LES journaux vendus à la montagne continuaient d'attaquer les opérations des assemblées électorales dans toutes leurs conversations et leurs discours. Tallien, Barras, Chénier, Louvet ne parlaient que de les annuler. Daunou fut un de ceux qui s'y opposa avec le plus de constance et de courage, et le suffrage d'un républicain aussi pur avait une grande influence sur tous les partis. On essaya de rétablir la terreur dans le sein de la Convention. On fit des rapports et des discours virulents, on exagéra les dangers, on accusa la Convention d'avoir laissé perdre les fruits de la victoire du 13 vendémiaire. On fit arriver des pétitions où l'on disait que les patriotes de 89 avaient gémi sous le prétexte ridicule d'une terreur imaginaire ; où l'on demandait l'annulation des élections et la déportation de tous les royalistes. On ne parlait plus que du salut du peuple, des mesures, de salut public et de toutes ces formules banales, présages funestes de la tyrannie. La barre et la tribune ne retentissaient plus que des propositions les plus révolutionnaires. La montagne était d'une audace inouïe. Les tribunes publiques étaient garnies d'affidés qui l'applaudissaient avec fureur, et outrageaient les députés qui invoquaient le respect dû à la constitution, et luttaient de toutes leurs forces pour arrêter ce torrent. Tallien et Barras régnaient et se partageaient la dictature. La montagne devait suivre exactement leur impulsion, et ils la morigénaient vigoureusement lorsqu'elle voulait, agir d'elle-même. Ayant échoué dans la proscription de Lanjuinais et de Boissy d'Anglas, ils se rabattirent sur les députés Aubry et Lomont, et, sans discussion, emportèrent, quoiqu'ils vinssent d'être réélus, leur arrestation et celle de Gau, député du nouveau tiers, et du général Miranda, tous quatre prévenus de complicité dans la révolte des sections. Aubry, chargé, au comité de salut public, du personnel de la guerre, avait, par des destitutions souvent injustes, introduit la réaction dans l'armée, et accumulé beaucoup de haines sur se tête. Bonaparte, à qui la Convention devait en grande partie son salut, et qu'elle venait de confirmer dans le commandement de l'armée de l'intérieur, avait été une victime de ce représentant. Lomont était compromis par les papiers de Lemaître, et sa haine de la terreur semblait le pousser vers le royalisme. Gau était peu connu, et Miranda ne l'était que trop pour jouir d'une grande estime. Cependant la représentation était encore une fois entamée, la brèche s'agrandissait, il ne fallait qu'un coup d'audace pour s'emparer de la place. Quoique les meneurs eussent la haute-main dans les comités, ils y étaient encore gênés par la présence de leurs collègues, tels que moi, qui ne partageaient pas leurs projets. Sous prétexte de centraliser l'action du pouvoir dans ce moment de crise et de danger, ils emportèrent aussi la création d'une commission de cinq membres parmi lesquels étaient Tallien, Dubois-Crancé et l'abbé Roux, chargée de présenter des mesures de salut public. Le 30, Barras général et représentant, dictateur au camp, dictateur à la tribune, fit le récit des événements du 13 vendémiaire, de ce qui avait précédé et suivi cette journée. Dans ce rapport, il avança que depuis le 9 thermidor, on n'avait rien fait que pour la contre-révolution, et dit que terroriste était un mot insignifiant. Il accuse Menou de complicité avec les meneurs des sections rebelles, et assura que la colonne qui débouchait par le quai des Quatre-Nations, dans la journée du 13, s'avançait en criant vive le roi[1]. Il termina par cette phrase : Puissions-nous n'avoir pas à regretter un jour, une défaite, et à pleurer sur le sommeil étrange qui a suivi nos premiers succès. Paris est désarmé. Mais je pense que la Convention nationale, toujours juste, ne différera pas longtemps de réarmer ceux qui l'ont si vaillamment défendue et sur l'amour desquels elle peut toujours compter. Que faisait la commission des cinq ? je l'ignorais, mais son existence seule me donnait de vives inquiétudes. Le soir j'étais rentré chez moi l'âme abreuvée d'amertume. En récapitulant les progrès immenses qu'avait faits la montagne dans si peu de jours, je désespérais, pour ainsi dire, de la chose publique. Depuis le 13, la