I La Constitution fut sanctionnée par le vote à peu près unanime des assemblées primaires. Ce n’est pas qu’il fallût de grandes lumières pour apercevoir les contradictions et les impossibilités qu’elle renfermait en fouie ; mais partout on passa outre, parce qu’avant tout on tenait à en finir. On espérait que, la Constitution une fois adoptée, la Convention se retirerait d’elle-même, et que le pays serait appelé à décider entre les partis qui la divisaient ; on se flattait que la seule apparition d’une nouvelle assemblée dissiperait les haines, refoulerait les factieux, réduirait la Commune de Paris, et ramènerait une ère d’apaisement et de conciliation. C’est là un genre d’illusion auquel la France est sujette. Mais les démagogues n’avaient nulle envie d’abdiquer ; ils étaient résolus à marcher droit à leurs adversaires, à les étreindre sans trêve ni merci. Ils avaient pour devise ces mots que Voltaire met dans la bouche de Mahomet : Le glaive et l’Alcoran, dans mes sanglantes mains, Imposeront silence au reste des humains[1]. Durant tout le mois de juin, la Montagne use de prudence. Elle s’occupe exclusivement de fabriquer la Constitution et de rassembler des troupes. Tant qu’elle n’est pas prête, elle ne répond que par des décrets aux protestations des autorités départementales, ou se borne à leur envoyer sous main des émissaires porteurs de paroles de paix. Elle n’agit pas, elle menace. Au commencement de juillet, sa tactique change : elle donne à ses commissaires et à ses généraux l’ordre de réduire par la force les résistances qu’elle n’a pu dissoudre par la ruse. Nous ne ferons point, par département et par ville, le relevé fastidieux de toutes les manifestations qui éclatèrent simultanément dans l’ouest et dans le midi de la France, à la nouvelle du coup d’État du 2 juin. Malgré l’énergie des protestations de la première heure, ces tentatives ne produisirent presque nulle part de résultats sérieux. Aux réclamations et aux regrets succéda rapidement, dans la plupart des localités, un acquiescement tacite aux volontés de la Montagne et les administrateurs girondins résignèrent peu à peu leurs fonctions, pour chercher dans la retraite un abri contre les vengeances de leurs adversaires. Cette conduite pusillanime ne devait pas les sauver. Quelques mois plus tard, quand le règne de la démagogie fut définitivement établi, on les traqua dans leurs cachettes. Beaucoup furent emprisonnés et traduits, soit au Tribunal révolutionnaire de Paris, soit devant quelqu’une de ces sanglantes assises qui s’ouvrirent en province, à l’instar de la capitale ; presque tous payèrent de leur tête les velléités de résistance que le souci même de leur sûreté les avait empêchés de pousser jusqu’au bout. Ils périrent lentement, un à un, sans éclat pour la gloire de leur nom, et sans profit pour les intérêts de leur parti. Au milieu de la défaillance générale, quatre villes méritent surtout d’être signalées pour l’énergie de leur attitude, et nous devons retracer rapidement les événements dont Lyon, Marseille, Bordeaux et Caen furent le théâtre jusqu’au 15 juillet 1793. Pour bien comprendre l’histoire du soulèvement de Lyon, il est essentiel de remonter un peu en arrière. Nous avons laissé la seconde ville de France aux mains du parti démagogique[2], plus ou moins secrètement favorisé par les trois commissaires de la Convention Rovère, Basire et Legendre. A ceux-ci avaient bientôt succédé quatre autres représentants animés du même esprit ; c’étaient Dubois-Crancé, Gauthier, Nioche et Albitte. Officiellement, ils étaient envoyés près de l’armée des Alpes ; mais leur action s’étendait en fait sur tous les départements compris dans le cercle de ravitaillement de cette armée. Ils arrivèrent à Lyon le 12 mai, et ils convoquèrent pour le lendemain, à la maison commune, tous les corps administratifs. Le procès-verbal de cette réunion constate que les Jacobins lyonnais s’y trouvèrent en force, et que, sans aucun mandat, ils délibérèrent pêle-mêle avec les autorités constituées du département, du district et de la commune. Cette assemblée arrêta : 1° Qu’il serait levé à Lyon une armée révolutionnaire de six mille quatre cents hommes, divisée en huit bataillons, dont les deux premiers seraient dirigés sur la Vendée, et les six autres resteraient attachés au service de la ville ; 2° Qu’il serait pourvu aux dépenses de cette armée par un emprunt forcé de six millions à prélever sur les capitalistes, les propriétaires et les négociants, par mandats impératifs dont le terme fatal était de vingt-quatre heures ; 3° Qu’il serait institué un Comité de salut public pour veiller à la formation de l’armée, à la levée et à l’emploi de l’emprunt. Il fut décidé en outre : 1° Que la société populaire, autrement dit le club des Jacobins, en récompense des services importants qu’elle avait rendus et qu’elle rendait chaque jour à la cause de la liberté, serait gratifiée d’un nouveau local — l’église des missionnaires —, dont les réparations seraient mises à la charge du département ; 2° Que la distribution des feuilles modérées, notamment des journaux de Gorsas et de Brissot serait interdite ; 3° Que les numéros saisis seraient immédiatement brûlés ; 4° Qu’enfin la Convention serait suppliée de ne pas retarder plus longtemps rétablissement, à Lyon, d’un Tribunal révolutionnaire. Les quatre représentants du peuple approuvèrent par leur signature cette charte de la démagogie lyonnaise[3]. A l’occasion de cet arrêté, Chalier et ses amis rédigèrent la formule d’un nouveau serment qui devait être prêté par tous les citoyens admis à faire partie de l’armée révolutionnaire. Cette pièce donne la mesure des garanties que présentait son organisation. Elle est ainsi conçue : Je jure de maintenir la liberté, l’égalité, l’unité et l’indivisibilité de la République, la sûreté des personnes et des propriétés ; mais aussi d’exterminer tous les tyrans du monde et leurs suppôts qui sont désignés sous le nom d’aristocrates, de feuillantins, de modérés, d’égoïstes, d’accapareurs, d’usuriers, d’agioteurs, et tous les inutiles citoyens de la caste sacerdotale, ennemie irascible de la liberté et protectrice du despotisme et de la tyrannie. Avec de pareilles armes le triomphe de la Montagne semblait assuré et les quatre commissaires de la Convention s’éloignent ensemble de Lyon[4]. Aussitôt après leur départ, les Jacobins se mettent à l’œuvre. Le Comité dit de salut public, nommé et dirigé par eux, était revêtu du pouvoir exorbitant de désigner, par voie de réquisition directe, les citoyens appelés à former la nouvelle force armée. Il eut soin de placer dans les deux premiers bataillons, destinés pour la Vendée, tous les jeunes gens suspects de tiédeur et de modérantisme ; il réunit, au contraire, dans ceux qui devaient être affectés à la police de la ville tous les vrais sans-culottes, c’est-à-dire tous les hommes sans aveu et sans moyens d’existence. De même dans la perception de l’emprunt forcé, il usa des mesures les plus vexatoires et ne recula devant aucune exaction. Ces faits furent portés à la tribune de la Convention par Chasset, qui, dans la députation de Rhône-et-Loire, était le chef du parti modéré. Le résultat de cette dénonciation fut un décret, en date du 15 mai, qui déclarait nulle et non avenue toute érection de tribunal révolutionnaire à Lyon et autorisait chaque citoyen à opposer, au besoin, la force à la force. Cette décision ne diminua en rien l’audace des Jacobins, mais elle rendit quelque énergie aux opprimés. La majorité des sections professait des idées d’ordre et de légalité. On en avait eu la preuve dans la nomination de Gilibert, alors qu’il était retenu en prison par Chalier et ses amis[5]. Pour opposer une digue au flot montant de la démagogie, les sections se constituent en permanence et établissent leur centre d’action à l’Arsenal. De son côté la municipalité s’entoure de gardes à l’hôtel de ville. Un conflit était inévitable ; le 29 mai, le retour de deux des commissaires de la Convention en donna le signal. Pour célébrer dignement l’arrivée des représentants Gauthier et Nioche, la municipalité avait ordonné l’arrestation du président et du secrétaire de deux des sections et enjoint