LES ennemis de la révolution ont fait remonter la terreur à la première exécution populaire qui suivit la prise de la Bastille. Ils ont raison dans leur sens, puisqu'à leurs yeux c'est la révolution tout entière. En effet, une nation ne brise point ses fers sans porter l'épouvante dans rame de ceux qui la tenaient enchaînée. La joie publique les contriste, et les triomphes de la liberté les glacent d'effroi. Comme les révolutions populaires ; le despotisme a aussi sa terreur ; sous le despotisme, c'est le grand nombre qui tremble ; dans les révolutions, c'est le petit nombre. La terreur y change et de marche et de but suivant que le peuple est plus ou moins irrité par la résistance ou les complots de ses ennemis. S'il était possible qu'une révolution se fît sans froisser quelques intérêts, ou que les individus qui se trouvent lésés ne fissent point de résistance, il n'y aurait point de terreur. Elle ne provient donc que du conflit des intérêts. Ce sont comme des ennemis en présence qui se renvoient réciproquement l'effroi qu'ils se causent. Il n'y a donc point d'époque de la révolution où il n'y ait eu terreur pour quelqu'un. Mais la terreur telle qu'on l'entend en France, a soumis à son sceptre sanglant la nation. tout entière. Cette terreur a commencé au 31 mai et a fini au 9 thermidor. C'est de cette époque terrible qu'il faudrait dire, ainsi que L'Hospital le disait de la Saint-Barthélemy Excidat illa dies. C'est peut-être la seule dont l'affreuse vérité n'a pas laissé à l'esprit de parti la possibilité d'en exagérer le tableau. On peut essayer d'en expliquer les causes, mais qui aurait le courage de l'excuser ? Lorsqu'on en a été le témoin et qu'on s'y reporte par la pensée, on est épouvanté de ses propres souvenirs, r4me en reste accablée ; et la plume se refuse, pour ainsi dire, à les retracer. Dans un État despotique, le maître, les courtisans, quelques classes, quelques individus du moins ne sont point atteints par la terreur qu'ils inspirent. Ce sont les Dieux qui lancent la foudre sans craindre d'en être frappés. En France, sous le règne de la terreur, personne n'en était exempt, elle planait sur toutes les têtes, et les abattait indistinctement, arbitraire et rapide comme la faux de la mort. La Convention, ainsi que le peuple, lui fournit elle-même son contingent[1]. Danton, Camille-Desmoulins et les municipaux de Paris périrent sur le même échafaud où ils avaient traîné la gironde, et le peuple applaudit également au supplice des bourreaux et des victimes. Marat qui semblait ne pouvoir être surpassé en férocité, et dont les exécrables traits représentaient si horriblement la terreur ; n'y eût pas lui-même échappé, si le poignard d'une femme courageuse, ne l'eût conduit au Panthéon ; et Robespierre enfin, le grand-prêtre le cette sanglante furie, lui fut réservé comme dernière victime. On a trop mal présumé de la perversité humaine ; lorsqu'on a imputé à quelques personnages l'atroce conception de ce qu'on a appelé le système de la terreur. S'il eût été présenté tout-à-coup et dans tonte son horreur, il n'est pas un homme, quelque barbare qu'on le suppose, qui n'eût reculé d'épouvante. Mais rien ne fut plus éloigné d'un système que la, terreur. Sa marche, malgré sa rapidité, ne fut que progressive ; on y fut successivement entraîné ; on la suivit sans savoir où on allait ; on avança toujours, parce qu'on n'osait, plus reculer et qu'on ne voyait plus d'issue pour en sortir. Car Camille-Desmoulins et Danton, l'un fameux par la hardiesse de ses pensées et le sel de ses pamphlets, l'autre par ses formes athlétiques et son éloquence populaire, périrent pour avoir parlé de modération ; et Robespierre, lorsqu'il fut attaqué par des hommes bien plus occupés de leur salut que de celui de la France, se préparait à rejeter sur eux les crimes de la terreur. Ce furent les résistances des ennemis intérieurs et extérieurs de la révolution qui amenèrent peu à peu la terreur. Elles firent naître l'exagération du patriotisme. Elle commença dans les classes supérieures par la chaleur et la violence des discours, et finit dans