LES insurgés de la Vendée avaient eu de grands succès. La Convention envoya des représentants du peuple dans les départements qui étaient le théâtre de la guerre et dans les départements environnants, pour mettre en mouvement toutes les forces et tirer parti de toutes les ressources locales. Ces représentants étaient des députés de ces mêmes départements, Par, décret du 10 mai 1793, je fus donc, avec mon collègue Pascal Creuzé, envoyé à l'armée appelée alors des côtes de la Rochelle. Il eût mieux valu y envoyer des députés étrangers au pays ; car, si d'une part nous le connaissions et y étions connus, de l'autre nous courions le risque de nous trouver, à chaque instant placés entre nos devoirs et nos affections, ainsi giflé cela arrive ordinairement dans les guerres civiles. On a fait grand bruit de l'étalage et de la magnificence des représentants en mission. Je ne sais ce qui en est pour les autres ; quant à moi je partis par la diligence de Paris pour me rendre à ma destination ; je fis toutes mes courses sur un cheval que j'empruntai dans ma famille, et je revins à Paris dans une voiture que me fournit l'administration du département de la Vienne, et que je remis à celle du département de la Seine. Mes frais de mission s'élevèrent à environ quinze cents francs assignats. Voilà qui peut donner une idée du luxe asiatique d'un proconsul de ce temps-là. Je m'occupai à lever et organiser des bataillons de gardes nationales, à faire fabriquer ou réparer des armes et des effets d'habillement, à rassembler des subsistances, et à assurer les différents services militaires dans lesquels il y avait la plus grande pénurie et un extrême désordre. L'indiscipline des troupes était à son comble. Des bataillons entiers s'insurgeaient, un jour pour obtenir l'arriéré, une autre fois pour exiger une augmentation de leur solde. A Poitiers, je fus obligé de me présenter souvent devant des bataillons de passage qui, réunis en armes, refusaient de partir, et, sourds à la voix de leurs chefs, menaçaient de piller les caisses. Je les pérorais, et ils finissaient par obéir. A Niort, j'arrêtai moi-même, dans les rangs de plusieurs bataillons rassemblés, un officier qui soufflait la révolte, je le fis conduire en prison par ses propres soldats, et au commandement d'en avant marche, que je prononçai au nom de la Convention, la colonne continua sa route sans le moindre murmure. J'étais convaincu qu'il ne fallait pas raisonner avec des hommes en révolte, qu'on ne pouvait les ramener au devoir que par la fermeté et l'audace, et qu'il valait mieux s'exposer à périr que de transiger avec eux. En face du danger je sentais toutes mes forces s'exalter. L'autorité prenait dans ma bouche un ton de confiance tel que chaque individu se sentait comme isolé et croyait être seul aux prises avec toute la représentation nationale. La mission dont j'étais revêtu était à la fois civile et militaire. Je ne fis point usage de tous mes pouvoirs. Personne n'eut à me reprocher d'avoir porté atteinte à sa fortune ou à sa liberté. Je ne fus pas longtemps à m'apercevoir qu'avec les moyens qu'on employait, on ne parviendrait point à terminer la guerre. Il n'y avait point assez d'unité dans le commandement, il y avait trop de délibération dans les conseils, il manquait d'ensemble dans les vues et dans les résolutions. Quinze ou vingt représentants du peuple, qui devaient agir de concert, étaient divisés d'opinions et ne pouvaient pas s'accorder. Ils avaient transporté en face d'un ennemi qui était très-uni les fatales discussions qui déchiraient la Convention. L'armée se ressentit nécessairement de ces divisions ; des généraux sans-culottes dénonçaient journellement ceux qui ne l'étaient pas ; l'insubordination gagnait jusqu'aux simples soldats, et l'ignorance ou la lâcheté criait continuellement à la trahison. Nous étions un jour réunis à Niort en conseil avec le général en chef Biron, après la défaite d'un