à toutes de se dissoudre immédiatement. L’assemblée des sections répond à cet arrêté par une déclaration portant que le Conseil général de la Commune a perdu la confiance publique. A cette nouvelle la garde nationale, qui tenait en très-grande partie pour les sections, se rassemble autour de l’Arsenal ; au contraire, les compagnies d’artillerie dévouées à la municipalité bivouaquent avec leurs pièces sur la place des Terreaux, prêtes à défendre la maison commune contre les sectionnaires. Pendant que chacun s’observe, un peloton de gardes nationaux qui se rendait à l’Arsenal est accueilli au passage par des coups de fusil partis de l’hôtel de ville. Les sections crient au guet-apens et donnent l’ordre d’attaquer la place des Terreaux de trois côtés différents. De ces trois colonnes, deux sont repoussées avec des pertes considérables ; mais la troisième, sous les ordres d’un apprêteur d’étoffes, nommé Madinier, qui vient d’être improvisé commandant général, pénètre, en dépit d’un feu très-vif, jusqu’au milieu de la place, s’empare des canons de la municipalité, les tourne contre l’hôtel de ville et envoie deux volées à mitraille dans la façade. Il n’en fallait pas tant pour amener à merci la Commune et ses adhérents. C’est le représentant Gauthier qui se charge de parlementer en leur nom. On s’empresse de le conduire à l’Arsenal, où son collègue Nioche l’avait déjà précédé. Tous les deux désavouent la signature qu’ils ont appose au bas du fameux arrêté du 14 mai ; tous les deux consentent à la suspension du Conseil général de la Commune et reconnaissent l’autorité des sections. Le lendemain, au point du jour, Madinier prenait possession de l’hôtel de ville évacué durant la nuit par ses défenseurs. Son premier soin est de faire arrêter le maire Bertrand et son ami Chalier. Puis les vainqueurs constituent une municipalité provisoire sous la présidence de l’ancien maire Gilibert, et des députés extraordinaires sont envoyés à la Convention pour lui demander : 1° la confirmation des arrêtés pris par le Conseil général du département d’accord avec les sections ; 2° le rappel des deux représentants du peuple qui, dans le conflit, ont fait preuve d’une partialité révoltante en faveur des démagogues, et sont responsables du sang versé. En même temps, des services solennels sont célébrés dans toutes les églises de Lyon, en l’honneur des citoyens morts pour la défense de l’ordre, et de la liberté. A l’un d’eux l’évêque constitutionnel Lamourette prononce, dans la métropole de Saint-Jean, l’éloge funèbre des victimes[6]. Sur ces entrefaites arrive à Lyon la nouvelle des événements du 2 juin. Il est aisé d’en concevoir l’effet. Les autorités récemment établies déclarent ne plus reconnaître comme l’expression de la volonté nationale une assemblée mutilée par la proscription de trente-deux de ses membres. Robert Lindet, envoyé à Lyon par le Comité de salut public, pour aviser à détruire dans leur germe ces velléités de résistance, se voit éconduit par les vainqueurs du 29 mai. De retour à Paris, il se contente de faire rendre par la Convention un décret qui met sous la sauvegarde de la loi et des autorités constituées les citoyens arrêtés à Lyon dans les derniers troubles. Malheureusement les passions étaient déchaînées de part et d’autre. Il ne dépendait plus des nouvelles administrations locales d’arrêter le cours de la réaction, et celle-ci devait être d’autant plus violente qu’on venait de subir trois mois de brutale oppression. Le royalisme travaillait d’ailleurs à se pousser sous le manteau de la Gironde. Il n’y a pas à s’en étonner. La résistance appelle la coalition, et en présence des excès de la Montagne, qui pourrait faire un crime aux Girondins d’avoir accepté l’appui des royalistes, pour mieux combattre la démagogie ? Un membre de l’ancienne municipalité, Sautemouche, fat la première victime de ces fureurs aveugles qui, dans nos troubles civils, ont tour à tour souillé le triomphe de tous les partis. Arrêté le 29 mai, il venait d’obtenir son élargissement sous caution, lorsqu’il est reconnu dans un café et assailli par des sectionnaires. Pour échapper à leurs atteintes, il se précipite, déjà blessé, dans le Rhône ; ses ennemis l’y achèvent à coups de pierres. Cela se passait le 27 juin. Aucune poursuite ne fut dirigée contre les auteurs de ce meurtre. Quelques jours après, l’assemblée départementale se constituait sous le titre de Commission populaire et républicaine de salut public du département de Rhône-et-Loire, et s’installait à l’hôtel de ville. Deux membres de la Convention, Birotteau et Chasset, qui étaient parvenus à s’échapper de Paris et à gagner Lyon, se mirent à la tête du mouvement. Birotteau était arrivé le premier, et, sur sa proposition, la Commission départementale rend, le 4 juillet, l’arrêté suivant qui est en même temps son manifeste : Le peuple de Rhône-et-Loire déclare qu’il mourra pour le maintien d’une représentation nationale républicaine, libre et entière, mais que, jusqu’au rétablissement de l’intégrité et de la liberté de la Convention, il considère comme non avenus tous les décrets postérieurs au 31 mai, et qu’il va prendre des mesures pour la sûreté générale. De ces mesures, la première est une expédition sur Saint-Étienne, où se trouvaient dix mille fusils entièrement neufs. Deux représentants du peuple surveillaient dans cette ville La fabrication des armes à feu. L’un, Lesterp-Beauvais, appartenait à l’opinion modérée ; l’autre, Noël Pointe, faisait partie de la Montagne. A l’arrivée des Lyonnais, Noël Pointe s’esquive ; Lesterp-Beauvais demeure à son poste, et semble approuver par son inaction l’enlèvement des fusils[7]. Ce butin est porté à Lyon en triomphe. Il n’y avait plus à s’y méprendre, la guerre était déclarée, et des deux côtés on s’y prépara énergiquement. Le 3 juillet, la Convention invite ses commissaires près l’armée des Alfes à user contre les Lyonnais de toutes les mesures de coercition qu’ils jugeront opportunes et utiles. Le 12, elle déclare traîtres à la patrie Birotteau et les administrateurs qui ont convoqué ou souffert le congrès départemental, qui ont assisté ou participé à ses délibérations. Elle enjoint au pouvoir exécutif de diriger au plus tôt sur la ville de Lyon une force armée suffisante pour rétablir l’ordre, de faire traduire au Tribunal révolutionnaire de Paris les chefs de l’insurrection, et de répartir entre les patriotes indigents et opprimés le produit des biens des condamnés. Ainsi, les confiscations étaient annoncées d’avance, les dépouilles des victimes étaient promises aux sans-culottes lyonnais. La démagogie armait résolument les prolétaires contre ceux qui possédaient, et ne craignait pas de susciter, pour le service de sa cause, les plus détestables convoitises[8]. Cependant Lyon organisait une vigoureuse résistance. Les anciennes fortifications de la ville sont relevées ; les citoyens des départements voisins sont appelés à la défense commune ; une députation de la commission populaire se rend à Semur pour offrir le commandement de la force départementale à un ancien officier du régiment de Picardie qui avait quelque temps séjourné à Lyon, Perrin de Précy. Celui-ci accepte et, le i& juillet, il passe en revue les gardes nationales de la ville et des environs, réunies pour célébrer l’anniversaire de la fédération et renouveler leur serment de fidélité à la République. Enfin un tribunal est institué pour juger les vaincus du 29 mai. Ses premières poursuites sont dirigées contre Chalier, le chef du parti démagogique, et contre Riard, l’un des commandants de la force armée, qui avait embrassé le parti de la Commune[9]. Chalier comparait devant ses juges le 15 juillet, et le débat, qui dure vingt heures, se termine par un arrêt de mort. Le lendemain la tête du condamné tombait sur la place des Terreaux. Quelques jours plus tard, Riard était également condamné et exécuté. En montant sur l’échafaud, Chalier avait légué sa vengeance à la Montagne ; ce legs ne fut que trop bien accepté. Des milliers de victimes seront sacrifiées aux mânes de celui qui avait si longtemps prêché l’extermination de ses adversaires politiques et qui fut le premier frappé au nom de ses propres