Le surlendemain de son arrivée, il était allé à la position du Caire ; elle n'était pas occupée ; il offrit à Carteaux de le faire entrer avant huit jours dans Toulon, s'il voulait faire occuper en force cette position, de manière qu'on pût sur-le-champ placer des batteries à l'extrémité des caps de l'Eguillette et de Balaguier. On n'y envoya qu'un détachement de 400 hommes, qui en fut chassé. L'ennemi y bâtit le fort Murgrave ; on le laissa faire.

Vers le 9 vendémiaire (30 septembre)[5] un conseil de guerre avait été tenu à Ollioules ; on y avait décidé unanimement qu'il fallait réunir le parc d'artillerie dans cette petite ville, et attaquer Toulon par l'ouest. Bonaparte prit toutes les mesures pour organiser l'artillerie, et en moins de six semaines réunit 100 pièces de gros calibre, des mortiers à grande portée, des pièces de 24 abondamment approvisionnées. Il organisa des ateliers, et fit rappeler plusieurs officiers du corps d'artillerie retirés dans leurs foyers. Il n'y avait point au siège d'officier du génie ; Bonaparte fit, pendant quelque temps, le service des deux armes. Il se multipliait ; il était à tout. Un jour, un canonnier ayant été tué à une batterie, il prit le refouloir, et chargea dix à douze coups. Quelques jours après, il se trouva couvert d'une gale très-maligne ; Muiron découvrit que le canonnier mort en était infecté. Entraîné par l'ardeur de la jeunesse et par sa passion pour le service, Bonaparte se contenta d'un léger traitement. Le mal sembla disparaître, il n'était que rentré ; il affecta longtemps sa santé, et faillit lui coûter la vie.

Un nouveau conseil de guerre fut tenu le 24 ; on y lut un plan envoyé de Paris sur la conduite du siège, rédigé par le général d'Arçon, et approuvé par le comité du génie. On y indiquait l'attaque sur la montagne et le fort Faron, sur les forts Rouge, Blanc et de Sainte-Catherine, et l'ouverture de la tranchée sur les fronts du milieu de l'enceinte de Toulon, négligeant également les forts de Lamalgue et de Malbosquet. Ce plan présentait des difficultés et des longueurs ; il supposait d'ailleurs une armée de 60.000 hommes, avec un abondant matériel.

Fidèle au plan que dès le premier moment il avait conçu, Bonaparte, dans ce conseil, posa en principe que, si l'on pouvait bloquer Toulon par mer, comme il l'était par terre, l'ennemi ne s'exposerait pas à y laisser une forte garnison, qui serait tôt ou tard obligée de capituler, et qu'il évacuerait plutôt la place ; qu'il était facile de bloquer Toulon par mer, en forçant l'escadre à abandonner les petites et grandes rades ; qu'il suffisait pour cela de placer à l'extrémité des promontoires de l'Eguillette et de Balaguier deux batteries de trente pièces de 24 ou de 36, quatre de 16 à boulets rouges, et dix mortiers à la Gomer. Mais les choses étaient bien changées : l'ennemi, sentant l'importance de ces deux positions, n'avait rien négligé pour rendre formidable le fort Murgrave qu'il avait construit sur le promontoire du Caire, et qu'il appelait le Petit Gibraltar. On ne pouvait donc plus penser à brusquer une attaque ; il fallait établir de bonnes batteries, raser les ouvrages, et faire taire l'artillerie de ce fort. Les idées de Bonaparte furent adoptées par le conseil. L'artillerie travailla sans relâche à leur exécution. Les batteries des Sans Culottes et de la Montagne fixèrent toute l'attention de l'armée. Elles coulèrent bas ou endommagèrent plusieurs bâtiments ennemis.