corps de l'armée républicaine à Thouars. Le général Ronsin força, pour ainsi dire, la porte et s'écria avec fureur et grossièreté : Les républicains ont été trahis, et je viens vous déclarer en leur nom que nous ne marcherons plus contre l'ennemi que lorsque nous connaîtrons sa véritable force. Le général Biron détacha son sabre et dit avec le plus grand sang froid : Représentants, je dépose mon commandement entre vos mains, plutôt que de commander à des officiers de cette espèce, à des lâches... Une partie de nous voulut faire arrêter sur-le-champ Ronsin, l'autre l'excusa et le défendit comme patriote. Il resta impuni. J'entrevis dès-lors dans cette funeste partialité l'arrêt de mort du général Biron. Il n'était pas le seul noble qui eût un commandement dans cette armée. C'est là que je fis la connaissance du général Menou, et que nous contractâmes cette amitié qui a duré jusqu'à sa mort. On lui avait donné avis que des chefs vendéens devaient se réunir dans un château. Il résolut de les enlever, et partit une nuit de Saumur avec un bataillon et environ cinquante cavaliers. Je l'accompagnai dans cette expédition. Après quatre heures de marche nous arrivâmes au château ; mais avant qu'on en eût fait l'investissement, les Vendéens, sans doute prévenus, se sauvèrent à la hâte, laissant encore la table couverte des débris de leur souper, et quelques papiers et effets. Après une heure de halte, je conseillai au général de faire sa retraite sans attendre le jour, car nous étions très-enfoncés dans le pays insurgé. La troupe obéit à regret. Cependant bien nous en prit, car à peiné étions-nous en marche que nous entendîmes de toutes parts sonner le tocsin, et sur la même route où, quelques heures auparavant, nous n'avions pas trouvé tin seul homme, nous fûmes assaillis de coups de fusils sans qu'il fût possible d'atteindre un ennemi qui était disséminé et retranché derrière des haies. A notre retour le général Menou me dit : Vous avez maintenant une idée de la guerre que nous
faisons. La république y perdra beaucoup de braves gens, et nous, généraux
nobles, que le sort a amenés ici, nous n'aurons pas même la consolation de
mourir sur le champ de bataille : on nous imputera les défaites, et nous
serons traînés à l'échafaud. Jamais prédiction ne s'est mieux
réalisée. Je l'engageai à me communiquer ses idées sur cette guerre, à
s'expliquer avec confiance, et je promis la plus grande discrétion. Je suis convaincu, me
dit-il, qu'on ne réduira point la Vendée par les
armes. Les Vendéens ont sur nous trop d'avantages. La nature du pays
extrêmement boisé, le mauvais état des chemins impraticables pendant six mois
de l'année, la clôture des propriétés qui forme des retranchements
inexpugnables, s'opposent au mouvement d'une armée régulière qui est obligée
de traîner à sa suite, vivres, munitions et artillerie. Les Vendéens n'ont
rien de tout cela. S'agit-il de se rassembler ? chaque soldat met dans sa
poche un morceau de pain noir et quelques cartouches. Mais la plupart du
temps il s'embusque à quelques pas de sa maison et tire sans être aperçu. Si
on le découvre, il-fuit ; si on l'atteint, il a jeté son fusil dans les
broussailles et proteste qu'il n'a point d'armes et qu'il n'a fui que par
peur. Il faut alors ou risquer de faire grâce à un ennemi, ou massacrer un
homme qui paraît sans défense. Les Vendéens n'ont point la discipline des
troupes régulières, ils ont mieux que cela, un dévouement sans bornes à leurs
chefs. Ces hommes simples et ignorants font pour le fanatisme ce que l'amour
de la patrie ne peut produire chez nous que sur quelques âmes privilégiées. Nous
les tuerons, mais ils nous tueront plus de monde encore. Nous ravagerons leur
pays ; mais ce pays est français. Victorieux, nous les irriterons encore plus
; battus, nous redoublerons leur audace. Ils ne sont point en peine d'avoir
des armes et des munitions ; l'Angleterre ne les en laissera pas manquer.
