MÉMOIRES SUR LA CONVENTION ET LE DIRECTOIRE

TOME PREMIER. — LA CONVENTION

 

CHAPITRE XV. — CONSTITUTION RÉPUBLICAINE DE L'AN III. - DÉCRETS DES 5 ET 13 FRUCTIDOR. - RÉVOLTE ROYALISTE DES SECTIONS DE PARIS.

 

 

LA commission des onze, établie pour faire des lois organiques de la constitution de 93, commença ses travaux le 17 floréal. Elle était composée de Lesage, Daunou, Boissy-d'Anglas, Creuzé-Latouche, Berlier, Louvet, La Revellière-Lépeaux, Lanjuinais, Durand-Maillane, Baudin des Ardennes et moi. Sieyès y avait été nommé dans le principe ; il était déjà membre du comité de salut public. La Convention ayant ordonné que les représentants, à la fois membres des comités du gouvernement et de la commission des onze, fissent leur option, Sieyès opta pour le comité de salut public. Il était, dans l'opinion de la France et de l'Europe, l'homme le plus capable de constituer une nation. On le regardait comme le premier architecte politique. Les ennemis de la révolution la lui attribuaient tout entière ; à les entendre, il n'y avait pas un mouvement, pas une catastrophe à laquelle il eût été étranger ; il avait été et il était toujours la cause invisible qui dirigeait tout. Cette réputation colossale, que lui faisaient à l'envi ses adversaires et ses partisans, était exagérée. Mirabeau y avait contribué en disant tout haut, que le silence de Sieyès était une calamité publique ; mais il avait dit tout bas : Je lui ferai une renommée qu'il ne pourra supporter. Il se trompa ; Sieyès la conserva moins par ses faits et ses discours, que par son inaction et son silence. Ce ne fut point chez lui une affaire de calcul ; son tempérament l'éloignait du mouvement et du bruit. Son caractère le rendait incapable de discussion. Il était organisé pour la pensée et la théorie, plus que pour l'action et la pratique. La nature ne l'avait point fait pour être orateur ; il ne parut pas très-souvent à la tribune. Dans les comités il prenait rarement séance avec ses collègues ; pendant les délibérations il se promenait en long et en large ; et lorsqu'on le pressait de donner son avis, il le donnait, et s'éloignait, comme s'il eût voulu signifier par-là qu'il n'y avait rien à y retrancher, ni à y opposer. Il avait refusé d'être président de la Convention ; il refusa dans la suite sa nomination au Directoire, lors de la première formation ; ce qui fit dire à un plaisant. : C'eût été un bon négociant, il aurait tiré volontiers des lettres de change, mais il n'en aurait jamais accepté. Il avait traversé sain et sauf les époques les plus orageuses de la révolution, parce qu'au lieu d'y jouer, même en secret, le rôle principal, ainsi qu'on le prétendait, il s'était prudemment tenu à l'écart. Malgré la hauteur où l'avait élevé l'opinion, la foudre révolutionnaire l'avait épargné, parce qu'il n'avait guère eu l'ambition de la lancer, et qu'il savait s'effacer ou se rabaisser lorsqu'elle grondait.

Sans avoir de liaison avec cet homme célèbre vers lequel je ne me sentais pas attiré, je m'étais souvent trouvé avec lui ; je l'avais observé et mesuré, et je croyais l'avoir bien jugé. Dans la discussion sur la constitution, je combattis peut-être avec un peu de passion ses systèmes, parce que, sans mettre en doute le genre de mérite qui lui était propre et les services qu'il avait rendus à la liberté, je n'aimais pas qu'on lui fît, en bien et en mal, une réputation outrée. Il le sentit, et m'accusa parmi ses affidés d'être vendu au royalisme. Je n'imitai point son injustice, car je ne l'avais jamais cru vendu à la terreur.

Il y avait dans la commission des onze un parti monarchique. Il se composait de Lesage d'Eure-et-Loir, Boissy-d'Anglas et Lanjuinais. Je ne parle pas du vieux Durand-Maillane dont l'opinion ne comptait pas. Mais ils n'étaient pas pour cela Bourboniens. Boissy-d'Anglas fut cependant l'objet de quelques soupçons. Je ne les partageais pas. Les événements postérieurs les ont éclaircis. Les autres membres de la commission étaient de bonne foi républicains.

La commission décida unanimement de mettre de côté la constitution de 1793. Elle fut donc prise plutôt comme point de départ que comme base du travail. Beaucoup de publicistes, ou soi-disant tels, apportèrent leurs idées et leurs projets. Rœderer fut distingué de la foule et admis aux séances. Les discussions furent amicales et les délibérations calmes. On cherchait une voie moyenne entre la royauté et la démagogie. Mon dessein n'est point de faire ici le journal des séances de la commission. Des choses, qui paraissaient graves alors et qui l'étaient en effet, présenteraient aujourd'hui bien peu d'intérêt. La constitution républicaine a péri, et quand un habit est hors de service, on s'inquiète fort peu de la façon dont il a été fait. Je ne rappellerai donc que quelques articles principaux propres à faire connaître nos opinions et nos vues qui furent d'ailleurs modifiées en plusieurs points par la Convention.

Déclaration des droits. Lesage d'Eure-et-Loir et Creuzé-Latouche n'en voulaient pas, parce qu'elle donnerait lieu à de fausses interprétations, et qu'elle serait une source de troubles et d'agitations anarchiques. Ces motifs ne prévalurent pas. On crut remédier à ces inconvénients par une sorte de commentaire ou de contrepoison, sous le nom de Déclaration des devoirs.