Cependant Bonaparte était journellement contrarié par le général Carteaux et son état-major, qui voulaient sans cesse le distraire du plan arrêté, pour employer les canons sans but, et dans des directions opposées. Fatigué de ces contrariétés, Bonaparte écrivit au général en chef pour lui demander de lui faire connaître ses idées générales, et de lui en laisser l'exécution pour ce qui concernait son arme. Carteaux répondit que son plan définitif était que l'artillerie chauffât Toulon pendant trois jours, après quoi il le ferait attaquer par trois colonnes. A côté de cette réponse, Bonaparte répéta ce qu'il avait dit au conseil de guerre, et remit le tout entre les mains du représentant du peuple Gasparin. C'était un ancien militaire, homme d'esprit, de sens et de caractère. Il envoya le mémoire au gouvernement, qui donna l'ordre à Carteaux de se rendre à l'armée des Alpes, et le remplaça par le général Doppet[6].

Bonaparte avait fait construire neuf batteries de canons et de mortiers qui battaient les retranchements du fort Murgrave, l'isthme des Sablettes et l'anse du Lazaret. La canonnade était journalière. L'ennemi de son côté faisait de nouveaux travaux au fort. Le 18 brumaire, il fit une sortie sur la batterie des Sablettes et celle des Moulins ; à l'une il fut repoussé ; il enleva et encloua l'autre. Elle fut reprise quelques jours après.

Le général Doppet arriva au siège le 20. Comme médecin, il avait plus d'esprit que Carteaux ; comme général il ne lui cédait guère.

Une bombe mit le feu au magasin à poudre de la batterie de la Montagne ; Bonaparte s'y trouvait ; il courut un grand danger ; plusieurs canonniers furent tués.

Emporté par quelque ressentiment et par son ardeur, un bataillon de la Côte-d'Or, de tranchée au fort Murgrave, prit les armes, marcha au fort, et entraîna tout une division. Une vive fusillade et une épouvantable canonnade s'engagèrent. Le général en chef et Bonaparte y coururent : Puisque le vin est tiré, dit ce dernier, il faut le boire ; il en coûtera moins pour pousser l'attaque à fond que pour battre en retraite. Le général en chef l'autorisa à diriger l'attaque. Les tirailleurs avaient enveloppé le fort ; Bonaparte formait deux compagnies de grenadiers en colonne pour pénétrer par la gorge, lorsque le général en chef, ayant eu un de ses aides-de-camp tué, fit battre la retraite. Les tirailleurs se découragèrent, l'attaque fut manquée. Bonaparte arriva près du général en chef, le visage couvert du sang d'une légère blessure qu'il avait reçue au front, et lui dit : Le J... F..... qui a fait battre la retraite nous fait manquer Toulon. Huit jours après, Doppet fut envoyé à l'armée des Pyrénées[7].

Un général digne enfin de ce nom, Dugommier, vint, le 30 brumaire, prendre le commandement de l'armée. Depuis 20 jours, après une longue et belle résistance, Lyon avait succombé. Une partie de l'armée de siège fut envoyée à celle de Toulon qui se trouva par ce renfort portée à 30.000 hommes.

Le siège était commencé depuis plusieurs mois, et cependant l'ennemi avait conservé toutes ses positions : il n'y avait point encore de tranchée ouverte contre les forts et les ouvrages permanents. Tous les efforts des assiégeants étaient, disait-on, dans une direction opposée à la ville, et se consumaient à canonner une redoute de campagne étrangère aux fortifications de la place. C'était une critique du plan de Bonaparte. Cependant l'armée de siège et l'armée d'Italie vivaient au jour le jour. La Provence était affamée ; les communications avec le Levant étaient interceptées par les croisières anglaises ; le vent d'est ne permettait pas aux convois de venir d'Arles et de Cette ; le débordement de la Durance empêchait l'arrivage de bestiaux, la famine était imminente. L'ennemi, déjà plus fort que l'armée assiégeante, attendait des renforts. D'après ces motifs les représentants du peuple Barras et Fréron proposèrent, au comité de salut public, par une lettre datée de Marseille, le 11 frimaire (1er décembre), de faire lever le siège de Toulon, et de ramener l'armée sur la Durance, pour rouvrir la campagne à la belle saison.

