HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

TOME HUITIÈME

 

LIVRE XLIV. — CHARLOTTE CORDAY.

 

 

I

Depuis six semaines, les deux partis girondins et montagnards étaient en présence. Les départements envoyaient à l’Assemblée des adresses de plus en plus violentes ; la Convention y répondait par des décrets de plus en plus acerbes. Des deux côtés on n’osait engager le combat, tout en s’y préparant. La Montagne n’avait pas encore vaincu à Pacy-sur-Eure ; elle hésitait sur la conduite qu’elle devait tenir, lorsqu’un événement imprévu vint surexciter tout à coup les colères des démagogues et précipiter le dénouement.

Le 13 juillet au soir, le bruit se répand dans Paris que Marat vient d’être assassiné. Comment ? Par qui cet attentat a-t-il été exécuté ?

On se rappelle sans doute la revue qui avait eu lieu à Caen, le 7 juillet, et où dix-sept volontaires seulement étaient sortis des rangs de la garde nationale pour entrer dans les bataillons destinés à marcher sur Paris[1].

A cette revue assistait une jeune fille obscure et ignorée, qui cachait une âme ardente sous un maintien calme el une physionomie enjouée. C’était Charlotte Corday d’Armont. Fille d’un gentilhomme pauvre, elle avait été recueillie par une vieille parente et élevée dans un des principaux monastères de Caen. Elle avait 24 ans et n’était jamais sortie de sa province, où toute sa vie semblait devoir s’écouler douce et paisible. Au couvent, elle n’avait cessé de montrer une piété profonde ; mais depuis que, chez madame de Bretteville, elle avait pu entrevoir un coin du monde et entendre professer les maximes de la philosophie moderne, elle s’était détachée peu à peu des pratiques de la religion. Les querelles qu’avait enfantées la constitution civile du clergé, le mépris où étaient bien vite tombés les prêtres assermentés demeurés seuls en possession des églises, avaient encore accru cet éloignement. L’âme de la jeune fille s’était repliée sur elle-même. Dans le silence et la solitude, elle s’était mise à lire les auteurs de l’antiquité et les théoriciens révolutionnaires du XVIIIe siècle. Plutarque était devenu son évangile, Raynal son oracle. Elle se mêlait volontiers aux conversations qui roulaient sur la politique du jour et y apportait des convictions républicaines bien inattendues chez une jeune fille élevée par des religieuses, vivant dans un milieu aristocratique ; seulement, comme toutes les personnes que leur sexe, leur âge et leur isolement semblent condamner à l’impuissance, elle se vengeait de sa faiblesse apparente en employant vis-à-vis de ses interlocuteurs l’arme de l’ironie.

Au fond cette créature modeste et timide était travaillée d’un immense besoin de se dévouer, mais son cœur ne savait où se prendre. Les affections de famille lui avaient manqué ; elle n’avait point connu l’amour et ne devait point le connaître. Ses prétendus sentiments pour le jeune Belzunce, pour Barbaroux, ou pour tout autre personnage de cette époque ne sont que des fables démenties par les faits. Cette Judith moderne se sacrifia comme sa devancière au salut de tout un peuple. Aucune préoccupation personnelle, aucun vain espoir de renommée ne l’animait. Ses dernières lettres sont là pour l’attester. Je n’ai jamais estimé la vie, dit-elle dans l’une, que pour l’utilité dont elle pouvait être ; je ne demande qu’un prompt oubli à mes amis... — Ô ma patrie, écrit-elle dans une autre, je ne puis l’offrir que ma vie, et je rends grâces au ciel de la liberté que j’ai d’en disposer[2].

 

II

Tous les jours les feuilles publiques apportaient h Caen des nouvelles affligeantes pour les véritables amis de la liberté. Louis XVI montait sur l’échafaud, les Girondins étaient proscrits, Marat dictait ses volontés à la Convention. Par un effet d’optique dû à l’éloigné-ment, ce hideux personnage était devenu pour les provinces le spectre du meurtre et de l’anarchie. Dans son ignorance des choses et des hommes, Charlotte Corday s’était persuadée qu’en immolant Marat, elle frapperait au cœur la démagogie elle-même et ferait disparaître le principal, peut-être le seul obstacle à la réconciliation des partis.