Pour ne pas remettre en délibération dans les assemblées primaires la forme de gouvernement, la république, on adopta cette rédaction : La république française est une et indivisible, au lieu de celle-ci, qui avait été proposée : Le peuple français se constitue en république.

Division du territoire. On éleva la question de savoir si la législature aurait le droit de l'agrandir ou de le démembrer. C'était un point d'un haut intérêt. Les uns ne voulaient donner ce droit qu'à une Convention ; les autres qu'au peuple même. On rappela tous les crimes dont la soif des conquêtes avait souillé le nom romain et les coups funestes qu'elle avait portés à la liberté de Rome. On semblait craindre qu'un jour la même cause ne produisît les mêmes effets en France. La majorité de la commission voulait prévenir ce fléau. Toute faible qu'était une barrière constitutionnelle ; c'était cependant quelque chose. Mais alors la Belgique était déjà réunie à la France, on ne pouvait pas, on ne voulait pas l'abandonner. Nous voulions au contraire consacrer cette réunion par la constitution. Nous convoitions la rive gauche du Rhin, et le système des limites naturelles avait de nombreux partisans dans la Convention. On laissa donc cette grande question indécise et on prit les choses dans l'état où elles étaient, sans s'occuper davantage de l'avenir.

On conserva la division en départements et l'on substitua aux districts de grandes municipalités ou administrations municipales, presque par la seule raison donnée par Boissy, que les administrations départementales avaient toujours été pour le maintien de l'ordre établi et les administrations de district contre. Il cita le 20 juin t 792, le 31 mai 1793. Il ajouta que les administrateurs de district avaient été agents de la terreur. Quoique le fait fût vrai, la conséquence n'en était pas moins mauvaise.

Exercice des droits politiques. Les uns, tels que Lesage et Lanjuinais, voulaient le subordonner à la condition de payer une contribution ; Baudin à celle de savoir lire et écrire ; les autres, laisser à l'égalité sa plus grande latitude. Cet avis prévalut.

Législature. L'Assemblée constituante, en rejetant l'établissement de deux chambres, avait fait une innovation contraire aux doctrines des plus grands publicistes, consacrées par l'exemple de l'Angleterre, et celui plus récent encore des États-Unis d'Amérique. Cet essai avait été malheureux, car on ne pouvait méconnaître qu'il n'eût contribué à précipiter le renversement de la monarchie. La commission n'avait pas la prétention d'être plus sage que les fondateurs de la république américaine : la Convention était éclairée par sa propre expérience ; le système des deux chambres fut donc adopté presque unanimement. Berlier seul ne fut pas de cet avis. On les nomma sénat et chambre des représentants. Le mot sénat ayant un son aristocratique, la Convention appela les chambres, l'une Conseil des cinq cents, du nombre des membres dont il se composait, et l'autre Conseil des anciens, à cause de l'âge requis pour y entrer. Toute condition de propriété ou de contribution fut rejetée ; il n'y eut d'autre distinction que celle de l'âge, que l'on regarda comme une garantie suffisante de maturité et de sagesse : car il n'entrait, dans cette division de la législature, aucune idée de suprématie ou d'aristocratie. Baudin dit que la chambre des représentants serait l'imagination, et le sénat la raison de la nation. Il ne voulait que quarante membres pour représenter cette raison. On opposa que ce nombre n'aurait ni assez de dignité, ni assez de force. On décida que les deux chambres seraient composées de sept cent cinquante membres, malgré Lesage et Lanjuinais qui trouvaient ce nombre trop grand. C'était juste celui des membres de la Convention.

Pouvoir exécutif. Baudin et Daunou voulaient deux magistrats suprêmes ou consuls biennaux, dont l'un gouvernerait pendant la première année, et l'autre pendant la seconde. Lesage, Lanjuinais et Durand -Maillane un président annuel ; les autres, un conseil d'au moins trois membres. On finit par en adopter cinq. Chacun se décida pour tel ou tel nombre, suivant qu'il était plus ou moins effrayé de tout ce qui pouvait rappeler la royauté. Le mode de nomination du pouvoir exécutif fut l'objet des plus sérieuses méditations. Il n'y avait guère à opter qu'entre deux partis : le choix médiat ou immédiat du peuple, ou celui de la législature. Le dernier l'emporta. Louvet craignait qu'autrement les assemblées primaires ou leurs délégués pour l'élection, ne nommassent un jour un Bourbon. La majorité se détermina par la crainte que le pouvoir exécutif ne fût trop puissant s'il sortait de l'élection populaire. On s'occupa ensuite de lui donner des garanties. Lesage proposa qu'il fût inviolable. C'était une idée inconciliable avec la nature du gouvernement républicain. Elle ne fut point appuyée. Mais on environna la responsabilité de formes protectrices, du moins on en eut l'intention ; d'un autre côté, on écarta le pouvoir exécutif de tout concours à la confection des lois, et on attribua au peuple la nomination des administrateurs de départements. Plusieurs membres de la commission trouvaient que c'était un contre-sens ; mais le peuple avait joui de ce droit ; on n'osa pas l'en priver. On examina sérieusement si les séances des administrations ne seraient pas publiques, et, en rejetant cette publicité, on décida qu'un double du registre de leurs arrêtés serait ouvert à tous les citoyens.