Elle est trop heureuse de voir les Français aux prises les uns contre les
autres ; elle se trouve suffisamment dédommagée de ses dépenses par le mal
qu'elle nous fait. La Vendée ne peut rien contre la république. Elle ne fera
jamais une guerre offensive ; ses chefs ne sont pas assez entreprenants ;
d'ailleurs les uns combattent franchement pour la religion et la monarchie,
le plus grand nombre n'a que de l'ambition et ne veut que jouer un rôle.
Quant aux princes, je ne sais si l'Angleterre leur permettrait de se mettre à
la tête de la Vendée. Les paysans, intrépides dans leur bocage, y combattent pro
aris et focis, mais hors de là ils succomberaient infailliblement. Du
reste ils ne veulent point en sortir ; dès qu'ils ont perdu de vue leurs
clochers, ils ont la maladie du pays, et tombent dans le découragement. En
effet, s'ils quittaient la défensive pour l'offensive, ils perdraient tous leurs
avantages, nous reprendrions les nôtres, et nous serions au moins à deux de
jeu avec eux. Je pense donc qu'il faudrait former autour de la Vendée un
cordon pour empêcher la plaie de s'étendre, pour intercepter autant que
possible les communications avec l'intérieur, et travailler à convertir les
chefs. On gagnerait ainsi du temps on épargnerait le sang, on dirigerait tous
les moyens de la république contre l'ennemi extérieur, et, à la paix, la
Vendée tomberait d'elle-même, ou ne résisterait pas à l'ascendant de la république
victorieuse et reconnue par les rois. Quoique très-éloigné des idées que je m'étais faites jusqu'alors de la guerre de la Vendée, ce plan me séduisit. Cependant, en le discutant avec le général, je lui fur quelques objections qui me paraissaient être d'un grand poids. Par exemple, en supposant que la république se bornât à un système défensif, Comment espérer que les puis.. fiances étrangères feraient la paix avec elle, tant qu'elles verraient l'existence de cette plaie intérieure ? Les Vendéens ne prendraient-ils pas cette attitude modérée de la Convention pour de la faiblesse ou de la peur, et n'en acquerraient-ils pas plus .de force et d'audace ? Dans le reste de la république4 les royalistes ne seraient-ils pas encouragés à se soulever pour donner la main à la Vendée ? Enfin la Convention, qui ne connaissait point d'obstacles et ne savait point mesurer les dangers, consentirait-elle jamais à temporiser avec des rebelles ? Le général n'en persista pas moins dans son avis et me dit : Quant à la Convention ce n'est pas mon affaire. Mais souvenez-vous que Louis XIV, dans toute sa puissance, a été obligé de traiter avec un chef des révoltés, et il y avait loin de l'affaire des Cévennes à celle de la Vendée. mon retour à Paris, je cherchai un homme de quelque influence, auquel je pusse m'ouvrir sans danger sur cet objet. Je m'adressai à Danton. Il me paraissait avoir, hors de l'Assemblée, de l'amer de la franchise et de la loyauté. Je pris pour prétexte la mission que je venais de remplir, et la conversation nous eut bientôt conduits au point délicat où je voulais en venir. Es-tu fou, me dit-il, si tu as envie d'être guillotiné, tu n'as qu'à en faire la proposition à l'Assemblée. Il n'y a point de paix possible avec la Vendée ; l'épée est tirée, il faut que nous dévorions le chancre ou qu'il nous dévore. La république est assez forte pour faire face à tous ses ennemis. Tu ne sais pas ce que c'est qu'une révolution. Nous sommes trop heureux que les aristocrates aient pris les armes. Ils nous font beau jeu, etc., etc. Je me tins pour averti, et je. ne parlai plus de la Vendée. J'ai dit qu'un député, envoyé en mission dans son département, pouvait se trouver placé entre son devoir et ses affections. Une circonstance toute particulière rendit en effet ma situation très-délicate. Le père de ma femme, M. Tribert, propriétaire à Montreuil-Bellay, près de Saumur, était au pouvoir