Convention ne délibérait plus qu'au milieu d'un camp. Les alentours, les tribunes, la salle même étaient investis de militaires et de terroristes. D'après les bornes que nous avions mises nous-mêmes à la durée de notre session, nous n'avions plus que quatre jours d'existence, mais je tremblais que ces bornes ne fussent renversées et que l'on nous rejetât encore dans l'océan révolutionnaire. Le 1er brumaire, je ma, rendais plein de ces tristes pressentiments à la Convention. Je rencontrai sur la terrasse des Tuileries un groupe de représentants montagnards, arrêtés en prairial, et que les comités de gouvernement venaient de mettre en liberté. Ils m'entourèrent et me dirent : C'est aujourd'hui que la commission des cinq doit proposer des mesures de salut public, de casser les élections et d'ajourner la réunion du corps législatif. Les patriotes comptent sur toi. — Ils ont raison d'y compter, leur répliquai-je, et je vais de ce pas confondre ces détestables projets. J'entre dans la salle exalté par l'imminence du danger et parcourant dans ma pensée les moyens de le prévenir. Je ne pouvais ni mettre de l'ordre dans mes idées, ni me contenir. Un pétitionnaire était à la barre ; un membre invite le président à lui accorder la parole ; aux premières phrases de sa pétition, qui portaient sur les élections, je l'interrompis et j'éclatai. Il est bien étrange qu'au moment où l'assemblée prête à terminer sa session s'occupe de lois urgentes. qui intéressent toute la république, on prétende lui faire perdre un temps aussi précieux. à entendre des pétitions particulières dont le président n'a pas même pris la précaution de reconnaître l'objet. Le droit de pétition est-il donc celui que s'arrogent quelques individus de venir à chaque instant nous détourner des travaux importants, pour nous entretenir de tout ce qui leur passe par la tête ? C'est une tactique astucieuse qu'il est temps de dévoiler. Il est évident qu'on veut vous forcer à juger dès à présent les opérations des assemblées électorales. Toutes les questions qui y sont relatives sont hors de votre compétence. Vous ne pouvez en connaître sans vous rendre coupables d'attentat envers la constitution ; je sais bien que ce n'est pas le premier qu'on aurait essayé de commettre, mais je déclare que je périrai plutôt que de la laisser violer. Fidèle à mon pays, je défendrai avec le même courage, avec la même énergie, jusqu'au dernier jour de cette session, la volonté bien exprimée du peuple. Je dénonce donc à la nation la nouvelle tyrannie qu'on lui prépare ; en vain créera-t-on des dictateurs, je me dévouerai à leur proscription, je braverai leurs poignards, et je serai toujours la barre de fer contre laquelle viendront se briser les complots de factieux. Déchirons le voile qui couvre d'horribles manœuvres ; une nouvelle terreur plane déjà dans cette enceinte ; il faut qu'elle disparaisse avant la fin de cette séance, et que la sécurité règne dans tous les esprits. Quelques hommes dont l'amour-propre s'irrite de n'avoir pas obtenu la priorité dans la confiance du peuple, veulent aujourd'hui s'en venger sur lui, en jetant parmi vous les brandons de la discorde, et en décimant la représentation nationale pour l'opprimer ; es usurper les pouvoirs et asservir encore la république. Tout est préparé. Navez-vous pas remarqué depuis quelques jours le développement de leurs audacieuses combinaisons, les huées et les applaudissements séditieux des tribunes de leurs affidés, les discours concertés, les insinuations perfides, les dénonciations calomnieuses, tout cet appareil militaire qui vous environne ? N'avez-vous pas vu un homme qui a changé de masque à toutes les époques marquantes de la révolution, se placer naguère à droite pour dénoncer à gauche, et seplae.er il y a peu de jours à gauche pour dénoncer la droite ? Ai-je besoin de le nommer ? Ne reconnaissez-vous pas Tallien ? Je dénonce au peuple français comme l'auteur des troubles qui, nous agitent et des dissensions qui nous déchirent. Oui, Tallien de vais dévoiler tes complots ; écoute et réponds si tu Je peux aux faits que je vais articuler. (Plusieurs membres crièrent