Résidence de la législature. Pour assurer son indépendance on proposa de l'établir hors Paris. J'étais de cet avis. L'expérience faisait justement craindre l'influence de la capitale ; on opposait que les mouvements qui l'avaient agitée appartenaient à un temps de révolution, et qu'un gouvernement constitutionnel saurait les prévenir ; qu'on anéantirait Paris, que sa population diminuerait, que les arts en souffriraient, qu'abandonner cette ville ce serait une faiblesse, que la chouannerie s'en emparerait ; etc. Cà Motifs ne me paraissaient pas très-concluants. Je répondais que, sous un régime constitutionnel, la police aurait encore moins de force que sous le gouvernement révolutionnaire pour prévenir les mouvements d'une grande population toujours facile à remuer ; qu'outre les agitations inhérentes aux républiques, la France serait encore longtemps exposée aux combats des factions que la révolution y avait créées, et travaillée par les manœuvres du royalisme et de la démagogie ; que celle-ci aurait des auxiliaires dangereux dans les faubourgs, et celui-là dans les salons où l'aristocratie corrompait lés mœurs républicaines par ses maximes, son luxe et tous les genres de séduction ; que la capitale, privée de la présence d'un gouvernement sans faste, ne perdrait pas grand'chose, qu'elle avait bien prospéré sous le gouvernement royal qui n'y résidait pas ; que, dût-on établir la législature seulement à Versailles et laisser le pouvoir exécutif à Paris, c'en serait assez pour que la représentation nationale ne fût pas surprise, envahie et dissoute de fait, comme cela était arrivé plusieurs fois à la Convention ; enfin que, lorsque cet arrangement mettrait un terme à l'agrandissement toujours croissant de la capitale, et le ferait même rétrograder, je n'y verrais qu'un résultat heureux pour le reste de la France. La question resta indécise. On convint gel n'en serait phis parlé. On donna seulement au conseil des anciens le droit de transférer où il le jugerait convenable le siège de la législature.

Boissy, rapporteur de la Commission des onze, présenta le 5 messidor le projet de constitution à la Convention. La discussion s'ouvrit le 16 ; elle était déjà avancée lorsque, le 2 thermidor, Sieyès apporta son projet[1]. Il renversait le nôtre de fond en comble. Outre l'amour-propre qui m'y attachait, je trouvai ce procédé un peu étrange. Sieyès avait refusé de prendre part à nos travaux ; la Convention en avait déjà adopté une partie. Je parlai donc après lui, cependant je m'expliquai avec ménagement. J'essayai de prouver que son plan rentrait à beaucoup d'égards dans le nôtre, et j'en demandai le renvoi à la commission des onze, sans que la discussion fût pour cela interrompue. Ces propositions furent adoptées. Sieyès avait imaginé, sous le nom de Jurie constitutionnaire, un corps de censeurs qui, supérieur à tous les pouvoirs, devait préserver la constitution de toute atteinte et y proposer des réformes[2]. Cette institution fut la seule partie de son projet prise en considération. La commission voulut l'accommoder à son plan de constitution et la proposa à la Convention. La jurie trouva des défenseurs et des adversaires. Je la combattis (le 24 thermidor), et elle fut rejetée à la presqu'unanimité. Elle me parut une superfétation inutile et dangereuse.

Cet incident ne retarda que de quelques jours la discussion du projet de la commission des onze. Je ne rappellerai point ici les modifications que la Convention fit à ce projet.

Je ne parlerai que des mesures transitoires par lesquelles elle dérogea à quelques-uns des principaux articles constitutionnels, des motifs qui dictèrent ces dérogations et de l'effet qu'elles produisirent.

Lycurgue, après avoir donné des lois à Sparte, abdiqua le pouvoir ; mais en même temps il quitta sa patrie et se donna même la mort. Il avait auparavant mis en vigueur ses institutions. Les membres de l'Assemblée constituante se retirèrent sans avoir essayé leur constitution ; ils restèrent simples citoyens, furent témoins de sa ruine et plusieurs même y furent entrains. C'était une grande leçon. La Convention en profita, et garda le gouvernail du vaisseau qu'elle venait de lancer. Cette prévoyance lui était commandée, autant par l'intérêt public que par sa propre sûreté. Si elle ne sauva point sa constitution, elle en retarda du moins la ruine ; car si elle s'était retirée tout entière comme l'Assemblée constituante, la constitution n'aurait pas duré six mois, ou le 18 fructidor, qui lui porta une mortelle atteinte, aurait eu lieu beaucoup plus tôt.

Les décrets des 5 et 13 fructidor, qui conservaient les deux tiers de la Convention dans la prochaine législature, excitèrent les plus vives clameurs. Ils devinrent le prétexte de violentes séditions qui placèrent de nouveau la France entre la royauté et la terreur.

Ces décrets avaient été adoptés à la presqu'unanimité. Il n'y eut de débats sérieux dans la Convention, que mir le mode oie désignation des deux tiers de ses membres. Les uns voulaient le sort comme la voix la plus impartiale ; les autres que la Convention fit elle-même ce choix ; c'était mon avis. Le plus grand nombre trouva plus conforme aux principes, de renvoyer cette opération au peuple. Les décrets furent donc soumis à son acceptation avec la constitution.