La journée du 7 juillet l’affermit dans sa résolution. Cette lamentable pénurie d’hommes de bonne volonté, cette indifférence de ses compatriotes dans un moment aussi solennel pour le pays révolta son âme libre et fière. Cette œuvre généreuse de libération, qu’une armée à si grand’peine recrutée lui semble incapable d’exécuter, elle décide qu’une faible femme saura l’accomplir, et, sans mettre personne dans sa confidence, sans trahir son secret d’un mot ni d’un geste, elle se dispose à devancer à Paris les volontaires normands ; elle veut que ceux-ci, en arrivant, trouvent la capitale débarrassée de son tyran et prête à ouvrir ses portes aux bataillons de la liberté. Elle s’attend à périr des mains de la populace, aussitôt le meurtre accompli ; mais elle n’a pas pour elle-même un seul regard de pitié. Dès l’abord elle est sans faiblesse, comme plus tard elle sera sans remords.

Cependant il lui fallait une lettre de recommanda-lion pour pénétrer plus facilement dans les tribunes, car c’est au sein de la Convention, sur la crête même de celle Montagne où siège Marat, qu’elle veut poignarder l’Ami du peuple. Depuis que les députés proscrits habitaient Caen, elle avait eu quelques relations de société avec Barbaroux. Elle va le trouver à l’Intendance et l’entretient d’une réclamation qu’elle désire faire à Paris, au ministère de l’intérieur, dans l’intérêt d’une de ses amies réfugiée en Suisse. Ayant seule conçu son dessein, elle ne prévoit pas qu’on pourra plus tard considérer comme ses complices tous ceux qui auront eu avec elle le moindre rapport, même fortuit. Barbaroux lui remet une lettre pour son compatriote Duperret qui n’a pas été compris dans le décret d’arrestation des trente-deux et qui continue, malgré les instantes prières de ses amis de Caen[3], à suivre les séances de la Convention. Pétion survient au même moment, et adresse à la jeune Bile quelques paroles d’assez mauvais goût sur la visite qu’une aristocrate comme elle se permet de faire à des républicains comme eux. Citoyen Pétion, lui répond Charlotte, vous me jugez aujourd’hui sans me connaître ; un jour vous saurez qui je suis.

Charlotte fait ses adieux de vive voix à la vieille parente qui a pris soin de son enfance, puis elle écrit à son père, qui habite Argentan ; à tous les deux elle dit qu’elle part pour l’Angleterre, qu’elle va chercher de l’autre côté du détroit, où on lui offre un asile, la sécurité qui n’existe plus dans son malheureux pays.

 

III

Deux jours après (11 juillet, vers midi) elle arrivait à Paris et, sous la conduite d’un commissionnaire, elle se dirigeait vers un petit hôtel de la rue des Vieux-Augustins dit l’hôtel de la Providence. Était-ce d’instinct qu’elle choisissait ce gîte dont l’enseigne dut la Trapper dans l’état moral où elle se trouvait ? Ne se croyait-elle pas en effet chargée d’une mission d’en haut ? Ne lui semblait-il pas obéir à une inspiration divine ?

Quoi qu’il en soit, dès son arrivée, sa préoccupation se trahit par les premières questions qu’elle adresse au valet qui la sert : Que dit-on à Paris de Marat et qu’en pense-t-on ?C’est un excellent patriote, se hâte de répondre le pauvre homme qui est à cent lieues de soupçonner les pensées qui obsèdent la jolie voyageuse.

Charlotte arrête court la conversation et se rend chez Duperret pour lui remettre la lettre de Barbaroux. Ne l’ayant pas trouvé d’abord, elle revient quelques heures après, et prie le représentant de l’accompagner au ministère. Après une première démarche infructueuse, Duperret fait observer à la jeune fille que, faute d’une procuration en règle, ses réclamations n’ont aucune chance d’aboutir ; lui-même, ajoute-t-il, est tenu pour suspect ; on vient d’apposer les scellés sur ses papiers ; partant, son intervention ne pourrait être que périlleuse aux solliciteurs qui s’en prévaudraient. Charlotte se laisse aisément convaincre par ces raisons et prend congé de Duperret, en lui conseillant de rejoindre à Caen ses collègues : Mon poste est à Paris, répond le député, je ne dois pas l’abandonner. — Encore une fois, partez, réplique la jeune fille ; croyez-moi, fuyez avant demain soir.

