I Quand la nouvelle de l’assassinat de Marat se répandit dans Paris, la pensée que le coupable pouvait être une femme ne vint à l’esprit de personne, et les premiers soupçons s’égarèrent sur ceux qui avaient eu maille à partir avec l’Ami du peuple. De ce nombre était Jacques Roux, qu’on trouvait d’ordinaire mêlé à toutes les intrigues de cabinet, de même qu’à tous les mouvements de la rue. Marat Pavait vivement attaqué dans son journal, à l’occasion de la pétition de la Section des Gravilliers, dont nous avons rapporté plus haut (livre XLVII, § I) le piteux échec, et Jacques Roux n’avait pas caché son irritation. On le crut un instant capable de s’être vengé, et nous donnons l’interrogatoire qu’il subit à cette occasion devant le Comité de sûreté générale. Jacques Roux avait été dénoncé par l’observateur de police Blache, dont voici également la lettre : Rapport de police. Le citoyen Greive[1], demeurant rue Cimetière-Saint-André-des-Arts près celle du Jardinet, faubourg Saint-Germain, chez le citoyen Denis, était mardi dernier avec le citoyen Allain chez le citoyen Marat. Dans le moment qu’ils causaient avec ce dernier, Jacques Roux entra chez Marat. Celui-ci lui parla avec toute l’énergie républicaine. Jacques Roux sortit et, de la porte, il lança un regard de fureur mêlé d’indignation sur le citoyen Marat. Ce regard étonna Greive et Allain. Ce dernier avait dit aussi quelques propos à Jacques Roux. Greive donnera la demeure du citoyen Allain. Jacques Roux demeure rue Aumaire, à la communauté des prêtres Saint-Nicolas des Champs. Pour avis au Comité de sûreté générale, le 14 juillet 1793, an II de la République. BLACHE. Ce rapport était accompagné d’une déclaration signée par les citoyens Allain et Greive, de la Section de Marseille, attestant l’impression profonde qu’ils avaient ressentie en voyant Jacques Roux s’arrêter au bout d’un long palier, avant de descendre l’escalier, et lancer sur Marat un regard prolongé de vengeance impossible à dépeindre. Jacques Roux fut interrogé le jour même ; mais Charlotte Corday était déjà arrêtée et il fut mis en liberté. On remarquera, dans son interrogatoire, le désaveu qu’il se donne à lui-même, à l’occasion de la pétition qui avait motivé son expulsion du club des Cordeliers. Comité de Sûreté générale. Du 14 juillet 1793, an II de la République. D. — Comment vous nommez-vous ? R. — Jacques Roux. D. — Où demeurez-vous ? R. — A Saint-Nicolas des Champs, Section des Gravilliers. D. — Quelle est votre profession ? R. — Je suis prêtre et officier municipal de Paris. D. — Connaissez-vous Marat ? R. — Oui, je l’ai connu et il a trouvé asile chez moi, lorsqu’il était persécuté par Lafayette. D. — Y avait-il longtemps que vous l’aviez vu lorsqu’il a été assassiné ? R. — Il y a cinq ou six jours que je fus chez lui, pour lui porter mon extrait baptistaire et une lettre que je lui écrivais, pour lui demander rétractation d’un de ses numéros. D. — Quand vous êtes entré chez lui, y avait-il quelqu’un ? R. — Il y avait six personnes, plus ou moins, autant que je puis me le rappeler. D. — N’eûtes-vous point dispute avec Marat ? R. — Aucune. D. — Quel était le motif de votre visite chez lui ? R. — C’était de lui remettre une lettre, parce que je ne comptais pas le trouver. D. — Vous avez eu des démêlés avec Marat ce jour ? R. — Non, aucun. Il me dit que j’étais un hypocrite, autant que je puis me le rappeler. D. — Quand vous êtes sorti du domicile de Marat, ne lui avez-vous rien dit de fâcheux ? R. — Non. D. — N’avez-vous jamais écrit pour ou contre la Révolution ? R. — Je n’ai jamais écrit que pour la défendre et la soutenir. D. — Marat vous dit-il quelque chose de fâcheux ? R. — Oui, il me conseilla d’aller végéter dans mon état. D. — Quand vous êtes sorti de chez Marat, n’avez-vous montré, dans votre maintien et votre physionomie, rien qui ait pu déceler que vous aviez de l’humeur contre lui ? R. — Non. D. — Vous rappelez-vous des noms des citoyens qui étaient chez Marat ? R. — Non. D. — Quel ouvrage vous proposiez-vous de faire contre Marat ? R. — Une réponse à un de ses numéros. D. — Ne connaissiez-vous point de plan d’assassinat dirigé contre Marat ? R. — Non. Fait et clos au Comité de Sûreté générale. Le citoyen Jacques Roux, avant de signer, a dit que Marat lui avait reproché, dans la conversation qu’il a eue avec lui, d’avoir porté un coup mortel à la République dans l’adresse qu’il avait présentée à la barre de la Convention, au nom de la Section des Gravilliers, vers la un du mois de juin dernier. A quoi il avait répondu que telle n’avait pas été son intention ; que la Constitution étant acceptée, il s’y conformerait et emploierait tous ses moyens à la défendre et à la soutenir. JACQUES ROUX. II. — LES RESTES DE MARAT. L’apothéose de Marat dura peu et la réaction fut d’autant plus vive que le culte avait été plus fervent. La Convention avait ordonné, le 25 novembre 1793, sur le rapport de Chénier, la translation des restes de Marat au Panthéon, où ils devaient remplacer la dépouille mortelle de Mirabeau ; mais elle ne se pressa guère d’exécuter son décret, et il était réservé à la réaction thermidorienne de donner cette preuve de faiblesse. Le 21 septembre 1794, le cercueil de Marat fut solennellement transporté au Panthéon. Interprétée comme un défi à la conscience publique, cette concession aux passions jacobines manqua complètement son but et devînt le signal de nombreuses protestations. La