HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

TOME HUITIÈME

 

LIVRE XLVI. — LE COMITÉ DE SALUT PUBLIC ET LES GÉNÉRAUX.

 

 

I

Au moment où les proscriptions de la majorité montagnarde allaient soulever dans les départements un vaste mouvement de résistance, les progrès de la coalition étrangère devenaient plus menaçants ; le péril s’aggravait de toutes parts sur les frontières, dans le Nord comme aux Pyrénées, aux Alpes comme sur le Rhin.

Nous savons déjà qu’à la mort de Dampierre[1] le Comité de salut public avait appelé Custine au commandement de l’armée du Nord. Quand il arriva des bords du Rhin, le camp de Fa mars venait d’être levé et les troupes républicaines s’étaient retirées à Bouchain, laissant Valenciennes et Condé complètement investis. Il était impossible de tenter un effort sérieux, pour dégager ces deux villes, avec des soldats découragés et mal armés. Custine, d’ailleurs, n’en eut pas le temps, ayant dû se rendre à Paris, au commencement de juillet, afin d’y répondre de sa conduite. Vaincue par la famine ; la place de Gondé succomba la première et ouvrit ses portes au prince de Cobourg, le 12 juillet. Le 28, Valenciennes capitule à son tour. Là, du moins, la résistance était glorieuse. Soixante-dix jours de blocus et quarante-trois jours de bombardement n’avaient pu abattre le courage de ses défenseurs ; la garnison était réduite de moitié, quand elle mit bas les armes, sur la prière des habitants, au moment où deux larges brèches, pratiquées dans les remparts de la ville, rendaient une plus longue résistance impossible.

Dans ce temps de défiance aveugle, tout général vaincu était nécessairement suspect, et Ferrand, qui commandait la citadelle de Valenciennes, fut enfermé à l’Abbaye. Il n’en sortit qu’au bout de treize jours et obtint, à grand’peine, la faveur de demeurer en état d’arrestation à son domicile, sous la garde de deux gendarmes. Ce qui motiva cet adoucissement fut moins la valeur de sa conduite, que la recommandation du représentant Cochon, qui rappela fort à propos que son intervention l’avait empêché d’être arrêté, par Dumouriez, avec les autres commissaires de la Convention[2].

Après la prise de Condé et de Valenciennes, la position du camp de Bouchain n’était plus tenable. Pour échapper à un échec certain, le général Kilmaine, qui remplaçait provisoirement Custine, se replia derrière la Scarpe, entre Arras et Douai, et laissa le duc d’York mettre le siège devant Cambrai. Cette manœuvre assurait les communications avec Lille, mais livrait sans défense la route de Paris. Il semblait que les Alliés allaient profiter de cette circonstance et marcher en avant ; contre l’attente générale, ils revinrent sur leurs pas.

Les causes de cette inconcevable conduite sont aujourd’hui connues. Dans cette guerre entreprise en apparence pour un intérêt européen, chaque puissance poursuivait un but particulier. La Prusse convoitait Mayence et la Lorraine ; l’Autriche revendiquait l’Alsace sur le Rhin, Lille et les autres villes déjà conquises dans le Nord ; l’Angleterre désirait reprendre Dunkerque et s’assurer des compensations aux colonies. Afin démettre tous les intérêts d’accord, ou plutôt pour empêcher qu’un des Alliés s’agrandît au préjudice des autres, on convint de laisser le duc d’York assiéger Dunkerque et de charger le prince de Cobourg de prendre Le Quesnoy, pendant que le duc de Brunswick et le reste des forces autrichiennes menaceraient l’Alsace.

Les cours alliées choisissaient ainsi, pour disséminer leurs forces, le moment oii un effort combiné était le plus nécessaire. Au point de vue militaire, il était impossible de commettre une plus lourde faute. Au point de vue politique, ce sacrifice fait au désir de maintenir l’union entre les souverains, ne devait pas en assurer la durée. Trop de causes de jalousie tendaient à les séparer, pour que le rapprochement fût sincère. La coalition était déjà chancelante. Le second partage de la Pologne, comme une nouvelle pomme de discorde jetée au milieu de dissentiments péniblement dissimulés, allait bientôt amener des défections et rendre à chacun la liberté dans l’isolement.

Le plan des Alliés fut aussi mal exécuté qu’il avait été mal conçu. Le duc d’York s’attarda inutilement en route et n’arriva que le 21 août devant Dunkerque. II s’était réservé l’attaque principale et avait chargé le général hanovrien Freitag.de surveiller le camp français de Cassel. Quant au contingent hollandais, campé à Menin avec le prince d’Orange, il se trouvait à trois jours de marche et ne pouvait, en raison de la distance, être d’aucun secours. Le général Souham qui commandait dans Dunkerque, avec Hoche en sous-ordre, profita habilement de ces fautes accumulées. Il lève les écluses, inonde le pays et coupe par ce moyen les communications du duc d’York et de Freitag, Cela fait, il attend que l’armée du Nord vienne le secourir.

De grands changements s’étaient accomplis dans son sein. L’état-major avait été épuré, par l’expulsion des officiers nobles, et Kilmaine, suspect en raison de son origine étrangère, avait été remplacé par Houchard, commandant de l’armée de la Moselle. D’un autre côté, le Comité de salut public, jugeant avec raison le danger moins grand sur le Rhin, n’avait pas hésité à dégarnir la frontière de l’Est pour renforcer l’armée du Nord. Bouchard disposait de la sorte de forces considérables et reçut l’ordre de sauver Dunkerque à tout prix. Le 6 septembre, il attaque Freitag à l’improviste et le refoule sur Hondschoote. Le surlendemain, un nouvel engagement est couronné d\m succès complet, et les Hanovriens sont obligés de se retirer sur Furnes, par l’étroite chaussée qui sépare la mer des marais de la Grande-Moer. C’était également la seule ligne de retraite ouverte au duc d’York et il s’empressa, à la première nouvelle de la défaite d’Hondschoote, de lever le siège de Dunkerque.

Si Houchard avait continué sa marche en avant et occupé Furnes, les Anglais, resserrés entre l’Océan, les marais, Dunkerque et l’armée victorieuse, étaient écrasés ou obligés de se rendre. Mais le général républicain manquait du coup d’œil et de la décision qui caractérisent les véritables hommes de guerre. Il craignait, d’ailleurs, d’outrepasser les ordres du Comité de salut public et il préféra tourner ses efforts contre le camp de Monin, sauf à essayer ensuite de débloquer Le Quesnoy, si cela était possible.

L’attaque des lignes hollandaises était d’autant plus. facile qu’elles étaient d’une longueur exagérée. Victorieux à Werwicq le 11 septembre, et à Menin le 13, Bouchard avait une nouvelle occasion de terminer la campagne par un coup d’éclat. Pour cela il suffisait de porter la masse de son armée contre le prince de Cobourg qui venait de s’emparer du Quesnoy, et qui, par suite de la déroute des Hollandais et de l’affaiblissement des Anglais, se trouvait, malgré ce succès, dans un état d’isolement et d’infériorité numérique des plus dangereux. Là encore, Bouchard pécha par excès de prudence. Il repassa la Lys et vint reprendre, dans les environs de Lille, ses anciens cantonnements.

La conséquence de cette erreur ne se fit pas attendre. Surprise par le duc d’York, qui marchait à la rencontre du prince de Cobourg, l’arrière-garde, chargée de masquer la retraite, fut saisie de panique et évacua Menin dans le plus grand désordre. Deux jours plus tard, les Impériaux et les Anglais avaient opéré leur jonction. Malgré cet échec, la victoire d’Hondschoote conservait toute son importance, puisque Dunkerque restait libre. A un autre point de vue, ses résultats étaient immenses. C’était la première de l’année, la première aussi depuis Jemmapes et, en relevant la confiance du soldat en lui-même et sa valeur vis-à-vis de l’ennemi, elle avait peut-être sauvé la France du démembrement.

Jusqu’alors le Comité de salut public avait placé les généraux entre la crainte de l’échafaud et l’obligation de la victoire. L’armée du Nord allait inaugurer une nouvelle catégorie, celle des généraux destitués ou mis à mort pour n’avoir pas suffisamment battu l’ennemi. Sur cette liste funèbre, Bouchard figure au premier rang[3]. On l’accusa d’avoir laissé échapper le duc d’York après Hondschoote, au mépris du plan arrêté par le Comité de salut public. En réalité, il n’avait fait que suivre les instructions de Carnot, et son véritable crime était d’avoir résisté aux ordres, presque toujours contradictoires, des nombreux représentants en mission dans le Nord. Arrêté le 2 septembre, Houchard comparut le 15 novembre 1793 devant le tribunal révolutionnaire qui le condamna à mort. Jamais gouvernement tyrannique ne s’était montré aussi impitoyable dans l’application d’un système de rigueur qui n’avait même pas en sa faveur l’apparence de la raison d’État. Comme l’amiral Byng, Houchard mourut innocent ; mais Byng avait été vaincu et de ces deux condamnations, que la postérité n’a pas ratifiées, la plus odieuse reste toujours celle qui frappa le général victorieux[4].

Maîtres de la vallée de l’Escaut par la prise du Quesnoy, les Autrichiens, conformément aux règles de l’ancienne stratégie, se tournèrent contre Maubeuge, qui dominait la vallée de la Sambre. Le prince de Cobourg en commença le siège le 29 septembre, et le périlleux honneur de la délivrer échut au général Jourdan, que sa brillante participation à la victoire d’Hondschoote avait désigné pour le commandement en chef de l’armée du Nord.

Cette seconde campagne ressembla beaucoup à la première. Comme à Dunkerque, le prince de Cobourg étendit démesurément sa base d’opérations et, comme Houchard avant Hondschoote, Jourdan, en voulant faire face partout à l’ennemi, immobilisa inutilement une partie de ses forces[5]. Cette dernière erreur était d’autant plus grave qu’à ce moment le désordre de l’administration militaire touchait à son comble et qu’avec une armée sans souliers, sans uniformes, sans armes et souvent sans pain, la seule chance de succès était d’écraser l’ennemi sous le poids du nombre. Mais il fallait compter avec l’opinion publique, prompte à s’alarmer dès qu’elle croyait voir un point sans défense. Jourdan avait cependant conservé un noyau de troupes assez considérable et il put aborder le champ de bataille avec des forces supérieures. Parti de Guise le 12, il rencontra le 15 octobre les Autrichiens, commandés par Clerfayt, à la hauteur de Wattignies. Ce village était la clé de la position ennemie. Pris et repris plusieurs fois pendant les quarante-huit heures que dura le combat, il ne resta définitivement aux mains des Français que dans la soirée du 16. En présence de cet échec, le prince de Cobourg repassa la Sambre et la frontière se trouva dégagée, en même temps que Maubeuge.

Les lauriers de Wattignies devaient, comme ceux d’Hondschoote, être souillés du sang d’une innocente victime. La garnison de Maubeuge, dans la crainte d’être prise entre deux feux, n’avait pas tenté de diversion pendant la bataille. La responsabilité de cette faute, si c’en était une, incombait au commandant de la place. Le Comité de salut public la fit retomber sur le général qui occupait la ville avant le commencement du blocus. Ni ses services anciens, ni son énergie persistante durant le siège, ni son attachement éprouvé aux doctrines républicaines ne purent sauver Chancel[6]. Déféré au Tribunal révolutionnaire, il fut condamné à mort le 6 mars 1794, payant ainsi de sa tête une inaction dont il n’était point coupable[7]. On comprend qu’avec un pareil système, Kléber, Macdonald, Desaix, Jourdan et tant d’autres aient essayé de refuser les commandements qui leur étaient offerts, ou n’aient accepté que contraints par la menace d’une arrestation immédiate et d’un jugement sommaire.

 

II

Sur la frontière de l’Est, le siège de Mayence, commencé dès le mois d’avril, allait bientôt se terminer par la prise de la ville[8]. Sa garnison comptait environ 22.000 hommes. C’étaient pour la plupart de jeunes recrues dont la discipline était loin d’égaler l’ardeur ; mais elles avaient des chefs excellents et, avec des généraux tels qu’Aubert-Dubayet, Doyré, Kléber et Meunier, stimulés par les représentants Merlin (de Thionville) et Rewbell, la défense ne pouvait être que glorieuse et elle le fut en réalité.

Malheureusement les ressources des assiégés n’étaient pas à la hauteur des efforts des assaillants. Le roi de Prusse attachait une grande importance à la prise de Mayence. Il avait fait venir de Hollande un parc d’artillerie considérable et s’était installé, avec sa garde, sur la rive gauche du Rhin, pour mieux surveiller la marche des opérations. Dès la fin de juin, la position des assiégés était critique. Ils manquaient de boulets de calibre et de fourrage. La destruction des moulins du Rhin, en empêchant la mouture des grains, acheva de rendre la situation intolérable. Surtout, aucune nouvelle, aucun secours ne venaient du dehors. Beauharnais, à l’armée du Rhin, Houchard à celle de la Moselle, avaient dû avant tout réorganiser leurs troupes et, quand le premier se mit en marche, la résistance des défenseurs de Mayence touchait à son terme. Ils attendirent néanmoins que la prise des ouvrages extérieurs, en rendant l’assaut inévitable, ne laissât d’autre alternative que la captivité ou la mort.

Pendant le cours de cette lutte héroïque, les deux armées avaient pu s’apprécier, et l’on avait vu, lors des funérailles du général Meunier, une suspension d’armes réunir amis et ennemis dans les mêmes témoignages d’admiration et de regret. Cette estime réciproque facilita les négociations et, le 24 juillet, la garnison de Mayence sortit de la place, avec les honneurs de la guerre qu’elle avait si bien mérités.