les basses classes par l'atrocité des actions. Quand le tiers-état eut renversé les privilèges, il prit aux yeux du peuple la place de l'aristocratie ; et lorsque lb peuple eut fait la guerre aux défenseurs de ses droits, il chercha dans son propre sein des victimes obscures pour alimenter la terreur, comme on voit des esclaves briser leurs chaînes, exterminer leurs tyrans et leurs libérateurs, et s'égorger ensuite entre eux, enivrés de sang et aveuglés par leurs victoires. Alors il semblait que pour échapper à la prison ou à l'échafaud, il n'y avait plus d'autre moyen que d'y conduire les autres. Quelques individus dénonçaient et proscrivaient par haine et par vengeance ; mais le plus grand nombre croyait faire une action louable et bien mériter de la patrie. Autant on cherche, dans les temps ordinaires à s'élever, autant on s'efforçait dans ce temps de calamité de se rabaisser pour se faire oublier, ou de se dégrader soi-même pour se faire pardonner sa supériorité. On déguisait non-seulement sa naissance et sa fortune, mais tous les avantages, plus légitimes encore que donne la nature ou l'éducation. Tout se rapetissait pour passer sous le niveau populaire. Tout se faisait peuple, tout était confondu. On abjurait costume, manières, élégance, propreté, commodités de la vie, politesse et bienséance, pour ne pas exciter l'envie de ceux à qui tout cela était étranger. La Convention nationale ne fut plus elle-même qu'une représentation nominale, qu'un instrument passif de la terreur. Sur les ruines de son indépendance, s'éleva cette monstrueuse dictature devenue si fameuse sous le nom de comité de salut public. La terreur isolait et frappait de stupeur les représentants comme les simples citoyens. En entrant dans l'assemblée, chaque membre plein de défiance observait ses démarches et ses paroles dans la crainte qu'on ne lui en fît un crime. En effet rien n'était indifférent, la place où l'on s'asseyait, un geste, un regard, un murmure, un sourire. Le sommet de la montagne, passant pour le plus haut degré du républicanisme, tout y refluait, le côté droit était désert depuis que la gironde en avait été arrachée ; ceux qui y avaient siégé avec elle, ayant trop de conscience ou de pudeur pour se faire montagnards, se réfugiaient dans le ventre toujours prêt à recevoir les hommes qui cherchaient leur salut dans sa complaisance ou sa nullité. Des personnages encore plus pusillanimes ne prenaient pied nulle part, et pendant la séance changeaient souvent de place, croyant ainsi tromper l'espion et, en se donnant une couleur mixte ne se mettre mal avec personne. Les plus prudents faisaient encore mieux ; dans la crainte de se souiller et surtout de se compromettre, ils ne s'asseyaient jamais, ils restaient hors des bancs au pied de la tribune ; et dans les occasions éclatantes où ils avaient de la répugnance à voter pour une proposition, et où il pouvait y avoir du danger à voter contre, ils se glissaient furtivement hors de la salle. La majorité de la Convention n'était pas plus terroriste que la majorité de la nation. Elle ne Commanda ni les noyades de Nantes ; ni les mitraillades de Lyon. Mais ne pouvant, ou n'osant plus désapprouver toit haut ce qu'elle improuvait intérieurement, elle gardait un morne silence. Les séances autrefois si longues et si orageuses, étaient la plupart calmes, froides et ne duraient qu'une ou deux heures. Elle ne pouvait user de' l'ombre de liberté qui lui restait que 'sur des objets de peu d'importance, et dans les matières graves elle attendait l'initiative du comité de salut public et suivait docilement son impulsion. Ses membres, son rapporteur, se faisaient attendre comme les chefs de l'État et les dépositaires du pouvoir souverain ; lorsqu'ils s'acheminaient vers la salle des séances ils étaient précédés d'une poignée de vils courtisans qui semblaient annoncer les maîtres du monde. On cherchait à lire sur leurs visages s'ils apportaient un décret de proscription ou la nouvelle d'une victoire. Le rapporteur montait à la tribune an milieu du plus profond silence, et lorsqu'il avait parlé si l'on