MÉMOIRES SUR LA CONVENTION ET LE DIRECTOIRE

TOME PREMIER. — LA CONVENTION

 

CHAPITRE XI. — CHANGEMENTS PRODUITS PAR LE 9 THERMIDOR. - PAIX EXTÉRIEURE. - RENAISSANCE DES SOCIÉTÉS. - MESDAMES TALLIEN, RÉCAMIER, DE STAËL, M. ET MME DEVAINES ; LEHOC.

 

 

LES premiers jours qui suivirent le 9 thermidor, tous les cœurs s'ouvrirent aux plus douces espérances. C'était spectacle touchant que cet empressement des citoyens à se rechercher, à se raconter leur bonne ou mauvaise fortune pendant la terreur, à se féliciter, à se consoler. Les oppresseurs n'avaient plus l'air farouche et menaçant ; leurs traits n'exprimaient que le dépit et la honte. Quelques-uns même, par lâcheté ou de bonne foi, partageaient l'allégresse commune. La sérénité et la joie avaient remplacé, chez les victimes, la contrainte et la désolation. On semblait sortir du tombeau et renaître à la vie. Tous les liens sociaux brisés, tous les rapports politiques interrompus se rétablirent. La France cessa d'être pour elle-même et pour l'étranger un objet d'épouvante ; rayée, pour ainsi dire, de l'état des nations civilisées, elle y reprit son rang.

Le premier traité de paix fut conclu avec le grand-duc de Toscane.

Le comité de salut public proposa (22 pluviôse an III) à la Convention de le ratifier séance tenante. J'en demandai l'impression, afin qu'on eût le temps de l'examiner. On insista. C'était vouloir nous réduire à une ratification aveugle et de confiance. Ce n'est point, dis-je, avec le comité de salut public que les puissances finit la paix, c'est avec la Convention. Elle ne peut pas renoncer au plus beau de ses droits. On décréta donc l'impression du rapport. Le traité fut ensuite ratifié. Plus tard, le ministre plénipotentiaire Carletti fut reçu dans la Convention (le 28 ventôse) ; il était venu auparavant me rendre visite, comme président. Il prononça un discours. Je lui répondis :

Forcé de courir aux armes pour défendre sa liberté attaquée par une grande coalition, le peuple français a porté chez tous ses ennemis l'étendard de la victoire. Son indépendance était la seule conquête à laquelle il aspirait. Être libre, telle est sa volonté ; respecter le gouvernement de ses voisins, tels sont ses principes. La justice de sa cause, sa puissance et son courage, voilà ses garanties éternelles. Il n'est point enivré de ses succès, mais il n'en laissera point perdre le fruit. Ils ne seront point stériles pour l'humanité. Il les estime d'autant plus qu'ils sont les précurseurs et les garants de la paix de l'Europe et du bonheur de tous les peuples.

Le sang qui a coulé ne ternira jamais les lauriers des soldats de la république. Il retombera tout entier sur ces cabinets ambitieux où quelques hommes perfides méditent froidement la ruine d'une. nation généreuse pour asservir toutes les autres.

Heureux les peuples dont les gouvernements, avares du sang des hommes, ont été assez sages pour ne pas entrer dans une ligue formée par l'ambition et l'orgueil Il en est que leur position et une impulsion presque générale, à laquelle ils ne pouvaient résister, ont forcé de rompre une neutralité conforme à leur volonté et à leurs véritables intérêts. Tel est le gouvernement de la Toscane. Mais ses vœux ont toujours été pour le rétablissement de cette neutralité. Il n'a jamais, persécuté les Français établis.sur son territoire ; il a repoussé les contrefacteurs de notre papier-monnaie, si scandaleusement protégés ailleurs. Aussi lorsqu'il a manifesté d'une manière ostensible, à la république triomphante, le désir de vivre avec elle en paix, amitié et bonne intelligence, la Convention, fidèle aux grands principes qu'elle avait proclamés, a-t-elle consenti un traité conforme aux intérêts des deux nations.

Puisse cette initiative d'une paix générale réaliser bientôt, pour le genre humain, cette vérité écrite par la nature, et que l'ambition avait reléguée dans les ouvrages des philosophes, que les hommes et les peuples ne sont point faits pour se déchirer entre eux, mais pour s'aimer et travailler ensemble, par un échange de services, à se rendre heureux. Il appartient au peuple français d'exprimer ce vœu au milieu de ses victoires. Ses bras resteront armés pour la guerre ; ils seront toujours ouverts à ceux qui lui présenteront l'olivier de la paix.