principes. II Marseille n’avait pas attendu le 2 juin pour se prononcer contre les doctrines jacobines. Plus d’une fois ses délégués avaient paru à la barre de l’Assemblée afin d’inviter les représentants à s’affranchir de la tyrannie des tribunes et è secouer le joug de la Commune de Paris. Tout récemment les Marseillais avaient expulsé de leurs murs deux membres de la Convention, Moyse Bayle et Boisset, protecteurs trop avoués du parti exalté. Aussi à la première nouvelle du coup d’État commis contre la majorité de la représentation nationale, les autorités constituées des Bouches-du-Rhône proclament-elles à l’envi que, le jour où le pacte social et le droit des gens sont ouvertement violés, la résistance à Top-pression devient le plus saint des devoirs. Comme à Lyon, on cherche à concentrer l’action et à généraliser la résistance. Une commission centrale nommée par les sections est investie de tous les pouvoirs ; le tribunal populaire, qu’un décret de la Convention avait cassé, est rétabli ; tous les départements sont invités à diriger vers Bourges leurs bataillons de volontaires pour marcher de là sur Paris ; le Pont-Saint-Esprit est désigné comme le point de concentration des gardes nationales de la Provence et du Languedoc. Enfin, deux représentants qui se rendaient en Corse avec une mission de l’Assemblée, Bô et Antiboul sont arrêtés à leur passage et retenus prisonniers[10]. A cet audacieux défi la Convention répond par un décret, en date du 19 juin, qui déclare que les membres du prétendu tribunal populaire institué à Marseille sont autant d’assassins en état de rébellion, qu’ils sont mis hors la loi, et qu’il est du devoir des bons citoyens de leur courir sus. En même temps elle confie au général Carteaux le commandement des troupes dirigées contre l’insurrection du Midi. L’Assemblée sentait qu’il n’y avait pas une minute à perdre. Le plan des contre-révolutionnaires était de marcher sur Paris par un mouvement combiné avec celui des armées de Lyon, de Normandie, de Vendée, et il était évident que le moindre succès remporté par eux serait le signal d’un soulèvement général dans toute la région du sud-est. La lenteur des Marseillais fit tout échouer. Leur commandant Rousselet, au lieu de faire immédiatement sa jonction avec les bataillons de la rive gauche du Rhône, s’arrête à Arles et y perd un temps précieux à dissoudre la l’action montagnarde. Quand il se remet en marche, le département du Gard était déjà menacé par Carteaux, et bientôt la petite troupe apprend que les Nîmois ont évacué le Pont-Saint-Esprit sans résistance. Découragés par cette défection inattendue, les Marseillais rétrogradent jusqu’à la Durance. Nous les retrouverons à Avignon quand, ses derniers préparatifs achevés, le général Carteaux se dirigera sur Marseille. Mais déjà un grand résultat est obtenu : Lyon demeure isolé et ne peut plus compter sur les secours promis par le Midi. A Bordeaux, comme à Marseille, la révolution du 31 mai fut accueillie avec des transports d’indignation. Le 6 juin, dès la première nouvelle de l’attentat commis contre ses plus illustres députés, le Conseil général envoie à la Convention une adresse menaçante. Les diverses autorités locales se réunissent sous le titre de Commission populaire de salut public du département de la Gironde, et se déclarent en permanence jusqu’à ce que, disait l’arrêté, avec l’aide des agents du peuple des autres départements, la Convention nationale ait recouvré son entière liberté. Des émissaires furent expédiés dans les pays environnants et même jusqu’à Lyon et à Dijon ; mais tout se borna à de vains manifestes et à des démonstrations stériles. Pas un bataillon, pas une compagnie, pas un soldat ne sortit des murs de Bordeaux pour se diriger sur Bourges, où devaient converger tous les contingents des provinces insurgées. Bien plus, les nouvelles autorités constituées protégèrent le départ de deux représentants du peuple, Ichon et Dartigoyte, qui avaient été arrêtés à quelque distance de Bordeaux, et que la foule ameutée voulait retenir. Ces autorités écrivirent au Comité de salut public, à Paris, pour lui faire connaître cette preuve de magnanimité donnée par toute une ville, au moment où elle était elle-même outragée par l’incarcération illégale de ses plus chers représentants. Celte lettre semblait indiquer un temps d’arrêt dans la résistance bordelaise ; elle suggéra au Comité la pensée de tenter une démarche conciliatrice. Deux de ses membres, Mathieu et Treilhard, furent envoyés dans la Gironde ; mais ces messagers de paix furent bientôt obligés de céder devant les manifestations populaires et se retirèrent à Périgueux. III Le Calvados avait depuis longtemps témoigné ses tendances girondines. Quelques jours avant le 31 mai, le Conseil général du département avait voté, d’accord avec les autorités de la ville et du district, la création d’une force armée pour maintenir la liberté des délibérations au sein de l’Assemblée et veiller à la sûreté individuelle des représentants. Neuf commissaires, pris dans le Conseil général des sections et des sociétés populaires, s’étaient rendus à Paris pour notifier cet arrêté à la Convention ; mais cette députation était tombée an milieu de la tourmente qui emporta la Gironde et n’avait pu être admise à la barre de l’Assemblée. Le 2 juin accompli, les délégués du Calvados comprirent qu’ils n’avaient plus rien à faire à Paris, et qu’il ne leur restait qu’à rendre compte à leurs commettants de ce qu’ils avaient vu et entendu. En revenant à Caen ils s’arrêtent à Evreux, où ils trouvent réunies les autorités du département de l’Eure. Le récit qu’ils font des événements dont ils ont été les témoins oculaires excite une indignation unanime ; immédiatement le Conseil prend un arrêté qui fait appel au concours armé de tous les autres départements pour délivrer Paris de la tyrannie d’une faction usurpatrice, et qui fixe à quatre mille hommes le contingent particulier de l’Eure. Dès le retour de ses commissaires, le Calvados s’empresse de suivre cet exemple. Les corps administratifs de toute sorte, unis aux sociétés populaires, déclarent ne plus reconnaître l’autorité de la Convention ; ils ordonnent l’arrestation de deux représentants du peuple, Romme et Prieur (de la Côte-d’Or), alors en mission sur les côtes de la Manche, et nomment le général Félix Wimpfen commandant en chef de la force armée à diriger sur Paris[11]. En réponse à ces mesures, la Convention décrète d’accusation Wimpfen, Buzot et Barbaroux, et enjoint au ministre de la guerre d’aviser à ce que force reste à la loi[12]. Mais ce n’était pas tout que d’avoir rendu le décret ; il s’agissait de l’exécuter. Or le ministre de la guerre avait informé le Comité de salut public qu’il n’avait en ce moment aucun corps disponible à envoyer contre les insurgés normands. Il fallut donc louvoyer. Le Comité autorise de son chef le ministre de la guerre à suspendre l’exécution des ordres de la Convention[13] ; mais sous main il presse le recrutement des bataillons que Paris et les départements voisins étaient appelés à fournir. Le Conseil général de la Commune, qui était de moitié dans ce jeu/conforme son langage à celui du Comité. D’après son arrêté du 1er juillet, les dix-huit cents hommes qui allaient être dirigés sur la Normandie n’étaient destinés qu’à y ramener le calme, qu’à y faire respecter la loi et les autorités constituées ; ils devaient fraterniser avec les bons citoyens, imposer aux malveillants, protéger la circulation commerciale et les convois de subsistances. En dépit de ces fallacieuses déclarations, le peuple de Paris ne s’empressait guère de répondre à l’appel de la Commune et du Comité[14]. Le 5 juillet, Réal, substitut de Chaumette, gourmandait publiquement l’insouciance de ses concitoyens, si lents à s’émouvoir lorsque les brigands, — c’est ainsi qu’il qualifiait les insurgés normands, — marchaient en armes sur Paris. Un autre officier municipal allant plus loin demanda que le Conseil général, pour donner l’exemple, partit le fusil en main, le sac sur le dos et l’écharpe au cou. La proposition fut applaudie, mais non adoptée[15]. Enfin Pache lui-même dut s’en mêler et écrire coup sur coup aux sections, deux