qu'il fallait le faire avertir et l'attendre.) Certes, je n'entends point profiter de son absence, et je consens à ne prendre la parole que lorsqu'on l'aura fait prévenir, ainsi que les Comités de gouvernement, de se rendre à la séance. (L'assemblée arrête
que je continuerai.) Puisque l'assemblée l'ordonne, je continue. Rappelez-vous, représentants du peuple, la dénonciation faite par Tallien contre plusieurs membres de cette assemblée. Redoutant les regards du peuple et la puissance de l'opinion publique, il provoqua une mesure inusitée jusqu'à ce jour, un comité général. Cependant sa dénonciation n'eut aucun succès, les membres inculpés furent complètement justifiés ; mais sans respect pour votre décision et comme pour violenter votre conscience, cette dénonciation a été reproduite en séance publique ; on a exagéré les dangers de la patrie, pour vous arracher l'établissement d'une commission chargée de présenter des mesures. de salut public. Pouvez-vous ignorer quelles sont ces mesures, lorsque des espérances criminelles et des inquiétudes patriotiques qui se répandent sourdement aux environs de cette salle et jusques dans cette enceinte, vous annoncent qu'elles ne peuvent être que sinistres ? On veut en effet vous proposer l'arrestation des représentants du peuple dénoncés, l'annulation des choix faits par les assemblées électorales, la suspension de l'installation du corps législatif, l'ajournement de la mise en activité de la constitution, et la prolongation du gouvernement révolutionnaire. (Interruptions.) Il y a de la part de ceux qui m'interrompent plus que de l'impudeur à nier ce que la voix publique proclame en frémissant, et ce que chacun de vous n'a pu entendre sans indignation. Dénoncer cette horrible conspiration contre la volonté nationale, c'est l'avoir déjà déjouée. Je me suis opposé autant qu'il était en mon pouvoir à l'arrestation de quelques membres de l'assemblée ; je regarde comme une telle calamité que la Convention ait encore été entamée, que je m'opposerais même à tout ce qui pourrait atteindre le membre que je vous dénonce. (Murmures.) Il est étrange que cette profession de foi trouve ici des improbateurs ; pour sentir tout ce qu'elle renferme de généreux, vous qui écoutiez si paisiblement Tallien lorsqu'il dénonçait ses collègues, entendez donc aussi leurs défenseurs, entendez donc ceux qui veulent démasquer leur dénonciateur. Je croyais qu'il n'appartenait qu'à la vertu et au patriotisme d'intenter une accusation : et cependant, apologiste au moins des massacres de septembre Tallien ose s'ériger en accusateur, il accuse ses collègues de royalisme ; et vous, dont l'impatience murmure si officieusement, il y a longtemps que vous avez formé contre lui la même accusation, et je vous dois cette justice d'avouer qu'elle paraissait bien fondée ; car s'il y a eu une réaction après le 9 thermidor, n'est-ce pas Tallien qui l'a créée et exécutée ? Ces compagnies de jeunes furieux qui parcouraient les rues, s'instituaient les législateurs turbulents des spectacles, qui assiégeaient vos comités et jusqu'à votre garde, et qui formèrent le noyau de la révolte qui attaqua à forces ouvertes la représentation nationale au 13 vendémiaire ; n'est-ce pas Tallien et Fréron qui les avaient formées et recrutées. ? Les écrivains virulents qui firent la guerre aux jacobins et bientôt après aux républicains, ne commencèrent-ils pas leur carrière sous les auspices de ces deux illustres patrons ? N'étaient-ils pas leurs aides-de-camp, ne formaient-ils pas leur avant-garde ? Tandis que tout cela se passait à Paris, et que des compagnies de Jésus et du Soleil organisées sur le même plan ; égorgeaient dans le midi ses envoyés à Venise, à Gênes et à Basle, n'écrivaient-ils pas à vos comités que les ennemis de ta république comptaient sur Tallien, pour le rétablissement la royauté ?..... N'avait-on pas saisi une lettre écrite tout entière de la main du prétendant, dans laquelle il annonçait les mêmes espérances ? Je consens à ne pas voir dans cette foule de fortes présomptions, des preuves d'une conspiration contre la république ; mais convient-il à celui contre lequel elles s'élèvent, d'accuser des hommes dont la conduite privée et publique fut toujours irréprochable ? Est-ce à lui, qui se trouve compromis par des pièces aussi authentiques et par des faits aussi notoires, à bâtir une dénonciation capitale sur