Sans que Duperret ait pu s’en douter, Charlotte a tiré de lui les renseignements qu’elle désirait : Marat est malade ; il ne va plus à la Convention ; il n’y aura pas de fête le surlendemain, ik juillet, jour de la Fédération. L’Ami du peuple, en tout cas, ne pourrait y assister ; il faut donc renoncer au projet de le frapper, soit à l’Assemblée, soit au champ de Mars. C’est chez lui, dans son antre même, qu’il faut aller chercher le monstre, c’est au milieu des siens qu’il faut l’immoler.

Charlotte passe la nuit à rédiger, sous la forme d’une adresse aux Français, le testament qu’elle veut léguer à la postérité[4]. Elle sort dès six heures du matin et achète, au Palais-Royal, le couteau qui doit lui servir à exécuter le meurtre. En chemin, elle rencontre un crieur public qui vend le jugement prononcé la veille par le Tribunal révolutionnaire contre les malheureux Orléanais accusés d’avoir voulu attenter aux jours d’un Représentant du peuple, Léonard Bourdon[5]. Elle en achète un exemplaire et lit avec horreur cette sentence inique. Sa résolution s’en affermit davantage. Quelques heures après elle se fait conduire en voiture chez Marat. On refuse de l’introduire : Marat ne reçoit personne, telle est la réponse de la concubine de l’Ami du peuple, Simonne Evrard. Charlotte revient à son hôtel. Elle écrit à Marat pour lui annoncer qu’elle a des révélations importantes à lui faire sur les événements qui s’accomplissent à Caen. A sept heures et demie du soir, elle retourne rue des Cordeliers. Simonne Evrard lui oppose le même refus que le matin ; mais la jeune fille insiste et élève la voix. Marat, qui a reçu la lettre de Charlotte et qui brûle d’avoir des nouvelles du quartier général de l’insurrection, ordonne de laisser entrer la visiteuse. Il était au bain. Tout entière à son dessein, la jeune fille n’a pas l’air de remarquer Tin-convenance de cette réception ; elle répond aux questions que Marat s’empresse de lui faire sur les députés réfugiés à Caen. Sous sa dictée l’Ami du peuple prend leurs noms et s’écrie avec un rire satanique : Dans huit jours ils iront tous à la guillotine.

Le mot de guillotine devait être le dernier prononcé par Marat, car, au même moment, la jeune fille se lève et lui plonge le couteau dans la poitrine. La mort est instantanée. Au bruit, les femmes qui vivaient autour de lui accourent en toute hâte ; un commissionnaire employé aux gros ouvrages de la maison assène à Charlotte un coup violent sur la tête, la renverse et la maintient sous ses pieds jusqu’à ce que la garde arrive. Charlotte ne résiste pas, elle demeure impassible.

En un instant, la nouvelle de la mort de Marat s’est répandue dans tout Paris. Des chirurgiens, des commissaires, des administrateurs de police, des membres du Comité de sûreté générale arrivent successivement et procèdent aux constatations. A toutes les questions, à toutes les injures qu’on lui adresse, Charlotte oppose un calme qui déjoue toutes les ruses, toutes les insinuations. Elle déclare qu’elle a quitté Caen avec le dessein prémédité de tuer Marat. Elle affirme n’avoir communiqué son projet à personne, et n’avoir eu d’autre but que de sauver son pays, en frappant le principal auteur des maux qui affligent la France. Le soir même, elle est conduite à l’Abbaye, puis à la Conciergerie. Le 18 juillet, elle comparaît devant le Tribunal révolutionnaire. Trois jours avaient suffi pour entendre les témoins et faire subir à l’accusée les interrogatoires préliminaires.

