MÉMOIRES SUR LA CONVENTION ET LE DIRECTOIRE

TOME PREMIER. — LA CONVENTION

 

CHAPITRE XIII. — JOURNÉE DU 1er PRAIRIAL. - ASSASSINAT DE FERRAUD. - SUPPLICE DE BOURBOTTE, ROMME, ETC.

 

 

ON devait croire que la victoire remportée par la Convention, sur la montagne, le 12 germinal, avait entièrement abattu ce parti ; au contraire, irrité de sa défaite, il résolut de se venger. Il était encore fort du nombre de ses adhérents et de son audace ; il conspirait ouvertement. Dans les lieux publics, dans les rassemblements du peuple, on parlait hautement de la proscription des thermidoriens. Les comités de gouvernement, paralysés par leur détestable organisation, dénués de forces sur lesquelles on pût compter, n'opposaient au danger que des mesures incohérentes et illusoires. La Convention était dépopularisée ; depuis le 9 thermidor tout ce qu'on appelait sans culottes était contre elle. La disette et la cherté des subsistances qu'ils avaient supportées si patiemment lorsque Robespierre les flattait, leur servaient de prétexte pour crier et s'armer contre un pouvoir qui ne les dédommageait phis de la rareté du pain, au moins par des caresses et de l'influence. Les ennemis de la révolution, dont la réaction avait exalté les espérances et facilité les complots, soufflaient la discorde et observaient les mouvements pour en profiter. Ils excitaient la Convention contre les jacobins, et les jacobins contre la Convention, pour les entraîner dans une ruine commune ; et lorsque la peur les ramenait au parti modéré, ils en exigeaient, pour prix de leur service, des concessions qui ébranlaient de plus en plus la république. Les amis de la liberté, divisés entre eux par des dénonciations nées du malheur des temps et de l'esprit de faction, avaient de la peine à se reconnaître, et flottaient dans l'incertitude. La nation, fatiguée, abreuvée de dégoûts, était presque indifférente à toutes ces agitations, et semblait assez aveugle sur ses vrais intérêts, pour se laisser enchaîner par un parti qui lui aurait donné de la tranquillité au prix d'une liberté aussi orageuse.

Tel était l'état des choses au 1er prairial. A peine quelques membres de la Convention étaient réunis, qu'un rassemblement assiège le lieu de ses séances, et force tous les postes extérieurs. Nous fermons les portes de la salle, pour donner 'au moins aux comités de gouvernement k temps de venir à notre secours. Le président confère le commandement à un général qui se trouvait accidentellement à la barre. On décrète, sur ma proposition, que ce général est autorisé à repousser la force par là force. La nôtre se réduisait à quelques grenadiers de notre garde, renfermés avec nous. La porte de la salle est enfoncée, nous faisons bonne contenance, chaque représentant, quoique sans armes, s'oppose à l'irruption des insurgés ; ils hésitent et sont repoussés, on en arrête même quelques-uns ; mais ils se renforcent, ils reviennent à la charge ; le tumulte recommence. Le représentant Delmas est chargé de commander la force armée, on propose de lui adjoindre le général Cavaignac, Ferraud et Barras. Je m'écrie qu'il n'est pas question de délibérer, mais d'agir. La porte de la salle est de nouveau enfoncée, en vain nous nous opposons à l'irruption des insurgés, rien ne peut les arrêter. Ferraud leur dit qu'ils ne violeront le sanctuaire des lois qu'en passant sur son corps ; ils l'étendent mort, envahissent la salle et s'emparent de tous les bancs. Le corps de Ferraud est traîné au dehors ; des cannibales coupent sa tète, et reviennent la porter en triomphe dans l'assemblée. Ils la présentent au président, en le menaçant du même sort. Il l'écarte d'une main, en détournant ses regards de ce sanglant trophée. C'était Boissy d'Anglas qui, dans cette horrible journée, immortalisa son nom par le courage et la dignité qu'il opposa aux lâches fureurs de la multitude.