des notes insignifiantes qui n'ont aucun sens et aucun caractère d'authenticité ? Je consens à croire que ce n'est que l'ambition du pouvoir qui le tourmente, ou le dépit de n'avoir pas été réélu un des premiers, excite sa fureur. Mais vous penserez peut-être, représentants du peuple, que ceux que Tallien veut bien haïr comme ses rivaux, sont aussi nécessaires que lui au maintien de la république ; et que vous pouvez sans crime vous dispenser d'être les complices de ses honorables persécutions. Je suis même persuadé que ceux qui ne cessent de m'interrompre, ne se montreront plus si favorables pour lui, lorsqu'ils sauront que quelques jours avant le comité général, lorsque quelqu'un disait à Tallien : La montagne se relève ; il répondit : Bah ! c'est la faction des mâchoires, ils n'ont pas un seul orateur et c'est le lendemain qu'il se constitua le leur. Il y a des hommes pour qui rien n'est sacré. Dans une de ces réunions où plusieurs membres de cette assemblée discutaient fraternellement et dans l'épanchement de la confiance réciproque des matières d'intérêt public, il échappa à notre collègue Lanjuinais un mot qui lui causa bien des regrets par la scène épouvantable à laquelle il donna lieu. Mais on s'était promis de l'oublier ; c'est cependant ce mot que Tallien à révélé, qu'il a empoisonné et dont il a fait le texte de son accusation. On pouvait lui répondre, qu'un jour vivement piqué de ce qu'on ne partageait pas son avis, il dit avec humeur : Puisqu'il en est ainsi, tirez-vous-en comme vous pourrez, je vous abandonne ; j'aurai toujours un endroit pour me réfugier, je ne suis point embarrassé. Mais c'est assez s'occuper de détails minutieux et indignes de la gravité des circonstances qui nous menacent. Je les terminerai en disant à Tallien : Compare ce que tu es à ce que tu étais naguère ! Autrefois dans la médiocrité, aujourd'hui gorgé de richesses ! Et les hommes que tu accuses, qu'ont-ils gagné à la révolution ? les chaînes, les proscriptions. Pendant dix-huit mois ils ont erré de caverne en caverne, abreuvés d'opprobre, voués à la mort et ne vivant que pour l'échafaud. Jouis en paix si tu le peux des dons de l'aveugle fortune, mais cesse d'accuser des hommes irréprochables, des hommes que leurs malheurs et les services qu'ils ont rendus à leur patrie, recommandent au respect de leurs concitoyens. Veux-tu renouveler cette affreuse ingratitude d'un peuple inconstant et corrompu, qui, las d'entendre appeler du' nom de juste un de ses citoyens, le condamna à l'exil, et ne pardonneras-tu pas à quelques membres de cette assemblée d'avoir réuni et mérité les suffrages de la nation ! Eh quoi ! l'on accuse de royalisme cette nation tout entière dans ses assemblées électorales, et c'est par elle que les deux tiers de la Convention ont été réélus. Non, on ne parviendra pas, par des suppositions aussi absurdes, à réaliser le projet bien certainement combiné, et très-maladroitement révélé, de faire annuler des opérations que la loi, la volonté nationale et l'intérêt public commandent également de maintenir et de respecter. On croyait pouvoir atteindre progressivement ce but en attaquant d'abord les élections du' département de la Seine ; plusieurs des députés qui avaient été décrétés d'arrestation en prairial, et qui doivent leur liberté aux derniers événements, viennent de me l'avouer dans la cour du palais national ; ils m'ont dit encore que le décret qui fixe l'installation du corps législatif an 5 brumaire n'étant point accepté par le peuple, la Convention pouvait le rapporter et ajourner cette installation, qu'il n'y avait que ce moyen de sauver la patrie. Représentants, souvenez-vous que c'est sur la foi de ce décret que la nation vient de nommer ses députés. Si l'on prétend prolonger dans nos mains l'exercice du pouvoir constituant, je repousserai loin de moi cette odieuse usurpation, et je déclare qu'aucune puissance ne me forcera de rester le 5 brumaire membre de la Convention nationale. (Legendre m'interrompt