Un traitement tout différent l’attendait de l’autre côté du Rhin. Il avait été stipulé, dans une pensée d’humanité, que les patriotes mayençais compromis par leur adhésion à la constitution républicaine seraient échangés, à la frontière, contre les otages allemands emprisonnés par Custine au début delà campagne. Le soin d’exécuter cette clause incombait aux représentants Maribon-Montaut et Soubrany, délégués près l’armée de la Moselle, dont l’inaction avait perdu Mayence. Ils refusent d’y souscrire et écrivent au Comité de salut public pour dénoncer les auteurs de cette infâme capitulation. Sur leur rapport, la Convention décrète, le 28 juillet, l’arrestation du général Doyré, commandant de Mayence, des officiers de son état-major et rappelle les représentants en mission dans cette ville. Doyré était resté prisonnier à Mayence, pour garantir de sa personne le remboursement du papier-monnaie émis pendant le siège ; mais Aubert-Dubayet, Kléber et leurs compagnons avaient suivi l’armée. Ils sont arrêtés à Sarrelouis et se soumettent sans résistance.

Pendant ce temps, Merlin et Rewbell continuaient leur route sur Paris. Ils y arrivent le 4 août et, le même jour, Merlin, encore revêtu de ses habits de combat, monte à la tribune au milieu des applaudissements de la salle entière. Dans un discours énergique, il justifie les défenseurs de Mayence et rejette sur Custine la responsabilité de la capitulation. Je laisse, dit-il en terminant, je laisse aux âmes sensibles à demander le rapport du décret rendu contre la garnison de Mayence. Thuriot se charge de ce soin. On nous a abusés, s’écrie-t-il, dans le rapport qu’on nous a fait sur la reddition de cette ville Chaque jour, la garnison donnait de nouvelles preuves de son courage. Elle a tué aux Prussiens et aux Autrichiens plus de 30.000 hommes. On a mangé à Mayence les rats, les souris et les cuirs. Les soldats sont comme des spectres. Il faut rapporter un décret qui lui enlève son honneur. La proposition de Thuriot est adoptée sans discussion, et là Convention, revenant sur sa première décision, décrète que la garnison de Mayence a bien mérité de la patrie, ordonne la mise en liberté des généraux arrêtés et charge Merlin et Rewbell d’aller à Nancy exprimer sa satisfaction à l’armée.

Il ne restait plus du décret du 28 juillet que la mise en accusation de Custine. Son successeur à l’armée du Rhin n’attendit pas d’être dénoncé pour résigner son commandement. Depuis longtemps Beauharnais se sentait impuissant. A la nouvelle delà capitulation de Mayence, il arrête la marche de ses troupes et, le 3 août, il dépose sa démission entre les mains des représentants. Ceux-ci refusant de l’accepter, Beauharnais rend sa détermination publique dans une proclamation à l’armée et s’adresse directement à la Convention[9]. A la fin, comme malgré son insistance la réponse du Comité de salut public n’arrivait pas assez vite, il se décide à remettre d’office ses pouvoirs au général Landremont. La Convention était incapable de comprendre tant de désintéressement et de grandeur. Innocent comme Custine, Beauharnais paya de sa tête, comme lui, le crime imaginaire d’avoir abandonné Mayence sans secours[10].

Cette ville prise, l’Autriche demanda une compensation du côté de l’Alsace. Le roi de Prusse, qui avait supporté à peu près seul le fardeau du siège, était hostile à cette combinaison. On convint cependant, à titre de transaction, de bloquer Landau et d’occuper les sommets des Vosges ; mais Wurmser ayant dépassé le point convenu, le duc de Brunswick s’arrêta sur les hauteurs de Pirmasens. La position était forte et les armées du Rhin et de la Moselle, combinant leurs mouvements, essayèrent vainement de l’emporter, le 14 septembre. Le Comité de salut public se montra, comme d’habitude, impitoyable pour cet échec. Un premier décret révoque les deux généraux en chef ; Landremont, malgré ses succès ; Schauembourg, à cause de sa défaite. Quelques jours plus tard, le chef de brigade Guillaume, sans doute plus coupable parce que sa colonne, prise en écharpe par l’artillerie prussienne, avait supporté le principal effort de l’ennemi, est emprisonné à la Force.

Personne ne voulut remplacer Landremont, jusqu’à l’arrivée de son successeur enfermé dans Landau, et l’on dut confier la direction suprême de l’armée du Rhin à un simple capitaine de dragons, du nom de Carlin, qui ne trouva rien de mieux que d’étager ses régiments, le long de la frontière, d’après leur ordre numérique. Landau semblait perdu ; mais les dissensions des Alliés devenaient chaque jour plus profondes. Le roi de Prusse partit pour la Pologne et les Autrichiens restèrent, à leur tour, abandonnés à leurs propres ressources. Ils tentèrent néanmoins un nouvel effort et s’emparèrent, le 13 octobre, des lignes de Wissembourg. Ce fut leur dernier succès de la campagne. Pichegru et Hoche allaient entrer en scène et ramener la victoire sous les drapeaux des deux armées de la Moselle et du Rhin.

 

III

La guerre avait été déclarée à l’Espagne, le 7 mars, avec, autant de légèreté que d’imprévoyance. Non seulement elle aurait pu facilement être évitée, mais encore les troupes, chargées de protéger la frontière, étaient incapables de supporter le premier choc. Le jour même où la Convention dénonçait les hostilités, l’armée des Pyrénées réclamait vainement son artillerie et arrachait, par son état de dénuement, des cris de détresse à ceux qui avaient mission de l’approvisionner ou de la conduire[11]. Le désordre moral n’était pas moins grand que le désordre matériel. Les jeunes recrues, qui composaient la majorité des bataillons, se sentant inférieures en nombre à l’ennemi, se défiaient d’elles-mêmes et de leurs chefs. Quant à ces derniers, ils déclaraient que ce serait beaucoup si, avant le mois de septembre, on pouvait empêcher l’Espagnol d’entrer en France.

Dans ces conditions, il devenait urgent de restreindre un périmètre d’action beaucoup trop étendu, puisque l’armée des Pyrénées avait à la fois à défendre les montagnes de Collioure, et à couvrir les côtes de la Méditerranée, depuis le cap de l’Abeille jusqu’à Aigues-Mortes, et celles de l’Océan, de la pointe de Cabestan à l’embouchure de la Garonne. Le général Servan, qui la commandait depuis sa sortie du ministère, en octobre 1792, fut le premier à le comprendre et à proposer an démembrement, en deux corps distincts, avec le cours de la Garonne comme limite et Toulouse pour centre commun de ravitaillement. Servan offrait en même temps sa démission, et demandait Kellermann comme successeur ; mais en créant le 30 avril, conformément à son avis, les deux armées des Pyrénées occidentales et des Pyrénées orientales, le Comité de salut public le laissa à la tête de la première, et confia la seconde au général de Flers.

A cette date, les hostilités, retardées par les rigueurs de l’hiver, étaient commencées depuis treize jours. Les Espagnols, comptant sur la complicité des habitants du Roussillon, avaient résolu de garder la défensive du côté de la Bidassoa et de porter la lutte dans les Pyrénées-Orientales. Perpignan surtout tentait leur convoitise, et le comte de Ricardos Castillo, qui commandait l’armée de Catalogne, mena vivement la campagne. Dès la fin de mai, il avait, dans une course hardie, emporté le camp du Mas-d’Eu, en vue de Perpignan et, à la fin de juin, il tenait entre ses mains les principales forteresses de la frontière d’Espagne.

De Flers, qui n’avait que 15.000 hommes à opposer à 40.000, se trouvait forcément condamné à l’inaction. C’était un général expérimenté, dont le portrait nous a été conservé par un de ces nombreux agents que le Conseil exécutif entretenait aux armées[12]. Il chercha avant tout à aguerrir ses troupes et à mettre Perpignan en état de défense. Cette prudence, qui aurait dû lui gagner la confiance des commissaires de la Convention, fut précisément ce qui le perdit ; mais les causes de sa chute sont trop honorables pour être passées sous silence. D’ailleurs les successeurs de de Flers ne furent pas plus heureux que lui, et celle série de disgrâces nous servira à montrer, une fois de plus, à quel degré d’abaissement les représentants en mission entendaient réduire les généraux, et comment leurs prétentions rendaient impossible l’exercice du commandement.

Le Comité, de salut public avait envoyé dans les Pyrénées-Orientales Cassanyès, l’un des députés de ce département. Bonnet, de F Aude, Espert, de l’Ariège, Fabre, de l’Hérault, et Projean, de la Haute-Garonne. Celait une faute, car dans l’exercice du pouvoir la communauté d’origine et le voisinage engendrent d’ordinaire des préventions et des préférences. L’éloignement rendit le mal plus grave encore, en assurant aux représentants une plus grande indépendance, dont ils ne lardèrent pas à abuser, jusqu’à résister aux ordres mêmes de la Convention. Pour le moment, leur ambition se bornait à tenter une diversion en Espagne, afin d’obliger Ricardos à repasser la frontière. Aux observations de de Flers qui représentait les difficultés de l’entreprise, Espert et Projean répondirent en le signalant comme incapable de commander en chef. A la fin, il dut céder et attaquer, le 17 juillet, un des camps espagnols en avant de Perpignan.

Le succès qui couronna cette tentative augmenta les exigences des représentants. On se trouvait à l’époque de la moisson, et les hommes de réquisition rejoignaient en foule leurs foyers. Ces désertions deviennent le signal de nouvelles dénonciations, et cette fois de Flers est accusé de laisser fondre par son apathie une armée réunie à grand’peine. En même temps, les délégués de la Convention font arrêter son aide de camp, sous prétexte qu’il domine le général.

Il ne restait plus à de Flers, ainsi traqué de toutes parts, qu’à soumettre sa conduite militaire à des juges compétents. Il réunit donc à Perpignan, le 5 août, un conseil de guerre où il appelle, avec les représentants, les généraux de division et de brigade, le commandant de l’artillerie et le directeur des fortifications. Afin de rendre la décision plus solennelle, il demande à chacun de formuler isolément son opinion par écrit. Tous opinent pour le maintien du statu quo jusqu’à l’arrivée des renforts annoncés de Paris. L’un des généraux, celui-là même qui passait pour avoir l’oreille des commissaires de la Convention, avait commencé son avis en ces termes : Les habitants du pays qui proposent d’attaquer le grand camp ennemi sont de bonne foi assurément, mais raisonnent, sans s’en douter, comme les Espagnols et les contre-révolutionnaires.

Le triomphe de de Flers était trop éclatant. Il fallait qu’il cédât la place ou que les représentants abandonnassent la partie. Ceux-ci préférèrent le suspendre, sous prétexte qu’il avait perdu la confiance des citoyens soldats, ajoutant ainsi l’ironie à la persécution. Il est vrai qu’en opposition à la délibération du conseil de guerre, ils avaient pris la précaution commode de demander une dénonciation en règle contre de Flers au procureur général syndic du département[13].

L’amour de l’arbitraire ne pouvait produire que l’instabilité, et désormais les commandants en chef vont se succéder de mois en mois, quelquefois même à un moindre intervalle : Puget de Barbentane après de Flers, Dagobert après Barbentane, Turreau après Dagobert, d’Aoust après Turreau, tous dégoûtés ou brisés par les intrigues qui se croisent autour des commissaires de la Convention.

L’arrêté qui révoquait de Flers et lui donnait Barbentane pour successeur, chargeait en même temps Dagobert du commandement des troupes destinées à opérer en Espagne. Ce dernier se mit en campagne à la (in d’août et, après avoir chassé les Espagnols de leur camp du Mont-Libre, s’empara en quelques jours de Belvère et de Puycerda. Mais cette diversion, bonne pour inquiéter l’ennemi, était impuissante à arrêter la marche de Ricardos sur Perpignan. Pendant que Dagobert soumettait la Cerdagne, la situation dans les Pyrénées-Orientales s’aggravait au point d’obliger Barbentane à se retirer, avec son état-major et les services administratifs de l’armée, à Sijean, sur la route de Narbonne.

L’émoi était grand dans Perpignan, où le général d’Aoust était resté avec 9.000 hommes et Fabre, de l’Hérault. Les habitants s’attendaient tous les jours à être complètement cernés et, bien que Barbentane, après avoir offert de servir comme simple divisionnaire, n’eût quitté la ville que du consentement des délégués de la Convention, ceux-là mêmes qui avaient autorisé son départ furent les premiers à l’accuser de désertion. Barbentane s’émut de ces injustes accusations. Il n’était plus là pour se défendre et il envoya sa démission, tout en appelant du jugement des représentants assiégés à leur décision au jour de la liberté ; mais, mieux inspiré que de Flers, il demanda à aller expliquer la situation au Comité de salut public.

Les succès de Dagobert l’obligèrent à accepter une succession que chacun commençait à redouter. Quand il arriva de la Cerdagne, la situation militaire s’était heureusement modifiée ; d’Aoust avait forcé, le 17 septembre, le camp de Peyres-Tortes et s’apprêtait, pour compléter sa victoire, à marcher contre le grand camp du Mas-d’Eu. Les représentants approuvaient ce projet, mais Dagobert s’y opposa, afin d’attendre les renforts qu’il amenait du Mont-Libre. Ce retard parut préjudiciable aux vainqueurs de Peyres-Tortes. Ils aspiraient en secret à garder pour eux seuls l’honneur de cette journée, la plus complète de la campagne, et, quand Dagobert donna l’ordre de marcher, le 22 septembre, ses instructions furent mal exécutées. La panique d’une section du régiment de Vermandois, qui mit bas les armes, au milieu du combat, acheva de jeter la confusion dans les rangs, et le succès de l’entreprise se trouva définitivement compromis.