La Convention nationale voit avec intérêt dans son sein un homme, connu par sa philosophie et ses principes d'humanité, et qui a rendu d'importants services à des Français malheureux. Le choix que le gouvernement toscan a fait pour le représenter auprès de la république française, et pour cimenter l'union entre les deux peuples, est un sûr garant qu'elle ne sera jamais troublée.

 

Je donnai l'accolade au ministre toscan, et je le proclamai en cette qualité au milieu des applaudissements.

Comme on le voit par cet exemple, les formes de notre diplomatie n'étaient pas alors très-compliquées, et notre étiquette était fort simple. Le président de la Convention n'avait ni palais, ni faste, ni licteurs. Le ministre plénipotentiaire d'un prince vint en carrosse me visiter dans l'appartement très-bourgeois où je logeais. Les ambassadeurs des rois de Prusse et d'Espagne, qui firent ensuite leur paix avec la Convention, ne furent pas traités avec plus de cérémonies. Des hommes superficiels et légers, que la vie des cours avait corrompus, essayaient de tourner en ridicule cette simplicité ; les cabinets étrangers étaient loin d'en, plaisanter. ; et leurs envoyés, en entrant dans cette assemblée où l'on n'était ébloui ni par l'or ni par la pourpre, mais dont les armées triomphaient de l'Europe, et dont les principes, effrayaient toujours les trônes, se sentaient saisis d'un respect bien différent de celui que leur inspirait l'éclat du diadème et la majesté royale. C'est alors qu'on était fier d'être Français, et que cet orgueil était légitime. Alors notre gloire était encore dans toute sa pureté. Nous avions pris les armes pour la plus noble de toutes les causes, la liberté ; pour le plus saint de tous les droits, l'indépendance. Nos victoires n'avaient point opprimé les peuples, et leur consentement avait consacré nos conquêtes.

Les individus et les .familles.que la terreur avait isolés recommencèrent .à se réunir ; les sociétés .se réformèrent. On donna des dîners, des bals, des concerts. La richesse n'étant plus un crime, le luxe reparut peu à peu, non plus avec sa profusion monarchique, mais assez pour procurer les commodités et les jouissances de la vie. Au lieu de pompe et de splendeur, il y eut de la propreté et de l'élégance.

Il n'y avait point de ces représentations obligées, attachées aux rangs, aux places, aux dignités, ni par conséquent de ces salons ouverts à tout venant, où se disputent d'ennui celui qui reçoit et ceux qui sont reçus. La richesse n'était point unie au pouvoir. Les représentants du peuple, premiers fonctionnaires de la république, n'avaient qu'un médiocre traitement en assignats ; et les employés de l'État les mieux payés avaient à peine de quoi subsister, à cause de la dépréciation du papier-monnaie.

La représentation était donc alors un goût et non un devoir. Elle appartenait à ceux qui avaient les moyens d'en faire les frais, comme les banquiers, fournisseurs et gens d'affaires. Des familles nobles, qui n'avaient point émigré, avaient aussi leurs salons ouverts à côté de ceux de ces personnages nouveaux. Ici c'était le goût de.la dépense, là le besoin de la société, si impérieux en France et surtout à Paris. L'un cherchait à se faire des protecteurs pour ses entreprises, l'autre pour recouvrer -sa fortune séquestrée, ou pour obtenir la radiation de ses parents ou de ses amis émigrés. Tous étaient ambitieux de cette importance que donnent dans le monde des relations avec les personnages puis-sans ou distingués par leurs talents. L'égalité la plus parfaite régnait dans ces réunions. La révolution ayant abaissé les nobles et relevé la bourgeoisie, on se trouvait rapproché sur une ligne moyenne où personne n'humiliait ni n'était humilié, et où le raffinement monarchique et l'âpreté républicaine se tempéraient mutuellement. On a beaucoup déclamé contre le faste des nouveaux riches et plaisanté sur leur air gauche et emprunté, et sur le mauvais ton qui régnait dans les salons de la république. Cela pouvait paraître ainsi aux gens de l'ancien régime ou à l'esprit de parti qui dénature ou exagère tout. Le nom de citoyen valait bien celui de monsieur, et en dépit des critiques, nos ci-devant marquises ou comtesses ne trouvaient pas que nos officiers révolutionnaires eussent trop mauvaise façon, et ne dédaignaient pas, pour leur plaire, de se faire citoyennes.