Epuisé par ces cruelles épreuves, il céda le fauteuil à Vernier. Une circonstance aussi difficile était au-dessus des forces de son âge et de son caractère. Avec les intentions les plus pures, il devint l'instrument des insurgés : ils ne se bornèrent point, comme le 12 germinal, à souiller la salle ; le reste de la montagne qui les dirigeait, s'était rallié et ne perdit pas cette occasion de prendre sa revanche. Des hommes ivres de vin et de fureur, des femmes altérées de sang, parcourent la salle, la font retentir de leurs hurlements, montent sur les sièges, et accablent d'outrages les représentants confondus dans la foule. Les montagnards, parmi lesquels se montrent au premier rang Bourbotte, Goujon, Romme, Duroi, Duquesnoi et Soubrani, applaudissent d'abord à ces excès ; ensuite ils prennent la parole ; comme si dans ce désordre il y avait eu une ombre de la Convention ; ils font des motions ; les révoltés les appuient de leurs braves et de leurs cris, délibèrent avec eux, outragent les représentants qui essaient de s'y opposer. Le commandement des forces est décerné, par acclama-tien, à Bourbotte. Il est nommé membre d'une commission extraordinaire créée pour remplacer le comité de sûreté générale. Alors il fait décréter l'arrestation de tous les folliculaires, dont les écrits, disait-il, avaient empoisonné l'esprit public depuis le 9 thermidor, et la réintégration, dans les prisons, de tous ceux que cette journée avait rendus à la liberté. Le président Vernier met aux voix et prononce les décrets de cette multitude 5 à laquelle désormais il est impossible de résiste. Enfin, dans quelques heures, tout ce qui s'est fait depuis le 9 thermidor est anéanti. On a fait le procès à cette journée, et la proscription plane sur ses auteurs et ses partisans. Un peu plus de prévoyance et d'audace, c'en était fait, la terreur relevait les échafauds, inondait encore une fois la France de sang, et l'enveloppait de son crêpe funèbre.

Les montagnards, aveuglés par la facilité de leurs succès, ne firent point ce qui était nécessaire pour en recueillir les fruits. Tandis qu'ils péroraient et qu'ils rendaient des décrets, les comités de gouvernement, revenus de leur première surprise, rassemblaient des forces. Les thermidoriens parcouraient les sections. Les républicains honnêtes, par amour de la liberté, les gens qui avaient quelque chose à perdre par la crainte du pillage, des loyalistes même, pour sauver leurs têtes, arrivèrent au secours de la Convention. D'un autre côté, à mesure que l'on avançait dans la nuit, la plupart des insurgés qui étaient dans la cour et dans le jardin des Tuileries ; se retirèrent peu à peu, par la raison que les Parisiens, suivant l'expression du cardinal de Retz, ne savent pas se desheurer. Il ne restait dans la salle et les tribunes que les plus acharnés. Les comités forment un plan d'attaque. Quatre colonnes arrivent à la fois par les quatre entrées de la salle, et y pénètrent au pas de charge. Les factieux surpris essaient de les repousser, le représentant Kervélégan, qui était à la tête d'une des colonnes, est légèrement blessé ; mais la multitude, que l'épouvante rend incapable de résistance, cherche son salut dans la fuite. Elle ne trouve point d'issues libres, car elles étaient remplies par les défenseurs de la Convention. Pendant quelque temps on resta confondu pêle-mêle, vainqueurs et vaincus, jusqu'à ce qu'enfin, pour faire cesser ce désordre, on déblaya une porte et l'on forma deux haies au travers desquelles les révoltés se retirèrent sans autre punition que quelques coups de pied que la garde nationale leur distribua en passant. C'est une chose remarquable que, dans ce tumulte qui dura au moins douze heures il n'y eut de sacrifié que l'infortuné Ferraud. Les révoltés ne.lui en voulaient pas plus qu'à tout autre représentant. C'était un homme peu connu, quoique rempli d'honneur, de courage et de dévouement. Il l'avait prouvé dans différentes missions qu'il avait remplies aux armées. Il fut assassiné parce qu'entendant prononcer le nom de Ferraud celui qui le tua le prit pour Fréron. Il emporta les regrets de tous les partis.

Lorsque la Convention fut délivrée — il était minuit passé —, Legendre proposa de déclarer que les décrets rendus pendant la journée étaient l'ouvrage des factieux et non celui de la Convention.