Dagobert, vétéran des guerres d’Allemagne et le meilleur général de l’armée des Pyrénées-Orientales, au dire de Turreau, n’était pas homme à supporter en silence un pareil affront. Dès le lendemain, il dénonce au Comité de salut public la coupable inaction du général Goguet, commandant de la cavalerie, qui n’a pas paru de toute la journée ; il signale en termes indignés la fâcheuse partialité des représentants qui le soutiennent. Si Goguet, disait-il, a eu le bonheur de devenir, en un an, de médecin général de division ; si sa liaison avec Fabre doit le faire nommer commandant en chef, il était inutile de faire tant d’instances auprès de moi, pour me déterminer à accepter un poste où je ne sais arrivé que contre mon gré. Quelques jours plus tard, il donne, comme Barbentane, sa démission. C’était tout ce que désiraient les représentants. Ils s’empressent de l’autoriser à retourner au Mont-Libre, et appellent d’Aoust à la tête de l’armée. Le commandement de Dagobert avait duré un peu plus d’une semaine.

Comme on le voit, le désordre était à son comble, et l’arrivée du nouveau général en chef ne devait pas le faire cesser. Presque tous les généraux se disputaient le commandement supérieur. Bonnet, Fabre et Gaston auraient voulu le voir confier à d’Aoust. La nomination de Turreau contrariait leurs projets : au républicain ils préféraient le marquis ; et, après avoir informé le Comité de salut public que le premier aurait un apprentissage difficile à faire, ils s’arrangèrent de façon à ne lui laisser qu’un vain titre. En attendant, d’Aoust bénéficiait des circonstances favorables au milieu desquelles il se trouvait placé. Les Espagnols, effrayés de la résistance de Perpignan et des progrès de Dagobert, venaient de se retirer pour aller au secours de la Cerdagne. D’Aoust les poursuivit jusqu’au delà de Port-Vendres et, à la fin d’octobre, cette campagne, ouverte sous de si tristes auspices, se terminait avec une part égale de revers et de succès.

 

IV

L’histoire de l’armée des Pyrénées occidentales, plus pauvre en faits de guerre, n’est pas moins riche en changements de personnes. Au point de vue militaire, la campagne peut se résumer en quelques mots. Pendant de longs mois, Espagnols et Français vont s’efforcer de transporter en France et en Espagne le théâtre de la lutte, sans jamais faire en pays ennemi d’établissement durable. Au point de vue politique, les mêmes passions y provoquent, avec plus d’exagération peut-être, les mêmes excès d’autorité.

La frontière française présentait de ce côté deux parties vulnérables, Saint-Jean-de-Luz et Saint-Jean-Pied-de-Port. Ces places forcées, Rayonne restait sans défense, et Servan dut s’attacher avant tout à remettre ses fortifications en état, tâche difficile s’il en fut, car l’armée des Pyrénées occidentales, de même que sa voisine, se trouvait dans le plus complet dénuement. Au Nord comme au Midi, on avait débuté par des revers. On prononçait même le mot de trahison et quand le 6 juin, après trois jours consécutifs de combats, le camp de Castel-Pignon, en avant de Saint-Jean-Pied-de-Port, fut emporté par les Espagnols, le général La Genetière, fait prisonnier les armes à la main, fut accusé d’avoir volontairement émigré.

Servan, compromis par ses relations avec le parti de la Gironde, ne pouvait échapper longtemps au soupçon. Vainement avait-il, dès la fin de juin, obligé à son tour les Espagnols à repasser la Bidassoa ; malgré ses efforts contre l’ennemi, il était chaque jour l’objet de dénonciations passionnées. On n’osait pas encore le sacrifier, mais sa révocation était résolue. Au commencement de juillet, les représentants Ysabeau et Ferraud renvoyèrent à Toulouse, sous prétexte d’activer l’expédition du matériel nécessaire à l’armée et, quand il fut ainsi séparé de ses troupes, le Comité de salut public le manda à Paris. A peine arrivé, Servan fut arrêté et passa en prison tout le temps de la Terreur.

Le général d’Elbhecq, désigné pour le remplacer, hésita longtemps avant d’accepter. C’était un vieillard usé par les fatigues de la guerre, démissionnaire pour raison de santé en 1792, bon officier du reste et que la pénurie de chefs militaires avait fait rappeler à l’activité à l’intérieur, au commencement de 1793. Dès son arrivée dans les Pyrénées, d’Elbhecq tomba malade et ne se releva plus. Les représentants en profitèrent pour prendre en mains la direction effective de l’armée, et sa mort devint le signal d’une véritable révolution.

Pendant que les généraux campés autour de Bayonne remportaient sur les Espagnols plusieurs succès dont le plus important leur livrait, le 23 juillet, près de Saint-Jean-de-Luz, le colonel du régiment de Léon, 13 officiers et 193 prisonniers, Garrau et ses collègues soulevaient le pays et préparaient la guerre révolutionnaire. C’est ce qu’il écrivait, le 2 septembre, à la Convention, en disant à l’occasion du décès de d’Elbhecq : Tout nous présage de grands événements. La sainte insurrection est organisée ; le peuple est debout et la sans-culotterie va se porter en foule sur le trône des despotes et les satellites qui l’entourent.

Ce n’était pas seulement contre les tyrans que tonnaient les foudres des délégués de la Convention. A la mort de d’Elbhecq, le général Déprez-Crassier avait pris le commandement, en qualité de plus ancien divisionnaire. On était alors occupé à faire l’amalgame des bataillons de volontaires avec les troupes de ligne, et cette opération rencontrait des difficultés à Bayonne, en raison de l’insuffisance des cadres de l’armée régulière et de rattachement des officiers pour leur ancien uniforme.

Le commandant de la place, du nom de Laroche, jacobin exalté, loin de calmer les esprits, poussait au contraire les représentants dans la voie des rigueurs. La ville se trouvant en état de siège, on commença par suspendre les autorités civiles. Le tour des généraux ne se fit pas attendre, et le 4 octobre Déprez-Crassier et son camarade Willot, coupables de tenir une conduite plus que suspecte et d’avoir perdu la confiance du soldat, étaient incarcérés à la citadelle. Le même arrêté appelait le général Muller au commandement provisoire et portait nomination de plusieurs généraux de division et de brigade.

Laroche triomphait, il avait été choisi par Muller comme chef d’état-major et écrivait, le 3, au Comité de salut public : La municipalité de Bayonne a été renouvelée par les représentants Monestier et Pinet aîné, ainsi que tous les comités qui en dépendaient. Il n’y a plus qu’une municipalité patriote, un comité de salut public républicain et un officier général vrai sans-culotte, vrai montagnard, qui maintiendra la paix et la tranquillité.

Jusque-là, les représentants n’avaient pas dépassé les limites de leurs attributions ; mais, de son côté, le ministre de la guerre avait pourvu aux vacances, et bientôt les nominations arrivèrent à l’armée. Il est plus facile d’exciter les masses populaires que de les retenir ; on s’en aperçut à l’opposition que la société montagnarde de Bayonne apporta à la reconnaissance des nouveaux généraux. Muller était fort perplexe. Il devait obéissance au ministre de la guerre, et pourtant il était dangereux de résister aux représentants qui venaient, par leur arrêté du 21 octobre, de maintenir les nominations faites par eux et de suspendre celles du Conseil exécutif.

Il finit par opter pour ces derniers ; mais il n’était pas au bout de ses tribulations et le conflit allait renaître sur la question du commandement en chef. Les représentants, désireux de rester les maîtres jusqu’au bout, avaient appelé à leur aide leurs collègues des départements voisins. Le 30 octobre, Cavaignac, Dartigoyte, Garrau, Monestier et Pinet aîné, réunis en congrès, décidèrent que Dumas, nommé général en chef par la Convention, n’ayant pas les connaissances locales nécessaires, pourrait, s’il le désirait, servir comme divisionnaire, mais que Muller conserverait provisoirement le commandement.

Cette situation anormale se prolongea pendant plusieurs mois, et nous ne croyons pas qu’il soit possible de rêver un spectacle plus extraordinaire que celui qu’offraient à ce moment les deux armées des Pyrénées. Du soldat jusqu’au général, la confusion était partout et l’anarchie était provoquée par ceux-là mêmes qui avaient la mission de faire respecter la loi. Quelle source d’hésitations pour les généraux ! et chez les représentants, quel abus de pouvoir ! Pour vaincre dans de pareilles conditions, il a fallu vraiment que l’étranger fût bien aveugle et que Dieu protégeât la France[14].

 

V

C’est surtout à partir du mois de juillet que le Comité de salut public applique aux généraux la politique de suspicion et de rigueur qui doit être la loi de son règne. Les plus en vue sont les premiers frappés, et en moins d’un mois, du 11 juillet au 9 août, les commandants en chef des trois principales armées de à République, Custine, Biron, Brunet, sont destitués et successivement déférés au Tribunal révolutionnaire. Au premier, on ne reprochait rien que ses échecs militaires, mais il fallait donner aux passions démagogiques une explication sanglante des revers de la frontière. Le second avait fait incarcérer Rossignol, l’un des coryphées delà populace parisienne ; c’était évidemment un crime irrémissible. La faute du dernier était plus grave encore ; il avait osé résister à des ordres illégaux, donnés par des représentants en mission. Ces prétendues trahisons réclamaient un châtiment exemplaire et la justice révolutionnaire ne trouva pas la peine de mort trop rude. Si, après de pareilles iniquités, les généraux n’ont pas été tentés de trahir réellement, c’est que la conscience de la France s’était réfugiée dans le cœur de l’armée.

Custine n’avait quitté qu’à regret l’armée du Rhin[15]. Il pressentait qu’après son départ ses actes seraient travestis, et que son échec de Landau serait exploité par ses calomniateurs. Il ne se trompait pas. Gâteau et Garnerin, commissaires du pouvoir exécutif, l’accusèrent d’avoir déshonoré l’armée, en continuant à commander après avoir reçu l’avis de son changement.

De plus grandes difficultés l’attendaient à l’armée du Nord. Depuis que la défection de Dumouriez avait relâché dans ses rangs tous les liens de la discipline, la délation était à l’ordre du jour. Les soldats dénonçaient leurs officiers ; les officiers, leurs généraux. Custine ne fut pas épargné dans les rapports secrets de ceux qui s’étaient arrogé la mission d’épurer à leur guise tous les états-majors. Celliez surtout, l’un des commissaires de Bouchotte, ne lui pardonnait pas de l’avoir fait arrêter, au moment où il distribuait aux soldats les exemplaires du Père Duchêne que le ministère de la guerre envoyait officiellement aux armées.

Custine, se sentant enserré dans un réseau de sourdes inimitiés, demanda au Comité de salut public l’autorisation de venir à Paris exposer ses plans de campagne. Il se berçait encore d’illusions et croyait pouvoir confondre ses détracteurs. En réalité, il était perdu le jour où il quitta l’armée. Le Comité de salut public avait déjà résolu sa destitution et hésitait seulement à le faire arrêter au milieu de ses soldats. Il s’empressa d’acquiescer à son désir et usa de diplomatie, en lui laissant le choix du moment[16].

Custine arriva, le 18 juillet, à Paris et se mit sur-le-champ aux ordres du Comité de salut public et de la Convention[17].

Malheureusement pour lui, les événements s’étaient précipités depuis le jour où il avait demandé à expliquer sa conduite, et il semblait que la fatalité s’ingéniât à accumuler les griefs sur sa tête. Marat venait d’être assassiné, Condé avait dû se rendre aux Impériaux, et l’on désespérait de sauver Valenciennes et Mayence. Tous ces désastres étaient imputés à celui qui n’avait su ni sur le Rhin, ni dans le Nord, manœuvrer de façon à débloquer les places confiées à sa vigilance. Leur longue résistance était la preuve même de sa trahison. L’Ami du Peuple n’avait-il pas prédit que Custine serait un autre Dumouriez et qu’à son tour il trahirait la République ? Le coupable venait de lui-même se livrer à ses juges. Il était naturel, maintenant que le prophète était passé Dieu, que la piété de’ ses adorateurs lui offrît en holocauste ce soldat qu’il avait frappé de son anathème.

Dès le lendemain de son arrivée, Custine fut l’objet d’une mesure qui caractérise bien cette époque d’anarchie monstrueuse, où tous les pouvoirs étaient confondus et où nul homme, revêtu de fonctions publiques, n’échappait au soupçon. On avait vu naguère deux ministres, Clavière et Lebrun, détenus dans leur hôtel, conserver l’exercice de leurs fonctions et se rendre, entre deux gardes, aux séances du Comité de salut public, pour y discuter les affaires de l’État. On vit de même, spectacle non moins étrange, un général en chef se promener dans Paris sous la surveillance d’un gendarme. Cette escorte d’honneur d’un nouveau genre le suivait jusqu’au théâtre ; et partout, en manière de protestation, Custine était salué d’ovations bruyantes.

Ces témoignages d’intérêt redoublaient la rage de ses ennemis, et les meneurs de la Convention demandèrent qu’on mit fin à ce scandale. Bazire voulait qu’on arrêtât Custine, par mesure de sûreté générale ; Danton ajoutait : Condé a capitulé faute de vivres, Valenciennes est cerné ; il faut que Custine soit jugé ! On l’arrêta le 22 juillet. Il n’était encore que suspect et put choisir le Luxembourg comme lieu de détention. Mais en temps de révolution les événements se succèdent avec rapidité et, le 26, Custine, transféré à l’Abbaye comme un criminel ordinaire, écrivait à la Convention : Je suis arrêté depuis cinq jours et n’ai pas encore été interrogé ! Je demande à être jugé. Malgré tout, on hésitait à frapper. Thuriot proposa même, puisqu’il s’agissait d’un objet militaire et qu’il était inutile de surcharger le Comité de salut public, de renvoyer la lettre au Comité militaire ; mais Robespierre s’y opposa, en rappelant que Custine était accusé de conspiration avec l’étranger.