prenait la parole après lui ce n'était que pour renchérir encore sur ce qu'il avait dit, et ses conclusions étaient toujours adoptées plutôt tacitement que par un vote ostensible et formel. Quand il annonçait, par exemple, le triomphe des armées, son attitude insolente semblait direz Ce n'est ni vois, ai le peuple, ni l'armée qui ont vaincu, c'est le comité- de salut public. Il s'était en effet emparé de tous les pouvoirs, de la législation et du gouvernement, de la pensée et de l'exécution. Il avait fini par enlever les proscriptions au comité de sûreté générale qui fut bientôt réduit à l'odieuse attribution de les préparer Comment la Convention nationale put-elle titre amenée à cet état dégradant de servitude ; pour les ennemis de la révolution ou les esprits superficiels ce serait une question inutile à examiner. Pour tout homme impartial qui connaît le cœur humain et qui réfléchit, l'asservissement d'une assemblée n'est pas un phénomène plus surprenant que celui d'une nation tout entière. Il est probable que la plupart des hommes qui ont accusé la Convention de faiblesse ou de lâcheté, s'ils en avaient été membres, n'auraient point eux-mêmes évité ce reproche. Il est 'commode, lorsqu'on est resté tranquille sur le rivage, de faire le brave et de condamner ceux qui étaient enveloppés dans la tempête. La terreur fut plus-funeste aux amis de la liberté qu'à ses ennemis. Ceux-ci avaient émigré par un faux point d'honneur, par haine de la révolution ou pour leur sûreté. Ceux-là, forts de leur conscience et de leur patriotisme, restaient fidèles au sol de la patrie qui les dévorait. Dans cette grande hécatombe, il périt moins de prêtres et de nobles que de plébéiens. Après la terreur, la mémoire des premiers trouva une foule de vengeurs officieux, les mânes des derniers n'obtinrent, pour toute consolation, que des pleurs secrets et des regrets silencieux. On proscrivit, pour fédéralisme et modérantisme, des patriotes qu'on ne pouvait accuser comme aristocrates ou royalistes. La plupart des administrateurs et des citoyens, qui avaient improuvé la fatale journée du 31 mai, payèrent de leur tête, cette généreuse résolution. En voyant ces listes de proscription, les émigrés s'en réjouissaient, comme d'une victoire ; la communauté de malheur ne touchait point les royalistes. Dans les prisons où la terreur, confondant tous les rangs, entassait pêle-mêle ses victimes, l'orgueil nobiliaire s'obstinait encore à conserver des distinctions ; et jusque sur l'échafaud, le royaliste était souvent moins sensible, à la mort qu'à l'humiliation de périr en même temps que des patriotes, avec lesquels il n'aurait pu se résoudre à vivre. Le royalisme s'empara de l'insurrection de Lyon et de Marseille, patriotique dans son principe[2]. Dès ce moment la cause des insurgés fut perdue ; quand ils furent battus, les chefs royalistes se sauvèrent par la fuite, et les citoyens amis ou ennemis de la liberté, qui ne purent ou ne voulurent pas émigrer, furent impitoyablement mitraillés sans distinction. Le petit nombre d'entre eux, qui se réfugièrent à l'étranger, y furent repoussés avec fureur par les émigrés, et tolérés à peine par les gouvernements. Du reste, les émigrés étaient même entre eux presque aussi intolérants : au lieu de tendre les bras à tous ceux que le malheur jetait sur les terres étrangères, ils tarifaient le mérite de, l'émigration d'après ses motifs et son époque. On a fait à la terreur l'honneur de nos premières victoires. Dans tous les temps et dans tous les pays, que la loi appelle aux armées n'a guère à choisir qu'entre l'obéissance ou des peines très-sévères. Ainsi, le gouvernement républicain était inexorable envers le conscrit français rebelle à la voix de la patrie. Sans doute, quelques hommes dont elle ne réclamait pas expressément le service, se réfugièrent aussi dans les camps pour échapper à la proscription ; ils cherchaient leur tranquillité dans la guerre et leur sûreté dans les combats ; la peur a fait plus d'un brave soldat et quelquefois des héros. Mais, sous la terreur, comme après son règne sanglant, le plus grand