 

IV

Les débats du procès n’apprennent rien de nouveau ; notons seulement quelques réponses qui prouvent que Charlotte était la digne nièce du grand Corneille, car on y retrouve l’énergie toute romaine de l’illustre auteur de Cinna.

— Qui vous a engagée, lui demande le président, à commettre cet assassinat ?

L’accusée. On exécute mal ce que l’on n’a pas conçu soi-même.

Le président. Le moyen que vous avez employé pour pénétrer chez Marat tient de la perfidie.

L’accusée. Je conviens que ce moyen n’est pas digne de moi, mais ils sont tous bons pour sauver son pays. D’ailleurs j’ai dû paraître l’estimer pour arriver à lui. Un tel homme est soupçonneux.

Le président. Qui vous avait donc inspiré tant de haine contre Marat ?

L’accusée. Je n’avais pas besoin de la haine des autres, j’avais assez de la mienne.

Le président. En lui donnant la mort, qu’espériez-vous ?

L’accusée. Rendre la paix à mon pays.

Le président. Croyez-vous donc avoir assassiné tous les Marat ?

L’accusée. Celui-là mort, les autres auront peur peut-être.

On lui présente le couteau dont elle s’est servie pour tuer Marat. A la vue du sang dont il est encore couvert, elle éprouve le seul mouvement d’émotion qu’elle ait manifesté pendant toute la durée de cette longue séance : Je le reconnais, dit-elle, d’une voix entrecoupée et en détournant la tête.

Fouquier-Tinville rappelle la violence du coup qui a frappé Marat, et fait observer qu’il fallait que l’accusée se fût exercée d’avance.

A cette imputation, Charlotte s’écrie indignée :

Le monstre ! il me prend pour un assassin !

Dans sa conviction, elle n’avait pas assassiné ; elle avait vengé le genre humain.

Le président, pour se conformer à la loi, avait donné h Charlotte Corday un défenseur d’office ; c’était l’avocat Chauveau-Lagarde[6]. Celui-ci n’avait pu conférer avec sa cliente sui le système de défense qu’elle désirait adopter. Mais il avait vu dans ses réponses comme dans sa contenance qu’elle ne voulait pas être justifiée. L’avocat fut digne de l’accusée. Il laissa à l’attentat toute sa grandeur et se contenta de prononcer quelques mots ou l’apologie de l’action se déguisait sous la modération du discours. En entendant ce fier langage où l’âme même de Charlotte semblait vibrer tout entière, président, juges, jurés, accusateur public restent cloués sur leurs bancs, muets et glacés de terreur. Fouquier-Tinville ne songe à faire taire l’audacieux avocat que lorsque déjà celui-ci a terminé sa courte et courageuse plaidoirie.

L’accusée, dit Chauveau-Lagarde, avoue avec sang-froid l’horrible attentat qu’elle a commis ; elle en avoue la longue préméditation ; elle en avoue les circonstances les plus affreuses ; en un mot, elle avoue tout et ne cherche pas même à se justifier. Voilà, citoyens jurés, la défense tout entière. Ce calme imperturbable et cette entière abnégation de soi-même qui n’annoncent aucun remords, et, pour ainsi dire, en présence de la mort même ; ce calme et cette abnégation sublimes sous un rapport ne sont pas dans la nature ; ils ne peuvent s’expliquer que par l’exaltation du fanatisme politique qui lui a mis le poignard à la main. C’est à vous, citoyens jurés, à juger de quel poids doit être cette considération morale dans la balance de la justice. Je m’en rapporte à votre prudence[7].

 

V

Le verdict du jury ne pouvait être douteux. A l’unanimité, Charlotte est déclarée coupable du meurtre de Maral, et condamnée à mort. Elle entend son arrêt sans trahir sur son visage la moindre émotion. Elle était prête depuis longtemps pour le sacrifice. Tout cet appareil juridique n’est à ses yeux qu’une formalité qui mérite à peine son attention.

Rentrée dans sa prison, elle demande que l’on introduise près d’elle un peintre qui a esquissé son portrait pendant l’audience. Ce n’était pas orgueil de sa part. Ce sentiment n’avait pas prise sur son âme ; mais, par un retour bien naturel sur elle-même et sur ses jeunes années, elle désirait, si c’était possible, laisser à ses proches et à ses amis l’image de ses traits.