lettres où il les adjurait de satisfaire sans retard aux réquisitions qu’il leur avait adressées au nom du salut public[16]. IV Cependant le Comité de salut public élaborait toujours son rapport sur la prétendue conspiration fédéraliste ; il s’était engagé à le faire en trois jours, il y mit six semaines. C’était Saint-Just, l’ennemi le plus irréconciliable de la Gironde, qui s’était chargé de prouver d’une manière irréfutable le crime des vaincus. Vingt fois recommencé et remanié, son réquisitoire ne fut prononcé que le jour où le Comité[17] se crut en mesure d’agir de vive force contre les révoltés de l’Eure et du Calvados. Les mérites de l’œuvre ne trahissent guère le labeur qu’elle avait coûté ; c’est une amplification pauvre, incohérente et déclamatoire ; les faits n’y sont pas même exposés avec ordre et logique ; le talent n’en est pas moins absent que la vérité[18]. Saint-Just demandait en somme à la Convention : 1° De déclarer traîtres à la patrie Buzot, Barbaroux, Gorsas, Lanjuinais, Salles, Louvet, Bergoing, Birotteau, Pétion, coupables de s’être soustraits par la fuite au décret d’arrestation rendu contre eux et d’avoir fomenté la rébellion dans les départements de l’Eure, du Calvados et de Rhône-et-Loire ; 2° De décréter d’accusation Gensonné, Guadet, Vergniaud, Mollevaut et Gardien, prévenus de complicité dans les mêmes complots ; 3° De rappeler dans son sein Bertrand et les autres députés plus trompés que coupables. L’Assemblée n’osa pas adopter immédiatement ces conclusions. Elle vote l’impression du rapport, et en ajourne la discussion à une époque indéterminée. La séance du lendemain, 9 juillet, fut marquée par un incident qui montre combien la tyrannie de la Montagne, après six semaines d’oppression, trouvait encore de résistance dans la droite, et quel courage les Girondins, même les plus obscurs, savaient déployer au besoin pour affirmer leurs opinions et protester contre la proscription de leurs amis. Jean-Bon-Saint-André venait de rendre compte du mouvement fédéraliste de Montpellier. Il s’était créé dans cette ville un Comité de salut public qui pactisait avec les autorités rebelles de l’Eure, du Calvados et de la Gironde ; son premier acte avait été d’intimer à tous les membres de la Convention l’ordre de se constituer prisonniers au chef-lieu de leurs départements respectifs pour être jugés par un grand jury national. A la lecture de cette pièce, des applaudissements partent de la droite. Les Montagnards indignés couvrent aussitôt de leurs murmures ces bravos audacieux. Chabot s’élance à la tribune, et, désignant du doigt les bancs où siègent les téméraires approbateurs : Voilà, s’écrie-t-il, les conspirateurs qui ont dicté ces mesures liberticides. La Convention va sévir rigoureusement contre les perfides qui les ont adoptées ; mais le pourra-t-elle avec justice, si elle ne commence pas par punir ceux qui applaudissent aux complots ? C’est par ces indignes collègues qu’il faut commencer la purification... Je demande que le citoyen qui vient d’applaudir, et dont je m’honore de ne pas savoir le nom, soit envoyé à l’Abbaye. Le membre accusé monte à la tribune ; c’est Couhey, député des Vosges. Jusqu’à ce jour il n’avait pas pris la parole dans le sein de l’Assemblée, et il était fort peu connu. Tout homme, dit-il, a droit de manifester son opinion par la parole ou par des signes d’approbation ou de désapprobation. Comme représentant du peuple, j’ai plus que tout autre le droit de manifester la mienne avec la plus grande liberté. Eh bien, je le déclare, mon vœu est conforme à celui de l’arrêté qu’on vient de lire, et, au nom de la souveraineté du peuple, je trouve juste que les députés à leur retour dans les départements, soient soumis au jugement légal de leurs concitoyens. Je convertis en motion la demande des habitants de Montpellier, et j’insiste d’une manière expresse pour que la Convention adopte ma proposition. C’est par un mensonge,
répond Lacroix, que Couhey entreprend de se
justifier : il a tronqué la disposition contre-révolutionnaire à laquelle il
a applaudi ; il n’a pas dit que cet arrêté émanait d’un Comité se disant de
salut public qui, dans le département de l’Hérault, prétend faire à lui seul
des lois pour toute la République. Cet arrêté, fût-il bon en lui-même, est coupable
parce que les gens qui l’ont pris n’avaient pas le droit de le prendre. Je
fais observer que, lorsque le Comité de salut public présenta le projet de
constitution, on proposa en effet de laisser aux assemblées primaires le
droit de juger leurs députés après la session ; mais cette proposition,
appuyée par le côté droit, fut vigoureusement combattue par la gauche parce
que les assemblées primaires, n’étant qu’une portion du Souverain, n’ont pas
le droit déjuger des représentants de la nation entière. Le mépris du décret
par lequel vous avez rejeté cette proposition est un délit de plus de la part
du député qui a applaudi, au moment où l’on vous dénonçait un Comité composé
de contre-révolutionnaires, comme ceux qui siègent là, — l’orateur
montre le côté droit, — qui prétendent faire des
lois au nom de quelques séditieux, et ne pas obéir à celles qui sont faites
au nom du peuple entier. Vous ne devez pas faiblir devant ceux qui
s’annoncent leurs complices. Je demande que, pour en donner un grand exemple,
le membre qui a applaudi soit envoyé pour trois jours à l’Abbaye, et que le
décret lui soit immédiatement signifié par un huissier. Cette proposition est adoptée, et un instant après elle est notifiée à Couhey. Celui-ci veut faire observer que le décret n’est pas motivé ; sa voix est étouffée par le bruit. Il insiste ; la gauche demande que, s’il refuse de se soumettre, il soit décrété d’accusation. Encore une fois, président, dit Couhey, donnez-moi la parole ! — Point de parole, hurle la Montagne ; l’exécution du décret ! — C’est la tyrannie la plus atroce, s’écrie Guyomard. Des murmures accueillent cette courageuse exclamation. Pendant cette scène, Couhey a quitté son siège. Avant de sortir, il essaye encore de parler, mais de nouvelles vociférations l’interrompent. Le député des Vosges se relire enfin, aux trépignements des tribunes, fières de leur intolérance et de leur pouvoir souverain[19]. V Que devenait pendant ce temps l’insurrection de la Normandie ? Malgré les efforts des commissaires envoyés par l’Eure et le Calvados dans les départements voisins, elle s’était fort peu étendue. La Seine-Inférieure, l’Orne, n’avaient fait aucune démonstration ; les autorités de la Manche avaient paru d’abord disposées à se joindre au mouvement ; mais, mises en demeure d’arrêter deux représentants en mission à Cherbourg, Prieur (de la Marne) et Lecointre (de Versailles), elles reculèrent devant cet acte audacieux. La ville de Caen elle-même, où était établi le quartier général des révoltés, ne témoignait pas d’un grand zèle ; son contingent, augmenté des recrues de Vire et de Bayeux, n’excédait pas six cents hommes. Cette tiédeur tenait en partie à l’attitude plus que singulière des chefs naturels de l’insurrection, c’est-à-dire des députés réfugiés à Caen. Dans les premiers jours de juin, ces députés étaient au nombre de neuf ; à la fin du mois on en comptait dix-sept[20]. Les autorités du Calvados leur avaient fourni une large hospitalité ; ils étaient logés à l’ancienne Intendance, et généreusement défrayés par la Municipalité. Il semblait qu’étant les promoteurs du mouvement, ils dussent tenir à honneur de le diriger et de retendre en formant une sorte de Comité de salut public. Tandis que certains d’entre eux seraient demeurés à Caen, au centre même de l’action, les autres auraient dû s^imposer la mission de parcourir les départements circonvoisins pour obtenir des autorités constituées une adhésion résolue, un concours énergique, de nombreuses levées de volontaires. Loin de se partager ainsi la tâche, conformément aux exigences de la situation, ces dix-sept députés ne montrèrent aucune initiative personnelle. Ils affectaient de rester en quelque sorte spectateurs des événements. Ils s’abstenaient d’intervenir d’une manière active et ostensible dans un mouvement auquel ils voulaient, disaient-ils, laisser son caractère tout local et