des Vendéens. Il avait été fait prisonnier avec un détachement de la garde nationale de sa commune, au mépris d'une capitulation et après la plus vigoureuse résistance. On m'avait fait dire qu'on le regardait comme un otage, et qu'il répondrait de mes actions. Je n'avais pas besoin de cette menace pour me contenir. Il m'aurait répugné de prendre de moi-même telle mesure violente à laquelle j'eusse peut-être concouru dans la Convention. Mais ce que le devoir le plus rigoureux m'eût obligé de faire dans des circonstances aussi critiques, et les actes des antres représentants près de l'armée, eussent pu mettre en péril la vie d'un honnête homme auquel je tenais par les liens les plus sacrés. Cette inquiétude, jointe à l'impossibilité démontrée polir moi de rien opérer de bien ni d'honorable dans ma mission, me faisait vives ment désirer d'en être débarrassé. Un jour, me rendant à cheval de Montreuil-Bellay à Saumur, j'atteignis un convoi de prisonniers vendéens que l'on y conduisait. C'étaient la plupart de malheureux paysans déguenillés et en sabots. Ils marchaient deux à deux, enchaînés et dans le plus grand silence ; ils avaient l'air souffrant et résigné ; il ne leur échappait pas la 'moindre plainte. Je fus vivement touché du sort de ces malheureux, je ralentis involontairement le pas de mon cheval, et je marchai à côté d'eux, ne pouvant en détourner mes regards et me livrant aux plus tristes réflexions. Je m'aperçus que l'un d'eux, un peu moins mal vêtu, me regardait fixement ; il n'avait rien de menaçant, il semblait au contraire solliciter de la pitié : il m'en inspira. Avez-vous quelque chose à me dire ? lui demandai-je. — Ne me reconnaissez-vous pas ? — Non. — Je vous ai vu bien jeune. — Comment ? — J'ai été le client et l'ami de M. votre père. — Qui êtes-vous ? Il se nomma, je le reconnus, quoique le temps et le malheur eussent altéré ses traits. — Comment un homme raisonnable et modéré comme vous se trouve-t-il dans cette situation ? — Que voulez-vous ? J'étais tranquille dans ma propriété ; les troubles ont éclaté, les habitants de mon village sont venus me chercher, il m'a fallu marcher comme tout le monde. — Pourquoi n'avez-vous pas plutôt
quitté le pays ? — Je n'y ai pas pensé, et peut-être eût-on voulu me faire servir contre mes concitoyens. Comme il y avait là des soldats témoins de notre entretien, je parus embarrassé ; le prisonnier le remarqua et me dit : Du reste, je ne demande rien, je subirai mon sort. Je lui répondis : Il ne faut jamais désespérer ; et je m'éloignai, emportant dans mon âme la plus douloureuse impression, et réfléchissant au moyen de sauver ce malheureux. Ce n'était pas facile, dans les deux partis on n'échangeait point les prisonniers ; ils périssaient dans les prisons lorsqu'on ne les fusillait pas. Je dis le lendemain au commandant du château : Parmi les prisonniers qui sont arrivés hier, il y a un homme qui' m'a fait des révélations et des offres, et qui peut servir la république, envoyez-le moi, je veux lui donner une mission. Le commandant le fit conduire chez moi. Je lui remis un passeport ; il versa des larmes et se confondit en remerciements. J'exige de vous, sur votre honneur, que vous fassiez délivrer un officier républicain, mon beau-père, si vous le pouvez, et que vous vous arrangiez de manière à ne plus porter les armes contre la république. Il me le promit. Je ne sais s'il tint sa promesse, je, partis deux jours après, mais mon beau-père resta prisonnier. La fatale journée du 31 mai, où la Convention se mutila elle-même, changea la face des choses. Par, décret du 22 juin., elle rappela la plupart des députés en mission pour en nommer de nouveaux. Je rentrai donc dans l'Assemblée. Il était facile de prévoir que la guerre qui existait entre la montagne et le côté droit finirait par un déchirement. Les girondins, après avoir contribué