La capitulation de Mayence fit taire tous les scrupules. Nous avons déjà raconté l’émotion produite par cette nouvelle. Comme si l’on n’eût attendu que cette occasion d’accabler Custine, Billaud-Varennes mêle habilement son nom à ceux des généraux Doyré et Aubert-Dubayet et s’écrie, à la séance du 28 juillet : Citoyens, telle est donc la destinée des républiques qu’elles ne peuvent se fonder qu’au milieu des orages et des trahisons. Il ajoute que Custine n’a pas seulement préparé la ruine de Mayence, qu’il a encore trouvé sa chute trop lente, puisqu’il a écrit à Doyré, pendant le blocus, pour l’engager à capituler.

L’infortuné général ne pouvait échapper, du moment où l’on mettait en arrestation les défenseurs mêmes de la ville. Il est décrété d’accusation et Billaud-Varennes, reprenant la parole, lance un dernier commentaire. Je demande, dit-il, qu’on s’occupe, toute affaire cessante, de juger ce grand criminel. Il faut que dimanche ce traître ait cessé de vivre. On était au lundi. Le terrible proscripteur n’accordait qu’un répit de cinq jours ; Fouquier-Tinville, plus généreux, en octroya dix-huit. Il est vrai qu’il ne put pas faire autrement, tant on avait accumulé de dénonciations et de pièces, dans le but de donner plus d’éclat à des débats qui embrassaient deux années et plusieurs campagnes.

Le procès de Custine est trop connu pour que nous ayons à en retracer le tableau. Cependant nous ne pouvons pas nous dispenser de le caractériser et de dire que, parmi les accusations, beaucoup étaient exagérées ou puériles, et qu’aucune ne fut suffisamment justifiée. Le seul grief d’apparence sérieuse était l’insuffisance des approvisionnements réunis dans Mayence ; mais cette responsabilité n’incombait pas à Custine. Lorsqu’il avait quitté cette ville, le 18 février, il avait signalé la situation au ministre Pache et renouvelé ses instances auprès de son successeur Beurnonville. Des considérations politiques retardèrent le ravitaillement. On songeait, à ce moment, à désunir le faisceau de la coalition, et le Comité de salut public n’était pas éloigné de remettre Mayence entre les mains de la Prusse, en échange de sa neutralité. Custine fut même chargé par Lebrun de sonder le roi et se trouva, par voie de conséquence, déchargé du soin d’approvisionner une place qu’on était sur le point d’abandonner. De sorte qu’au lieu d’accuser Custine d’avoir laissé Mayence sans vivres et sans secours, on eût dû plutôt lui reprocher d’avoir maintenu dans cette ville une garnison considérable, dont l’éloignement affaiblissait inutilement l’armée du Rhin.

En tout état de cause, le Tribunal révolutionnaire manquait des lumières suffisantes pour juger une affaire exclusivement militaire. Mais, comme il arrive toujours en pareille occurrence, les moins éclairés se montrèrent les plus ardents. Tandis que Merlin et Rewbell, les meilleurs appréciateurs de la conduite de Custine, cherchaient à l’excuser ou le chargeaient modérément, Vincent et Laveau, qui n’avaient suivi les opérations que dans les bureaux de la guerre, formulaient contre lui les accusations les plus passionnées. On vit ainsi, devant des juges incompétents, des témoins, pour la plupart incompétents eux-mêmes, se transformer en stratégistes, discuter la conduite d’un général et développer les plans les plus gigantesques.

Il est vrai qu’à la Convention on était moins exigeant encore et que le capucin Chabot s’écriait en pleine séance : Quel est l’homme qui peut douter que Custine soit coupable ? Condé, Valenciennes, Mayence ne déposent-elles pas contre lui ? L’argument était sans réplique et, le 27 août, après douze jours de débats, Custine, l’assassin du peuple français, au dire de Robespierre, était condamné à mort[18].

Il mourut avec courage, en recommandant à son fils de justifier sa mémoire, dans les beaux jours de la République, et de faire tous ses efforts pour le réhabiliter dans l’esprit de la nation. Ces beaux jours ne devaient pas venir ; et quant à la réhabilitation, sa mémoire n’en eut pas besoin. La mort de Custine fut une iniquité et l’opinion de l’histoire n’a changé ni sur sa personne, ni sur ses bourreaux. La République avait eu tort, au début, de voir un capitaine dans Custine ; plus tard, elle ne fut pas plus équitable, en affectant de le transformer en traître.

 

VI

Biron avait commandé d’abord l’armée du Rhin et plus tard celle des Alpes-Maritimes. Le Comité de salut public, désireux de l’éloigner de Marseille, où était détenu le duc d’Orléans, avec lequel on le savait lié d’étroite amitié, l’appela, dans les premiers jours de niai, à la tête de l’armée des côtes de La Rochelle. Biron ne prévoyait que trop les difficultés qui l’attendaient dans la Vendée, et invoqua vainement l’état de sa santé pour s’y soustraire. Il fallut obéir et se rendre à Niort, où les troupes républicaines s’étaient réfugiées, après la déroute de Fontenay.

Quand Biron arriva dans cette ville, le 28 mai, le désordre était à son comble. Les soldats désertaient par compagnie et par bataillon ; ceux que la réquisition amenait à leur place logeaient, au hasard, chez les habitants et vivaient à leur guise, sans que personne soupçonnât leur présence. Le seul moyen de contrôle était de battre la générale, et cette ressource même était si précaire que, le jour de l’entrée de Biron, le tambour put à peine réunir le dixième de la garnison. A l’indiscipline des soldats s’ajoutaient l’inexpérience complète des officiers, les dilapidations éhontées des commissaires du pouvoir exécutif, les ordres contradictoires des représentants en mission.

Cette dernière cause eût suffi à engendrer la confusion et contribuait à l’entretenir. A ce moment, l’armée des côtes de La Rochelle ne comptait pas moins de quatre commissions, émanées directement de la Convention et agissant simultanément, avec des pouvoirs sans contrepoids et sans limites. Une siégeait à La Rochelle, une autre à Niort, la troisième à Poitiers, la quatrième à Tours.

La commission de La Rochelle et celle de Poitiers n’avaient qu’une délégation spéciale, la défense du littoral et du département de la Vienne ; tandis due celles de Niort et de Tours étaient chargées, d’une façon générale, de surveiller Biron et d’organiser les troupes dirigées sur la Vendée ; mais l’entente existait rarement entre elles. La commission de Tours surtout, plus rapprochée du centre révolutionnaire, avait des prétentions plus hautes et aspirait à prendre la direction générale des opérations.

Autour d’elle se groupaient des délégués de toute sorte, adjoints du ministre de la guerre, envoyés de la Commune de Paris et des sociétés populaires. Au milieu de ces contradictions perpétuelles, personne ne savait à qui obéir, et les généraux n’étaient pas moins embarrassés, pour commander à des soldats qui trouvaient constamment une oreille disposée à recueillir leurs dénonciations et leurs plaintes.

Afin démettre un peu d’ordre dans ce chaos, Biron, d’accord avec la mission de Niort, commença par renvoyer les bouches inutiles et alla chercher à Saumur, auprès des représentants de Tours, le matériel qui lui manquait. Son premier soin, en arrivant, est de demander les états de situation de l’armée ; et, à Saumur de même qu’à Niort, on ne peut pas les lui fournir.

Les membres de la commission de Tours l’accueillirent avec défiance et provoquèrent la réunion d’un conseil de guerre. Le plan de Biron était déjà arrêté dans son esprit. Il voulait couper les communications des Vendéens avec la mer et les enserrer méthodiquement, dans un cercle de fer et de feu, pour les obliger à mettre bas les armes sans avoir à tirer, s’il était possible, un coup de fusil. Son avis prévalut ; mais l’entente n’était qu’apparente et chacun, en se séparant, conservait ses préventions et ses préférences. Les représentants ne pouvaient croire qu’un homme de la vieille cour, qu’un ancien ami de la reine et du duc d’Orléans, dût combattre avec bonne foi les Vendéens, qui réclamaient un roi. De son côté, Biron se demandait comment il assurerait le secret des opérations, avec des conseils où siégeaient seize membres, étrangers pour la plupart au service militaire.

Au lieu des secours qu’on lui avait promis, le général en chef reçut la nouvelle de la déroute de Doué et de la perte de Saumur. Rien ne faisait pressentir ces désastres, les échanges de communications devenant chaque jour de plus en plus rares entre Tours et Niort. Biron s’en plaignit amèrement au Comité de salut public. Les causes de nos revers, disait-il, seront éternellement les mêmes, tant qu’on n’y apportera pas de remède : défaut d’organisation, d’instruction, de subordination. Obéir paraît si loin de l’égalité, que personne ne s’en impose le devoir.... Le métier de général est devenu impossible à faire. Je n’ai jamais manqué et je ne manquerai jamais au respect que je dois aux représentants du peuple ; mais mon devoir me commande impérieusement de déclarer que ces commissions se sont multipliées à tel point, qu’elles sont véritablement devenues nuisibles au service de la République.

Cette lettre était motivée par les empiétements continuels de la commission de Tours. Dans un nouveau conseil de guerre, tenu en dehors du général en chef, le plan de campagne adopté à Saumur, huit jours auparavant, avait été entièrement modifié.

Jamais décision plus irrégulière n’avait été prise par assemblée plus singulièrement composée. Elle comprenait sept représentants, qui avaient été primitivement envoyés dans différentes directions, pour activer la levée des volontaires, et que le mouvement rétrograde des troupes républicaines avait obligés de se concentrer sur les derrières de l’armée. C’étaient Choudieu, Bodin, Richard, Ruelle, Bourbotte, Delaunay et Tallien : six jurisconsultes et un journaliste. A côté d’eux, siégeaient les deux commissaires du pouvoir exécutif. L’un, Lachevardière, ancien vice-président du Directoire de Paris, homme relativement modéré, tenait ses pouvoirs du conseil des ministres ; l’autre était Parein, avocat sans causes, pour le moment chef de bureau au ministère de la guerre et délégué du ministre, dont toute la carrière militaire devait consister dans la présidence des commissions de justice de Saumur et de Lyon. Les généraux se trouvaient en minorité, quatre contre neuf.

Des sept représentants, quatre appartenaient aux départements que menaçait directement la prise de Saumur. Bodin et Ruelle étaient d’Indre-et-Loire, Choudieu et Delaunay de Maine-et-Loire. Naturellement ils ne devaient guère hésiter à sacrifier Niort, La Rochelle et le littoral, alors qu’ils espéraient sauvegarder leurs concitoyens, leurs amis, leurs propres biens peut-être. Us avaient en outre des rancunes personnelles à satisfaire. Choudieu, originaire d’Angers, se plaignait de ses compatriotes, et aucun d’eux n’avait oublié la froideur de l’accueil qu’ils avaient reçu à Nantes. C’étaient autant de raisons pour abandonner à elles-mêmes des villes où l’esprit public était tellement gâté, qu’on y parlait hautement de composition avec les brigands.

Quant aux généraux, leur rapprochement n’était pas moins bizarre. Menou, suspect de royalisme pour avoir essayé de défendre les Tuileries au 10 août, coudoyait dans le conseil Santerre, qui avait, dans la même journée, commandé l’insurrection triomphante. Duhoux comptait son neveu dans les rangs de l’armée vendéenne et Berthier, ancien chef d’état-major de Rochambeau et de Luckner, avait à remplir la délicate mission de donner une forme régulière aux conceptions stratégiques des représentants et des commissaires.

Choudieu avait apporté lui-même la délibération, afin d’enlever plus facilement le consentement de Biron. Ce dernier répondit en convoquant à son tour une réunion des officiers généraux et des représentants présents à Niort. Ace moment, les troupes de Biron manquaient de vivres et de moyens de transport. Le général n’eut pas de peine à démontrer que, dans ces conditions, il serait imprudent d’abandonner les postes de ravitaillement et de se porter en masse, à la recherche de l’ennemi, vers un point idéal. Il demanda le maintien du plan primitif et le conseil partagea son sentiment.

En notifiant, le 15 juin, cette décision au général Duhoux, à Tours, Biron expliquait ainsi la pensée qui l’avait inspirée : Je ne suis pas d’avis, disait-il, que l’armée doive, sans se diviser, s’éloigner des côtes pour agir en masse. Je sais bien que cette disposition paraît généralement désirée et peut permettre des succès brillants ; mais il faut avoir le courage si peu commun de la sacrifier à la véritable utilité... Il ne s’agit pas d’acquérir journellement de la gloire en continuant la guerre... L’avantage d’éteindre huit jours plus tôt la guerre civile est inappréciable. Nous n’en hâterons pas la fin, si nous nous contentons de battre les brigands et de les chasser devant nous, et si nous ne parvenons pas à les entourer et à les anéantir.

La Commission de Tours ne tint pas plus de compte de cette seconde délibération que dé la précédente. La première fois, il n’était question que de sacrifier les villes aux campagnes. Le 25 juin, un troisième conseil de guerre, tenu d’urgence sous prétexte de voler au secours de Nantes, arrête au contraire de porter sur Angers toutes les forces disponibles, en chargeant Biron de garder les magasins de Tours. Par extraordinaire. Télé-ment militaire s’était trouvé le plus nombreux ; mais, comme le 11, les représentants, le général ministre Ronsin, les deux commissaires du pouvoir exécutif Lachevardière et Dumas, avaient délibéré avec les généraux et dicté la décision. Il devenait évident qu’en laissant au général en chef la responsabilité apparente, les représentants entendaient exercer, sous son nom, le commandement effectif. Biron ne s’y trompa pas. II autorise le mouvement proposé et offre sa démission.

