MÉMOIRES SUR LA CONVENTION ET LE DIRECTOIRE

TOME PREMIER. — LA CONVENTION

 

CHAPITRE XIV. — PROJET D'ORGANISATION DU GOUVERNEMENT RÉVOLUTIONNAIRE.

 

 

PLUS le pouvoir avait été concentré avant le 9 thermidor, plus il fut ensuite dispersé. L'autorité se relâcha partout. En renversant la tyrannie, on fut près de tomber dans l'anarchie. Chaque membre de la Convention était jaloux de sa portion de souveraineté, et s'effarouchait de tout ce qui paraissait en limiter l'exercice. Au nom du comité de salut public, on eût dit qu'ils voyaient l'ombre de Robespierre planer de nouveau sur l'assemblée. Parlait-on de donner de la force au gouvernement, les thermidoriens disaient qu'on voulait rétablir la tyrannie ; et la montagne demandait qu'on mît en activité la constitution de 93. La majorité de la Convention n'en voulait plus, elle était bien résolue de la laisser dans l'arche où l'avaient eux-mêmes renfermée ses auteurs, et cependant on n'osait pas le dire. Le 1er germinal an III, Châles ex-prêtre et jacobin fougueux, réclama l'exécution de l'article 124 de cette constitution, d'après lequel la déclaration des droits devait être gravée dans la salle des séances et sur les places publiques. Tallien combattit cette motion et conclut à ce qu'on s'occupât auparavant des lois organiques. Je parlai également pour m'opposer à tout commencement d'exécution de la constitution, j'en critiquai amèrement plusieurs dispositions, et j'insistai pour qu'en attendant les lois organiques on donnât plus de force au gouvernement. Il avait déjà créé plusieurs commissions spéciales pour s'occuper de tous ces objets, mais elles n'avaient encore fait aucun rapport. L'ion établit alors la commission dite des Onze dont je fus membre et qui présenta dans la suite une nouvelle constitution.

Tous les bons esprits sentaient que, soit qu'on travaillât à des lois organiques de la constitution de 93, soit qu'on en fit une autre, ce travail exigerait un délai pendant lequel il était nécessaire de resserrer les liens du pouvoir qui s'échappait de toutes parts. Il s'agissait de donner au gouvernement révolutionnaire une forme plus rapprochée d'un gouvernement régulier ; je poursuivais vivement ce but.

On discutait (22 ventôse) un projet relatif à la direction des relations extérieures qu'avait conservée le comité de salut public. On voulait l'obliger à soumettre les articles secrets des traités à une commission de membres de la Convention. J'en pris occasion d'énoncer quelques idées sur le gouvernement.

Il s'agit dans ce moment de savoir si vous aurez un gouvernement ou si vous n'en aurez pas. La simple proposition de l'article prouve qu'il y a des vices dans le gouvernement actuel. Je vais dire une chose qui étonnera peut-être, mais qui n'en est pas moins vraie ; c'est que l'ancien comité de salut public était une bonne institution ; qu'il gouvernait bien et qu'il aurait toujours bien gouverné, s'il n'avait pas usurpé la puissance de la Convention, et s'il n'avait pas eu le droit de vie et de mort sur tous les citoyens et sur la Convention même[1]. La création d'une commission pour connaître concurremment avec votre comité de salut public des articles secrets des traités, lui ôterait toute la confiance dont il a besoin et le dégraderait aux yeux de l'Europe.

Quelque temps après j'abordai directement l'organisation du gouvernement. Mon système était simple ; il consistait, en laissant tous les pouvoirs dans la Convention, à en séparer l'exercice. Ainsi je voulais donner le pouvoir exécutif à un comité dont les membres n'auraient point eu de voix dans l'assemblée pendant la durée de leurs fonctions. Lorsqu'on discuta mon projet on prétendit qu'il était dangereux, destructif de la liberté et le pendant du gouvernement de Robespierre. Les plus modérés le trouvaient trop fort, et ceux qui l'appuyaient y faisaient un amendement qui le dénaturait ; ils voulaient que le pouvoir exécutif fit confié à des personnes prises hors de la Convention. Cette dernière idée avait peu de partisans. On soupçonnait de royalisme ceux qui la mettaient en avant. Rien en effet n'eût mis la Convention dans un état plus périlleux que de se dessaisir du pouvoir exécutif. Car, dans ces temps orageux, elle eût été, elle et la république, à la discrétion de ceux qui auraient exercé ce pouvoir.

Je réfutai ce système et les objections faites contre le mien (11 et 20 floréal). La commission des Onze en présenta un qui fut amendé par Cambacérès et adopté. Les choses restèrent à peu près dans le même état, et la Convention se traîna, de secousses en secousses, jusqu'en brumaire an N, où fut établi le régime constitutionnel. Les thermidoriens appelaient anarchie le règne de la terreur ; ce fin le leur qui, sous beaucoup de rapports, mérita ce nom.

Je fus membre un moment du comité de sûreté générale. Je le quittai pour entrer à la commission des Onze.

 

 

 



[1] Des Biographies publiées depuis cette époque, à l'occasion de ces expressions, m'ont imputé d'avoir fait l'éloge de l'ancien comité de salut public, voulant faire croire, sans doute, que j'avais loué ses opérations. On voit qu'il ne s'agissait que de l'institution qui me paraissait en effet bonne pendant la durée du gouvernement révolutionnaire.