à renverser le trône, voulaient organiser la république par des lois et arrêter la révolution ; mais elle les entraîna dans l'abîme. Il était écrit dans le livre des destins qu'elle devait fournir une plus longue carrière de malheurs ; elle semblait n'attirer à elle les talents que pour les dévorer. L'Assemblée constituante avait été effacée par l'Assemblée législative, celle-ci l'était : par la Convention à qui était réservé le triste privilège de combler le gouffre et de retourner sur ses pas. La révolution se trouva, pour ainsi dire, manquer de but dès qu'elle eut dépassé celui qu'elle s'était proposé ; on se précipita aveuglément dans une carrière illimitée d'exagérations et de fureurs : malheur à celui qui y restait stationnaire, la révolution le laissait de côté, ou bien elle passait sur son cadavre. L'amour de l'égalité avait été son plus puissant mobile. Il dégénéra en ivresse, et cette ivresse vint une sorte de fanatisme. Le peuple qui avait renversé les privilégiés au profit des plébéiens, les renversa à leur tour pour s'emparer des places et du pouvoir. Après avoir été l'instrument des autres, il voulut travailler pour toi-même. Celui qui s'élevait, quelque basse que fût son origine, trouvait toujours un envieux qui sortait encore de plus bas, et qui croyait exercer son droit légitime en violant celui d'un autre. Tout ce qui parlait d'ordre était flétri comme royaliste ; tout ce qui parlait de lois était ridiculisé comme homme d'État ; une dénomination honorable devint une injure et lin titre de proscription. On préluda par des outrages et des accusations réciproques, et l'on finit par les proscriptions. La gironde fut la dernière limite entre les lumières et les ténèbres. Quand elle fut renversée on tomba dans le chaos. Cette révolution s'était consommée à Paris depuis le to août. L'autorité y était arrivée dans les mains des démagogues ; le 31 mai la leur livra dans toute la France. Cette journée souleva la majorité des administrations départementales composées encore de patriotes honnêtes et propriétaires. Elles demandèrent vengeance de l'attentat commis, par la commune de Paris contre la souveraineté du peuple dans la personne de ses représentants. Plusieurs mois auparavant la gironde avait déjà appelé aux départements des menaces et des violences de cette commune. Lés départements avaient répondu à cet appel par des adresses ; ensuite ils prirent des résolutions improbatives du 31 mai, et se préparèrent à les soutenir par la force. Quelques-uns des députés qui s'étaient sauvés excitaient, contre la capitale, une indignation qui n'était que trop bien fondée. Il ne s'agissait de rien moins que 'de réunir à Bourges des députés des départements, d'organiser une armée départementale et de marcher sur Paris. Dans le département de la Vienne, la plupart de mes amis, mes parents, mon père même, des patriotes éprouvés, composaient les administrations et là société populaire. Ils éclatèrent, et dans leur premier mouvement ils délibérèrent d'envoyer des 'députés à Bourges. Je n'étais point alors à Poitiers ; j'y accourus, mais trop tard, la résolution était déjà prise. Représentant du peuple, en mission dans mou département, je ne pouvais justifier le 31 mai, je me sentais vivement blessé par cet attentat. Comme membre de la Convention, il m'était impossible d'approuver une insurrection contre elle ; outre le devoir qui m'enchaînait à son. sort, je pressentais que cette levée de bouclier perdrait les hommes généreux qui la faisaient. Cependant, au lieu d'user d'autorité, je négociai avec l'administration départementale, elle se rendit à mes motifs et révoqua sa délibération. Mais le 31 mai avait donné naissance à cette faction du fédéralisme qui servit de prétexte pour conduire à l'échafaud les plus purs défenseurs de la liberté. Avait-il existé un projet d'établir en