tout populaire. Ils se déniaient le droit de parler au nom de cette représentation nationale du sein de laquelle ils avaient été violemment arrachés ; ils n’osaient invoquer la fière maxime que le grand Corneille met dans la bouche de Sertorius : Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis. Ceux-ci faisaient des brochures ; ceux-là des chansons. De temps à autre ils assistaient aux délibérations des corps constitués ou allaient aux séances de la Société populaire faire quelque assaut d’éloquence avec les patriotes de la localité. A chaque pas, ils étaient arrêtés par des questions de compétence et de légalité, par des scrupules hors de saison. Barbaroux, qui écrivait quotidiennement à ses amis restés à Paris, pour les exhorter à venir le rejoindre à Caen, était le premier à déclarer dans ses lettres que la réunion de tous les proscrits dans la même ville ne constituerait jamais une assemblée compétente pour faire des décrets et pour se dire la représentation de la France. Nous ne pourrions pas, écrivait-il[21], former une autorité qui ne saurait exister que dans le ces où la majorité de la Convention se trouverait réunie, mais nous pourrions du moins concerter ensemble les mesures propres à sauver la liberté, et donner à l’opinion du département un nouveau ressort, en leur présentant une plus grande masse de députés proscrits, persécutés par les tyrans de Paris. Les représentants établis à Caen étaient, il faut le dire, encouragés dans leur inexplicable immobilité par l’Egérie de la Gironde, Mme Roland. Elle avait été la première à leur conseiller de se renfermer, sous prétexte de désintéressement, dans une abstention qui devait être si préjudiciable aux affaires du parti. Du fond de sa prison, elle avait écrit à Buzot une lettre où l’on sent tout à la fois respirer sa profonde tendresse pour le héros de roman qu’elle s’était choisi, son abnégation personnelle et son culte ardent pour la liberté[22]. Peut-être aussi la crainte d’exposer une vie qui lui était si chère vint-elle amollir à son insu cette âme virile et lui dicter des résolutions qu’en tout autre temps elle eût désavouées. Toujours est-il que Buzot et ses amis ne se conformèrent que trop docilement aux conseils de Mme Roland. Quand les fédéralistes de Normandie et de Bretagne se mirent en marche sur Paris, pas un député ne se mêla aux rangs des volontaires. Ce n’était pas défaut de courage chez les Girondins ; plus d’un demeurera intrépide en face de l’échafaud ; ce qui leur manquait, c’était cet énergique esprit de suite qui accepte toutes les conséquences d’une résolution une fois prise, qui va jusqu’au bout d’une entreprise une fois entamée. Cinq semaines s’étaient ainsi écoulées en préparatifs et en hésitations. Les autorités insurrectionnelles pressaient chaque jour Wimpfen de marcher sur Paris. Sa petite armée se composait de trois bataillons, parfaitement armés et équipés, fournis par les départements d’nie-et-Vilaine, du Finistère et du Morbihan, de six cents volontaires du Calvados, d’un nombre égal de volontaires de l’Eure, et de deux ou trois cents cavaliers, des régiments en formation dans le pays, qui avaient consenti h servir la cause embrassée par leur général. Wimpfen se décide en6n à une démonstration offensive ; sans quitter Caen de sa personne, il envoie en avant, avec la plus grande partie de ses troupes, un ancien officier, le comte Joseph de Puisaye, qu’il a fait agréer pour son lieutenant par les autorités normandes el bretonnes. Puisaye pousse jusqu’à Evreux ; mais, arrivé là, il s’arrête et demande avec insistance qu’on lui expédie des renforts. Malheureusement il était plus facile de faire appel à l’arrière-ban que de l’obtenir, Wimpfen commande pour le lundi 7 juillet une grande revue de la garde nationale de Caen. Les troupes réunies, le général parcourt le front de bataille et invite les hommes de bonne volonté à sortir des rangs. Dix-sept volontaires se présentent. Les autorités essayent de Suppléer par la voie des réquisitions à cette incroyable indifférence ; cette mesure extrême ne fournit encore que cent trente hommes. Ils sont aussitôt dirigés sur Evreux. Dès qu’il les a ralliés, Puisaye se met en marche vers Pacy-sur-Eure et Vernon. Laissons-le franchir cette courte étape, et voyons quels avaient été, pendant ce temps, les préparatifs du Comité de salut public. Ils n’étaient guère plus formidables que ceux des fédéralistes. On avait organisé, comme on avait pu, deux bataillons de Paris et un bataillon de Seine-et-Oise ; on y avait joint quelques troupes de ligne et une forte escouade de gendarmes. Le commandant en chef de l’expédition était un général fort obscur nommé Sepher[23] ; le commandant en second était l’adjudant général Brune, grand ami de Danton et de Camille Desmoulins, chargé par eux de surveiller tout à la rois la marche des opérations et l’esprit de l’armée. Quatre commissaires de la Commune accompagnaient les troupes ; deux représentants du peuple, Robert Lindet et Duroy, investis de pouvoirs illimités[24], étaient chargés de prendre toutes les mesures que les circonstances exigeraient. Ils étaient tous les deux Montagnards, mais ils appartenaient au département de l’Eure, et l’on comptait autant sur leur influence personnelle, pour amener une prompte pacification, que sur Faction de l’armée destinée à réduire les rebelles. Le 13 juillet, les deux armées s’étaient avancées jusqu’à une très-petite distance l’une de l’autre. Les Parisiens étaient à Vernon, les Normands à Pacy-sur-Eure. Ces deux villes, situées, la première dans la vallée de la Seine, la seconde dans la vallée de l’Eure, sont éloignées l’une de l’autre d’environ trois lieues. Sur le sommet du plateau qui les sépare, s’étend une petite plaine encadrée de deux forêts, au milieu de laquelle s’élève le château de Brécourt. C’était là le point stratégique important à occuper ; mais des deux côtés on hésitait à en venir aux mains. Enfin, après quelques marches et contre-marches, et à la suite de pourparlers qui n’aboutissent pas, les fédéralistes se décident à entrer dans le château de Brécourt, puis ils poussent jusqu’aux portes de Vernon, où ils rencontrent les avant-postes ennemis. Un des commissaires civils attachés à l’armée girondine est envoyé en parlementaire ; il lève son chapeau en signe de paix, et montre la proclamation qu’il vient lire au nom des départements insurgés[25]. On les reçoit par une décharge de mousqueterie suivie d’une volée de coups de canon. La mitraille hache les branches d’une rangée de pommiers sous lesquels bivouaquait l’avant-garde des volontaires normands. Ceux-ci s’apprêtent à riposter ; mais, à ce moment, les conducteurs de l’artillerie fédéraliste, individus racolés à prix u argent dans les cabarets de Caen et d’Evreux, coupent les traits de leurs chevaux et s’enfuient. La cavalerie essaye de les arrêter ; elle se trouve elle-même entraînée. Le reste de l’avant-garde, se voyant abandonné, lâche pied et se disperse à travers champs. L’armée se replie alors par la route même qu’elle a suivie le matin. Dans ce désarroi général quelques coups de canon sont tires pour couvrir la retraite ; ils jettent le désordre dans les rangs des Parisiens, qui font eux-mêmes volte-face ; mais ceux-ci se rassurent bientôt en voyant fuir les Normands[26] ; leurs bataillons se reforment et campent sur le champ de bataille. Le lendemain, trouvant la route complètement libre devant eux, ils sonnent la victoire. Elle était à eux en effet, car rien ne s’opposait plus à leur marche. Le soir même ils entraient sans coup férir dans Évreux, que Puisaye venait d’évacuer pour se retirer sur le Calvados. VI La nouvelle de ce qu’on appelait pompeusement la victoire de Pacy fut reçue avec enthousiasme par la^ Montagne. Celle-ci fêta son triomphe par une série de mesures où se retrouvent accouplés cet impérieux besoin de vengeance qui inspire les plus niaises représailles et cette sentimentalité bucolique dont Taisaient parade, à l’instar de J.