Le comité de salut public reçut en effet cette lettre, et les mémoires de Napoléon[8] en rapportent le contenu sans aucune réflexion. Cependant à la séance de la Convention nationale du 7 nivôse (27 décembre), Carnot, rapporteur du comité, lut une lettre des mêmes représentants, du 30 frimaire (20 décembre), écrite de Toulon où l'armée était entrée la veille. Nous avons, y disaient-ils, lu avec indignation la lettre fausse qui nous était attribuée, et dont le comité n'a pas été la dupe ; le trait est parti de Marseille, dans le même temps que cette ville a tenté de produire un mouvement contre-révolutionnaire, que nous avons étouffé. Ce sont les émissaires de Pitt qui sont les auteurs de cette calomnie et de la lettre où nos signatures ont été contrefaites[9].

Quoi qu'il en soit, tout était disposé pour attaquer le fort Murgrave. Une nouvelle batterie appelée de la Convention avait été élevée sur la hauteur des Arènes, contre le fort Malbosquet ; l'ennemi devait en ignorer l'existence ; on l'avait masquée. Le 9 frimaire les représentants du peuple y étant venus, autorisèrent les canonniers à tirer. Bonaparte s'en plaignit au général en chef ; le mal était sans remède. Le lendemain le général anglais O'Hara sortit avec 7.000 hommes, s'empara de la batterie de la Convention et l'encloua. L'alarme fut vive au quartier-général : Dugommier rallia les troupes, et fit avancer ses réserves. L'artillerie plaça sur différentes positions des canons de campagne, pour protéger la retraite et retarder le mouvement de l'ennemi qui menaçait le parc d'Ollioules. Bonaparte se rendit sur une hauteur vis-à-vis la batterie. Il avait fait creuser un boyau de cette hauteur au pied de l'épaulement ; il s'y glissa avec un bataillon, sans être vu par les ennemis, et commanda une décharge sur eux. Un coup de fusil cassa le bras à un officier en uniforme rouge ; il remit son épée et se fit connaître à Bonaparte : c'était le général O'Hara. Dans le même moment Dugommier débordait la droite de l'ennemi et menaçait ses communications avec la ville, ce qui le décida à la retraite. Ce fut plutôt une fuite, il fut poursuivi l'épée dans les reins jusque dans Toulon et sur le chemin couvert de Malbosquet.

Dans son rapport à la Convention, le général en chef dit : Parmi nos frères d'armes qui se sont le plus distingués et qui m'ont le plus aidé à rallier et à pousser en avant, sont les citoyens Bonaparte, commandant l'artillerie ; Arena et Cervoni, adjudants généraux ; tous les trois étaient Corses. Pour sa conduite dans cette affaire, Bonaparte fut nommé chef de brigade.

Les représentants du peuple se réunirent à Ollioules le 24 frimaire (14 décembre) ; il fut résolu de donner l'assaut au fort Murgrave. Les batteries françaises firent un feu roulant jusqu'au 27, à minuit. Dugommier forma son armée en quatre colonnes ; celle d'Italie commandée par le général Laborde, marcha droit au fort ; dans l'obscurité de la nuit elle se désorganisa ; on arriva cependant au pied du fort, quelques grenadiers y pénétrèrent, mais en furent repoussés. Dugommier s'y porta avec sa colonne de réserve : Bonaparte marchait à la tête ; il se fit précéder par un bataillon, qu'il confia au capitaine d'artillerie Muiron. A trois heures du matin, Muiron escalada le fort à une embrasure, par laquelle entrèrent le général en chef - et Bonaparte : Laborde et Guillon entrèrent par un autre côté. La garnison se rallia à sa réserve, s'y reforma, et fit trois attaques pour le reprendre : le combat fut long, animé, incertain ; mais l'ardeur française l'emporta ; l'ennemi battit en retraite, et le jour vint éclairer le triomphe de l'armée victorieuse. Elle passa quelques heures à se, rallier, et poursuivit l'ennemi, qui s'embarqua avec précipitation. Elle eut 1.000 hommes tués ou blessés. Bonaparte, qui la veille avait été jeté à terre et meurtri, eut un cheval tué par la batterie du fort Murgrave ; en escaladant par l'embrasure, il fut blessé légèrement au mollet, par un coup de lance d'un canonnier anglais. Le général Laborde et le capitaine Maison furent grièvement blessés. L'ennemi perdit 2.500 hommes.