Paris reprit l'empire de la' mode et du goût : deux femmes célèbres par leur beauté, madame Tallien, et un peu plus tard madame Récamier, y donnèrent le ton. C'est à cette époque que se compléta, dans les usages de la vie privée, cette révolution qui avait commencé dès 1789. L'antique, introduit déjà dans les arts par l'école de David, remplaça dans les habits des femmes, dans la coiffure des deux sexes et jusque dans les ameublements, le gothique, le féodal et ces formes mixtes et bizarres inventées par l'esclavage des cours. Si la commodité fut quelquefois dans les meubles sacrifiée à la pureté du dessin et au coup-d'œil, l'un et l'autre se trouvèrent réunis dans le costume des femmes., Ce qu'il y avait dans cet héritage des Grecs et des Romains d'inconvenant pour nos mœurs et pour notre climat, a disparu depuis, et il n'est resté de cette imitation, trop servile dans le principe, que ce qui était bon et raisonnable, et l'Europe s'en est accommodée comme la France. Madame Récamier dut ses succès à ses charmes personnels. C'était la beauté, la grâce et la simplicité d'une vierge de Raphaël.

Madame Tallien, non moins belle, réunissait l'aimable vivacité française à la volupté espagnole. Fille de M. Cabarrus, banquier de Madrid, épouse d'un gentilhomme français, M. de Fontenay, arrêtée dans le temps de la terreur, elle dut son salut à Tallien, et le paya du don de sa main. Elle se trouva par cette union associée à la révolution et jetée dans la politique. Elle y joua le seul rôle qui convint à son sexe et prit le département des grâces. On l'appelait Notre-Dame de thermidor, car elle rendait service aux malheureux de tous les partis. Cela n'empêcha pas les royalistes, par une injure gratuite et une ingratitude atroce, de la nommer Notre-Dame de septembre, faisant allusion aux massacres des 2 et 3 septembre 1792, pendant lesquels Tallien était secrétaire de la commune de Paris. Madame Tallien était recherchée et courtisée à la fois pour elle-même et pour l'influence de son mari dans les affaires. Elle était l'ornement de tontes les fêtes et rame de tous les plaisirs ; elle régnait sans avoir les embarras du trône ; son empire sécha bien des larmes et n'en coûta, que je sache, à personne. J'en parle bien impartialement, car je ne l'ai jamais vue que dans le monde, et je ne crois pas lui avoir parlé une seule fois. Je n'estimais pas son mari, je l'attaquai même ouvertement le 1er brumaire an IV. Je l'avouerai, quel que soit le jugement que l'on doive en porter, j'étais alors si scrupuleux sur le maintien de l'égalité, que tout ce qui acquérait de l'élévation politique me portait ombrage. L'inflexibilité de mon caractère ne me permettait pas de rendre des hommages à la femme d'un homme public auquel les évènements avaient donné une grande importance, dont les principes m'étaient suspects et dont je redoutais l'ambition. Cependant des hommes très-sévères sous plus d'un rapport me donnaient d'autres exemples. La veille de l'anniversaire du 9 thermidor, Lanjuinais, avec lequel je me trouvais, me quitta pour aller chez Madame Tallien à qui l'on donnait ce jour là une fête.

Une femme célèbre à d'autres titres, Madame de Staël était aussi à Paris dans ce temps-là. La Suède avait reconnu la république et envoyé M. de Staël comme ambassadeur. C'était un bon homme, peu fait pour la politique, plus Français que Suédois, et plus occupé de conserver sa place que de tout autre chose. Originaire de Genève, la famille de Madame de Staël était devenue française. M. Necker, son père, financier, homme de lettres, homme d'État, avait fait une belle fortune, et joué un grand rôle en France, et surtout au commencement de la révolution. Madame Necker, bel esprit et auteur, avait dignement soutenu par ses qualités personnelles le rang où l'avaient placée dans le monde les emplois de son mari. Madame de Staël née avec d'heureuses dispositions, s'était donc trouvée dans la situation la plus favorable à leur développement. Dans des temps ordinaires, avec la force de son esprit et la vivacité de son imagination, elle eût toujours obtenu du succès dans les lettres, mais la révolution lui ouvrit encore une autre carrière ; elle devint un personnage politique et littéraire. Elle tenait à l'aristocratie par son éducation et par ses rapports de société, et à la liberté par ses sentiments et sa raison. Cette circonstance explique les contradictions qu'a plus d'une fois présentées sa vie. Elle avait connu tous les personnages célèbres ou fameux de la cour et des assemblées nationales ; elle fut témoin de la plupart des évènements. Elle avait partagé la bonne et la mauvaise fortune de son père, elle s'était enivrée de ses triomphes et l'avait accompagné dans ses revers. Son admiration pour l'homme d'Etat, exaltée par la piété filiale, était un véritable culte ; pour elle les principes de son père étaient des oracles, ses plans le comble de la sagesse, ses vertus le beau idéal, ses talents du génie.