-J. Rousseau, les coryphées de la démagogie. Un même décret décida : 1° que la maison de Buzot à Evreux serait rasée, et qu’à la place il serait élevé une colonne avec cette inscription : Ici fut l’asile du scélérat Buzot qui, représentant du peuple, conspira la perte de la République. — 2° que le retour de la liberté dans la ville d’Evreux serait célébré par le mariage de six filles républicaines avec six républicains ; que ces filles seraient choisies par une assemblée de vieillards de la localité, et qu’elles seraient dotées aux frais du trésor national. Le 16 juillet, Robert Lindet et Duroy entraient triomphalement dans Evreux. La ville était dans la stupeur, beaucoup d’habitants avaient fui ; on disait que l’armée parisienne avait perdu dix-huit cents hommes et qu’elle arrivait altérée de vengeance. Les représentants rassurent les magistrats accourus au-devant d’eux et leur apprennent que pas un seul homme n’a péri dans les rangs des vainqueurs[27]. Ils font ensuite afficher un arrêté pour inviter les habitants à se réunir le soir même dans la cathédrale. Les deux commissaires s’y présentent à huit heures. L’assemblée était morne et inquiète. Robert Lindet monte en chaire, reproche h ses compatriotes leur conduite coupable, dont il a soin néanmoins de rejeter la responsabilité sur quelques meneurs, et, après avoir longtemps tenu ses auditeurs entre la crainte et l’espérance, il leur annonce que la ville ne perdra aucun des établissements dont elle a joui jusqu’à ce jour. Aussitôt les poitrines se dilatent, les cœurs s’épanouissent, les applaudissements éclatent, des pleurs de joie et d’attendrissement coulent de tous les yeux. Rassurés sur leurs intérêts matériels, les Ébroïciens ne se mettent pas en peine du reste : que leur importe à présent une défaite où ils n’ont laissé que l’honneur et la liberté[28] ! L’armée parisienne resta quelques jours à Evreux ; ou hésitait à pousser plus loin ; on attendait des nouvelles du Calvados, des ordres de Paris[29]. Pendant ce temps, Wimpfen était accouru de Caen à Lisieux. Pour se soustraire à l’immense responsabilité qui pesait sur lui, il convoque dans chacun des principaux édifices de cette ville les divers corps de sa petite armée et les appelle à délibérer sur les mesures à prendre dans les conjonctures où l’on se trouve. Le bataillon du Morbihan est le premier consulté ; il déclare nettement qu’il veut se retirer dans ses foyers et laisser à chaque département le soin de se défendre isolément comme il l’entendra. Les bataillons d’Ille-et-Vilaine et du Finistère annoncent les mêmes intentions. Il n’y avait plus dès lorsqu’à évacuer Lisieux : c’est ce que Wimpfen s’empresse de faire. A ces nouvelles, le Comité central de résistance décide de se transporter à Rennes et invite les bataillons fédéralistes à regagner leurs départements respectifs. Les administrateurs du Calvados, restés seuls, font au plus vite leur soumission. On remet solennellement en liberté les deux représentants arrêtés depuis le 10 juin, Romme et Prieur (de la Côte-d’Or). Les assemblées primaires, réunies en toute hâte, acceptent avec enthousiasme la Constitution ; chacun désarme, et bientôt il ne reste plus trace de rébellion. Quant aux députés, mis hors la loi et abandonnés de tous, ils demandent l’hospitalité au bataillon du Finistère, et ils s’éloignent de Caen sous des habits militaires d’emprunt, résolus à parcourir par étapes la longue distance qui les sépare de Quimper, car c’est là seulement qu’ils espèrent trouver un asile. Kervélégan, parti en avant, leur a répondu de ses amis du Finistère. Mais les mauvaises nouvelles vont plus vite que les troupes en marche. Les députés girondins sont précédés en Bretagne par l’annonce de la soumission de la Normandie. A leur arrivée, ils ne trouvent plus aucun corps de troupe pour les défendre, aucun centre de résistance pour les accueillir, et ils sont réduits à se cacher jusqu’au moment où traqués sans relâche, ils reprendront le cours de leur pénible odyssée[30]. L’échafaud ou le suicide les attendaient pour la plupart au bout de la route. Telle fut la fin de l’insurrection normande. Jamais prise d’armes plus éclatante n’avorta d’une manière plus misérable ; jamais panique d’avant-garde n’eut d’aussi graves conséquences. La déroute de Pacy eut un immense retentissement par toute la France ; elle démoralisa le parti de la Gironde et, du même coup, assura le triomphe de la Montagne. Pendant que l’insurrection de la Normandie était si facilement et si vite réprimée, le soulèvement de la Vendée opposait à la Convention la plus longue et la plus glorieuse résistance. Devant ce contraste, l’historien a le devoir de rechercher pourquoi, dans l’Ouest, des paysans armés de fourches et de pieux se précipitent en foule à la gueule des canons ; pourquoi, dans le Nord, de rares volontaires péniblement recrutés se débandent à la première volée d’artillerie qui passe par-dessus leur tôle ; pourquoi les uns, dans ces perpétuels combats de géants dont parle Napoléon, font reculer les troupes les mieux disciplinées et les soldats les plus aguerris ; pourquoi les autres, dès la première rencontre, renoncent à soutenir une lutte qui n’a pas même été commencée. La différence des caractères, la lenteur des préparatifs, la division des Girondins, les accusations de fédéralisme portées contre eux ont tour à tour été invoquées pour expliquer l’insuccès de l’armée normande. Tout cela est vrai, mais tout cela aussi est dominé par une raison plus générale et plus haute. Pour pénétrer les masses, il faut des idées grandes et simples ; généreuses ou perverses, elles poussent au dévouement ou au crime, mais seules elles produisent le mouvement et la vie. Or, la querelle engagée entre les Montagnards et les Girondins n’était, aux yeux du plus grand nombre, qu’une lutte de personnes. Les deux partis déployaient également le drapeau de la République et ne semblaient en désaccord que sur des détails secondaires. Qu’importait aux populations normandes que cette République procédât d’Athènes ou de Sparte, que pour dogme religieux elle acceptât le scepticisme de Voltaire ou le déisme de Rousseau ? Bien autrement ardentes et profondes étaient les questions qui soulevaient les habitants de la Vendée. Pour eux, il s’agissait de savoir si la religion de leurs pères serait abolie, si le prêtre qu’elles vénéraient leur serait arraché, si les églises bâties par la piété des siècles passés seraient souillées par les (Pratiques de ces intrus qu’un régime odieux voulait leur imposer. La foi qui transporte les montagnes, l’enthousiasme qui enfante les héros, armaient tous les bras, enflammaient tous les cœurs sur les bords de la Sèvre el de la Loire. De cette foi, de cet enthousiasme y avait-il la moindre étincelle dans la petite troupe qu’avaient racolée avec tant d’efforts et si peu de succès les autorités insurrectionnelles de l’Eure et du Calvados ? |
[1] Mahomet, acte II, scène V.
[2] Tome VI, livre XXX, § I.
[3] Voir dans l’Histoire parlementaire de MM. Buchez et Roux, tome XXVII, p. 414, le texte même de cet arrêté qui n’a pas moins de vingt-neuf articles.
[4] Ils partent, ils crèvent un des plus beaux chevaux d’artillerie, et laissent au Comité de salut public le soin d’entretenir avec eux une correspondance journalière. (Journal de Lyon, n° du 4 juin 1793.)
[5] Tome VI, livre XXX, § II.
[6] Les démagogues ne pardonnèrent pas à Lamourette de s’être déclaré contre eux d’une manière aussi éclatante. Après le siège de Lyon il fut arrêté, conduit à Paris, traduit au Tribunal révolutionnaire, condamné et exécuté. Il figure sur la liste générale des guillotinés sous le n° 289 et à la date du 22 nivôse an II (11 janvier 1794).
Nous donnons, à la fin de ce volume, l’interrogatoire que subit Lamourette quelques jours avant de comparaître au Tribunal révolutionnaire.
[7] Lesterp-Beauvais avait été désigné dès le 30 mai pour aller en mission à Saint-Étienne ; mais il n’était parti de Paris que le 5 juin, après avoir assisté à la chute des Girondins et avoir signé la protestation rédigée par les députas de la Haute-Vienne (tome VII, p. 553). Peu de temps après l’expédition des Lyonnais sur Saint-Étienne, il fut rappelé, traduit devant le Tribunal révolutionnaire, et condamné A mort le 31 octobre 1793. Nous donnons à la fin de ce volume plusieurs pièces relatives à cet épisode peu connu du soulèvement de Lyon.
[8] Moniteur, n° 195 et 196.