Je parlai après lui : On fait, dis-je, injure aux principes et à la Convention en lui proposant de rapporter des décrets qu'elle n'a point rendus. Quoi ! serait-ce lorsque les conspirateurs qui étaient dans cette enceinte et qui y sont encore — la montagne — nous menaçaient de leurs poignards, lorsqu'ils avaient les mains teintes du sang de notre infortuné collègue et qu'ils vous préparaient le même sort, que la Convention aurait pu délibérer ? Et quels décrets aurait-elle rendus ? Grands dieux ! des décrets de sang, de pillage, de carnage et de guerre civile ! Non, la Convention n'a rien fait, elle n'a rien pu faire ; elle n'existait plus lorsqu'une foule égarée ou coupable votait avec quelques représentants ses complices, lorsque les représentants fidèles étaient outragés et égorgés. Mais puisque ces hommes, par la réaction la plus audacieuse, ont voulu rétablir la tyrannie plus terrible encore qu'avant le g thermidor, la Convention ne doit pas hésiter à les frapper. Vous n'avez pris jusqu'à présent que des demi-mesures ; il n'y a plus d'espoir de conciliation entre vous et une minorité factieuse. Puisque le glaive est tiré et que le fourreau a été jeté si loin, il faut la combattre et profiter de la circonstance pour établir la paix dans la Convention et dans la république. Jamais un plus grand crime n'a été commis contre la nation et ses représentants, que de rendre des décrets pendant que la Convention était opprimée, égorgée par des scélérats. Je demande que ces mandataires infidèles et qui ont trahi le plus saint des devoirs soient mis en état d'arrestation ; que les comités de gouvernement, qui, malgré les prétendus décrets qui les cassent, recouvreront sans doute leur énergie, vous proposent des mesures justes et sévères contre ces députés traîtres à leurs serments ; que sur la demande de rapporter des décrets qui n'ont jamais pu valablement exister, la Convention passe à l'ordre du jour motivé dans un considérant qui présentera le tableau historique de ce moment d'oppression et de crime, afin que le peuple et la postérité puissent juger entre nous et nos assassins.

Il n'y avait pas moyen de reculer. En leur pardonnant nous eussions joué nos têtes, celles d'un grand nombre de Français et peut-être le sort de la république.

La Convention décréta d'arrestation, Bourbotte, Duquesnoi, Duroi, Goujon, Romme et Soubrani. Ils furent arrêtés.

Le lendemain, Genissieu proposa de déclarer traître .à la patrie tout représentant qui, lorsque la salle des séances de la Convention serait violée, ferait des propositions qui' pourraient être converties en décrets. Dugué-Dassé renchérit encore et proposa la mise hors la loi. Je crus entrevoir que l'on voulait appliquer cette mesure aux représentants arrêtés.

Mon intention, dis-je, n'est pas de dissimuler les crimes de ceux dont vous avez ordonné hier l'arrestation ; mais autant j'applaudirai à l'énergie de la Convention pour sauver la patrie, autant je m'opposerai à son enthousiasme qui lui ferait violer les principes. Sans doute il n'y a pas de plus grand crime que de se servir du caractère sacré de représentant du peuple, pour attenter à sa dignité, à sa sûreté et à celle de la représentation nationale. Hier, lorsque vous étiez en état de guerre, tout eût été légitime pour détruire vos ennemis ; maintenant qu'ils sont vos prisonniers, vous ne pouvez plus user des mêmes droits. Mais vous devez les faire juger ; leur arrestation est insuffisante : tant qu'ils vivront, vous verrez renaître les réactions et vos dangers. Je demande donc le décret d'accusation contre les députés décrétés d'arrestation, et que votre comité de législation vous fasse un rapport sur le tribunal qui devra les juger.

La Convention les décréta d'accusation.

Rouyer demanda la même mesure contre Barrère, Billaud-Varennes et Collot-d'Herbois, déjà condamnés à la déportation ; Hardy, qu'il fût déclaré qu'ils avaient mérité la mort. Ainsi entraînés par la passion et aveuglés par l'esprit de parti, de vrais républicains, de très-honnêtes gens, victimes de la terreur, se faisaient à leur tour terroristes ; et. au besoin, si on ne les avait pas retenus, se seraient faits bourreaux.

La Revellière-Lépeaux combattit ces diverses propositions, et demanda le maintien de la déportation.