Ils avaient pour adversaires les royalistes et quelques ambitieux de tous les partis. Les royalistes, réunis à la Convention depuis le 9 thermidor pour abattre le terrorisme, levèrent tout-à -coup le masque et nous déclarèrent la guerre. Les jacobins en tirèrent avantage, et se rallièrent à leur tour à la Convention qui accepta leurs services. La masse de la nation, qui inclinait pour le repos et qui espérait le trouver dans un régime constitutionnel, était disposée à accepter la constitution et les décrets. Saladin, fougueux révolutionnaire dans l'Assemblée législative, et fougueux réacteur dans la Convention, dénonça ces décrets au peuple dans un écrit imprimé.

L'opposition se manifesta d'abord dans les sections de Paris avant qu'elles ne fussent convoquées en assemblées primaires pour délibérer légalement Le royalisme avait cependant si peu de confiance dans sa, cause, qu'il ne mettait pas en avant des nobles que le peuple eût repoussés, mais des écrivains, des roturiers infatués de leur mérite et irrités de n'être rien.

Parmi les agitateurs des sections, on remarquait le général Miranda, Lemaître, ancien secrétaire-général au conseil des finances, Archambaud, avocat, ensuite des hommes de lettres et des journalistes, tels que Laharpe, Quatremère de Quincy, Lacretelle le jeune, Fiévée, Cadet-Gassicourt pharmacien, Langlois, Richer-Serizy, etc.

Il était facile de prévoir que cela ne finirait pas sans déchirement. Les conseils da gouvernement, ne pouvant plus trop compter, pour le maintien de l'ordre, sur les citoyens de Paris divisés entre eux, firent venir quelques troupes dans la capitale.

Le 11 fructidor, Lacretelle le jeune vint à la barre, au nom de la section des Champs-Élysées, demander avec insolence et menace qu'on éloignât les troupes de la capitale. C'était une caricature de la fameuse adresse de Mirabeau. Tallien accusa de royalisme les meneurs des sections. Je parlai vivement dans le même sens à l'orateur sectionnaire, qui se plaignait de ce qu'on voulait gêner la liberté du peuple par des baïonnettes, j'opposai pour preuve de sa mauvaise foi la licence de son propre discours. Je lui dis : Lorsque les décemvirs vous présentèrent la constitution de 93, qu'ils établirent la terreur et les échafauds, vous courbâtes la tête sous la plus détestable tyrannie, et aujourd'hui que la Convention a établi le règne des lois, vous attaquez les fondateurs de la république et ses défenseurs ! L'Assemblée improuva les adresses.

Dès l'ouverture des assemblées primaires à Paris, le 20 fructidor, la section Lepelletier arrêta la formation d'un comité composé d'un commissaire de chaque section, pour rédiger et envoyer dans toute la France, une déclaration authentique des sentiments des citoyens de Paris. La Convention décréta que ceux qui se réuniraient au comité central seraient coupables d'attentat contre la souveraineté du peuple et la sûreté de la république.

La section Lepelletier, bien loin de se soumettre délibéra : que les pouvoirs de tout corps constitué cessaient en présence du peuple assemblé, et arrêta que tout citoyen avait le droit d'émettre librement son opinion sur la constitution et les décrets, et généralement sur toutes mesures de salut public ; qu'à cet effet chaque citoyen en particulier et tous les citoyens de Paris, en général, étaient placés sous la sauvegarde spéciale et immédiate de leurs assemblées, et des quarante-sept autres assemblées primaires de la Cité.

Dans cet acte, l'absurdité le disputait à l'audace. Le comité de sûreté générale, en le dénonçant, proposa à la Convention de rester en permanence pour surveiller les projets des meneurs des sections. Cette proposition en amena plusieurs autres.

J'ai, dis-je, une toute autre idée que les préopinants du caractère dont nous sommes revêtus, pour jamais consentir à ce que la Convention entre en procès avec une petite fraction du peuple. Nous sommes les représentants de la France nous nous soumettrons à sa volonté et non à celle d'une section de Paris. Je ne me suis point dissimulé la difficulté des circonstances, mais mon âme s'est agrandie à l'idée que le peuple français allait enfin fixer ses destinées, et je n'ai point été effrayé de voir se renouveler cette lutte qui a toujours eu lieu depuis le commencement de la révolution entre une commune et la république entière. Je déclare donc qu'avec le même courage que j'ai poursuivi l'anarchie sans-culotte, je poursuivrai l'anarchie nouvelle qui veut livrer la France à la royauté. Que la Convention reste donc digne d'elle-même, qu'elle ne fasse point de déclaration ! Elle ne veut point attenter à la liberté du peuple ; elle le voudrait, qu'elle ne le pourrait pas dans le moment où il est assemblé tout entier. Ceux qui répandent cette grossière calomnie mentent à leur propre conscience. Je demande l'ordre du jour sur toutes les propositions, et qu'il soit seulement recommandé aux comités de gouvernement de veiller plus que jamais à la sûreté publique et à celle de la représentation nationale.

La Convention décida seulement qu'il y aurait séance le soir.

Une députation de la section du Temple vint (23 fructidor) dire à la barre qu'elle était chargée de démentir les calomnies répandues par la Convention contre les assemblées primaires de Paris, et qu'elle avait délibéré une adresse aux départements et aux armées.

Le président fit une réponse insignifiante.