[9] Moniteur, séances des 11 et 12 juillet 1793.
[10] Ces deux représentants du peuple furent arrêtés sar la route d’Aix à Toulon et conduits à Marseille, où ils restèrent prisonniers jusqu’à la reprise de ta ville par Carteaux le 25 août. Ils subirent tour à tour (24 et 25 juin), par-devant les commissaires des sections et en présence d’une foule immense d’auditeurs, un interrogatoire sur ce qui s’était passé à Paris le 31 mai et les jours suivants. Leurs réponses durent être bien différentes : Bô était de la Montagne ; Antiboul appartenait au parti modéré. Une copte de l’interrogatoire de ce dernier fut envoyée, après la soumission de Marseille, aux Comités de sûreté générale et de salut public, qui, sur le vu de ces pièces, proposèrent le rappel d’Antiboul dans la séance du 27 septembre 1793. Jean-Bon-Saint-André alla plus loin : il demanda l’arrestation immédiate d’Antiboul, qui avait dégradé, disait-il, sa qualité de représentant du peuple en se soumettant à une procédure illégale et honteuse. Cette motion fut adoptée. Antiboul fut expédié sous bonne escorte à Paris par la municipalité jacobine réinstallée à Marseille. Il n’eut pas le temps de languir en prison. Arrivé le 30 septembre, il fut compris dans le rapport d’Amar du 3 octobre, déféré au Tribunal révolutionnaire, condamné à mort le 30 octobre avec les autres Girondins et exécuté le 31. On trouvera à la fin de ce volume les passages les plus intéressants de l’interrogatoire fort long que firent subir à Antiboul les autorités contre-révolutionnaires de Marseille.
Nous n’avons pas pu retrouver l’interrogatoire de Bô ; mais, dans un discours prononcé par lui à la séance du 7 pluviôse an III, il donne quelques détails sur sa captivité. Nous croyons utile da le mettre sous les yeux du lecteur. (Réimpression du Moniteur, t. XVII, p. 528.)
Je ne parierai pas ‘de la
manière dont j’ai été’ arrêté. Je l’ai été sar la route de Toulon et de là on
me conduisit à Marseille.
La Commune me reçut d’abord
comme un homme à qui l’on n’a rien à reprocher ; mais, lorsque je dis que
j’étais représentant du peuple, 00 me déclara qu’on ne reconnaissait plus la
représentation nationale. Je fus logé dans une chambre de la Commune où j’étais
plus oui que dans un cachot ; la municipalité vint me dire que le peuple de
Marseille désirait avoir des renseignements sur ce qui se passait à Paris. Je
répondis que je ne dirais rien avant d’avoir vu mon collègue Antiboul. Antiboul
fut entendu séparément, et le lendemain je parus non devant un tribunal
criminel, mais devant les autorités constituées qu’accompagnait un peuple
immense. Lorsque je tombai malade, je demandai à aller à l’hôpital avec mes
frères ou qu’on me mît dans un cachot pour me garantir des chaleurs de la
saison. On ne se rendit point à mes demandes.
Quant à ceux qui m’ont
outragé, je ne les connais pas. Je sais seulement que ce furent des membres du
Comité de surveillance et quelques officiers municipaux.
Lorsque la peur se mit à Marseille, l’armée de Carteaux en était encore à trois lieues. Le concierge vint me dire que je pouvais sortir ; la sentinelle même me rendit ses armes. Carteaux entra dans la ville vers six heures du soir. Je ne m’occupai plus que de fournir aux subsistances de l’armée, et déjà les principaux coupables, qu’on assura être des membres de l’Assemblée constituante et le président du Tribunal populaire, étaient évadés. J’ignore si on a jugé tous les coupables, mais ceux qui sont restés à Marseille Tout été. Quant à moi, je demanderais que les Comités de salut public et de sûreté générale prissent des mesures pour concilier tous les partis et tout pacifier.
[11] Le général Wimpfen était natif de Bayeux. Il avait représenté la noblesse de cette ville à l’Assemblée constituante et venait de se distinguer par la défense de Thionville contre les Autrichiens et les émigrés ; il était arrivé depuis peu dans le Calvados pour commander l’armée dite des côtes de Cherbourg, dont la Convention avait décrété la formation, mais qui en réalité n’existait encore que sur le papier.
Il chercha pendant quelque temps à garder les apparences de la neutralité entre les réquisitions des autorités du Calvados et les injonctions du Comité de salut public ; mais il dut opter quand il se vit mandé à Paris en vertu d’une délibération que nous avons retrouvée sur les registres de ce Comité, et qui était ainsi conçue :
Séance du 19
juin au soir.
Le Comité, considérant qu’il importe de prendre des renseignements sur l’état du pays dont les forces militaires sont confiées au général Wimpfen, et que ces renseignements sont d’autant plus pressants que la situation politique de ce pays inspire des inquiétudes, arrête que le ministre de la guerre demeure chargé d’appeler à Paris le général Félix Wimpfen pour conférer avec le Comité de salut public.
Wimpfen se garda bien d’obtempérer à cette invitation, ne prévoyant que trop le sort qui l’attendait. Il écrivit à Bouchotte la lettre suivante, qui était une véritable déclaration de guerre.
Félix Wimpfen, général en chef de l’armée des côtes de Cherbourg, au citoyen Bouchotte, ministre de la guerre.
22 Juin 1793, à Caen.
Il est très-aisé de faire un
nouveau théâtre de guerre ; mais il est encore plus aisé de maintenir la paix.
Que le Comité de salut public
fasse rapporter les décrets contre les administrateurs de divers départements,
ainsi que les décrets qui ont provoqué l’insurrection.
Songez bien que le Calvados
est fort de trois autres départements et de toute la ci-devant Bretagne dont le
Comité central s’établit à Caen pour le maintien de la République une et
indivisible.
Voyez le peuple en
fermentation et les sages usant de tous les moyens pour le calmer.
Voyez donc dans les
départements ce que vous avez vu si souvent à Paris.
Mais si le Comité et la
Convention persistent à voir à rébour, ils doivent s’attendre à de grands
malheurs ; car il est dans la nature de se mettre sur la deffensive, MÊME OFFENSIVE, quand on se voit attaqué ; et le général ne pourrait faire
le voyage de Paris qu’accompagné de soixante mille hommes ; l’exigez-vous de
lui ?
Le général FÉLIX WIMPFEN.
A cette lettre se trouvait joint un billet non signé, mais de l’écriture de Wimpfen ; il ne contenait que ces mots :
Pour Dieu, révoquez les décrets ; envoyez ici un homme qui ne soit pas abhorré. Restez tranquille et laissez-moi faire.
Le Moniteur, n° 180, et après lui l’Histoire parlementaire, tome XXVIII, p. 203, donnent cette lettre presque in extenso. Cependant leur version présente quelques variantes avec le texte original que nous avons retrouvé.
[12] Les autorités du Calvados adressèrent à la Convention l’audacieux accusé de réception que l’on va lire :
Caen, 28 juin 1793, 2e de la République une et indivisible.
Le suppléant du procureur général syndic au département du Calvados, au ministre de la justice.
L’assemblée générale du Calvados,
dans le sein de laquelle vos deux paquets m’ont été remis, et qui m’a ordonné
d’en faire l’ouverture en l’absence du procureur général, me charge de vous
répondre que les personnes de Félix Wimpfen, de Charles Barbaroux et de tous
les bons citoyens qui ont été frappés d’accusation par une minorité factieuse
qui ose se dire la Convention nationale, seront toujours sous la protection de
la très-grande majorité des citoyens français contre l’oppression des scélérats
qui veulent maîtriser la France et dont le despotisme est à sa dernière heure.
P. HAMON.
[13] C’est ce que prouvent les deux arrêtés suivants que nous avons retrouvés sur les registres du Comité de salut public. {Séance du 24 juin 1793.)
Lecture faite du décret de la Convention nationale de ce jour, portant que le Conseil exécutif prendra sur-le-champ toutes les mesures nécessaires pour que force demeure à la loi dans la commune d’Évreux, département de l’Eure.
Le Conseil arrête que le
ministre de l’intérieur et celui de la guerre se concerteront avec le Comité de
salut public pour l’exécution dudit décret.