On était maître du promontoire du Caire ; Bonaparte y fit, le même jour, construire des batteries ; elles tirèrent sur les chaloupes lorsqu'elles passaient de la petite à la grande rade. La plus grande alarme régnait chez l'ennemi.

Bonaparte se porta à la batterie de la Convention, pour attaquer le fort Malbosquet, et dit aux généraux : Demain ou après demain, au plus, tard, vous souperez dans Toulon.

L'amiral anglais vint à Toulon faire les dispositions nécessaires pour reprendre le fort Murgrave, ou pour qu'on se retranchât sur les deux mamelons au-dessus de Balaguier et de l'Éguillette, afin de gagner quelques jours et de donner le temps aux renforts attendus d'arriver. Mais ayant appris que les troupes alliées, qui défendaient le fort, avaient été forcées à se rembarquer, il craignit de se trouver renfermé dans les rades, leva l'ancre, appareilla et en sortit. Le conseil de guerre décida d'évacuer la place, d'en détruire les ouvrages, d'incendier l'arsenal et les vaisseaux qu'il ne pourrait emmener. Dans la nuit du 27 au 28 (17 et 18 décembre), le fort Pomets sauta ; les forts de Faron, de Malbosquet, de la redoute Rouge, de la redoute Blanche, de Ste Catherine furent évacués. Le 28, l armée les occupa, et s'avança sous les remparts ; on tira tout le jour contre la ville.

La mer était couverte de chaloupes et de petits bâtiments remplis d'habitants qui s'enfuyaient à bord de l'escadre ; il y en eut un bon nombre coulés bas par les batteries françaises. Ici nous empruntons les propres expressions de Napoléon, témoin oculaire. Le soir une épouvantable explosion annonça la destruction du magasin général ; au même moment le feu se manifesta à quatre ou cinq endroits de l'arsenal, et une demi-heure après la rade se couvrit de flammes ; c'était l'incendie de neuf vaisseaux de haut bord, et quatre frégates françaises ; l'horizon en fut éclairé à plusieurs lieues ; on y voyait comme en plein jour. Le spectacle était sublime, mais déchirant. On s'attendait à chaque instant à l'explosion du fort Lamalgue ; mais la garnison, craignant de se trouver coupée de la ville, ne se donna pas le temps de charger les mines ; dans la nuit même, les tirailleurs français y entrèrent.

A dix heures du soir une porte de la ville fut enfoncée, une forte patrouille y entra et fut suivie de quelques troupes destinées à sa garde. Ce qui restait d'habitants, frappé de terreur, s'était barricadé dans les maisons ; le plus morne silence y régnait. L'arsenal était dans le désordre et la confusion ; 8 ou 900 forçats y travaillaient à éteindre le feu.

L'armée fit, le 29 (19 décembre), son entrée dans la ville ; Bonaparte avec tout ce qu'il y avait de canonniers et d'ouvriers disponibles réussit, après plusieurs jours de travaux, à conserver l'arsenal ; tous les magasins furent sauvés, excepté le magasin général ; il restait dans les bassins J 3 vaisseaux désarmés. Le temps avait manqué à l'ennemi pour commettre tous les ravages qu'il avait projetés.

Si ce ne fut pas Bonaparte qui prit réellement Toulon, il eut au moins la plus grande influence sur la conquête de cette place. Cependant il ne fut pas même nommé dans la lettre des représentants du peuple qui l'annonçait à la Convention. Mais il fut dédommagé de cette omission par le suffrage de l'armée et par celui du général en chef Dugommier, qui écrivit au comité de salut public : que ce jeune officier méritait une véritable attention, parce que, quelque parti qu'il adoptât, il était sûrement destiné à mettre un grand poids dans la balance. Un mois après la reprise de Toulon, et le 6 pluviôse an II (25 janvier 1794), il fut nommé général de brigade.