Loin de vouloir fixer, dis-je, l'attention de la Convention sur ce qui se passe dans les assemblées primaires de Paris, j'aurais désiré qu'il n'en eût jamais été question dans cette enceinte, et que le président de la Convention n'eût fait aux différentes députations d'autre réponse que celle-ci : Nous respecterons la volonté du peuple, et nous vous y ferons obéir. Voilà pourquoi j'ai toujours cru qu'il fallait fermer les yeux jusqu'à un certain point sur les écarts que l'on se permettait dans certaines assemblées, quels qu'en fussent les motifs. J'ai pensé aussi que la Convention, au moment où elle témoignait d'une manière si éclatante son respect pour la liberté, en gardant le silence sus les calomnies dont elle est l'objet, devait se servir de la puissance nationale dont elle est revêtue, pour réprimer les actes extérieurs de quelques assemblées qui voudraient usurper la souveraineté. Je demande que la Convention conserve l'attitude qui lui convient, qu'elle charge ses comités de gouvernement d'observer tout, et que, sur l'adresse de la section du Temple, elle passe à l'ordre du jour. Cette proposition fut adoptée.

J'occupais le fauteuil le 27. Dupont, l'acteur du Théâtre-Français et l'orateur de la section de ce nom, dans un préambule virulent d'insultes fit connaître son vote, et se disposait à lire une adresse. Je l'interrompis et lui répondis : La Convention ne craint point le jour de la vérité ; elle appelle de ses calomniateurs au peuple français ; elle reçoit le vote de l'assemblée ; je vais la consulter sur la lecture de l'adresse. La Convention refusa de l'entendre.

D'un autre côté, des patriotes venaient aussi se plaindre des manœuvres employées pour les empêcher de voter dans les sections. Les meneurs en avaient expulsé un assez grand nombre comme terroristes. Rien ne pouvait justifier ces actes illégaux. Je dis à cet égard (1er complémentaire) : Que la Convention devait attendre avec calme le résultat des votes et ne point recruter de suffrages, et que si l'on procédait irrégulièrement dans quelques assemblées, les opérations seraient annulées quand on les examinerait. La convention passa à l'ordre du jour. Mais tout ce que les sections repoussaient, accourait auprès d'elle, occupait les tribunes publiques, appuyait par ses applaudissements les propositions les plus virulentes et appelait la vengeance. Une partie de l'assemblée n'y était que trop disposée, et il faut convenir que ce n'était pas sans motifs.

Des représentants venaient opposer aux votes des sections de Paris qui rejetaient les décrets, des votes qui les adoptaient dans les départements. On y applaudissait comme à une victoire. Je trouvai ce procédé peu digne et irrégulier. Je demandai (23 fructidor) qu'on établit un mode uniforme de constater les votes, qu'on n'y mit point de précipitation et qu'on attendît que le résultat exact en fût connu par le dépouillement des procès-verbaux. Ma proposition fut adoptée.

Les attaques des sections de Paris contre la Convention la poussaient à des mesures violentes de défense. Les comités de gouvernement mettaient en liberté des terroristes qu'ils avaient fait incarcérer quelques mois auparavant, et l'on proposait chaque jour de rétablir des lois révolutionnaires de la rigueur desquelles on venait de se relâcher. Je ne partageais point ce système. Je m'y opposai vivement convaincu qu'il n'ajoutait rien à nos forces.

Je voulais que la Convention, en usant de son pouvoir pour se faire respecter ainsi que le vœu du peuple, respectât aussi la liberté des citoyens et les principes de la justice ; qu'en réprimant les actes extérieurs des assemblées primaires, elle eût l'air de fermer les yeux sur ce qui se passait dans leur sein ; qu'elle gagnât du temps, qu'elle ne gâtât pas sa cause ; qu'elle mit tous les torts du côte& ses ennemis, et qu'elle ne les frappât qu'à la dernière extrémité, s'ils persistaient dans leur révolte après que le vœu général du peuple serait connu et proclamé.

Je combattis donc (1er fructidor) la proposition faite par trois comités réunis, de chasser de Paris tous les individus portés sur des listes d'émigrés, qui y sollicitaient leur radiation définitive ; l'amendement de Garrau, tendant à ce que tout individu porté sur la liste des émigrés antérieurement au 31 mai, se constituât prisonnier avant de demander sa radiation, et la proposition faite par Roger-Ducos (3e complémentaire) de réviser toutes les radiations accordées.

Une députation de la section Lepelletier, qui s'était mise en permanence, vint demander qu'on jugeât enfin deux anciens ministres, Pache et Bouchotte, accusés depuis longtemps. On venait au contraire de les mettre en liberté. On réclama l'ordre du jour. Lanjuinais l'appuya, mais sur le motif qu'une mise en liberté ne pouvait mettre obstacle à l'action des tribunaux.

J'appuie l'ordre du jour, dis-je, mais par des motifs bien différeras c d'abord parce que nous ne devons point reconnaître à une assemblée primaire le droit de se déclarer en permanence ; ensuite parce qu'elle n'a point celui de s'occuper d'objets étrangers à sa convocation. Maintenant, qu'il me soit permis- de manifester mon opinion sur une opération des comités de gouvernement et sur les dangers dont elle menace la république. On ne peut pas se dissimuler que c'est par un relâchement extrême qu'on a mis en liberté des individus qui devaient être traduits devint les tribunaux. Je ne puis m'accoutumer à cette idée que, dans un temps que l'on appelle le règne de la justice, elle soit si timide envers des hommes que la France entière accuse. Quel est celui d'entre nous qui ne se rappelle avec horreur les crimes commis par un nommé Héron ! Eh bien, il n'a pas été traduit devant les tribunaux ! Depuis quand la justice est-elle si lente à punir les coupables, quand elle a été si prompte à assassiner des innocents ? Je désire que mes craintes soient chimériques, et que pour s'affermir la république n'ait plus à combattre aucun factieux. Mais je déclare que, quelles que soient les manœuvres des royalistes, je ne m'associerai jamais aux infâmes terroristes que nous avons terrassés ; que toujours uni avec les amis sincères de la liberté, ou ne me verra jamais m'allier en même temps avec des éléments impurs. J'aime mieux être égorgé qu'égorgeur. Dans les temps où nous vivons, un homme sincèrement attaché à son honneur, à celui de son pays, et qui ne veut pas qu'on soupçonne ses principes, vols doit, se doit à lui-même cette explication.