pour quelques faits.) La déclaration de mon collègue Legendre qui vient de m'interrompre, justifie le représentant Roux que je n'ai point inculpé personnellement, mais elle ne détruit pas les faits que j'ai cités et qui ont heureusement acquis une salutaire notoriété : ne faudrait-il point remercier la commission des cinq, de la grâce qu'elle parait disposée à nous faire, de proposer que la Convention soit formée en corps législatif au jour irrévocablement, fixé ? Est-il une puissance qui osât l'empêcher, quand la Convention, quand le peuple Français l'ont voulu ? Je ne peux quitter cette tribune sans demander à Tallien ce que signifient ces expressions que j'ai remarquées hier dans un de ses discours : La victoire n'a été utile qu'aux vaincus ; qu'avons-nous fait pour détruire les conspirateurs du 13 vendémiaire ? Rien. Qu'avons-nous fait pour les encourager ? Tout. Quelles mesures énergiques a-t-il proposées que la Convention, ait rejetées ? Quelle proposition a été présentée par les comités, qui n'ait été adoptée, pour ainsi dire, sans discussion ? Fallait-il comme il le proposait après la victoire de prairial, incendier un quartier de Paris et égorger les vaincus ? Ce langage est d'alitant Pins perfide qu'il tend à insinuer que la Convention protégeait les royalistes, et que, la victoire remportée sur eux le 13 vendémiaire ne fut pas son ouvrage. Je demande que, la commission des cinq nous fasse, son rapport, séance tenante, qu'on discute les projets qu'elle proposera, et qu'elle soit dissoute immédiatement. Il est impossible de rester plus longtemps dans un état d'angoisses aussi alarmant. La liberté de la Convention ne peut exister avec une commission qui ressemble à une chambre ardente, et qui tient le glaive levé sur la tête de chaque représentant. Je vois dans tout ce qui nous environne tous les symptômes d'une fameuse journée qui fut fatale à la république. J'espère que pour cette fois vous déjouerez les complots ourdis contre elle. Ah s'il ne s'agissait, dans ces luttes affligeantes des partis, que de nos intérêts personnels, de notre influence, de notre gloire, je remettrais volontiers à ceux qui s'en montrent si avides, ma portion de pouvoir, et avec elle les inquiétudes qui en sont inséparables. Mais il s'agit des destinées de la république, nous en sommes responsables, nous devons transmettre intacte la constitution à ceux que le peuple a chargés de recevoir ce dépôt sacré : 'Nous de-volas écarter tous les ennemis de son berceau. Sont-ils les seuls exposés aux fureurs des royalistes, ceux qui affectent si hautement de les redouter ? Ne devons-nous pas autant qu'eux craindre leurs vengeances ? Est-il un fondateur de la république qui peut espérer de trouver grâce à leurs yeux ? Me pardonneront-ils d'avoir voté la mort du dernier de nos rois ? Ne sommes-nous pas tous solidaire) dans cette grande révolution ? C'est donc à nous tous qu'il appartient de prendre publiquement les dernières mesures qui doivent la consolider. Tallien essaya' de se justifier, et, au nom de la commission des cinq, proposa à la Convention de se déclarer en permanence jusqu'au 5 brumaire. Je répondis : J'avais déclaré que j'attendrais, pour parler, que Tallien et les comités de gouvernement fussent présents à la séance. L'assemblée en a jugé autrement, j'ai dû lui obéir. J'ai allégué des faits contre Tallien, et à cet égard j'ai usé du droit que Tallien lui-même s'est arrogé de dénoncer plusieurs de ses collègues. Voilà tout ce que je dois lui répondre. Je viens maintenant au projet dé décret qui vous est proposé. Décréter en ce moment la permanence de la Convention, c'est décréter la permanence de l'anarchie dans le gouvernement. Si les membres des comités restent à l'assemblée, la marche du gouvernement est arrêtée ; s'ils s'en absentent, ils sont privés du droit de voter. D'ailleurs, quels sont les motifs de cette permanence ? Tout ce qu'on vient de vous dire sur l'étendue de la conspiration du 13 vendémiaire ne nous apprend rien de nouveau. Tout le monde sait qu'elle embrassait une grande partie de la république et surtout qu'elle date de très-loin. Tallien le sait mieux qu'aucun autre. Il est remarquable que le rapporteur de la commission, bien loin de l'avoir justifiée du reproche que je lui ai fait de méditer l'annulation des opérations électorales, ait prouvé, par ce qu'il a dit sur ce point, que ce reproche était fondé. Mais, je le répète, une pareille mesure, la commission n'a pas le droit de la proposer, la Convention ne peut pas l'adopter. On nous