Lorsqu’elle était encore à l’Abbaye, elle avait écrit au Comité de sûreté générale une lettre où perce, sous le sourire de l’ironie, son admirable force d’âme.

Du 15 juillet 1793, 2e de la République.

Aux citoyens composant le Comité de sûreté générale.

Puisque j’ai encore quelques instants à vivre, pourrai-je espérer que vous me permettrez de me faire peindre ? Je voudrais laisser cette marque de souvenir à mes amis ; d’ailleurs, comme on chérit l’image des bons citoyens, la curiosité fait quelquefois rechercher celle des grands criminels, ce qui sert à perpétuer l’horreur de leurs crimes.

Le Comité de sûreté générale s’était bien gardé de faire droit à cette demande. Il craignait de donner u une trop grande importance à cette femme extraordinaire qui n’avait déjà inspiré que trop d’intérêt aux malveillants[8].

 

Le concierge de la prison, Richard, fut plus humain ; il n’hésita pas à prendre sur lui d’introduire auprès de la condamnée l’artiste qu’elle attendait avec impatience. Pendant tout le temps qu’elle posa, Charlotte se montra indifférente à son sort. La séance dura une heure et demie. Elle fut interrompue par l’arrivée du bourreau qui parut sur le seuil, tenant sous son bras la chemise rouge des parricides, car Marat, en sa qualité de représentant du peuple, était considéré comme un des pères de la patrie.

Charlotte se laisse, sans mot dire, couvrir du vêlement sinistre, qui ajoute encore à l’éclat de sa beauté. Avant qu’on lui coupe les cheveux, elle en détache elle-même une mèche qu’elle offre au peintre qui vient d’ébaucher son portrait ; puis, d’un pas assuré, elle son et monte sur la fatale charrette.

A peine le funèbre cortège est-il en marche, qu’un coup de tonnerre éclate, et que la pluie tombe à torrents.

La foule qui encombre le Palais de justice, les ponts, les quais et les rues, ne prend pas garde à l’orage. Chacun veut voir cette jeune fille que l’on dit si belle et si courageuse. Les mégères qui ont pour mission d’injurier les condamnés sont à leur poste et hurlent leurs cris les plus sinistres, mais la plupart des assistants restent muets de stupeur et d’admiration.

Quelques fronts même se découvrent avec respect. Charlotte, calme et fière, semble insensible aux insultes des furies de la guillotine aussi bien qu’aux cahots de la fatale charrette. Le sourire est sur ses lèvres ; par la pensée, elle s’élance déjà dans un autre monde, où elle se voit réunie à tous ceux qu’elle a chéris, à ces Anciens dont elle s’est montrée la digne émule. Enfin on arrive à la place de la Révolution, juste au moment où le soleil disparaît derrière les arbres des Champs-Elysées. Charlotte descend de l’ignoble tombereau et gravit d’un pas léger les marches de l’échafaud. On dirait qu’elle franchit les degrés du temple de la gloire. Elle veut parler au peuple, mais on l’en empêche. Elle se livre au bourreau ; sa tôle tombe ; un misérable valet de l’exécuteur, nommé Legros, s’en saisit, la montre à la foule et lâchement lui donne un soufflet[9].

Devant cet outrage fait à la mort, un frémissement d’horreur court dans l’assistance. Les spectateurs les plus proches croient avoir vu les joues de l’infortunée Charlotte s’empourprer d’une sainte pudeur. Ce bruit circule de bouche en bouche et augmente encore l’émotion de la foule. La place se vide lentement ; le silence n’est troublé que par les sourds roulements du tonnerre, qui n’a cessé de gronder pendant que le drame lugubre s’accomplissait.

Tous les historiens, à quelque nuance d’opinion qu’ils appartiennent, ont été d’accord pour honorer le courage de Charlotte Corday et pour déplorer l’usage qu’elle en fit. Nous nous associerons à ce jugement. L’assassinat politique doit toujours être flétri, si noble que soit le motif, si méprisable que soit la victime, si pur que soit le meurtrier. Rien ne peut absoudre celui qui, de sa propre autorité, se constitue juge et bourreau. La postérité, qui prononce l’impartial verdict, ne couronne pas indistinctement tous les héroïsmes.