plus célèbre est la fête du mannequin, le 21 janvier 1795, à la suite de laquelle l’effigie de Marat, promenée dans Paris et brûlée dans la cour des Jacobins, eut ses cendres jetées dans l’égout Montmartre[2]. Marat lui-même ne tarda pas à être expulsé du Panthéon, à la suite du décret du 8 février 1795, interdisant de rendre cet honneur à un citoyen moins de dix ans après sa mort. La dépense faite par la Section du Théâtre-Français pour conserver ces précieux restes devenait de la sorte inutile. Il n’en est pas moins intéressant de constater une fois de plus comment, dans tous les temps, la cupidité privée et la passion politique se sont attachées aux cadavres célèbres. Nous recommandons surtout la phrase ironique qui termine le rapport de Desault. État des dépenses qu’il m’a été ordonné de faire, par le Conseil général de la Commune, pour l’embaumement du corps de Marat. Pour l’embaumement du citoyen Marat ; Son cœur et ses entrailles embaumés à part ; Pour soins assidus, depuis le dimanche jusqu’au mercredi, deux heures du matin ; Pour tous les aromates, liqueurs, et pour tout le linge employé ; Pour les cinq élèves qui, à tour de rôle, n’ont point quitté le corps ; Et généralement pour toutes les dépenses qu’a occasionnées l’embaumement, la somme de six mille livres. DESCHAMPS, Chirurgien major de l’hôpital de la Charité de Paris, y demeurant. Rapport du chirurgien Desault, D’après la demande du citoyen Giraud, chargé de régler les mémoires relatifs aux funérailles de Marat, et autorisé, par le ministre de l’Intérieur et le département de Paris, à demander aux artistes les renseignements nécessaires sur cet objet, j’ai examiné les pièces suivantes, relatives à l’embaumement du corps de Marat : 1°. Une déclaration signée du citoyen Lohier, commissaire du Comité de Salut public, portant qu’avant l’embaumement du corps de Marat, le citoyen Deschamps, chargé de cette opération, l’avait évaluée à douze ou quinze cents livres ; 2°. Un mémoire par lequel le citoyen Deschamps demande la somme de six mille livres pour les frais et soins relatifs à cet embaumement. Après m’être assuré, chez plusieurs apothicaires, du prix actuel des différentes substances qu’on emploie ordinairement pour les embaumements, et en évaluant les soins que cette opération exige, je me crois fondé à prononcer qu’une somme de quinze cents livres doit suffire pour tous les frais de l’embaumement du corps de Marat. La somme de six mille livres ne serait pas excessive, s’il était nécessaire de satisfaire l’orgueil et la vanité d’un riche héritier ; mais un républicain se trouve déjà dédommagé de ses peines par l’honneur d’avoir contribué à conserver les restes d’un grand homme que la patrie veut honorer. A l’Hôtel-Dieu de Paris, le 22e jour du 1er mois de la 2e année de la République une et indivisible. DESAULT. Rapport du citoyen Giraud, architecte du département de Paris, sur l’embaumement du corps de Marat. Du 6e jour de la 3e décade de l’an II de la République française (ère vulgaire, 17 octobre 1793). J’ai l’honneur d’envoyer au Directoire : 1°. Le mémoire du citoyen Deschamps, chirurgien major de l’hôpital de la Charité, montant en demande à la somme de six mille livres, pour l’embaumement du corps de Marat ; 2°. Une déclaration du citoyen Lohier, commissaire du Comité de Salut public, portant qu’avant l’embaumement, ledit citoyen Deschamps n’avait évalué cette opération qu’à douze ou quinze cents livres ; 3°. L’avis du citoyen Desault, chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu, dont les talents, la probité et le civisme sont connus, qui fixe à quinze cents livres les honoraires et déboursés du citoyen Deschamps. J’applaudis à la réputation de patriotisme que le citoyen Deschamps s’est acquise ; mais je suis d’autant plus affligé de sa témérité et de son avidité que, d’après des renseignements certains qui me sont venus d’autre part, il ne peut que se féliciter du règlement du citoyen Desault, encore qu’il ait diminué son mémoire des trois quarts. GIRAUD, Architecte du département de Paris. Le ministre de l’intérieur au président de la Convention nationale. Paris, ce 7e jour du 2e mois de l’an II de la République française. Citoyen président, Je vous ai adressé, le 27 du mois dernier, un état des dépenses relatives aux obsèques du citoyen Marat, et j’annonçais qu’il ne manquait, pour présenter la totalité des frais, que l’état de ceux d’embaumement. Vous trouverez ci-jointes les pièces qui ont rapport à cet objet. Je ne puis que laisser à la sagesse de la Convention à statuer, d’après le rapport de son Comité des finances, sur la demande d’une somme de six mille livres formée par le citoyen Deschamps, chargé de l’embaumement. Elle examinera si ces dépenses doivent être allouées sur le pied de quinze cents livres, conformément à l’avis du citoyen Desault, chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu, ou si, comme je serais porté à le croire, une somme même de douze cents livres ne serait pas suffisante. PARÉ. |
[1] Greive, Américain fixé depuis vingt ans en France, se vantait d’avoir constamment servi avec Marat la cause de la liberté.
[2] C’est le souvenir de cette manifestation qui a accrédité la légende infligeant cette humiliation au corps même de l’Ami du peuple. En réalité, Marat a été exhumé le 28 décembre 1795 et inhumé, la nuit suivante, dans l’ancien cimetière des clercs de Sainte-Geneviève attenant à l’église.