Alors comme depuis le commencement de ma carrière, je parlais d'après ma propre impulsion, sans ménagement pour aucun parti, sans autre intérêt que ce que je croyais l'intérêt national. Depuis mon arrivée à la Convention je n'étais d'aucun club, ni initié dans les délibérations des comités de gouvernement. Membre, pendant très-peu de temps, de celui de sûreté générale, je l'avais quitté pour la commission des Onze dans laquelle je restai pendant toute sa durée, c'est-à-dire presque jusqu'à la fin de la session conventionnelle.

Après le 9 thermidor, les thermidoriens quittèrent la montagne et siégèrent du côté droit. Ils y furent renforcés par les soixante-treize victimes du 31 mai. Ceux-ci, après avoir été rappelés dans la Convention, étaient tout simplement retournés à leur place ; ceux-là en avaient changé. On vit alors combattre dans les mêmes rangs Tallien et Lanjuinais, Fréron et Boissy-d'Anglas, Legendre et Henri de Larivière, Barras et Lesage d'Eure et Loire, Rovère et Louvet. Sur ces mêmes bancs où la Gironde avait péri sous les coups de la montagne, les déserteurs de l'une et les restes de l'autre, les oppresseurs et les opprimés, faisaient cause commune. Ces alliances bizarres, qui ne sont pas rares dans les révolutions, ne sont ni sincères ni solides. Le crédit des chefs thermidoriens avait un peu baissé déjà par la rentrée des soixante-treize, reparaissant sur la scène, forts de l'intérêt- qu'inspirait un malheur non mérité ; et, sans la révolte des sections de Paris, qui sépara de nouveau des éléments aussi opposés, Tallien et son parti se seraient éteints avec le gouvernement révolutionnaire.

Outre les séances de la Convention, où les thermidoriens et les soixante-treize siégeaient ensemble, ils avaient des réunions chez un nommé Formalaguez qui leur donnait à diner une ou deux fois par semaine ; j'y fus aussi attiré. Cet homme-là me paraissait une énigme que je n'ai jamais bien pu m'expliquer. Il se mêlait, je crois, de banque ; je ne sais s'il n'était pas Espagnol, et lié d'affaires avec Lafond Ladébat. Il avait un logement modeste à un troisième étage ; son ameublement et sa table annonçaient seulement de l'aisance ; il était ouvert et accueillant ; il n'était pas très-fort sur les matières politiques, il n'avait aucune influence dans les discussions, et n'y prenait que la part nécessaire pour ne pas y paraître étranger ou indifférent ; il paraissait n'avoir d'autre but que de réunir les hommes les plus influents de la Convention s pour se concilier et s'entendre. Il venait aussi à ces dîners des personnages qui n'étaient pas représentants, entre autres, les généraux Servan et Miranda, ce dernier Espagnol et aventurier, et son compatriote Marchena, écrivain politique, qui courait aussi les aventures.

Dans un corps faible et chétif, Marchena, cachait, sous un extérieur sale et repoussant, une âme ardente et énergique, des connaissances étendues un enthousiasme désintéressé pour la liberté, et du talent pour le pamphlet. Servan, frère du célèbre avocat-général, était un homme médiocre à la guerre et dans les affaires civiles ; mais il passait pour honnête homme. Miranda[3] joignait à des connaissances militaires, de l'esprit et de l'intrigue. Du reste, dans ces réunions on n'arrêtait point de plans secrets ; on ne s'y engageait à rien tout s'y passait en forme de conversation, et dans des explications qui avaient souvent un bon effet entre des personnes qui se suspectaient mutuellement, ou sur des objets qui avaient besoin d'être éclaircis.

La conduite des sections de Paris mit la division dans cette réunion comme dans, la Convention. Les orateurs sectionnaires portaient aux nues le soixante-treize, et confondaient dans leurs menaces et leurs outrages, les thermidoriens et la montagne. Dans le fait, on en voulait, à la Convention tout entière. On disait aux Boissy et aux Lanjuinais : Que vous importe que les décrets des 5 et 13 fructidor soient acceptés ? S'ils sont rejetés, vous serez toujours réélus au corps législatif, et vous serez débarrassés de cette majorité de conventionnels que conservent les décrets.

Je ne donnai pas dans le piégé, je ne me laissai point séduire par ces éloges dont j'avais aussi ma part, et je ne m'en élevai pas moins avec vigueur contre la révolte des sections. La plupart des soixante-treize gardèrent au contraire le silence : c'était de leur part une défection ou une faiblesse. Ils devinrent dès-lors suspects, et l'on finit par les accuser de complicité avec les sections. Qu'il y en eût plusieurs de vendus alors à la royauté, c'est ce que la suite a prouvé ; mais ceux qui ne l'étaient pas, compromettaient par leur fausse politique la sûreté du corps dont ils faisaient partie, et l'existence de la république ; car, enfin, si l'on avait, à leur exemple, laissé faire les sections de Paris, la Convention eût été égorgée, ou du moins décimée, comme au 31 mai, et les royalistes, maîtres du champ de bataille, n'eussent certainement pas respecté son ouvrage.