A trois siècles de distance, deux femmes, deux vierges, se sont levées pour le salut de la France. Le même amour de la patrie enflamma leurs cœurs ; la même haine contre la tyrannie arma leur bras ; toutes deux ont été livrées au bourreau. Mais l’une a saisi le glaive des guerriers et l’autre a tenu le poignard des assassins. Cela suffît pour qu’à travers les âges l’histoire exalte, dans Jeanne d’Arc, la martyre et. la sainte ; tandis que, dans le souvenir de Charlotte Corday, une tache de sang obscurcira éternellement sa gloire.

 

VI

Marat, aux yeux de ses séides, était plus qu’un roi : c’était un dieu. Vivant, il avait eu ses adorateurs ; mort, il eut son culte expiatoire. Par une réminiscence de la barbarie avec laquelle on avait puni l’assassin de Louis XV, on alla jusqu’à demander des supplices nouveaux pour celle qui avait attenté aux jours de l’Ami du peuple ; par une imitation des cérémonies de l’Eglise catholique, on érigea au misérable folliculaire un tombeau pareil à celui dont la piété des fidèles orne les lieux saints, dans la semaine du sacrifice. Les démagogues copiaient ainsi servilement tout ce que les philosophes du XVIIIe siècle, leurs oracles et leurs maîtres, avaient poursuivi de leurs sarcasmes les plus amers.

Le 14 juillet, Guiraut, l’apologiste des massacres de septembre[10], vint, à la tête d’une députation de la section du Contrat social, lire une adresse ainsi conçue : Citoyens législateurs, décrétez contre le meurtrier de Marat le supplice le plus affreux ; il n’en est pas d’assez cruel pour venger notre perte. Anéantissez pour jamais la scélératesse et le crime. Apprenez aux forcenés ce que vaut la vie, et, au lieu de la trancher comme un fil, faites que les tourments qu’éprouveront les assassins de Marat puissent à jamais détourner les mains parricides qui menacent la tête de nos représentants[11].

Le même jour, la section du Théâtre-Français, à laquelle appartenait Marat, annonça qu’elle était dépositaire des restes précieux du martyr, et qu’elle avait cru entrer dans les vues de ses anciens collègues en n’épargnant rien pour les conserver[12]. Elle demanda à la Convention d’assister en corps aux obsèques et celle-ci s’empressa d’obtempérer à cette requête. La cérémonie eut lieu en grande pompe le 17 juillet. Le corps fut déposé provisoirement dans le jardin du couvent des Cordeliers, au milieu des ombrages sous lesquels, dit l’arrêté de la section, l’apôtre de la Révolution se plaisait à instruire ses concitoyens. Dans l’église, on établit une chapelle ardente où des lampes brûlaient continuellement en l’honneur de la nouvelle divinité. Ce fut bientôt un lieu de pèlerinage ; on venait y réciter des litanies composées pour la circonstance et y invoquer, avec une pieuse ferveur, le cœur de Marat, ses plaies et son martyre.

 

VII

Une renommée autrement durable attendait Charlotte Corday, et la Convention ne put en empêcher les manifestations immédiates. Nous n’en citerons que deux.

Le 20 juillet, trois jours après l’exécution, la population parisienne s’arrêtait devant un placard affiché sur tous les murs et dans lequel on proposait d’élever une statue à la condamnée, avec cette inscription : Plus grande que Brutus. Ce placard était signé Adam Lux, du nom d’un jeune Mayençais que ses compatriotes avaient envoyé demander à la Convention de réunir irrévocablement à la France leur ville, déjà assiégée par l’armée prussienne.