en impose lorsqu'on vient nous dire que les députations sont venues se plaindre à la commission des violences exercées dans les assemblées électorales. Ce n'est point, au surplus, sur des déclarations individuelles de quelques députés, intéressés sans doute, que la Convention peut examiner les opérations des assemblées électorales ; c'est au corps législatif seul qu'appartient le droit de prononcer sur la validité des élections. Tout ce qu'on pourrait faire de contraire à ces principes serait autant d'actes tyranniques que je dénonce d'avance à la nation. Je m'oppose à la permanence de la Convention. La lassitude ferait déserter de la séance la plus grande partie dé ses membres, et on profiterait de leur absence pour donner le caractère de la loi à la volonté d'un petit nombre. Quoi qu'on en dise, le danger n'est pas aussi pressant qu'on pourrait le croire : je conclus donc à la question préalable sur la permanence, et je persiste dans mes précédentes propositions. Chénier, dans une opinion assez mesurée, défendit Tallien et dit que son nom passerait à la postérité, comme ayant, le 9 thermidor, sauvé la république. Barras : Je demande aux calomniateurs de Tallien Ce qu'ils faisaient au 9 thermidor, et ce qu'ils ont fait longtemps après, en soutenant les complices des conspirateurs. Thibaudeau : Je demande à Barras s'il m'adresse la parole. Barras ne répondit rien. J'ai retranché de ce discours une foule d'interruptions, de murmures, d'apostrophes, d'applaudissements, et tous les incidents qui constituent la peinture dramatique d'une de ces scènes vives et animées qui ont lieu dans une grande assemblée. Sans rien changer au fond, j'ai mis seulement dans mes paroles un peu plus d'ordre que ne me permit d'en mettre alors la situation violente où me plaçaient les mouvements contraires des partis et ma propre agitation ; car il ne s'agissait pas d'une de ces questions, dans la discussion desquelles, quelqu'importantes qu'elles soient, une sorte de pudeur commande aux esprits les plus échauffés une certaine tolérance. Ce n'était pas une guerre d'opinion, mais un combat personnel. Ce fut pendant une demi-heure une véritable mêlée dans laquelle on s'attaqua corps à corps, s'inquiétant bien moins de faire des dispositions savantes, que de porter des coups assurés et de rester maitre du champ de bataille. Cramponné à la tribune, rien ne m'ébranlait, rien ne pouvait m'en arracher avant d'avoir la certitude du succès. Quoique la majorité de l'assemblée partageât mes sollicitudes, il fallait lui donner une, secousse violente pour réveiller son énergie qui commençait à s'épuiser et la soulever entièrement pour la rendre irréconciliable avec le parti que j'attaquais. Elle semblait être dans cet état, lorsque Tallien entra dans l'assemblée ; on l'en avait d'avance prévenu ainsi, que ses collègues. Quels que fussent leurs projets, il pensa donc bien moins à les proposer qu'à se justifier d'avoir conçu ceux que je leur avais imputés. Dès-lors ce fut une affaire décidée. Placée sur la défensive, la commission des cinq n'eut plus même la force de faire adopter la permanence de l'assemblée. La Convention décréta seulement que la commission ferait son rapport le lendemain, et leva la séance, convaincue qu'elle avait échappé à un grand danger, et déterminée à ne pas se laisser ravir les fruits de cette victoire. Cette journée m'attira des éloges à l'infini : on me fit l'honneur d'avoir sauvé la constitution et préservé la France du retour de la terreur, ou du moins, de la prolongation du gouvernement révolutionnaire qui était devenu odieux. On me confirma, dans les journaux et dans les salons, le nom de barre de fer que je m'étais donné, et Fréron, pour en diminuer la gloire, dit, quelque temps après, dans son journal, que dans cette barre de fer il y avait une paille. Au sujet des projets de la commission des cinq, que
j'avais éventés, Pitt, parlant quelques jours après (7 brumaire) à la chambre des communes, sur la paix, dit ces
paroles qui, sous plusieurs rapports, me firent une forte impression : D'ailleurs quels sont les hommes qui ont en main le
pouvoir ? Ce n'est point la Convention, car ses pouvoirs et son autorité sont
au moins expirés, si toutefois elle n'a pas mis de côté la constitution.....