France un gouvernement fédératif ? On ne pouvait l'avouer, lorsqu'on en faisait un crime. Depuis, je ne sache pas que personne en ait réclamé l'honneur. Cependant on ne peut se dissimuler que de fait les actes et les discours tendaient au fédéralisme. On avait ouvertement menacé Paris de transférer dans une autre ville le siège de la représentation nationale ; et il est probable que, si l'on eût réussi à réunir à Bourges des commissaires des départements, on ne s'en serait pas tenu à cette translation. Il se fût formé une seconde Convention nationale. Alors il en eût résulté plus que le fédéralisme, et l'on eût vu l'existence de deux représentations ennemies, la division de toute la France et une guerre civile générale qui eût atteint jusqu'à l'armée. Elle eût pu, pour un instant, embarrasser la Convention et favoriser les armes étrangères ; mais l'issue de cette lutte M'eût' pas été douteuse. Le peuple était déchaîné, rien n'eût résisté à son irruption, et la terreur n'en eût que plus sûrement moissonné après la victoire tout ce qui eût échappé aux combats. Si les girondins n'étaient pas fédéralistes par principe, ils l'étaient par ambition, par amour-propre, et par nécessité, car ils sentaient que Paris serait leur tombeau. D'un autre côté les grandes villes telles que Lyon, Bordeaux, Marseille, Rouen, Rennes, Caen, étaient humiliées du joug insupportable de la capitale, et elles embrassaient avec un orgueil légitime l'espoir de s'y soustraire et de devenir chacune un centre dans la république. Des esprits spéculatifs, et des ambitieux souriaient à l'idée des républiques de la Gironde, du Rhône, des Bouches-du-Rhône, du Calvados, etc. C'était un rêve séduisant ; mais ce n'était qu'un rêve, et le réveil fut terrible et sanglant. En théorie, le fédéralisme n'était rien moins qu'une absurdité ; mais le moment était on ne peut plus mal choisi ; la France ayant à se défendre du royalisme, et de la coalition, on ne pouvait trop centraliser ses moyens et ses forces. Un fédéralisme produit, non par un accord de toutes les parties, mais par un déchirement violent, eût conduit tout droit, à la contre-révolution. C'eût été une question digne de la plus sérieuse attention dans un temps calme, mais il ne. se présenta point. Lorsqu'on fit la constitution de l'an III, quoique la tempête révolutionnaire fût sensiblement calmée, les esprits 4taient encore trop agités pour qu'on eût osé parler de fédéralisme. Dès qu'une institution quelconque menaçait le moins du monde les prérogatives de la capitale, elle était conspuée et rejetée. Que la population de Paris, tour à tour mise eu, mouvement par les différents partis, ait exercé iule grande influence sur les assemblées représentatives, et décidé souvent des intérêts généraux de l'État, c'est une vérité qu'on ne peut méconnaître. pans un État monarchique même, le gouvernement ne laisse pas que d'être-influencé par la capitale à l'aide de laquelle il influence a son tour la nation. C'est un effet naturel et inévitable ; il a ses avantages et ses inconvénients. La capitale est le foyer des lumières, des talents des arts, des sciences du goût, de la politesse, des richesses, de l'éclat, en un mot, de tout ce qui constitue le luxe et le raffinement de la civilisation. Elle est, par conséquent, aussi le centre du bien et du mal que tout, cc brillant attirail entraîne à sa suite. La capitale dédaigne les provinces, et ce dédain descend de degrés en, degrés jusqu'au village. Sur la scène le personnage ridicule et berné est toujours un provincial ; le roué aimable ou fripon est un Parisien et de la bonne compagnie. En revanche, a-t-on besoin d'un modèle de raison, de probité et de : vertu, ou le prend en province. Cet état de choses était encore plus sensible avant la révolution. Alors la capitale était tout, et les provinces n'étaient que ses tributaires ; le