En France, on ne partageait pas cet enthousiasme. Les royalistes accusaient M. Necker d'avoir été le principal auteur de la révolution et d'avoir perdu le roi et la monarchie. Les républicains lui reprochaient d'avoir, voulu arrêter le mouvement qu'il avait lui-même donné vers la liberté ; son orgueil avait indispose tous les partis, et un homme auquel on ne pouvait refuser de la probité, des idées libérales, de bonnes intentions et des lumières, avait trouvé le secret de n'être dans sa retraite regretté de personne, et d'être pour ainsi dire oublié. Les temps de son dernier ministère avaient été si difficiles que l'homme le plus fort en eût probablement été dominé ; mais le tort ou le malheur de M. Necker fut de servir de bonne foi une cour qui trompait tout le monde, de subordonner sa conduite politique à son attachement sincère pour des princes qui le détestaient, et de vouloir soutenir un édifice qu'il avait ébranlé et qui s'écroulait de toutes parts.

Madame de Staël, quoique de l'école de M. Necker, n'avait pas la même candeur. Femme, sans devoirs ni responsabilité politiques, elle savait se plier aux circonstances. Elle était franchement républicaine, sans renier son père et sans abandonner ses amis royalistes. Son salon était ouvert à tous les partis. On le lui pardonnait en faveur de son sexe, de son esprit, de son talent, de ses principes. On avait vu à Paris des femmes réunir chez elles l'élite des hommes aimables ; des littérateurs et des savants ; mais, depuis la Fronde, aucune n'avait eu peut-être une influence politique aussi marquée.

M. Devaines, élève de Turgot et ancien receveur-général des finances, réunissait une société d'hommes peu nombreuse, mais d'autant plus agréable. Loin d'avoir les ridicules et les travers que l'on prêtait aux financiers de l'ancien régime, il avait des manières, simples et polies, un caractère doux et aimable, de la bonhomie et de la finesse, un esprit orné et un goût délicat. Il avait vécu dans la haute société avant la révolution, il en connaissait les personnages et les anecdotes ; il donnait de l'intérêt à des bagatelles, par la grâce avec laquelle il les racontait, et apportait dans les choses sérieuses la gravité qui leur convient. C'était en tout un vieillard d'un excellent commerce et d'un fort bon conseil.

Madame Devaines était en beaucoup de points tout l'opposé de son mari. Elle avait une imagination ardente, une élocution vive ; elle aimait la discussion, la provoquait et l'animait par la chaleur avec laquelle elle soutenait une opinion. Sans posséder cette profondeur de connaissances que peuvent seules donner une éducation spéciale et une étude suivie, elle avait sur la plupart des matières de ces notions générales, qu'avec de l'esprit naturel ou acquiert dans le commerce des hommes instruits, et qui suffisent pour jouer un rôle dans la conversation : elle effleurait ce qu'elle connaissait peu, elle s'abstenait de ce qu'elle ignorait ; la contradiction l'excitait sans la fâcher, et comme la discussion, malgré sa vivacité, ne dégénérait jamais en dispute, on ne s'en quittait pas moins bons amis, même en gardant chacun son opinion. Elle exécrait la révolution, mais elle s'y était résignée, et son salon était rempli de constituants et de conventionnels. Comme toutes les personnes passionnées, elle avait des antipathies, elle y était aussi constante que dans ses attachements. Mais elle était incapable de nuire aux gens qu'elle n'aimait pas, et capable d'un rare dévouement pour ses amis, surtout dans leurs malheurs. Toute son ambition se bornait à pouvoir alors les servir. C'était le seul profit qu'elle voulût retirer de l'influence que pouvaient lui donner ses relations politiques. Ses nouvelles connaissances ne lui faisaient point négliger ses anciennes. Elle savait parfaitement concilier des amis de plus de vingt ans, tels que Suard et l'abbé Morellet, avec des amis de quelques jours, tels que Boissy-d'Anglas, Siméon et moi. Il y avait dans cette maison de vieux serviteurs, ce qui est toujours une bonne enseigne pour le caractère des maîtres. L'amitié de M. Devaines pour moi ne s'est éteinte qu'avec lui.