Le Comité de salut public s’émut de ce conflit et trancha d’abord le différend en faveur de Biron. Ce fut même un triomphe sans exemple à cette époque, tant le blâme était énergique et la confiance manifeste.

Dans la matinée du 28 juin, Guy ton et Berlier écrivent à Biron : La Commission centrale, établie par les représentants du peuple a Tours, s’est écartée de l’instruction décrétée par la Convention nationale. Les officiers généraux de l’armée ont été égarés par les dangers de la ville de Nantes et par le concours des circonstances. L’adjoint du ministre de la guerre, les commissaires nationaux ont manqué essentiellement à leur devoir. C’est à vous, général, à réparer tant d’erreurs et de fautes.

Le soir, le Comité lui-même déclare : 1° que le conseil de guerre a été tenu d’une manière irrégulière et avec une sorte de publicité dangereuse pour l’exécution des meilleures conceptions ; 2° qu’on a eu tort de vouloir influencer le général, en ne lui laissant d’autre liberté que celle d’approuver le projet proposé ; 3° que Biron, étant investi de la confiance de la nation, doit diriger sans influence secrète ou publique toutes les opérations militaires. Comme sanction, les représentants étaient invités à rejoindre leur poste à la Convention, et il était enjoint à Bouchotte de rappeler Ronsin et ceux des commissaires nationaux dont la présence était une occasion de trouble dans la Vendée.

Quarante-huit heures plus tard, les choses avaient changé de face. Choudieu était arrivé à Paris. Il court au Comité de salut public et se fait communiquer la correspondance de Biron. Celui-ci n’y ménageait guère l’ingérence des représentants et l’ineptie des commissaires du pouvoir exécutif. A cette lecture, la colère de Choudieu redouble ; il se récrie, s’indigne, accuse à son tour. Le crime de la commission, c’est d’avoir voulu sauver Nantes ; comment appellera-t-on l’inertie de Biron ?

Ce thème était habile et le Comité de salut public prend, à la date du 30 juin, un nouvel arrêté qui, sous prétexte d’expliquer celui du 28, en bouleverse toute l’économie. C’était en réalité un premier arrêt contre Biron, puisque le Comité déclarait que la Commission de Tours s’était proposé non d’entraver, mais d’accélérer l’activité du général en chef. Sur un autre point, le succès de Choudieu était plus grand encore. Ronsin et ses acolytes conservaient leurs fonctions, et les pouvoirs des représentants mieux définis leur assuraient une véritable prépondérance.

Biron apprit à Saumur, où il s’était rendu pour se porter de sa personne au secours de Nantes, qu’il avait perdu la confiance du Comité de salut public. Il n’y avait plus qu’à se retirer ; et le général l’eût fait sur-le-champ, si la gravité des circonstances ne lui avait pas imposé le devoir de rester à la tête de l’armée. La levée du siège lui rendit sa liberté et, avant de retourner à Niort, où le rappelait une panique, il envoya d’Angers sa démission motivée sur le mauvais état de sa santé.

Un nouveau grief allait bientôt être relevé contre lui et consommer sa perte. Biron, dans l’intervalle, avait osé faire arrêter à Saint-Maixent, pour insubordination, l’un des favoris du parti montagnard, le fameux Rossignol[19], lieutenant-colonel de la 32e division de gendarmerie.

Les faits étaient patents. Rossignol n’avait pas craint de dire, dans le conseil de guerre du i3 juin, que sa troupe ne marcherait plus, sans être certaine d’être an moins six contre quatre. Le conseil était indigné, mais les représentants intervinrent et le coupable ne fut pas puni. Fort de cette faiblesse, Rossignol continua ses propos et ses menées. Il alla même, à la fin du mois, jusqu’à exiger de ses soldats le serment de ne pas obéir au général en chef, parce que c’était un ci-devant et un traître.

Il était impossible de fermer les yeux plus longtemps, et Westermann donna l’ordre de le conduire devant l’accusateur public à Niort. Rossignol s’adressa alors à Biron, pour réclamer sa mise en liberté. Le général n’avait rien fait pour venger une injure personnelle ; il ne voulut pas davantage arrêter le cours de la justice. La Commission de Tours n’eut pas les mêmes scrupules. A la première nouvelle de l’arrestation, Choudieu, Richard, Ruelle et Tallien se réunissent et ordonnent de surseoir à toute poursuite et même à toute instruction jusqu’à décision contraire de la Convention. Cette dernière n’y mit pas plus de formes. Rossignol était un patriote connu, un véritable républicain. Pourquoi aurait-on exigé des témoignages et des preuves ? Son chef, au contraire, était un ex-noble, un ex-conspirateur, comme disait Thuriot ; il fallait examiner sa conduite incivique. Dans la séance du 10 juillet, la Convention décrète que Rossignol sera rétabli dans ses fonctions et renvoie l’examen de l’affaire au Comité de salut public. Bouchotte ajoute, le 11, en envoyant le décret à Biron : Cette justice rendue à un patriote pur jette un grand blâme sur la conduite qui a été tenue en cette occasion.

Cependant le Comité de salut public était fort embarrassé pour prendre une mesure de rigueur contre un général auquel il prodiguait, quelques jours auparavant, les plus grands éloges. Jean-Bon-Saint-André se fit, à la séance du 11 juillet, l’interprète de ces hésitations : Il n’y a pas, disait-il, d’accusation positive contre Biron ; mais on lui reproche de n’avoir pas développé toute l’activité nécessaire... Gasparin, pendant sa mission, a appris que ses fréquentes incommodités le rendaient peu propre aux fonctions importantes dont on l’a chargé... Puisque Biron reconnaît lui-même son insuffisance, le Comité propose de décréter son rappel et son remplacement immédiate[20].

Ronsin et Parein se chargèrent de fournir les griefs dont on avait besoin. Depuis qu’ils avaient eu connaissance des plaintes portées contre leurs honteuses dilapidations, ils brûlaient du désir de se débarrasser d’un surveillant si incommode et ne négligeaient aucune occasion de le perdre. Pendant que l’un accusait Biron de ne rien faire à Niort, l’autre lui reprochait sa présence à Angers. Le premier voulait qu’on le destituât sans retard, dans la crainte de le voir suivre l’exemple de Dumouriez et de Wimpfen ; le second ajoutait qu’il fallait en outre le livrer au glaive de la loi. Ils ne s’entendaient que sur un point, l’inutilité des attaques partielles, et reprochaient au général, qui avait tenté tout le contraire, d’avoir voulu détruire en détail une armée assez forte pour exterminer les brigands en huit jours.

Biron avait les mains pleines de preuves pour sa justification et quitta Niort sans inquiétude. Mais, en arrivant à Paris, il retrouva Custine, et le vent de persécution qui soufflait sur les généraux les emporta tous les deux[21]. Biron, toutefois, attendit longtemps son jugement. Pendant cinq mois, le Comité de salut public resta sourd à ses demandes d’explication, et ne consentit à l’entendre que le jour où les arrêts d’accusation étaient devenus des arrêts de mort. Cette longue détention n’avait rien révélé et, devant le Tribunal révolutionnaire, Choudieu et son collègue Richard, de la commission de Tours, renouvelèrent leurs éternels reproches d’inertie dans la conduite des opérations, de résistance à l’autorité des délégués de la Convention et de persécution des patriotes. La décision ne pouvait être douteuse, et Biron entendit, avec la fermeté d’un homme habitué à exposer sa vie et l’insouciance du plus brillant courtisan de l’ancienne cour, le jugement qui le condamnait à mort. Le lendemain, dernier jour de l’année 1793, sa tête tombait sur la place Louis XV. Il n’avait que quarante-six ans.

Biron avait cherché, comme Custine, à régler le mouvement révolutionnaire et échoua, comme lui, dans ses efforts pour conserver l’indépendance nécessaire à un commandant d’armée. Tous les deux tombèrent victimes de leur amour pour la discipline, et leur condamnation est également inique. Celle de Biron offre cependant un sujet de méditation de plus. En se ralliant à la République, Custine s’était abrité sous les plis du drapeau national pour combattre l’ennemi du dehors et de rendre le sol sacré de la patrie. Biron avait fait en avant un pas plus décisif et accepté, à l’intérieur, un rôle incompatible avec l’illustration de son origine et les passions de la démagogie. Quand il reconnut sa faute, il ne lui restait plus qu’à tourner la difficulté en grand seigneur, en offrant sa vie pour empêcher l’extermination de la Vendée. Mais il était trop tard, et sa’ résistance ne fit que précipiter sa chute. Dans tous les temps, la révolution, comme Saturne, a dévoré ses adeptes et sacrifié, le lendemain de la victoire, ceux dont la complicité avait assuré son triomphe, mais dont la conscience désapprouvait ses excès[22].

 

VII

Brunet avait succédé, le 26 mai, à Biron dans le commandement de l’armée d’Italie. Il était loin d’être sans talent et ses succès, contre les Sardes, lui avaient mérité les éloges du Comité de salut public. Quelques jours avant sa nomination, Collot d’Herbois s’était même étonné, à la tribune de la Convention, que l’on n’eût pas encore reconnu ses services par un poste important, et avait été de la sorte l’un des auteurs de son élévation.

Malgré ces antécédents et bien qu’il ne fût jamais sorti de son rôle militaire, la position du nouveau général ne tarda pas à devenir difficile. L’armée d’Italie D’occupait qu’une faible partie du comté de Nice. Menacée par devant par les Piémontais et par derrière par la flotte anglo-espagnole de la Méditerranée, elle était exposée, au moindre échec, à se voir rejetée de l’autre côté du Var. La retraite elle-même pouvait se trouver compromise par la scission de Marseille et de Toulon, après le 31 mai, et l’influence que leur exemple était de nature à exercer sur des troupes recrutées en grande majorité dans la Provence.

Brunet n’hésita pas et commença par demander une diversion aux hasards de la guerre. Il voulait refouler les Piémontais sur les hauteurs des Alpes ; mais, après un engagement indécis, le 8 juin, et un échec définitif, le 12, il dut rentrer dans ses cantonnements et se borner à les mettre, par des retranchements, à l’abri d’un coup de main.

Quant aux difficultés intérieures, son parti était non moins nettement arrêté. Fidèle à son passé, Brunel était résolu à ne pas se. prononcer entre la Montagne et la Gironde, et comptait sur la mobilité des populations méridionales, pour faire tomber la résistance, le jour où elle apparaîtrait inutile. Cette conduite pleine de prudence, en le mettant en conflit avec les commissaires de la Convention, entraîna sa perte.

Six représentants se trouvaient à ce moment dans le Midi. Quatre, Barras, Pierre Bayle, Beauvais et Despinassy, étaient spécialement attachés à l’armée d’Italie ; les deux autres, Fréron et Roubaud, avaient reçu une mission spéciale, pour le recrutement, dans les départements des Hautes et des Basses-Alpes. En prévision des troubles qui pouvaient, d’un moment à l’autre, couper les communications avec Paris, ces six commissaires s’étant trouvés réunis à Toulon prirent, à la date du à juin, un arrêté autorisant Fréron et Roubaud à se joindre provisoirement à l’armée d’Italie.

C’était une atteinte indirecte aux prérogatives de la Convention qui, seule, avait le droit d’étendre ou de modifier les attributions conférées par elle à ses membres. Brunet s’en émut et, avant de rendre publique la première dépêche où Fréron avait agi de concert avec Barras, il crut devoir écrire à ce dernier que, d’après l’opinion générale de l’armée, son collègue n’avait pas de pouvoirs auprès d’elle.

Pour dissiper ces scrupules, les quatre représentants dont l’autorité n’était pas contestée rendirent à Nice, le 26juin, un nouvel arrêté qui, plus explicite que le premier, conférait à Fréron et à Roubaud le droit de prendre et de signer toutes les mesures nécessaires au salut public. Cette fois, l’usurpation était flagrante, et Brunet renouvela ses protestations. Mais les événements avaient marché. Despinassy, compromis par ses relations avec les Girondins, avait dû se cacher ; Roubaud était retourné à Paris ; Pierre Bayle et Beauvais venaient d’être arrêtés à Toulon ; et Barras, échappé à grand’peine avec Fréron à la poursuite des Toulonnais, commençait à s’irriter de la résistance du général. Il lui adressa, le 20 juillet, une lettre qui n’admettait pas de réplique.

Général, disait-il, je crois vous parler en républicain. Vous savez que deux représentants du peuple sont absents, que deux autres viennent d’être arrêtés à Toulon..... Comment, dans le moment où les besoins s’accumulent et où l’attentat le plus sacrilège du fédéralisme se commet presque sous vos yeux, pouvez-vous, vous, général de la République une et indivisible, contester à un membre de la Convention le droit et les pouvoirs de s’occuper du soulagement de l’armée, de la sûreté de nos frontières et du salut de l’État ? Par l’absence effective de trois de mes collègues, je réunis à moi seul tous les pouvoirs qui leur étaient délégués. Fréron a déjà été adjoint par un arrêté saisi à Toulon ; je l’associe à mes travaux et assume toute la responsabilité, certain d’être avoué hautement par la Convention nationale.

Malgré leur ton d’assurance, les représentants n’avaient qu’une médiocre confiance dans la légitimité de leurs pouvoirs et ils s’empressèrent d’annoncer au général, quelques jours plus tard, que la Convention envoyait à l’armée d’Italie Robespierre jeune et Bicord. Mais on ne les vit point paraître. La route était coupée à Avignon, et ils s’y attardèrent jusqu’à la prise de Marseille.