Ainsi, dans le côté droit de l'assemblée, chacun reprit sa couleur originelle ; les soixante-treize et les thermidoriens s'attaquaient d'autant plus, qu'ils siégeaient encore les uns près des autres ; Daunou et Louvet se réunirent aux derniers : c'était une véritable confusion. Louvet était entraîné par l'irritabilité de son caractère ; il nous proposait chez Formalaguez de réarmer les terroristes, d'indiquer un point de réunion aux patriotes opprimés, de former enfin une société de jacobins, sauf à la dissoudre quand on n'en aurait plus besoin.

Les soixante-treize disaient au contraire de ne rien précipiter, de se tenir sur la défensive, de gagner du temps.

On protestait de part et d'autre, en se quittant, qu'on resterait uni, mais à l'assemblée on se séparait tous les jours davantage ; l'influence des soixante-treize diminuait, celle des thermidoriens augmentait. Le royalisme était si discrédité qu'il compromettait ses partisans lorsqu'il les mettait en avant, et même les républicains modérés qui avaient le malheur de recevoir ses louanges.

Les thermidoriens voulurent écarter des comités de gouvernement, Henri Larivière, Lesage, Rovère, etc., que le vent de la réaction y avait portés et qui y régnaient. Ce dernier était regardé comme l'espion des royalistes. C'était un homme immoral, qui jouait la modération après s'être signalé par des excès révolutionnaires dans le Midi, et qui ne méritait aucune confiance. Roux proposa (le 4 vendémiaire), sous le prétexte de donner plus d'action aux comités, de réduire à onze le nombre de leurs membres. Tallien renchérit encore et demanda la création d'une commission de cinq membres chargée spécialement de la surveillance de Paris.

A la tournure que prenaient les choses, il me parut évident que les thermidoriens tendaient à s'emparer de tout le pouvoir, et leur versatilité était loin de garantir qu'ils n'en abuseraient pas.

Lorsqu'on vient, dis-je, de donner à la France un gouvernement constitutionnel, après lequel nous soupirions depuis si longtemps, je trouve étrange que l'on propose des institutions temporaires et sous des formes qui nous retracent le régime atroce auquel nous venons à peine d'échapper. Je demande l'ordre du jour. Il fut adopté sur la proposition de Tallien, et celle de Roux fut renvoyée à la commission des onze.

L'exemple des sections de Paris ne trouva point d'imitateurs dans les autres assemblas primaires de la république ; malgré les intrigues et les efforts du royalisme, on n'y remarqua point d'autre agitation que celle qui accompagne ordinairement la liberté. Il y en eut quelques-unes qui rejetèrent les décrets des 5 et 13 fructidor, mais pas une seule ne se révolta. Elles se séparèrent toutes après avoir délibéré seulement sur l'objet pour lequel elles avaient été convoquées, et le résultat des votes donna une immense majorité pour l'acceptation de la constitution et des décrets. La Convention le fit proclamer. Les sections de Paris s'étaient révoltées pour s'opposer à cette acceptation, elles restèrent en révolte contre, le vœu national. Elles prétendirent que les décrets n'avaient point été acceptés, qu'il était même douteux que la constitution l'eût été ; qu'il, y avait eu fraude dans le recensement des votes, qu'elles avaient le droit de venir vérifier les procès-verbaux et les calculs, etc. Elles demeurèrent donc en permanence, organisèrent des forces, se coalisèrent entre elles, et délibérèrent sur toutes sortes d'objets et en armes ; chacune d'elles agit en souveraine ; et après avoir outragé et menacé la Convention, elles se préparèrent à l'attaquer.

Les objections faites par les sections de Paris et qui ont été renouvelées depuis par le royalisme, dans toutes les circonstances où la nation a été appelée à voter, étaient sans fondement. Mais dans tous les cas nous aurions été des insensés, si nous avions consenti à traiter comme une affaire judiciaire l'établissement d'une grande république. Il n'y avait donc plus de ménagements à garder. Il fallait réduire les révoltés par la force et vaincre ou périr.

Les rapports  se multipliaient à la Convention sur les entreprises et l'audace des sections. Le 3 vendémiaire an IV, La Réveillière-Lépeaux en fit un à ce sujet au nom des comités de gouvernement, et fit adopter un décret qui rendait la commune de Paris responsable de la sûreté de la représentation nationale, et qui ordonnait aux généraux de tenir les colonnes républicaines prêtes à marcher.