nombre des Français courait sous les drapeaux pour défendre la liberté et l'indépendance nationale. Ce peuple, instrument ou victime de la tyrannie qui déchirait le sein de la patrie, repoussait avec indignation le joug de l'étranger et de l'émigration. Quand il croyait avoir pourvu à sa sûreté intérieure, en remplissant les prisons de suspects, il marchait avec un rare dévouement aux frontières, et les jeunes guerriers faisaient retentir de chants patriotiques lés villes où régnaient le deuil et la consternation. Ce gouvernement révolutionnaire, si terrible au-dedans, ne l'était pas moins au-dehors. Avec des armées de citoyens il bravait les armées stipendiées de l'Europe, et des chefs, sortis des derniers rangs, triomphaient des vieilles renommées de ses généraux. Les opérations-militaires étaient dirigées à la fois avec audace et sagacité. L'heureux destin de la république avait jeté, dans le comité de salut public, un de ces hommes rares, étranger à toute intrigue et à toute ambition, simple dans ses manières et dans ses goûts, désintéressé, incorruptible, savant dans l'art de la guerre, enthousiaste de la liberté, de la gloire et de l'indépendance de la république ; en un mot un de ces caractères antiques, l'honneur de leur siècle et de leur patrie.. Carnot avait la dictature des armées, et la justifia par la victoire. L'énergie de la nation, qui semblait comprimée par la terreur, brillait de tout son éclat devant ses ennemis. Elle se vengeait sur eux de son humiliation intérieure. Tandis que l'administration civile semblait livrée à la brutalité et à l'ignorance, les talents, les arts et les sciences préparaient à l'envi les plus glorieux triomphes. De toutes parts se multipliaient les ateliers d'équipement, d'armes et de munitions de toute espèce. Le peuple français réalisait les prodiges de la fable ; il frappait du pied le sol de la patrie, et il en sortait, comme par enchantement, un million d'hommes armés pour sa défense. Ils n'allaient point au combat avec ce dévouement factice que produisent l'avancement, les distinctions, les honneurs, la fortune. L'égalité régnait dans les camps comme dans les villes, tout y supportait les mêmes privations. La plupart du temps le soldat et l'officier mangeaient le même pain, ils couchaient au même bivouac. Un simple panache, une modeste écharpe distinguaient le général. Couvert de blessures, le militaire congédié redevenait citoyen, souvent sans demander de récompense. Il n'avait point fait un métier, il avait payé sa dette. La Convention nationale acquittait celle de la nation envers ses défenseurs, en décrétant qu'ils avaient bien mérité de la patrie ; et cette monnaie, qui s'usa dans la suite è force de victoires, suffisait alors au général comme au soldat. Certes, quoique la gloire ne garantit pas de l'échafaud, ce n'était pas la terreur qui enfantait de si grandes vertus, de si glorieux exploits. Ce fut l'amour sacré de la patrie qui opéra tant de prodiges ; et l'homme de bien, en portant sa pensée sur d'aussi beaux triomphes, sentait son âme soulagée du poids dont l'accablaient les crimes de la terreur. Les uns ont fait la plus triste peinture de la misère du peuple pendant la terreur ; d'autres ont prétendu qu'il s'y enrichissait par les dilapidations. Il est vrai que le luxe n'alimentait plus les arts et l'industrie. Mais les besoins de la guerre occupaient une foule de bras. Il est certain aussi que l'agriculture prospérait. C'était le résultat de la suppression des droits féodaux et de la vente des biens nationaux. Les assignats, dont le discrédit pesait suries grands propriétaires, les rentiers et les fonctionnaires publics, enrichissaient les cultivateurs et les fermiers. Avec quelques sacs de blé, ils payaient le prix de leur ferme et leurs impôts ; en vain la loi taxait leurs denrées, proscrivait les transactions en numéraire et punissait de mort les contraventions ; le besoin des consommateurs et la cupidité dés vendeurs s'entendaient pour éluder le maximum, et il faisait renchérir les prix, comme les lois contre l'usure font augmenter l'intérêt de l'argent. La