Je me liai non moins étroitement avec M. Lehoc. Il avait été premier commis de la marine et employé dans la diplomatie ; avec une figure et des manières nobles, de l'instruction, de l'esprit, du goût pour les arts et les lettres, il était propre aux affaires comme à la société. Son âme était fière et généreuse, Quoique d'un âge mûr, il avait la sensibilité et l'enthousiasme d'un jeune homme. Les fortes émotions le faisaient pleurer comme un enfant. Il aimait passionnément la liberté et en détestait les excès. L'injustice l'irritait au point de lui faire exécrer l'espèce humaine et de le rendre injuste lui-même. Il avait peu de bien et faisait de la dépense. Ses défauts provenaient de ses besoins. Il ne lui manquait pour conserver son caractère qu'une fortune indépendante. Il ne Peut jamais ; dans un temps où l'on parvenait avec moins de qualités et d'amis puissants qu'il n'en avait, il ne fut pas bien traité par le sort, et sa vieillesse ne fut pas heureuse.

Nous passions la plupart de nos soirées chez lui. Le général Menou, l'amiral Truguet, le baron de Signeul, consul général de Suède, Maret, Bourgoing, le général Faucher, formaient le fond habituel de la société. Il y venait aussi des personnages diplomatiques, quelques députés et des hommes de l'ancien régime, Talleyrand, quand d fut de retour des États-Unis, son ami Sainte-Foix, et autres individus de cette clique, gens du bon ton et de la meilleure compagnie, qui exploitaient la révolution à leur profit.

Ce fut après le 9 thermidor que je fit réellement mon entrée dans ce qu'on nomme à Paris la société. C'était, comme dans toutes les grandes capitales, un rassemblement fortuit, un mouvement journalier et une mutation rapide d'individus de tout état, de tout rang, de tout pays, à la différence de la société de province qui ne consiste qu'es réunions de familles ou en coteries. Je fus recherché comme tous les membres de la Convention qui s'y étaient fait un nom. Accepter une invitation, c'était s'en attirer dix autres. Une fois lancé dans ce tourbillon de dîners et de soirées, on ne savait à qui répondre, on ne pouvait y suffire. Je cédai à ces prévenances. Les salons dorés, on appelait ainsi ceux de l'ancienne noblesse, exerçaient une influence immense. Ce n'était pas pour leur mérite personnel, ni pour le plaisir qu'ils procuraient, qu'on y attirait les révolutionnaires ; on ne les caressait, on ne les fêtait que pour en obtenir des services ou pour corrompre leurs opinions. En face on les accablait de toutes sortes de séductions, et par derrière on se moquait d'eux. C'était dans l'ordre. Mais il y en avait beaucoup qui ne le voyaient pas : ils croyaient augmenter d'importance et de considération en fréquentant des gens de l'ancien régime et se laissaient prendre à ces trompeuses amorces. Devant eux on hasardait d'abord quelques plaisanteries sur la révolution. Comment s'en fâcher ? C'était une jolie femme qui se les permettait. Leur républicanisme ne tenait pas contre la crainte de déplaire ou de paraître, ridicule. Après les avoir apprivoisés au persiflage, on les façonnait insensiblement au mépris des institutions. Ils justifiaient le proverbe : Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es. En effet, il est impossible, de quelque fermeté de caractère qu'on soit pourvu, de n'être pas influencé par la société que l'on fréquente. On cède d'abord par politesse, une fausse honte empêche ensuite qu'on ne revienne sur ses pas, et l'on finit par épouser, pour ainsi dire, malgré soi les opinions des autres. C'est ainsi que le parti républicain éprouva beaucoup de défections, que les uns firent des concessions, et que d'autres se vendirent entièrement au royalisme. Je n'oserais pas me vanter de n'avoir pas été quelquefois, sans m'en apercevoir, atteint de cette contagion, mais elle ne m'enleva jamais mon indépendance ; et, dans les circonstances graves, je retrouvais toujours la vigueur nécessaire pour attaquer et combattre nos ennemis. Il est vrai que, sans être un sauvage farouche, je ne pouvais me faire à l'éclat, au bruit et à l'agitation du grand monde, me soumettre à la contrainte et aux égards qu'il impose, ni me plier à la fausseté qu'il exige. J'étais mal à l'aise avec les gens que je n'estimais pas, ou dont le ton et les principes contrastaient trop ouvertement avec les miens. Je passais rapidement entre eux. Je ne formai de liaison et je ne contractai d'habitudes que dans un cercle limité de personnes vers lesquelles je me sentais attiré par une conformité d'opinions, et dans le commerce desquelles je pouvais enter les douceurs de la liberté, de la confiance et de l'estime réciproques.