Napoléon ne parlait pas sans complaisance du siège de Toulon ; c'était une des époques de sa vie où il avait éprouvé le plus de satisfaction, c'était son premier succès, celui qui laisse toujours les plus doux souvenirs.

Il relevait, avec raison, l'auteur du Manuscrit venu de Sainte-Hélène, pour avoir appelé fort légèrement la prise de Toulon, sur les Anglais, un misérable coup de tête.

Lorsque les coalisés entrèrent dans cette place, Lyon avait arboré le drapeau blanc ; la guerre civile n'était pas éteinte en Languedoc, en Provence. L'armée espagnole victorieuse avait passé les Pyrénées et inondait le Roussillon ; l'armée piémontaise avait franchi les Alpes : elle était aux portes d'Antibes et de Chambéry. Les coalisés ne sentirent pas assez l'importance de la conquête qu'Ms venaient de faire. Si 6.000 Sardes, 12.000 Napolitains, 6.000 Espagnols et 6.000 Anglais se fussent réunis dans Toulon aux 12.000 fédérés, cette armée de 40.000 hommes serait arrivée sur Lyon, se liant par sa droite à l'armée piémontaise, et par sa gauche à l'armée espagnole[10].

Aussi la nouvelle de la reprise de Toulon, événement qui n'a jamais été bien compris en Europe, y fit-il un effet prodigieux, ainsi que dans toute la France. La Convention en ordonna la célébration par une fête nationale. Cette victoire fut le signal de celles qui illustrèrent la campagne de 1794.

Ce fut au siège de Toulon que Bonaparte fit connaissance avec quelques militaires qu'il s attacha et qui suivirent sa fortune. Nous avons déjà nommé Muiron ; il y trouva Duroc, officier dans le train. Lors de la construction d'une batterie, Bonaparte demanda sur le terrain quelqu'un qui sût écrire. Un sous-officier se présenta, et sur l'épaulement même écrivit sous la dictée du commandant de l'artillerie. La lettre à peine finie, un boulet ennemi la couvrit de terre. Bon, dit l'écrivain, je n'aurai pas besoin de sable. Cette saillie, le calme du sous-officier, firent sa fortune ; c'était Junot[11].

En reprenant Toulon, l'armée avait rempli sa mission : alors commença dans les murs de cette ville faction de l'autorité civile, de la puissance révolutionnaire. La reddition de cette place à l'étranger était un grand crime, un crime inexcusable ; la vengeance fut éclatante, comparée au dommage qu'elle avait causé à la république. Excéda-t-elle les bornes de la justice ? La solution de cette question est étrangère à l'armée, et ne peut atténuer sa gloire. Pour ternir celle que s'acquit alors le commandant de l'artillerie, on l'a représenté comme l'instrument, ou au moins, comme l'approbateur des exécutions sanglantes, qui furent alors ordonnées. Cette imputation ne repose sur aucun document que puisse accueillir l'histoire[12].

 

 

 



[1] Montholon, t. III, notice, p. XII.

[2] On lit dans la notice déjà citée, Montholon, t. III, p. XII :

Pendant le séjour que Bonaparte fit à Marseille, près des insurgés, ayant été à même de voir toute la faiblesse et toute l'incohérence de leurs moyens de résistance, il rédigea une petite brochure qu'il publia avant de quitter cette ville. Il cherchait à dessiller les yeux de ces insensés, et prédisait que leur révolte n'aurait d'autre résultat que de donner des prétextes aux hommes de sang, pour faire périr, sur l'échafaud, les principaux d'entre eux. Cette brochure eut le plus grand effet, et contribua à calmer les têtes.

Il y a ici erreur sur le lieu et l'époque où cet écrit fut composé. Il a été réimprimé, et son éditeur l'a fait précéder d'un avertissement qui établit la vérité.