Adam Lux faisait connaître en ces termes les sentiments qui l’avaient agité lorsque, pour la première fois, Charlotte lui était apparue sur la fatale charrette : Je m’attendais à voir cette fille incomparable montrer la même intrépidité que devant le tribunal. Mais quel fut mon étonnement, lorsque je vis cette douceur inaltérable, au milieu des hurlements barbares ; ce regard si doux, si pénétrant ; ces étincelles vives et humides qui éclataient dans ses beaux yeux et dans lesquels brillait une âme aussi tendre qu’intrépide : yeux charmants qui auraient dû émouvoir des rochers ! souvenir unique et immortel ! regards d’un ange qui pénétrèrent intimement mon cœur, qui le remplirent d’émotions violentes, inconnues jusqu’alors ; émotions dont la douceur égale l’amertume et dont le sentiment ne s’effacera qu’avec mon dernier soupir ! Pendant deux heures, depuis son départ jusqu’à l’échafaud, elle garda la même fermeté, la même douceur inexprimable sur la charrette. N’ayant ni appui, ni consolateur, elle était exposée aux huées continuelles d’une foule indigne du nom d’hommes. Ses regards, toujours les mêmes, semblaient quelquefois parcourir cette multitude pour chercher s’il n’y avait point un humain. Elle monta sur l’échafaud elle expira et sa grande âme s’éleva au sein des Caton et des Brutus.

Au même moment, André Chénier, devançant le jugement de la postérité, consacrait une de ses plus belles odes à l’héroïne du Calvados. Elle est digne des Ïambes, dans lesquels il avait flétri le triomphe des Suisses de Châteauvieux[13] ; et jamais le grand poète ne s est élevé plus haut que dans la strophe célèbre :

La Grèce, ô fille illustre, admirant ton courage,

Épuiserait Paros pour placer ton image

Auprès d’Harmodios, auprès de son ami ;

Et des chœurs sur ta tombe, en une sainte ivresse,

Chanteraient Némésis, la tardive déesse,

Qui frappe le méchant sur son trône endormi.

Le Comité de sûreté générale fit arrêter Adam Lux et l’envoya à la Force, le 28 juillet. Il languit plus de trois mois dans sa prison, car les démagogues, effrayés les premiers de l’effet produit par la mort de Charlotte Corday, évitaient avec soin tout ce qui pouvait raviver sa mémoire. Adam Lux réclama vainement son jugement à plusieurs reprises[14]. Il ne fut fait droit à sa demande que le 4 novembre. Sa condamnation était certaine d’avance, et il monta sans crainte sur l’échafaud qui, à ses yeux, depuis le sang pur versé le 17 juillet, n’était plus qu’un autel sur lequel on immole les victimes.

André Chénier attendit plus longtemps. On l’avait arrêté le 8 mars 1794, en raison du courage qu’il avait montré, à toutes les phases de la Révolution, pour la défense de la justice et de la liberté, et l’on inventa contre lui des crimes imaginaires. Il fut impliqué dans la conspiration des prisons et condamné à mort, avec ses prétendus complices, le 7 Thermidor.

Comme ces fleure qui ne poussent que dans les cimetières, les témoignages d’admiration rendus à Charlotte Corday conduisaient au tombeau, mais aussi à l’immortalité.

 

 

 



[1] Voir plus haut, le paragraphe V du livre précédent.

[2] La biographie de Charlotte Corday a donné lieu à un grand nombre de publications, soit pendant la Terreur, soit depuis. Nous donnons ici la nomenclature des ouvrages qui ont une véritable valeur historique :

Charlotte Corday, par Louis Dubois, 1838 ;

Charlotte Corday, par M. Vatel ;

Marie Charlotte Corday d’Armont, par Cheron de Villiers, 1845 ;

La jeunesse de Charlotte Corday, notice historique publiée par M. Casimir Périer, dans la Revue des Deux Mondes, n° du 1er avril 1862.

[3] Voir à la fin du volume les pièces justificatives du liv. XLIII.

[4] Cette adresse se trouve in extenso dans l’ouvrage de M. Cheron de Villiers et dans l’Histoire des Girondins de Lamartine.

[5] Voir tome VII, la note I, in fine, consacrée à ce lamentable épisode de l'histoire de la Terreur.