gouvernement représentatif les a relevées de cet état d'humiliation sacs toutefois avoir établi l'équilibre. On a reconnu que si la fleur des littérateurs était à Paris, la province fournissait des hommes d'État et de grands orateurs. Mais la capitale donne toujours le ton pour les choses sérieuses comme pour les frivolités et lés vices. Est-ce la politique qui est à la mode ? C'est Paris qui dicte la loi par ses salons, ses journaux et ses écrits fugitifs. Son exemple entraîne le reste de la France. Il n'y aurait que demi-mal si l'opinion ou la conduite de la capitale étaient toujours les plus conformes à la raison et au véritable intérêt de l'État. Mais l'expérience a prouvé qu'il n'en était pas toujours ainsi. Ce n'est pas dans la capitale que se trouve le véritable esprit public, c'est-à-dire, le juste sentiment de l'intérêt et de l'honneur national. La population s'y compose d'hommes de tous les pays qui y sont attirés..la plupart par l'amour des richesses et des plaisirs ; plus qu'en aucun autre lieu le pauvre y est tourmenté- de besoins, et *le riche occupé .de jouissances : dans cette foule qui se presse chacun s'isole et ne voit que soi. Séparé par une cloison, on est plus étranger l'un à l'autre que si l'on était à la campagne, à deux lieues de distance : on peut s'avilir impunément sans avoir à rougir devant son voisin ; l'humanité n'est qu'une vertu de parade, k patriotisme qu'un calcul d'ambition. Paris rit ou pleure ; que les départements le veuillent ou ne le veuillent pas, il faut qu'ils en fassent autant ; la capitale l'a fait, c'est une affaire décidée : on l'a vu dans des jours de funeste mémoire. Paris a-t-il ouvert ses pertes à l'étranger, toute la France est conquise, sa résistance serait un crime, le sort de la tête a décidé de celui des membres. Doit-on en conclure qu'il faille brûler Paris ? Non ; mais qu'une république fédérative et une telle capitale étaient incompatibles. Le gouvernement fédératif eût détruit la prééminence de Paris ; il eût été plus favorable à la formation et au développement de l'esprit républicain, et plus économique pour la France ; car il est douteux qu'une grande capitale lui rende tout ce qu'elle lui coûte. Dans un État fédératif ; il y a moins de chances pour l'usurpation chi pouvoir et plus de garantie pour la liberté politique. Si la France se fût fédéralisée en l'an III, Napoléon n'y eût peut-être jamais établi son empire. Il est reconnu qu'un État fédératif perd de sa force offensive, mais il gagne évidemment en force défensive. La Hollande, la Suisse, l'Autriche même qu'on peut regarder comme une monarchie fédérative, en ont, fourni des exemples. Si, dans la guerre, les mouvements de cette dernière puissance ne sont 'pas rapides, l'invasion de sa capitale et de quelques-unes de ses provinces n'entraîne pas du moins la perte de tout l'Empire. Il est vrai que la république française était entourée de grandes monarchies mais si le système républicain était propre à les effrayer, d'un autre côté elles n'eussent point été épouvantées par la crainte de l'invasion et la conquête. Lorsque le peuple, au 31 mai, investit en armes la Convention nationale et demanda le supplice des girondins, c'était, disait-on, pour les soustraire à sa fureur qu'on les envoyait en prison. Plaisante manière de pourvoir à la sûreté personnelle des représentants que de les dépouiller de leur inviolabilité et de les traîner dans les cachots ! Il eût mieux valu cent fois que le peuple les eût égorgés sur leurs sièges : la Convention eût conservé du moins son indépendance et son honneur, et probablement elle n'eût pas été insensible au spectacle de ces sièges ensanglantés qui eussent sans cesse demandé vengeance. Mais en se mutilant de ses propres mains, elle se livra tout entière à une faction, et se précipita elle-même dans le plus honteux esclavage. |