Je suis prêt à établir et je désire établir avec
précision que si la nouvelle constitution est acceptée par le peuple et mise
en activité de bonne foi je ne vois rien dans les principes sur lesquels elle
est fondée qui puisse m'empêcher de conclure la paix. Tallien fit un rapport au nom de la commission des cinq. Après un tableau des diverses factions qui menaçaient la république et qui n'apprenaient rien, de nouveau, il présenta un projet de décret contre les prêtres, les royalistes, les émigrés et leurs parents. Le but de cette loi était d'écarter des fonctions publiques les nobles et les parents d'émigrés, puisque les émigrés eux-mêmes étaient morts civilement. On voulait exclure par-là du corps législatif quelques députés du nouveau tiers. Sous ce dernier rapport je combattis le décret, mais il fut adopté à une grande majorité. Des membres de la Convention, qui ne l'approuvaient pas antérieurement, se trouvaient trop heureux d'en être quittes pour une mauvaise loi. Il ne s'en fallut que de très-peu qu'on ne rétablît aussi celle du maximum. Il fallut qu'un homme en faveur, comme Charles Delacroix, auprès de ceux qui proposaient cette mesure funeste, s'y opposât pour la faire rejeter. On donna lecture d'une lettre de l'émigré d'Entraigues qui disait : Je ne suis nullement étonné que Cambacérès soit du nombre de ceux qui veulent la royauté, etc. Ses rivaux voulaient l'écarter du directoire où il était porté d'avance par une grande masse de suffrages. Il parla pour se justifier. Mais le coup était porté. Alors il n'en fallait pas davantage pour rendre le meilleur républicain suspect et le discréditer entièrement. Cambacérès était certainement dévoué à la révolution ; il l'avait assez prouvé. L'était-il autant à la république ? Il était permis de croire qu'il penchait plutôt pour une monarchie représentative. C'était un homme de savoir, un de nos premiers jurisconsultes, habile au maniement des affaires ; parlant avec facilité et clarté, d'un tact fin et d'un jugement sûr, modéré dans ses opinions et dans son langage, patient, froid et poli, prudent jusqu'à la pusillanimité, excessivement égoïste et possédant au plus haut degré l'esprit, de conduite. Avant le 9 thermidor, la législation civile lui servit de refuge ; ensuite porté au comité de salut public, il se partagea entre elle et la diplomatie ; il prit part à une foule de travaux, évitant avec soin de se mêler dans les débats des partis pour n'en offenser aucun, s'effaçant et reparaissant, se taisant et reparlant à propos ; enfin jouissant de la considération que lui avaient justement acquise ses talents et ses services, il avait glissé entre tous les écueils et vint échouer au port, le directoire ; objet de tous ses vœux. Seul il n'aurait pas eu assez de force de caractère pour conduire le vaisseau de l'État que menaçaient encore de violentes tempêtes ; mais dans un gouvernement composé de cinq personnes, il aurait très-bien tenu sa place, et beaucoup mieux que la plupart de ceux qui kid furent préférés. Le 4, Baudin fit adopter par la commission des onze un décret sur les moyens de terminer la révolution. L'un de ces moyens était une amnistie pour les faits purement relatifs à la révolution, excepté pour la conspiration du 13 vendémiaire. Le président déclara simplement que la séance était levée. Je l'invitai à déclarer du moins que la Convention nationale avait rempli sa, mission, et qu'en conséquence sa session était terminée. Il prononça cette déclaration. La Convention avait été convoquée sous le canon du 10 août : le canon du 13 vendémiaire annonça sa retraite. Pendant une session de trois ans, elle avait résisté à l'Europe, vaincu ses ennemis, dicté là paix, constitué la république, amené les rois coalisés à la reconnaître et à conclure des traités avec elle, ajouté la Belgique à son territoire, élevé la France au premier rang parmi les nations, triomphé de ses ennemis intérieurs et pacifié la Vendée. Elle avait établi l'uniformité des poids et mesures, préparé une législation égale pour tous, jeté les principales bases d'un code civil, et constitué la dette publique en l'inscrivant sur le grand-livre. Elle avait décrété des codes pour toutes les branches du service militaire. Elle avait fondé le musée national des arts, des écoles polir les sciences, les lettres et toutes les parties de l'enseignement public. Elle léguait à l'avenir d'abondantes ressources, de terribles leçons et de grands exemples. Le bien qu'elle avait fait