[6] Charlotte Corday avait désigné pour son défenseur Gustave Doulcet de Pontécoulant, député du Calvados. Il ne se présenta pas à l’audience, et Charlotte, dans ses dernières lettres, l’accusa de lâcheté. Elle avait tort. L’avis ne parvint à Pontécoulant que le lendemain de l’exécution ; on le lui avait adressé à la Convention, où il ne paraissait que rarement depuis le 31 mai. Tous ces faits ont été mis hors de doute par la publication des pièces authentiques ; de l’accusation de Charlotte Corday il ne doit donc rien rester qui puisse entacher la mémoire de l’illustre Girondin.

[7] Après sa condamnation, Charlotte remercia son défenseur en des termes dignes d’un héros de Plutarque.

Monsieur, lui dit-elle, je vous remercie du courage avec lequel vous m’avez défendue d’une manière digne de vous et de moi. Ces messieurs, — en montrant les juges, — me confisquent mon bien. Je veux vous donner un témoignage de ma reconnaissance. Je vous prie de payer pour moi ce que je dois à la prison.

[8] Ce sont les expressions mêmes d’une lettre adressée par le Comité de sûreté générale à Fouquier-Tinville, et signée par Basile, Lavicomterie et Guffroy. C’est le témoignage le plus considérable que l’on puisse invoquer pour donner une idée de l’effet immense que produisit sur ses ennemis l’héroïsme déployé par la vierge du Calvados.

[9] Il faut le dire pour l’honneur de l’humanité, l’action de Legros ne resta pas impunie. Les administrateurs de police lui infligèrent huit jours de prison.

[10] Voir tome III, livre XI, § XI, les paroles prononcées par Guiraut à l’Assemblée législative, le soir même du 2 septembre 1792. Comme tous ses pareils, ce démagogue ne s’était pas oublié dans la distribution des emplois lucratifs et s’était fait nommer conservateur des arts et métiers.

[11] Cette adresse est mentionnée au Moniteur du 16 juillet 1793, mais elle est tronquée. Nous avons retrouvé l’original écrit de la main de Guiraut. Au bas de la pièce se trouve l’approbation de la section, qui donne à sa députation l’ordre formel d’insister pour obtenir le nouveau supplice qu’elle demande.

[12] Elle tint parole, mais envoya la note à payer au ministre de l’intérieur. La réclamation parut exorbitante, et nous donnons, aux Pièces justificatives, l’expertise qui fut prescrite à ce sujet.

[13] Voir tome Ier, page 92.

[14] Nous donnons ici l’une de ces lettres dans laquelle Adam Lux s’est peint lui-même :

Au citoyen Foucauld, juge du Tribunal révolutionnaire.

Aux prisons de l’hôtel de Force, le 7 septembre 1793 (an II).

Citoyen,

Dans deux petits écrits, comme vous le savez, j’ai publié mes opinions politiques, à cause desquelles je suis aux prisons depuis le 25 juillet. Ayant toujours sollicité mon jugement, je le désire encore plus ardemment depuis que je vois que des hommes, ou bien ou mal intentionnés, sans m’avoir jamais vu, me veulent faire passer pour un homme absolument fou. (Voyez par exemple le journal de la Montagne, n° 94.)

D’avoir des opinions différentes de ceux qui gouvernent est peut-être un malheur ; de les publier est peut-être une imprudence ou un crime ; mais serait-il une folie absolue de ne ressembler tout à fait à tout le monde ? Puisque vous avez fait mon interrogatoire, vous jugerez sur une pareille imputation.

Comme l’homme de bien ne connaît un bien plus précieux que son honneur ; et comme le républicain ne connaît un malheur plus insupportable que celui d’être regardé comme un fardeau inutile à la République, je demande d’ùlre jugé promptement, afin que le tribunal décide si je suis républicain ou contre-révolutionnaire, fou ou raisonnable, sage ou égaré, innocent ou coupable. Car tout me paraît préférable à l’opprobre injuste et immérité d’être nourri et enfermé comme inutile, pitoyable, méprisable. Par conséquent, citoyen, je vous prie instamment de décider bientôt s’il y a lieu d’accusation contre moi, oui ou non ; et, dans le premier cas, de me faire juger.

Quelle que soit la suite de ce jugement, croyez toujours que vous m’aurez infiniment obligé

ADAM LUX.