dépréciation du papier-monnaie en accélérait la circulation et concourait à activer l'industrie. Personne ne voulait thésauriser avec une valeur aussi précaire. Chacun s'empressait de la convertir en Marchandises, en productions, ou de la dépenser. Jamais on ne vit autant de trafic et dé négoce. Tous les rez-de-chaussée de Paris étaient convertis en magasins et en boutiques. C'était, il 'est vrai, un état violent et désordonné qui ne pouvait finir que par une catastrophe. Elle fut prévue de loin. Aussi, quand, dans la suite les assignats furent démonétisés, cette opération se fit le plus tranquillement du monde. Il semblait que personne n'y perdait, tant on était content de sortir des illusions du papier-monnaie pour en revenir au réel du numéraire. On a beaucoup exagéré le bénéfice des dilapidations. S'il y en eut, le peuple n'en profita point ; il gardait le séquestre apposé sur les propriétés des émigrés et des condamnés ; mais les revenus des biens et le produit des ventes étaient versés dans le trésor public. Les réquisitions étaient pour les armées et les services publics. Le maximum, qui semblait être une mesure populaire, n'était qu'une loi de famine pour le peuple. Ainsi, pour quelques individus qui pouvaient s'enrichir, lamasse entière vivait dé privations. Elle se consolait par les jouissances de sa vanité. Elle régnait entourée de sang et de débris ; mais sa puissance n'était point illusoire. Si elle obéissait à des chefs, ces chefs lui obéissaient à leur tour, et elle ne regardait les calamités de la terreur que comme une juste vengeance et un passage à des temps plus prospères. Le gouvernement de la terreur voulut réformer les mœurs et donner à la nation des institutions républicaines et de nouvelles habitudes. Mais il n'y eut ni ensemble, ni suite, dans ses projets et dans ses créations. Emporté par les circonstances, pressé par le présent, il était incapable de rien fonder pour l'avenir. Il fit une constitution démocratique, n'osa s'en Servir, la renferma dans une arche et la condamna au néant. Il imagina un costume national ; quelques artistes en portèrent des modèles et ne trouvèrent guère d'imitateurs. On essaya même de l'athéisme ; un représentant du peuple en mission proclama que la mort était un sommeil éternel, et fit un scandale inutile. La Convention reconnut l'existence d'un Être suprême et l'immortalité de l'âme, et éleva des autels à la Raison ; ses temples furent déserts. On institua des fêtes pour consacrer des époques de la révolution et honorer la mémoire des grands hommes. Le peuple seul prenait quelque part à des solennités dont la pompe bizarre et la joie grossière contrastaient avec le goût qui régnait en France, et le deuil qui la couvrait. Ces jongleries n'étaient que de froides imitations des Grecs et des Romains. C'était en vain qu'on voulait ramener subitement aux mœurs et à la simplicité des anciennes républiques une nation vieillie dans la civilisation. Aussi quand le ressort, un instant comprimé par la terreur, se détendit, elle reprit ouvertement son caractère originel, ses qualités et ses défauts. Tout redevint Français. Ce n'eût pas été une folie que de préparer dans les mœurs une réforme analogue au gouvernement républicain, et cependant compatible avec celles du reste de l'Europe ; mais ce ne pouvait être que l'ouvrage du temps et d'institutions appropriées à l'esprit français, si capable d'enthousiasme. Ce fut faute de savoir s'y prendre, qu'avortèrent pour le moment deux conceptions de cette époque véritablement grandes et utiles pour le but qu'on se proposait. Je veux parler du nouveau système de poids ét mesures et du calendrier républicain. Elles eussent probablement réussi beaucoup plus têt, si l'on n'avait pas remplacé les dénominations vulgaires et usitées par des termes scientifiques que le peuple ne pouvait ni prononcer, ni comprendre ; et si l'on n'avait pas substitué aux noms des saints des objets qui prêtaient au ridicule, Car, avec quelques modifications qui ne changeaient rien au fond, le nouveau système des poids et mesures s'est soutenu, et l'on