ou préparé était son ouvrage ; les calamités qui, sous son règne, avaient affligé la patrie, étaient le résultat des circonstances. Jamais assemblée n'avait été convoquée dans des conjonctures plus difficiles. Trois ans de révolution avaient miné le trône, ébranlé la monarchie dans ses antiques fondements, allumé les haines et enflammé les partis. La France était un volcan, et la Convention fut appelée au moment où l'explosion ne venait que de commencer ; le cratère était ouvert et vomissait des torrents de lave embrasée. Il était au-dessus de la nature humaine de leur assigner des bornes : un Dieu seul aurait pu les maîtriser ou gouverner au milieu de tous les éléments déchaînés. Toute autre assemblée que la Convention, de quelque manière qu'elle eût été formée, n'eût pas évité sa fatale destinée ; car enfin, quels étaient donc ces conventionnels que l'esprit de parti a représentés comme des hommes ignorants, grossiers, féroces, comme la lie de la nation ? Excepté une cinquantaine d'individus, parmi lesquels figurait une grande partie de la députation de Paris, cette Convention, dont on fait une si monstrueuse peinture, se composait, j'ose le dire, d'hommes qui, avant leur nomination jouissaient dans leurs départements, à un degré plus ou moins éminent, de la considération et de l'estime dues aux lumières, aux talents, aux vertus ; d'hommes pris dans les classes les phis éclairées et les plus utiles de la société, dans les professions les plus libérales. Vergniaud, Guadet, Gensonné ornements du barreau de Bordeaux si riche en talents ; Ducos, Boyer-Fonfrède tous ces députés de la Gironde ; Hérault de Séchelles, Lepelletier Saint-Fargeau, Condorcet, Fourcroy, Lanjuinais, Daunou, Sieyès, Baudin, Boissy-d'Anglas, Buzot, Cambacérès, Carnot, Treilhard, Merlin de Douay et cinq cents autres qui, avant d'arriver à la Convention, dans le cercle où ils étaient connus, avaient fait honorer et respecter leurs noms, étaient-ils donc des êtres grossiers, ignorants et féroces ? Dans les assemblées nationales qui précédèrent et suivirent la Convention, qui pouvait le disputer en éclat et en mérite à une foule de noms qu'elle comptait dans son sein ? De quels éléments étaient composées les assemblées électorales qui nommèrent les conventionnels ? De tout ce qu'il y avait en France de plus considérable parmi les magistrats, les administrateurs, les propriétaires, les négociants et les citoyens fidèles à la cause nationale. On a dit que les choix avaient été faits sous l'influence de la terreur qu'avaient inspirée les mass sacres des 2 et 3 septembre. Il est difficile de bien comprendre le sens de cette assertion ; car cette épouvantable boucherie excita l'indignation dans les départements. L'esprit qui y animait les autorités était bien différent de l'horrible frénésie qui s'était emparée de celles de la capitale. Son exemple ne trouva nulle part d'imitateurs ; sa domination n'était point encore avouée, ni établie hors de ses murailles. Dans les départements le peuple avait l'enthousiasme du patriotisme et ne se souillait point de sang. La plus grande liberté régna dans les assemblées électorales ; elles se distinguèrent en général par le calme de leurs opérations. Toutes les exagérations, toutes les calomnies sur la formation de la Convention, tombent devant un seul fait. Parmi ces électeurs, que l'on suppose avoir été dominés par la commune de Paris, ou assez lâches pour avoir nommé sciemment des députés indignes de ce caractère ou incapables de remplir leur mission, figuraient au premier rang ces administrateurs, ces magistrats et ces citoyens, qui, neuf mois après, à la nouvelle de l'arrestation de leurs représentants, le 31 mai, s'insurgèrent pour briser le joug de la commune de Paris, portèrent ensuite, comme fédéralistes, leur tête sur l'échafaud, et furent les premières victimes de la terreur. Voilà les terroristes et les hommes de sang qui nommèrent parmi eux les membres de la Convention ! |
[1] Il n'était pas nécessaire de mentir pour prouver que le royalisme avait poussé les sections à la révolte. Mais j'avais vu de très-près s'avancer vers le Pont-Royal la colonne qui débouchait par le quai des Quatre-Nations ; avant que le combat ne se fût engagé, et dans le morne silence qui régnait alors, je n'avais pas entendu le cri de vive le roi ! ni un cri quelconque. Lorsque la fusillade et la canonnade eurent commencé, si les sectionnaires poussèrent un cri, ce ne put être que celui de sauve qui peut !