Il ne suffit pas, dis-je, d'avoir pris des mesures pour l'avenir ; il en faut aussi prendre pour le moment. Ce ne sont pas des rapports de police qui doivent diriger la Convention. Les attentats des factieux sont connus, puisqu'ils ont osé les proclamer à la face de l'Europe. La république n'est pas un jeu d'enfants, c'est la volonté du peuple ; vous le trahiriez, si vous ne le faisiez pas respecter. Il était bon de prévoir les excès auxquels les factions pouvaient se porter, mais vous ne pouvez fermer les yeux sur les actes illégaux de quelques hommes qui usurpent le nom et la souveraineté du peuple. Tant que la constitution a été soumise à son acceptation, vous avez dû tout souffrir et donner par cette tolérance un grand exemple de votre respect pour les droits qu'elle consacre. Mais.les circonstances ne sont plus les mêmes, et lorsque des sections ont l'audace de casser vos décrets, vous devez avoir au moins la force de casser leurs arrêtés. Les agitateurs disent maintenant que ce ne sont pas les citoyens de Paris qui ont fait le 31 mai ; je le crois ; mais cependant la population entière était sous les armes, lorsque l'on décimait la Convention. C'est ce qu'on veut encore faire aujourd'hui. Citoyens de Paris, prenez-y garde ! Pour cette fois se réaliserait la prédiction d'Isnard[4] ; elle se réaliserait, j'en jure par le génie de la liberté. Je demande que les comités de gouvernement fassent demain un rapport sur les arrêtés pris par quelques sections, relativement aux lois du 1er de ce mois sur l'acceptation de la constitution et des décrets des 6 et 13 fructidor, ainsi que sur l'exécution du décret qui porte que ces lois seront proclamées dans le jour à Paris.

Ma proposition fut décrétée.

La constitution exigeait l'âge de trente ans pour être membre du conseil des cinq cents, et portait que les membres du Directoire exécutif ne pourraient être pria dans le corps législatif. La Convention avait suspendu l'exécution de ces deux dispositions, de la première, pendant quelques années, sous le prétexte que des généraux distingués, qui n'avaient pas trente ans, se trouveraient exclus de la représentation nationale, mais, dans le fait, parce que trois ou quatre membres de la Convention, Penières, Gamon et surtout Tallien, n'avaient pas encore cet âge ; de la seconde, pour la première formation du Directoire, parce que quelques conventionnels y avaient des prétentions pour eux-mêmes, et que le plus grand nombre y voyait une garantie pour eux et la république. Cette suspension avait été prononcée sur le rapport de Lanjuinais au nom. de la commission des onze qui n'en avait pas même délibéré. Convaincu de l'indispensable nécessité de conserver les deux tiers de la Convention dans la première formation du Corps législatif, je ne Pétais pas du tout qu'il fallût nommer des conventionnels dans celle du Directoire. Il me paraissait suffisant pour l'intérêt public que les deux tiers de la Convention prissent part à cette nomination. Je ne voyais donc, dans cette exception, que l'intérêt personnel et l'ambition de quelques hommes. J'avais voulu m'y opposer (le 28 thermidor) Mais Cambacérès et Lanjuinais la défendirent avec chaleur, et l'on ne me permit pas de développer mes motifs. J'eus ensuite une explication à ce sujet avec Lanjuinais ; il 'm'avoua qu'il n'avait agi dans tout cela qu'à l'instigation de Cambacérès : il espérait être nominé directeur, et il était fait pour en avoir la prétention.

Les thermidoriens voulaient aussi nommer le Directoire avant l'arrivée du nouveau tiers. Baudin qui votait avec eux fit convoquer à cet effet (8 vendémiaire an IV) la commission des onze et le comité de salut public. Suivant lui, la loi du 5 fructidor avait été rédigée dans l'intention que les membres de la Convention se diviseraient pour former les deux conseils législatifs, sans attendre le nouveau tiers. Cette opération lui paraissait commandée par les circonstances où il lui semblait urgent de terminer la session de la Convention, et par la certitude que l'on nommerait alors un Directoire vraiment républicain. C'était l'opinion de Daunou, Louvet, Sieyès et Cambacérès. On répondait que la loi du 5 fructidor était muette sur ce point, que celle du 13 semblait exclure toute idée de cette organisation provisoire ; que le Corps législatif étant corps électoral du Directoire, il serait contraire à la constitution de le faire nommer par la Convention dont le tiers qui devait sortir n'avait pas le droit de concourir à cette élection ; que c'était au contraire en priver le nouveau tiers et l'indisposer d'avance contre les directeurs. Cet avis l'emporta ; c'était celui de Lanjuinais, Lesage, Boissy, La Réveillière. J'en étais aussi par respect pour les principes ; c'eût été d'ailleurs les violer inutilement ; car j'étais persuadé, en supposant que le nouveau tiers tout entier fût royaliste, ce qui n'était pas vraisemblable, que les deux tiers conventionnels feraient l'élection du Directoire, et n'y nommeraient que des républicains. Bentabole demanda (30 vendémiaire) que, sans attendre le nouveau tiers, la Convention se divisât en deux conseils et nommât le Directoire. Les tribunes l'applaudirent avec transport ; il fut faiblement appuyé : sa proposition n'eut aucune suite.

 

 

 



[1] Ses principales dispositions se sont trouvées depuis dans la constitution de l'an VIII dont il fut un des auteurs.

[2] C'était le sénat conservateur de l'an VIII.

[3] Miranda, pour se soustraire à la déportation prononcée contre lui au 18 fructidor, passa en Angleterre. Il était natif du Pérou. Dès la guerre d'indépendance de l'Amérique du Nord, il avait conçu l'idée de délivrer l'Amérique du Sud, sa patrie, du joug espagnol. Appuyé par l'Angleterre et les États- Unis, il avait fait plusieurs tentatives depuis 1806. A la fin, la fortune lui devint contraire : il fut pris par les Espagnols, et mourut en 1816 dans les cachots de Cadix.

[4] Il avait prédit, le 27 mai 4793, présidant alors la Convention, qu'il n'y resterait pas pierre sur pierre.