Je l'appuyai aussi : Un jugement, dis-je, a été rendu contre ces trois représentants, ils ont été condamnés à la déportation ; il faut qu'ils soient vomis au-delà des mers, Pourquoi' les remettrait-on encore en jugement ? Veut-on fournir aux malveillants un prétexte pour dire que vous ne voulez que du sang ? Des hommes jugés n'appartiennent plus à la justice, mais à leur jugement[1].

La Convention passa à l'ordre du jour.

Barras, investi dans les circonstances critiques du commandement de la force publique, se présenta avec Tallien devant le faubourg Saint-Antoine qui était alors tranquille, avec un appareil imposant et tout ce qu'il fallait pour faire un siège. Ils délibérèrent un instant si l'on n'y jetterait pas quelques bombes. Ils se bornèrent cependant à désarmer cette population que, dans d'autres temps, ils avaient eux-mêmes armée.

Cette mesure fut imitée dans toutes les sections, et les passions et les vengeances s'y couvrirent plus d'une fois du manteau du bien public.

Le 14, la Convention célébra une fête funèbre en l'honneur de Ferraud, et lui fit ériger un tombeau. Louvet y prononça un discours ; je pris la parole après lui : Je profiterai, dis-je, de l'impression profonde que vous venez de recevoir, pour vous proposer de donner un grand témoignage de reconnaissance et de regrets à d'illustres victimes.

Le 31 octobre 1793 fut le jour affreux où les assassins de la patrie dévoilèrent entièrement leurs complots en traînant sur l'échafaud des représentons fidèles. Qu'il soit pour eux le chemin de l'immortalité. Ombres de Vergniaud et des républicains qui l'accompagnèrent au supplice, que ce jour vous apaise ! La vertu pour laquelle vous élevâtes vos voix éloquentes, a enfin triomphé du crime audacieux qui vous donna la mort. Pour nous, représentons, nous qui les avons vu périr sous pouvoir les sauver, réparons autant qu'il est en nous ce coup fatal de l'aveugle destinée. Consolons des veuves, rendons à des orphelins la mémoire de leurs' pères intacte et révérée. Je demande que, dans toute la république, il soit célébré, le 31 octobre prochain, une pompe funèbre en l'honneur des amis de la liberté qui ont péri sur l'échafaud.

La proposition fut décrétée en principe, et le comité d'instruction publique chargé de présenter le mode d'exécution.

Lorsqu'on crut avoir réduit entièrement le parti terroriste et n'en avoir plus rien à craindre, les accusés, transférés le 2 prairial au château du Taureau dans le département du Finistère, furent ramenés à Paris, livrés à une commission militaire spéciale et condamnés à la peine capitale (le 26). Le courage qu'ils avaient montré dans leur défense, redoubla en présence de leur supplice. Ils résolurent de s'y soustraire par la mort, et se frappèrent l'un après l'autre avec le même couteau. Goujon, Romme et Duquesnoi perdirent sur-le-champ la vie. Duroi, Soubrani et Bourbotte, moins heureux, grièvement blessés, furent traînés mourants à l'échafaud et exécutés. Par cet héroïsme ils rachetèrent autant qu'il était en eux leur culpabilité politique, ils honorèrent leurs derniers instants, apaisèrent le parti qui les avait vaincus et recommandèrent au moins leur mémoire à la pitié de leurs contemporains et de la postérité. Romme avait un rang parmi les mathématiciens ; Soubrani s'était fait aimer aux armées par son courage et sa frugalité ; Goujon était estimé pour ses qualités personnelles, ses connaissances et ses vertus républicaines. Enfin, si nous avions été vaincus, c'est nous qui aurions été coupables, c'est pour nous qu'aurait été dressé leur échafaud. C'était une pensée bien propre à inspirer quelques regrets et à tempérer l'orgueil de ces sortes de victoire.

 

 

 



[1] On lit dans la Galerie historique des contemporains, Bruxelles, 1857, article BARRÈRE : Que la Convention décréta qu'il serait, ainsi que Billaud-Varennes et Collot-d'Herbois, traduit devant le tribunal criminel de la Charente-Inférieure, pour y être jugé ; que lorsque le décret arriva à Rochefort, les deux derniers étaient déjà partis pour le lieu de leur destination ; et que Barrère seul fut transféré à Saintes où il resta dans les prisons.

Si cela est vrai, cette mise en jugement fut sans doute décrétée plus tard.