était réconcilié avec le nouveau calendrier, lorsque Bonaparte le sacrifia à la cour de Rome. La terreur de 93 ne fut pas une conséquence nécessaire de la révolution, elle en fut une déviation malheureuse. Elle fut plus fatale qu'utile à la fondation de la république, parce qu'elle passa toutes les bornes, qu'elle fut atroce, qu'elle immola et amis et ennemis, qu'elle ne put être avouée par personne, et qu'elle amena une réaction funeste non-seulement aux terroristes, mais à la liberté et à ses défenseurs. La terreur était trop violente pour durer ; elle finit sans préméditation comme elle avait commencé. Les hommes qu'aveuglait le fanatisme politique, ou qui ne souffraient pas de la terreur, s'inquiétaient fort peu de savoir comment et quand elle finirait. Ceux qui réfléchissaient, ou sur qui pesait l'oppression, ne le prévoyaient pas. Dans la plupart des affaires ou des crises politiques le dénouement ou le remède viennent le plus souvent d'une manière à laquelle on ne s'attend pas. La terreur ne finit point parce que ses chefs étaient las d'égorger, mais parce qu'ils s'épouvantaient les uns et les autres, et qu'ils se divisèrent. C'était à qui attaquerait le premier, car lorsqu'on se tenait sur la défensive, on était perdu. Je n'avais jamais dit un seul mot à Robespierre : sans parler de ses discours et de ses actions, sa personne seule avait pour moi quelque chose de repoussant. Il était d'une taille moyenne, avait la figure maigre et la physionomie froide, le teint bilieux et le regard faux, des manières sèches. et affectées, le ton dogmatique et impérieux, le rire forcé et sardonique. Chef des sans-culottes, il était soigné dans ses vêtements, et il avait conservé la poudre, lorsque personne n'en portait plus. Peu communicatif, il tenait toujours à une certaine distance les personnes avec lesquelles il avait le plus d'intimité ; c'était une espèce de pontife qui avait ses séides et ses dévotes, et dont l'orgueil se complaisait dans le culte qu'ils avaient pour lui. Il y avait dans cet homme-là du Mahomet et du Cromwell, il n'y manquait que leur génie. Danton, au contraire, avait toujours de l'abandon et souvent de la bonhomie. Sa figure, féroce à la tribune, était, hors de-là, calme et quelquefois riante. Ses principes étaient incendiaires, ses discours violents, jusqu'à la fureur ; mais il avait dans la vie privée un caractère facile, une morale très-relâchée et le propos cynique. Il aimait le plaisir et méprisait la vie. Il avait de rame ; son éloquence, était volcanique, en tout il était taillé pour être un tribun populaire. C'était le Mirabeau de cette époque. Comme le commun de l'Assemblée, j'étais sous la foudre et ne la dirigeais pas. Il m'importait donc peu qu'elle fût dans les mains de Danton ou dans celles de Robespierre. Dans tous ces combats, je ne voyais qu'un changement de tyrans, et non la fin de la tyrannie. Cependant s'il eût fallu choisir, j'aurais préféré Danton. Lorsqu'il fut menacé, je me sentis en outre attiré vers Mi par ce penchant qui m'a toujours entraîné vers le faible ou l'opprimé. Je remarquais qu'il était très-refroidi, il n'était plus aussi assidu aux séances et il y parlait beaucoup moins. On eût dit qu'il se détachait peu à peu de la politique, comme un 'malade abjure le monde en voyant approcher la mort. Je lui dis un jour : Ton insouciance m'étonne, je ne conçois rien à ton apathie. Tu ne vois donc pas que Robespierre conspire ta perte ? Ne feras-tu rien pour le prévenir ? — Si je croyais, me répliqua-t-il avec ce mouvement de lèvres qui chez lui exprimait à la fois le dédain et la colère, qu'il en eût seulement la pensée, je lui mangerais les entrailles. Cinq à six jours après, cet homme si terrible se laissa arrêter comme un enfant et égorger comme un mouton. Avec lui périt Hérault de Séchelles qui, malgré son dévouement à la révolution, ne put se faire pardonner sa naissance, une belle figure, ses manières nobles et gracieuses ; et l'épouse de Camille-Desmoulins, resplendissante de jeunesse et de beauté, accusée d'avoir conspiré pour sauver son mari, les suivit sur l'échafaud. |