Bonaparte composa cet opuscule à Avignon, et le fit imprimer chez Sabin Tournai, rédacteur et imprimeur du Courrier d'Avignon. Il ne fit alors aucune sensation ; ce ne fut que lorsque Bonaparte devint général en chef que M. Loubet, secrétaire de feu M. Tournai, qui en avait conservé un exemplaire, y attacha quelque prix, parce que cet exemplaire était signé de la main de son auteur : il le montra alors à plusieurs personnes d'Avignon. M. Loubet étant mort, on s est adressé à son fils par l'intermédiaire de M. M....., et on a obtenu la copie exacte de cet opuscule, dont il n'existe plus sans doute que ce seul exemplaire.

[3] Il ne devait pas l'être encore. Des états de service qui paraissent authentiques ne lui donnent ce grade que le 19 octobre. Il paraît qu'il lui avait été conféré à son arrivée par les représentants du peuple, dont les promotions étaient soumises à l'approbation du gouvernement.

[4] Il aborde le général Carteaux, homme superbe, doré depuis les pieds jusqu'à la tête, lui présente modestement sa lettre de service. C'était bien inutile, dit le général en caressant sa moustache ; nous n'avons plus besoin de rien pour reprendre Toulon. Cependant, soyez le bien venu, vous partagerez demain la gloire de le brûler, sans en avoir pris la fatigue. Las Cases, tom. I, page 181.

[5] Le calendrier républicain commence au 22 septembre 1793 ; nous le suivons parce qu'il se lie dès-lors à toute l'histoire de la France ; mais nous donnerons en même temps la concordance avec le calendrier grégorien, pour faciliter l'intelligence des dates.

[6] Le représentant du peuple qui le premier distingua Bonaparte, et appuya de son autorité le plan qui fit tomber Toulon, ce fut Gasparin. Bonaparte n'était nullement en rapport avec Barras qui, à cette époque, était en mission à Nice et à Marseille. Ce n'est qu'à la journée du 13 vendémiaire an IV que Bonaparte se lia avec Barras. Montholon, tom. II, page 210.

[7] Ce général est traité avec beaucoup de rigueur dans les mémoires de Napoléon, tom. III. Voici ce que ce général a dit de Bonaparte :

J'avais fait descendre avec moi, de l'armée des Alpes, un général d'artillerie, excellent et ancien officier, nommé Duteil ; il fit avec moi la visite des batteries établies avant mon arrivée, et je vis avec autant de satisfaction que d'étonnement que cet ancien artilleur applaudit à toutes les mesures qu'avait prises le jeune Bonaparte, alors lieutenant colonel d'artillerie. Je me fais un plaisir de dire que, ce jeune officier, devenu depuis le héros de l'Italie, joignait à beaucoup de talents une intrépidité rare et la plus infatigable activité : dans toutes les visites de postes que j'ai faites à mon armée, je l'ai toujours trouvé au sien ; s'il avait besoin d'un moment de repos, il le prenait sur la terre et enveloppé dans son manteau ; il ne quittait jamais les batteries. (Mémoires du général Doppet, page 206.)

[8] Montholon, tom. III, page 27.

[9] Gourgaud, tom. I, page 305.

[10] Montholon, tom. II, page 207.

[11] Las Cases, tom. I, page 178.

[12] On trouve, dans des histoires pleines d'un esprit partial et hostile, une prétendue lettre de Brutus Bonaparte, citoyen sans culotte, aux représentants du peuple, Robespierre jeune et Fréron, par laquelle il les informe de l'exécution de leurs ordres pour les mitraillades. Comme le fait observer, en rapportant cependant cette pièce, l'auteur de l'histoire de Napoléon Bonaparte, etc. (tom. I, Paris, Michaud, 1823), ces deux députés étant alors à Toulon, il est peu vraisemblable que Bonaparte leur eût écrit pour leur rendre compte. Nous ajouterons hardiment que la lettre est évidemment fabriquée.