Brunet cependant ne voulut pas paralyser le service et finit par céder, tout en réservant sa liberté d’action pour le jour où la gravité des intérêts engagés justifierait une résistance ouverte. Cette occasion ne se fit pas attendre.

Quand Carteaux eut franchi la Durance, Barras et Fréron, qui jusqu’alors avaient usé de temporisations, requirent le général en chef, au nom du salut public, au nom de la loi et de la souveraineté du peuple, de faire marcher sur Aix cinq bataillons avec l’artillerie et les dragons nécessaires. Dans des circonstances analogues, Kellermann, pour couvrir sa responsabilité, avait exigé un décret de la Convention, avant de marcher sur Lyon[23]. En présence de l’incompétence de jour en jour plus manifeste des représentants, Brunet se retrancha derrière les raisons de légalité qu’il avait déjà fait valoir.

D’un côté, il informe le Comité de salut public qu’il suspend l’exécution de la réquisition, parce qu’elle exposerait l’armée à être refoulée en France ou à se voir renfermée dans le comté de Nice. De l’autre, il accourt près de Barras ; il lui représente qu’aux termes de la loi du 30 avril 1793 il ne peut délibérer seul ; que vainement il excipe de l’adjonction de son collègue Fréron ; que, depuis sa nomination, est intervenue la loi des 15 et 19 juillet, dont l’article 3 interdit aux représentants en mission de déléguer leurs pouvoirs ; qu’on sait enfin que la Convention a nommé des commissaires près l’armée d’Italie. Il n’y avait rien à répondre à une argumentation si péremptoire. Barras se laisse convaincre et signe sa démission provisoire jusqu’à l’arrivée de Robespierre.

Cette abdication contrariait singulièrement les appétits des volontaires que les représentants avaient réunis, pour marcher au pillage de Marseille. Brunet avait à peine quitté Nice que le bataillon du Beausset essaie de se mutiner. Fréron, plus emporté que son collègue, pro6te de l’incident et reproche à Barras son inconcevable faiblesse. Par ses soins, la société républicaine de Nice se réunit et, invoquant le salut du peuple comme la suprême loi, invite les représentants à rentrer en fonctions et à suspendre le général. Barras, toujours irrésolu, cède à la pression de la foule, comme il avait cédé à celle de Brunet. Il retire sa renonciation, et les deux représentants adressent au commandant du camp de Biot, l’un des deux rassemblements de l’armée d’Italie, la réquisition directe de se replier sur Nice.

Malgré son étonnement, Brunet voulut encore tenter un dernier essai de conciliation. Il rappelle aux représentants la conversation qu’il a eue avec eux, la veille, et les promesses qui lui ont été faites. C’est la nécessité des opérations militaires et le soin de sa responsabilité personnelle qui motivent sa résistance ; mais il n’oubliera jamais le caractère sacré dont ils sont revêtus et il continuera, comme par le passé, à leur fournir une garde d’honneur et des escortes.

Soutenu par Fréron, Barras cette fois reste inébranlable. La rupture était complète, et Brunet n’avait plus qu’à demander justice à la Convention. En attendant, il enjoint, le 8 août, au commandant du camp de Biot de retourner à son poste, et au commandant de la place de Nice de signifier à Barras ainsi qu’à Fréron les décrets qui suspendent leurs pouvoirs. Le même jour, il les prévient lui-même que, s’ils persistent, il sera obligé de les dénoncer comme rebelles aux lois. Le lendemain, il met à l’ordre de l’armée que les seuls commissaires accrédités près d’elle, sont les représentants Barras, Robespierre jeune, Beauvais et Bayle, et que l’obéissance n’est due qu’aux réquisitions signées par deux d’entre eux.

Brunet, à cette date, se trouvait sans commandement. Dès la veille, Barras el Fréron avaient tranché eux-mêmes la question de compétence et lancé contre lui un arrêté de suspension ; mais l’opinion s’était si manifestement prononcée contre eux, qu’ils jugent prudent d’annoncer, dans leur proclamation à l’armée, qu’ils avaient agi d’après les ordres de leurs collègues, Robespierre et Ricord, rendant par ce subterfuge un dernier hommage au respect de leur victime pour la légalité.

Entre un général suspect de modérantisme et deux montagnards soutenus par la tourbe jacobine, le Comité de salut public ne pouvait pas hésiter. Déjà, dans les premiers jours d’août, il avait reçu des mains d’un affidé de Fréron une dénonciation furibonde. A cette seconde accusation, il répond en ordonnant au ministre de la guerre de remplacer Brunel et de le faire transférer à Paris.

Il était difficile de poursuivre un général coupable d’avoir résisté, la loi à la main ; mais il restait la ressource da crime de haute trahison. Brunet, dans sa correspondance, n’avait pas cessé de prêcher la modération ; il avait soutenu qu’une rigueur intempestive pourrait jeter Marseille et Toulon dans les bras des Anglais ; il avait même correspondu, de l’aveu toutefois des représentants, avec les autorités de ces deux villes pour assurer les subsistances de l’armée. La défection annoncée s’était produite. N’était-il pas supposable que celui qui l’avait si bien prédite devait l’avoir connue, peut-être même l’avoir favorisée ? La Convention déclara que le crime était évident et renvoya Brunet devant le Tribunal révolutionnaire, sous l’accusation d’avoir été, avec Trogoff, l’âme de la trahison de Toulon. La condamnation ne se fit pas attendre, et l’infortuné général monta sur l’échafaud, le 14 novembre 1793, la veille du supplice d’Houchard, coupable comme lui d’avoir trop bien servi son pays[24].

 

VIII

La figure de Beysser paraîtra sans doute bien pâle à côté de Custine et de Biron. Cependant elle est nécessaire pour compléter le tableau, car c’est celle d’un officier de fortune qui servit successivement tous les partis et qui, victime de ses propres intrigues, périt précisément parce qu’il avait accepté une mission de police indigne d’un général.

Beysser avait débuté, à l’âge de seize ans, comme simple soldat dans les dragons du régiment de Lorraine. Douze années plus tard, il était chirurgien-major, avec rang de capitaine, dans un régiment suisse au service de la Hollande. A partir de cette date, sa vie se passe aux colonies. On le trouve en 1783 au cap de Bonne-Espérance et, de 1784 à 1788, à l’île de France ou dans l’Inde. Rentré en Europe en 1788, il était retourné à son régiment en Bretagne, an commencement de juillet 1789, quand éclatèrent les premiers troubles de cette province. Élu à cette occasion major et bientôt après lieutenant-colonel des dragons nationaux de Lorient, Beysser prit part à toutes les affaires et échangea, en 1791, ce dernier grade contre une .commission de capitaine de gendarmerie dans le Morbihan. Il appartenait désormais à l’année régulière et avança rapidement, grâce à la protection des représentants Billaud-Varennes et Sevestre qui l’avaient vu à l’œuvre, en mars et avril 1793, lors de la répression de l’insurrection sur les deux rives de la Vilaine. A ce moment, la fortune de Beysser touche à son apogée. Au mois de juin, il prend pari à la défense de Nantes contre les Vendéens et reçoit comme récompense, le lendemain de la mort de Cathelineau, le brevet de général de brigade.

Les Nantais, tout occupés du péril qui menaçait leurs portes, n’avaient guère eu le temps de songer aux événements qui s’étaient accomplis à Paris ; mais, les Vendéens repoussés et la sécurité revenue, ils n’hésitèrent pas à adhérer aux résolutions déjà prises par les villes de Rennes, de Brest et de Quimper. Beysser s’associa à la protestation. Il suivait alors deux intrigues ; en province, il faisait la guerre à la Montagne, et traitait avec elle à Paris. Canclaux, plus honnête, refusa sa signature, et les représentants Gillet, Cavaignac et Merlin (de Douai) s’empressèrent de dénoncer l’arrêté de résistance, avec d’autant plus de vivacité qu’ils avaient eux-mêmes à se faire pardonner une lettre, légèrement empreinte de fédéralisme, qu’ils avaient eu l’imprudence d’adresser, quelque temps auparavant, à la Convention[25].

La démonstration des Nantais était tardive. Il y avait longtemps que les principales villes de la Normandie, de la Bretagne et du Midi avaient jeté le gant aux vainqueurs du 2 juin ; déjà même les ardeurs de la résistance commençaient à s’éteindre et, de tous côtés, soit lassitude, soit faiblesse, de nombreuses rétractations arrivaient à la Convention. Quant à Beysser, un décret du 12 juillet venait de lui conférer le commandement en chef de l’armée des côtes de La Rochelle, en remplacement de Biron.

Cette défection de la dernière heure n’en fut que plus sensible au Comité de salut public. Dans le premier mouvement de colère, il propose à la Convention, le 17 juillet, de mettre hors la loi Beysser et ses complices ; mais, le lendemain, il se ravise et se borne à faire mander à la barre le général et les autres signataires de l’arrêté du 5 juillet[26].

La députation de Nantes se présenta, le 2 août, ayant à sa tête Baco, maire de la ville. Ce dernier annonce que la constitution montagnarde a rencontré l’adhésion unanime du peuple nantais. C’était un désaveu implicite de la délibération incriminée ; mais Baco ajoute qu’il est nécessaire de renfermer dans des limites plus étroites l’autorité des comités et des commissaires, et qu’il est à désirer que l’Assemblée, ayant terminé sa tâche, remette les rênes du gouvernement dans des mains plus heureuses.

La Montagne s’indigne de ce fier langage. Thuriot et Chabot s’écrient qu’il faut chasser les pétitionnaires de la barre : Dartigoyte ajoute qu’il faut mettre le maire eo arrestation.

Baco demande à se défendre.

Il est douloureux, dit-il, quand on peut montrer les cicatrices des blessures reçues en combattant les insurgés de la Vendée, d’avoir à se justifier du crime de rébellion. Pourquoi parle-t-on de m’emprisonner, moi qui ai refusé de signer l’arrêté du 5 juillet ; moi qui ai blâmé Beysser de l’avoir fait ; moi qui viens vous offrir le baiser fraternel ?

Un baiser fraternel ne se donne pas en injuriant, réplique Collot d’Herbois.

Baco, répond Fayau, est le chef des contre-révolutionnaires nantais. Oui, continue-t-il en interpellant directement le maire, tu savais que, dans une maison dont les fenêtres n’ont pas été ouvertes pendant le siège, il y avait douze cents couverts préparés pour les rebelles.

Tu en as menti, s’écrie Baco, incapable de se contenir à cette indigne calomnie.

Danton, du haut du fauteuil delà présidence, rappelle à l’ordre l’audacieux qui se permet de répondre à un membre de la Convention ; mais Legendre trouve qu’il faut un châtiment plus sévère et demande le renvoi des pétitionnaires au Comité de sûreté générale et l’arrestation de leur interprète. L’Assemblée approuve et Baco, convaincu d’outrage envers la représentation nationale, est envoyé à l’Abbaye[27].

Beysser avait eu l’habileté de ne pas accompagner la députation chargée de demander sa réintégration. Il la suivit de près el, le 7 août, il adressait au président de la Convention une lettre, dont le ton d’humilité contraste singulièrement avec la mâle énergie de ses défenseurs.

Citoyen président,

En exécution du décret de lia Convention qui me mande à la barre, j’arrive à Paris. Je suis prêt à paraître devant la Convention. Je compte trop sur sa justice pour n’être pas sûr que, dès qu’elle m’aura entendu, toutes les préventions qui auraient pu s’élever sur mon compte seront dissipées.

Je suis, avec respect, le citoyen

J.-M. BEYSSER.

 

Cette lettre fut renvoyée au Comité de salut public, qui accepta les explications de Beysser et lui rendit même toute sa confiance. Au prix de quelles promesses le général était-il rentré en grâce ? C’est ce que l’arrêté suivant va bous apprendre.

Sur l’avis donné au Comité de salut public de la retraite des ci-devant députés mis hors la loi dans les départements de la ci-devant Bretagne et de l’effet dangereux que produit leur présence dans ces pays ;

Vu la nécessité de dissiper le noyau de la force armée des rebelles qui subsiste encore dans ces départements ;

Attendu l’inexécution constante des décrets de la Convention de la part des autorités constituées, surtout des administrateurs de ces départements ;

Le Comité a chargé le général de brigade Beysser de surveiller l’exécution des décrets rendus contre les ci-devant députés mis hors la loi et les administrateurs mis en état d’arrestation et décrétés d’accusation. Il est autorisé également à dissiper le reste de la force armée des rebelles à la loi, à en arrêter les chefs et à prendre tous les moyens qui seront en son pouvoir, pour faire traduire à Paris les conspirateurs qui se sont infusés à l’exécution de la loi dans la ville de Rennes[28].

 

Comme on le voit, il s’agissait bien moins d’une expédition militaire que d’une mission politique, et ce soldat brillant, que sa belle figure, sa grande taille et son courage au feu avaient jusqu’alors entouré d’une auréole martiale, acceptait de rendre des services qu’on n’obtient jamais d’un général.

S’il pouvait rester quelques doutes à cet égard, ils seraient levés par le second arrêté qui, à huit jours d’intervalle, suivit celui que nous venons de rapporter[29]. Le Comité de salut public approuvait cette fois le parti pris par le ministre de la justice d’employer, sur les fonds à sa disposition, une somme de cent mille livres destinée à être remise au général Beysser, chargé d’arrêter les députés rebelles et les conspirateurs réfugiés dans les départements de la ci-devant Bretagne. En même temps, le Comité, fidèle à son système de surveillance et de délation mutuelles, plaçait auprès du général deux commissaires, les citoyens Hérault et Héron, avec mandat de concourir aux opérations et d’envoyer tous les jours un compte rendu au ministre de la justice.

Le 31 août[30], un nouveau surveillant, Guermeur[31], fut adjoint aux deux premiers. Tous les trois étaient les plus fins limiers et les agents habituels du Comité de sûreté générale.

Il est difficile de raconter exactement ce que fit Beysser ; mais il est permis de tout supposer de la part d’un homme qui avait le cynisme de dire aux représentants de la Convention qu’ils étaient les commissaires des scélérats et que, s’il avait dix mille hommes à ses ordres, il les culbuterait ; qu’en attendant, puisque cela n’était pas, il voulait bien de nouveau prendre de l’emploi[32]. Ce qui est certain, c’est qu’il avait accepté une mission, au-dessus de ses forces comme au-dessous de ses fonctions, et qu’il ne put remplir les promesses qu’il avait faites au Comité. Le châtiment ne se fit pas attendre.

Le 19 septembre, un mois à peine après avoir été investi de ces pleins pouvoirs, Beysser était destitué et décrété d’accusation, sur le rapport des agents chargés de l’assister[33]. Pour prix de leur dénonciation, Guermeur et Hérault restèrent seuls à la gloire et au profit. En leur continuant la honteuse mission qui convenait mieux à leur caractère, le Comité de salut public les autorisa à toucher les 40.000 livres qui n’étaient pas encore dépensées[34].

Beysser arriva à Paris, le 28 septembre, et fut écroué à l’Abbaye. Le même jour, Carrier était envoyé à Nantes[35]. Pour éviter tout nouveau mécompte, le Comité de salut public avait choisi, parmi les plus fougueux montagnards, celui qui devait faire expier à cette malheureuse cité ses velléités girondines. Il ne fut que trop bien servi.

La détention de Beysser dura plus de six mois. Il pouvait se croire oublié, mais on se souvint de lui quand fut inventée la fameuse conspiration des prisons. Des généraux sacrifiés par la Révolution, le seul qui eût avili son épée périt sur l’échafaud avec Gobel, l’évêque apostat, l’extravagant Chaumette, le malheureux Dillon et la veuve de Camille Desmoulins. Son histoire présente un grand enseignement. Elle montre qu’à une époque où la démagogie semblait priser la soumission comme la première vertu d’un chef militaire, cette criminelle défaillance était impuissante elle-même à assurer une entière sécurité. Beysser ne put échapper à la proscription, quoiqu’il eût eu la faiblesse de servir les proscripteurs.

 

IX

Comme tous les gouvernements qui cachent, sous le despotisme de la forme, la fragilité de leur nature, le Comité de salut public n’admettait pas qu’on résistât à ses volontés ; mais. Ce qu’il redoutait le plus, c’était la résistance des commandants d’armée. Créé le lendemain de la défection de Dumouriez, avec la mission de prévenir le retour d’événements heureusement fort rares pour notre honneur militaire, il devait, par la loi même de sa constitution, considérer la moindre omission, la moindre négligence, la moindre faute comme autant de crimes qu’il fallait impitoyablement réprimer. Parmi les généraux, ceux qui avaient commencé leur carrière sous la monarchie étaient les plus suspects et furent les premiers atteints. Le Comité se rendait parfaitement compte que le dévouement suppose une personne envers laquelle on s’oblige, et qu’un pouvoir collectif et renouvelable, comme le sien, ne pouvait pas prétendre au même respect qu’un souverain, représentant à la fois la patrie et la continuité. Après la révolution du 2 juin, la situation devint encore plus aiguë. Wimpfen avait accepté le commandement de l’armée levée pour venger la Gironde ; à l’est, à l’ouest, dans le Midi, la Convention n’était plus obéie ; il fallait à tout prix empêcher le pouvoir de tomber dans les camps. Les poursuites contre les généraux recommencèrent, et des exécutions répétées apprirent à ceux qui ne savaient ni vaincre, ni plier devant les délégués du Comité que celui-ci serait sans pitié.

Nous venons de raconter l’histoire des plus célèbres victimes de cette terrible politique. Il nous reste à en montrer les conséquences. Elles furent néfastes pour le pays et pour l’armée.

Les gouvernements, comme les individus, n’ont que lés serviteurs qu’ils méritent. Quand la délation prend la place de la discipline ; quand le commandement est donné au démagogue le plus exalté et non pas au soldat le plus éprouvé ; quand, sous prétexte de surveillance, les représentants de l’autorité civile dirigent eux-mêmes les opérations militaires ; quand, en un mot, du haut en bas de l’échelle, la responsabilité morale n’est pas là où se trouve l’exercice réel du pouvoir, on ne peut rencontrer, pour accepter des fonctions ainsi déshonorées, que des incapables, dont la servilité même est un danger de plus. Le Comité de salut public en fit la triste expérience avec Rossignol, Santerre, Léchelle, Carlin, Carteaux, Doppet et tant d’autres que nous pourrions citer. Dans ce premier moment, l’heure est aux nullités. Personne ne doit dépasser le niveau commun, et si parfois, en frappant du pied, la Révolution, comme Cadmus, fait sortir des entrailles de la nation un général vraiment digne de ce nom, il n’est pas mieux traité que ses nobles devanciers. Sur la liste des proscrits, Bouchard et Hoche prennent la place des Custine et des Biron.

Mais on n’étouffe pas longtemps le génie d’un peuple, et de la masse en fermentation allait bientôt sortir une glorieuse génération de guerriers. Kléber, Moreau, Jourdan, Kellermann vont entrer en scène et, tantôt acceptés et tantôt poursuivis, finiront par s’imposer par l’autorité du talent. De pareils hommes ne pouvaient être ni des complaisants, ni des comparses. Ils obéissent, mais chacun d’eux sent qu’il est fait pour commander et, dans la lutte encore latente qui se prépare entre l’autorité d’une assemblée et le mérite personnel de héros, on peut déjà prévoir que la balance fléchira du côté des hommes couronnés par la victoire. Le Comité de salut public cherchera vainement à conjurer le danger ; plus il atténuera sa suprématie, plus il rendra la réaction inévitable. C’est lui qui, par l’abus de son pouvoir sur les généraux, est le véritable auteur du despotisme du plus illustre d’entre eux. Quand, de ses mains sanglantes, le gouvernement aura passé dans les bras débiles du Directoire, le souvenir de sa domination, au moins autant que l’impuissance de ses successeurs, jettera la France dans la dictature militaire.

 

 

 



[1] Tome VI, livre XXVII, § III.

[2] Tome VI, livre XXXII, § III, et Moniteur du 1er septembre 1793.

[3] Le général Houchard, après son arrestation, fut l’objet d’un traitement inique, dont il se plaignit en vain aux représentants du peuple. Nous transcrivons sa lettre.

Il faut, citoyens représentants, que je sois bien coupable, puisque je suis traité comme un criminel qui a commis les plus grands crimes contre la patrie. On me loge ici dans un cachot, où il n’y a ni lit, ni de quoi me coucher. Avant que je sois criminel, je dois être traité comme un citoyen. Veuillez donner vos ordres pour que je sois traité avec plus d’humanité.

Salut.

HOUCHARD.

[4] Le Comité de salut public reprochait à Houchard :

1° D’avoir marché trop tard au secours de Mayence, quand il commandait l’armée de la Moselle ;

2° D’avoir maintenu en fonctions, à l’armée du Nord, malgré les observations des représentants, un état-major d’hommes ineptes ou hostiles ;

3° D’avoir modifié le plan de campagne préparé par Carnot et remporté à Hondschoote une victoire de hasard dont il n’avait pas su tirer les conséquences ;

4° D’avoir entretenu une correspondance suspecte avec Cobourg et les autres princes étrangers.

En réalité les lettres incriminées n’avaient trait qu’à des affaires de service et n’avaient été échangées qu’avec l’autorisation des représentants et même du ministre ; mais il était dit qu’en dehors des défenseurs de la ville, la capitulation de Mayence devait entraîner la disgrâce et la mort de tous les généraux qui avaient été mêlés à cette affaire.

Devant le tribunal révolutionnaire, Levasseur pour l’armée du Nord et Maribon-Montaut, pour celle de la Moselle, renouvelèrent contre Houchard les accusations de leurs collègues Hentz, Peyssard et Duquesnoy, sans apporter aucune preuve à l’appui. L’infortuné général, comparé à Custine, n’en fut pas moins condamné comme auteur ou complice des manœuvres ou intelligences pratiquées et ménagées avec les ennemis de la république, dans le but de faciliter leur entrée en France et de favoriser les progrès de leurs armées.

La véritable cause de la mort d’Houchard fut tout autre. Sa destitution avait fourni un prétexte aux accusations des Dantonistes contre le Comité de salut public, et d’un général victorieux auquel on ne pouvait reprocher que son insuffisance peut-être, la passion politique fit un criminel et un traître.

[5] Pour donner une idée de ce qu’étaient, à cette époque, les armées républicaines, il est intéressant de mettre sous les yeux du lecteur une lettre que le représentant Duquesnoy, frère du général qui s’intitulait lui-même le boucher de la Convention, écrivait de Guise le 9 octobre. Comme beaucoup d’autres, il croyait que tout était au mieux, lorsque les soldats avaient hurlé la Carmagnole et le Ça ira ; comme la plupart de ses pareils, il s’honorait en même temps de faire le métier de délateur.

Citoyens mes collègues, trois divisions de notre armée sont arrivées ici ; la quatrième et dernière arrivera demain. Nous espérons, sous peu de jours, danser la Carmagnole et le Ça ira. Je ne sais si l’ennemi a connaissance de la marche de notre armée et s’il se prépare à lever le siège de Maubeuge ; mais, ce qu’il y a de vrai, c’est qu’il a diminué considérablement, depuis avant-hier, son feu sur cette place.

Je viens d’apprendre que le maire de Gaverelle est un ci-devant et un aristocrate. Il se nomme de Bailleul. Je crois que vous ferez fort bien de le destituer et de le faire mettre en état d’arrestation,

Salut et fraternité.

DUQUESNOY.

[6] Tome VI, note XIII, Camp de Bruille.

[7] C’était encore le représentant Duquesnoy qui avait dénoncé Chancel. Dans une lettre de renseignements adressée à Fouquier-Tinville, il accusait le général d’être resté inactif, à Maubeuge, avec 47.000 hommes, les 15 et 16 septembre 1793, alors qu’il pouvait, s’il eût fait usage de ses forces, couper la retraite à l’ennemi et même empêcher cette retraite, au moyen des écluses de la place.

Chancel répondit qu’à cette époque Maubeuge n’était point menacée, qu’il ne commandait pas et n’avait pas reçu d’ordres pour attaquer l’ennemi. Il ajoutait qu’étant tombé malade, le 16 septembre, il n’avait repris son service qu’à la fin du mois, date à laquelle Maubeuge fut investie ; et que le général Ferrand n’avait pas cessé d’exercer le commandement, depuis le 16 septembre jusqu’à la levée du siège.

Malgré cela, les jurés le trouvèrent coupable d’avoir conspiré contre la république, en refusant d’exécuter les plans formés, par les représentants du peuple, pour chasser les armées des puissances coalisées du territoire français.

[8] Tome VII, livre XXXIV, § V in fine.

[9] De courts extraits de la proclamation de Beauharnais feront mieux comprendre que de longs développements l’effarement des esprits et le découragement des âmes honnêtes, à cette époque de suspicion générale.

Après avoir été honoré par le suffrage de mes concitoyens et le choix des représentants du peuple des premières fonctions civiles et militaires, j’attachais un grand prix ii combattre à votre tête les ennemis de notre indépendance... mais... un vœu s’est manifesté dans quelques sociétés populaires, que ceux qui faisaient partie d’une classe ci-devant privilégiée soient éloignés des armées. Quoique cette mesure me paraisse injuste... quoiqu’elle me paraisse impolitique... il me suffît qu’une inquiétude atteigne une classe éteinte, mais dont j’ai fait partie... pour demander ma propre exclusion... C’est au jour heureux d’une paix établie sur notre indépendance reconnue que nous nous occuperons, dans nos sections respectives, à émettre nos vœux sur les lois et le gouvernement... Jusqu’à cette époque... combattons avec courage, et mourons, s’il le faut, avec joie. Moniteur du 22 août 1793.

[10] La conduite militaire de Beauharnais prêtait si peu à la critique, qu’au jour de la persécution, aucun grief particulier ne fut relevé contre lui. Beauharnais fut purement et simplement compris dans les poursuites relatives à la prétendue conspiration de la prison Saint-Lazare et condamné à mort le 5 thermidor.

[11] Lacuée, chef d’état-major de l’armée des Pyrénées, appréciait en ces termes, dans une lettre au commandant de la place de Bayonne, les soldats qu’on lui envoyait :

Si vous saviez ce que c’est que des bataillons sales et déchirés à faire peur, et qui sont tout au plus de 400 hommes, et de la plus triste figure ; au point que j’en ai vu, sans bas, se présenter à une représentation de danse, dans une ville ; au point que j’ai honte, quand je les vois.

Nion, commissaire ordonnateur en chef de l’armée, était encore plus explicite. Il écrivait de Toulouse au ministre de la guerre, le 47 mars 1793, cette phrase significative :

Si, comme républicain, je suis enchanté de la déclaration de guerre au roi d’Espagne, comme administrateur, je ne suis pas sans inquiétude, car on manque de tout.

[12] Voici comment Comeyras, commissaire du Conseil exécutif près l’armée des Pyrénées-Orientales, dépeignait de Flers au ministre de la guerre, le 20 juillet 1793 :

J’ai vu plusieurs fois, et plusieurs heures chaque fois, le général Flers. Il m’a paru toujours fort occupé de son affaire, et je ne serais pas étonné quand ce serait un officier d’un mérite supérieur. Hors de son métier, il cherche le mot et ne dit guère que des choses communes. Sur la guerre, il n’en est pas de même ; son élocution est facile et rapide, ses idées sont nettes et bien enchaînées ; il a ce complet, dans l’expression et dans la pensée, qui éclaire tous les objets dont on parle, et qui fait tant de plaisir aux auditeurs qui ont bon esprit. Je le croirais un homme de caractère. Il en a montré envers les donneurs de conseils de toute espèce qui surabondent à Perpignan. Il m’a dit que chacun avait voulu lui donner son plan de campagne, et que les plus ridicules étaient ceux qu’on lui pardonnait le moins de ne pas accepter Quand il vit que son armée n’était pas bonne en rase campagne, il reprit la position qu’il occupait devant Perpignan et s’y retrancha avec plus de soin... Il a sauvé cette ville.

[13] Voir aux Pièces justificatives.

[14] Nous n’avons pas consacré un chapitre spécial à l’armée des Alpes, parce que sa participation au siège de Lyon avait singulièrement rétréci sa sphère d’action à l’extérieur. Elle courut un moment un grand danger. Dans le milieu du mois d’août, les Piémontais s’étaient décidés à marcher au secours des Lyonnais et leur plan de campagne était si naturel et si simple, que son succès ne semblait pas douteux. Ce fut précisément le contraire qui arriva. La division du Mont-Cenis n’avait qu’à suivre, à travers les vallées de la Maurienne, le cours de la rivière de l’Arc, jusqu’à son confluent avec l’Isère, et à attendre, sur ce point, l’armée du duc de Montferrat, refoulant devant elle les troupes républicaines, chassées du camp de Saint-Maurice, au pied du mont Saint-Bernard. Mais le duc s’arrêta à moitié chemin, dans la vallée de La Roche-Ce vins, et dépensa un temps précieux en escarmouches inutiles. Pendant qu’il s’attardait ainsi, Kellermann et son lieutenant Gouvion Saint-Cyr gagnaient, de proche en proche, toutes les crêtes dominantes ; quand les Piémontais s’aperçurent du danger de leur position, il n’y avait plus qu’à battre en retraite. Cet échec, dans la Tarentaise, entraînait comme conséquence l’évacuation de la Maurienne. Kellermann n’en fut pas moins arrêté, comme suspect, et resta en prison jusqu’à la chute de Robespierre.

[15] La lettre qu’il écrivit à cette occasion au Président de la Convention était ainsi conçue :

Au quartier général, à Weissembourg, le 15 mai 1793, l’an 2e de la République.

Le général Custine aux citoyens représentants du peuple.

En républicain, je ne sais que servir mon pays, partout où la confiance, qui seule doit dicter les choix, m’appelle et me juge utile. Hais je dois vous observer qu’autant ma présence pouvait l’être dans les départements du Rhin et de la Moselle, que je connais et où j’ai toujours servi, depuis le commencement de cette guerre, autant mes services seront peut-être de peu d’effet dans des départements que je ne connais pas. Je pense donc que tout autre que moi serait plus utile à la place où l’on m’appelle. J’en déduis les raisons, auxquelles je crois devoir le secret, à votre Comité de salut public. Cependant je pars, pour vous prouver mon obéissance, et je passe par Paris, pour y prendre les notions qui me manquent sur les nouvelles fonctions qui me sont destinées.

Le commandant en chef des armées du Rhin et de la Moselle,

CUSTINE.

[16] Nous avons retrouvé, sur les registres du Comité de salut public, la délibération suivante, à la date du 5 juillet 1793 :

Vu la lettre du général Custine, en date du 30 juin dernier, par laquelle il demande à se rendre auprès du Comité, pour lui donner le développement de ses plans militaires et insiste sur la nécessité de cette mesure ;

Le Comité autorise le général Custine à venir à Paris, au moment qu’il jugera le plus opportun et sous sa responsabilité, après avoir pris toutes les précautions possibles pour que l’armée dont il a le commandement ne souffre point de son absence.

[17] Nous croyons devoir reproduire la lettre de Custine, pour donner une idée des rapports des généraux avec la Convention :

Paris, le 18 juillet 1793, an II.

Le général Custine au Président de la Convention nationale,

Citoyen Président,

Appelé par les ordres du Comité de salut public, je ne veux pas exister dans le lieu des séances de la Convention, sans lui offrir, par voire organe, l’hommage de mon respect, de mon obéissance aux lois qui constituent la République et de mon inviolable attachement à son unité et à son indivisibilité.

J’ai l’honneur d’être, citoyen Président, avec des sentiments fraternels,

Le général en chef des armées du Nord et des Ardennes,

CUSTINE.

[18] Un des incidents les plus curieux du procès de Custine fut assurément l’arrestation de son confesseur, aussitôt après l’exécution, car la délation continuait son œuvre jusque sur les marches de l’échafaud. Le crime de l’abbé Lothringer, qui avait assisté Custine à ses derniers moments, était d’avoir montré trop de sympathie envers son pénitent. Il eut à subir en conséquence un long interrogatoire dont nous donnons, à la fin de ce volume, les fragments les plus importants. Si de pareils faits n’étaient pas consignés dans des procès-verbaux authentiques, on se refuserait à y croire.

[19] Voir plus haut livre XLV, § II.

[20] Le rappel fut prononcé dans les termes suivants :

La Convention nationale, après avoir entendu son Comité de salut public, décrète :

Le ministre de la guerre rappellera Biron, général en chef de l’armée des côtes de La Rochelle, et proposera, dans le jour, à la Convention nationale, le général qui devra le remplacer.

Le général Biron se rendra sur-le-champ à Paris, pour rendre compte de sa conduite au Conseil exécutif.

[21] On lui accorda d’abord un répit, ainsi que le constate la délibération suivante :

CONSEIL EXÉCUTIF PROVISOIRE.

Séance du 20 juillet 1793.

Le général Biron s’est présenté au Conseil, pour rendre compte de sa conduite, et a demandé un délai de quelques jours, pour se préparer. Le Conseil le lui a accordé.

DEFORGUES, DESTOURNELLES, J. BOUCROTTE, DALBARADE.

Mais Biron fut arrêté quelques jours plus tard, en vertu d’un arrêté pris le 28 juillet 1793 par le Comité de salut public, qui chargeait le ministre de la guerre et le maire de Paris de se concerter, pour mettre sur-le-champ en état d’arrestation dans une maison de sûreté les généraux destitués et suspendus, soit par décret, soit par arrêté des représentants du peuple près des armées, soit par arrêté du conseil provisoire ou par le ministre de la guerre.

[22] Nous avons retrouvé un grand nombre de lettres et de documents relatifs à l’armée de la Vendée. Nous les donnons aux pièces justificatives.

[23] Voir plus haut, livre précédent, § VIII.

[24] Nous avons réuni à la fin de ce volume toutes les pièces de cet incident fort peu connu jusqu’ici.

[25] Cet arrêté avait été délibéré, le 5 juillet, dans une assemblée générale des corps administratifs de Nantes, auxquels s’étaient réunis les administrateurs des districts de Clisson, Ancenis et Machecoul, réfugiés dans la ville, depuis l’occupation de leur territoire par les royalistes.

L’assemblée déclarait : 1° qu’elle considérait la Convention nationale comme n ayant pas été libre, dans ses délibérations, depuis le jour où elle s’était laissé arracher la mise en liberté d’Hébert, la suppression de la commission des Douze et l’arrestation de plusieurs de 888 membres ;

2° Qu’elle enverrait, sur Paris, une force départementale destinée à se réunir aux bons citoyens, pour écraser les anarchistes et rétablir le respect des lois, depuis si longtemps méconnu par une faction scélérate et si profondément perverse ;

3° Qu’elle refuserait de recevoir désormais dans son sein les délégués de la Convention, car leur mission est attentatoire à la souveraineté nationale, les députés ayant charge de faire les lois et non de les exécuter ; de voter une constitution et d’ordonner les pouvoirs publics, non de les confondre et de les exercer eux-mêmes ; d’exprimer la volonté du peuple sur la paix ou la guerre, non de commander et de diriger les armées ; de protéger et de contenir les pouvoirs intermédiaires que le peuple délègue, non de les envahir et de les annuler.

[26] Ce premier décret était ainsi conçu :

COMITÉ DE SALUT PUBLIC.

Séance du 17 juillet 1793.

Présents : Couthon, Hérault, Prieur, Gasparin, Saint-Just, Barère et Thuriot.

Le projet de décret suivant a été arrêté :

La Convention nationale décrète que le général Beysser et les administrateurs du département de la Loire-Inférieure qui ont signé l’arrêté dénoncé par les représentants du peuple Cavaignac, Merlin et Gillet, en date du 4 de ce mois, et Coustard, député, qui a refusé de8e rendre à la Convention sont mis hors la loi, et qu’il est enjoint à tous généraux, officiers et soldats de la République et à tous les bons citoyens de leur courir sus.

[27] Nous avons retrouvé la minute du décret rendu le 2 août contre Baco ; il est ainsi conçu :

La Convention nationale décrète que le citoyen Baco, maire de Nantes, qui, étant à la barre, à outragé la représentation nationale, dans la personne d’un de ses membres, en lui disant lu en as menti, sera sur-le-champ mis en état d’arrestation à l’Abbaye.

[28] Cet arrêté avait été pris dans la séance du 20 août 1793 où siégeaient Barère, Couthon, Hérault, Prieur, Robespierre et Thuriot.

[29] Ce second arrêté est ainsi conçu :

COMITÉ DE SALUT PUBLIC

Séance du 28 août 1793.

Présents : Barère, Carnot, Hérault, Jean Bon-Saint-André, Prieur (de la Côte-d’Or), Prieur (de la Marne), Robespierre et Thuriot.

Le Comité de salut public, après avoir entendu le rapport du ministre de la police sur l’état actuel des départements de la ci-devant Bretagne, convaincu de la nécessité de prendre des mesures promptes, pour prévenir les troubles dont cette partie de la République est menacée, et arrêter les députés rebelles et conspirateurs qui s’y sont réfugiés ;

Approuve le parti qu’a pris le ministre de la justice d’employer, sur les fonds qui sont à sa disposition une somme de cent mille livres, et de remettre cette somme au général Beysser chargé spécialement de cette mission par le Comité de salut public ;

Arrête que les citoyens Hérault et Héron se rendront auprès de Beysser, pour concourir à ses opérations, et enverront tous les jours le journal de leurs actes au ministre de la justice, qui en rendra compte au Comité.

[30] Le Comité de salut public attachait une grande importance à la réussite de la mission de Beysser. Cette nouvelle délibération, à trois jours d’intervalle, en donne la preuve.

Sur la déclaration du ministre de la justice que, sur les cinq cent mille livres mises à sa disposition pour dépenses secrètes, il a donné cent mille livres au général Beysser, pour être déposées dans la caisse du payeur du département d’Ille-et-Vilaine, afin de fournir aux dépenses que les pouvoirs qui lui ont été donnés par le Comité de salut public peuvent exiger ; et sur la proposition dudit ministre d’adjoindre à ce général des citoyens patriotes, pour l’accompagner et le seconder dans les mesures d’exécution, pour parvenir à arrêter les députés conspirateurs qui se sont réfugiés dans les départements d’Ille-et-Vilaine, Côtes-du-Nord, Finistère, Morbihan et autres départements circonvoisins ;

Le Comité de salut public de la Convention nationale autorise le ministre de la justice à envoyer les citoyens Hérault, Héron et Guermeur près du général Beysser, pour le seconder dans la mission qui lui a été confiée, concerter et exécuter avec lui toutes les mesures nécessaires pour la faire réussir.

Arrête que le ministre de la justice rendra compté au Comité des opérations journalières desdits commissaires.

Cet arrêté porte la signature de Barère, Hérault, Jean Bon-Saint-André, Prieur (de la Côte-d’Or), Prieur (de la Marne] et Thuriot.

[31] Voir tome IV, note II, le rôle déjà joué par Guermeur en Bretagne.

[32] Mémoires de Pétion, édition Dauban.

[33] COMITÉ DE SALUT PUBLIC

Séance du 19 septembre 1793.

Présents : Barère, Carnot, Hérault, Jean Bon-Saint-André, Prieur (de la Côte-d’Or) et Prieur (de la Marne).

Le Comité de salut public arrête que le ministre de la guerre rappellera sur-le-champ le général Beysser et le fera mettre en état d’arrestation.

[34] COMITÉ DE SALUT PUBLIC

Séance du 24 septembre 1793.

Présents : Barère, Billaud-Varennes, Collot-d’Herbois, Prieur (de la Côte-d’Or), Prieur (de la Marne) et Saint-Just. . Le Comité de salut public de la Convention nationale, considérant que la mission donnée à Beysser, le 20 août 1793, pour Ta prestation des députés conspirateurs, a dû lui être retirée, charge de cette mission les citoyens Hérault et Guermeur, précédemment envoyés par le ministre de la justice pour seconder le général dans l’exécution de ladite mission, et autorise le ministre de la justice à leur faire remettre les 40.000 livres déposées par Beysser dans la caisse du payeur du département de la Loire-Inférieure.

[35] COMITÉ DE SALUT PUBLIC

Séance du 29 septembre 1793.

Présents : Barère, Carnot, Billaud-Varennes, Hérault, Prieur (de la Côte-d’Or) et Prieur (de la Marne).

Le Comité de salut public, d’après les renseignements qu’il a reçus des représentants du peuple envoyés près de l’armée des côtes de Brest, a arrêté que le citoyen Carrier, représentant du peuple dans le département d’Ille-et-Vilaine, se rendra sur-le-champ à Nantes, pour l’exécution des mesures prescrites par le décret du 5 août dernier, concernant les divers membres des autorités constituées à destituer et pour y prendre, conformément aux pouvoirs qui lui sont délégués, toutes les mesures de salut public.