Le Conseil, délibérant sur les
mesures à prendre pour l’exécution dudit décret, a arrêté d’en référer au
Comité de salut public.
Et le Conseil s’étant
sur-le-champ rendu au Comité, la discussion s’est ouverte sur les moyens de
pourvoir à l’exécution dudit décret.
Après une mûre délibération,
le Comité de salut public et le Conseil exécutif provisoire réunis, considérant
les motifs et les faits exposés par un membre du Comité, et convaincu que des
mesures rigoureuses, prises trop précipitamment en vertu dudit décret, auraient
infailliblement des suites très-fâcheuses que la prudence prescrit d’éviter et
que l’emploi des voies de rigueur, loin de ramener les esprits égarés, ne
parait propre qu’à faire éclater de plus grandes divisions, et qu’il serait
imprudent de compromettre par des mesures précipitées le salut de la République
;
Considérant que la simple
notification du décret de la Convention nationale pourra suffire pour ramener à
la loi la commune d’Évreux qui n’a été égarée que par les faux rapports et les
suggestions perfides des ennemis du bien public ;
Arrêtent que, préalablement à
l’exécution du décret de la Convention nationale, en ce qui concerne la commune
d’Évreux, le ministre de l’intérieur et celui de la guerre en adresseront une
expédition en forme à ladite commune ;
Arrêtent, en outre, qu’il sera donné connaissance du présent arrêté à la Convention nationale. (Séance du 30 juin 1793.)
La discussion s’étant ouverte
sur les mesures à prendre relativement à la ville d’Évreux ;
Le Comité en maintenant les
arrêtés qui ont pour objet la levée de deux bataillons à Paris et d’un
troisième dans le département de Seine-et-Oise ;
Considérant qu’il importe de
faire passer momentanément à Évreux une force qui n’y soit pas annoncée comme
permanente, afin d’éviter tous sujets d’alarme et de guerre civile ;
Arrête qu’après la levée et
composition desdits bataillons, le ministre de la guerre leur donnera une
destination pour l’un des départements de la ci-devant Bretagne, et à l’époque
où ils se trouveront rendus à Évreux, leur transmettra l’ordre d’y séjourner
pendant quelque temps et jusqu’à ce qu’il soit jugé convenable de leur faire
suivre leur destination ;
Et sera le présent arrêté mis au carton des pièces secrètes, après en avoir transmis une expédition au ministre de la guerre.
[14] Plusieurs sections parisiennes avaient même été jusqu’à envoyer à Évreux des commissaires pour jurer fraternité aux citoyens de l’Eure et les assurer qu’elles ne participeraient point à la levée des bataillons destinés à marcher contre eux. La section de Molière et La Fontaine, celle de la Fraternité, avaient pris l’initiative de cette démarche. L’ambassadeur avait été Mouchet, peintre-architecte, devenu juge de paix, par l’élection populaire, le même qui avait joué, au 20 juin (voir tome I, p. 464, 174 et suivantes), un rôle si actif et si imprudent. À son retour d’Évreux, Mouchet fut arrêté par ordre de la Commune (Moniteur, n° 496 et 499), et traduit quelque temps après au Tribunal révolutionnaire. Il y comptait sans doute quelques anciens amis, voire même quelques complices ; en tout cas, la pacification de la Normandie aidant, il fut acquitté. Il est probable qu’on lui enjoignit seulement d’être plus circonspect à l’avenir. Il se le tint pour dit, car nous ne le voyons plus reparaître dans aucun épisode de l’histoire révolutionnaire. (Voir aux Pièces justificatives la note consacrée à cet incident très-peu connu de l’insurrection normande.)
[15] Moniteur, n° 189.
[16] Voici ces lettres curieuses à plus d’un égard. Nous appelons l’attention du lecteur sur les deux passages où l’avisé magistrat insinue à ses concitoyens qu’ils sont libres de fournir, s’ils le veulent, un contingent plus élevé que celui qu’il leur a tout d’abord demandé, et les tranquillise sur le nombre des ennemis qu’ils auront à combattre.
Paris,
le 6 Juillet 1703, l’an 2e de la République.
Citoyens,
Un rassemblement de
contre-révolutionnaires se forme dans le département de l’Eure. Le Comité de
salut public a accepté un bataillon de Seine-et-Oise et un bataillon de
Seine-et-Marne, et il a demandé deux bataillons de Paris ; ils sont destinés à
se porter dans le département de l’Eure pour soutenir le courage des patriotes,
et pour protéger la circulation des subsistances de Paris et de Rouen.
Le Conseil général de la
Commune de Paris demandé aux sections ces deux bataillons. Il a, dans une
occasion semblable, présenté un mode, et on a discuté longtemps à ce sujet ;
dans celle-ci, il s’en remet au zélé, au patriotisme des sections mêmes, pour
éviter toute discussion.
Citoyens, ne perdez pas encore
un temps précieux en discussions frivoles. Voulez-vous être libres, voulez-vous
assurer ce bonheur à la génération future ? Partez promptement !
Que les hommes de bonne volonté,
que les hommes de courage s’élancent dans l’arène, et qu’au lieu de
délibérations, la France et l’Europe nous reconnaissent aux actions.
Le maire de Paris,
PACHE.
P. S. Si vous voulez donner un
plus grand secours, vous en serez les maîtres, après que le premier envoi sera
fait ; mais partez toujours, je vous en conjure au nom du salut public.
Le point de rassemblement des
listes de ceux qui veulent partir est rue Barbette.
Le commandant général est chargé de la levée ; les commandants Lefèvre et Boulanger commanderont l’expédition.
7
Juillet 1793.
Citoyens,
J’apprends que l’on exagère le
nombre des rebelles des départements de l’Eure et du Calvados ; c’est une
perfidie.
Le danger n’est pas dans le
nombre des révoltés actuellement existant, mais dans la possibilité que leur
rassemblement ne devienne, comme celui de la Vendée, plus considérable par
votre inaction.
Citoyens, la raison et
l’expérience, l’humanité et le patriotisme doivent également nous faire
accélérer ce secours.
Partons donc sans tant délibérer
ni sur les formes, ni sur les autres circonstances ; partons, je vous en
conjure, au nom de la Patrie.
Le maire de Paris,
PACHE.
[17] Un examen attentif des registres du Comité de salut public nous a permis de constater : 1° que Saint-Just fut nommé rapporteur le 16 juin ; 2° que la première édition de son rapport fut lue au Comité du 24 juin ; 3° que le rapport fut discuté pendant plusieurs séances consécutives ; 4° qu’il ne fut définitivement adopté que le 8 juillet au matin, le jour même où son auteur l’apporte à la tribune de la Convention.
[18] Nous renonçons à donner l’analyse de ce pitoyable morceau. Le lecteur curieux le trouvera aux n° 199 et 200 du Moniteur.
[19] Couhey se rendit tout de suite en prison, ainsi que l’atteste le certificat qu’il se fit délivrer par le geôlier en chef de l’Abbaye.
Prison
de l’Abbaye, 10 juillet 1793, an II de la République.
Le citoyen Couhey, député à la
Convention nationale, s’est rendu hier 9, à quatre heures et demie, es dites
prisons, pour y être détenu pendant trois jours, suivant l’ordre du décret dont
lui-même était porteur.
DELAVAQUERIE, greffier-concierge.
Couhey et Guyomard, qui, dans la séance du 9 juillet, protestèrent û hardiment contre la tyrannie de la Montagne, avaient déjà donné antérieurement une preuve de courage en votant, lors du procès de Louis XVI, pour l’appel au peuple et la détention. Ils survécurent l’un et l’autre à la tempête révolutionnaire. Après le 18 brumaire, Couhey fut nommé conseiller à la Cour d’appel de Nancy. Guyomard rentra dans la vie privée et se retira à Guingamp, sa ville natale.
[20] Les premiers arrivés étaient Buzot, Barbaroux, Cussy, Henri la Rivière, Lesage (d’Eure-et-Loir), Bulles, Bergoing, Delahaye et Duval.
Les nouveaux venus étaient Guadet, Louvet, Pétion, Kervélégan, Mollevaut, Giroust,-Valady et Meillan.
Les mémoires de Louvet, de Meillan et de Pétion nous font connaître les épisodes de la fuite de plusieurs de ces proscrits. Cette fuite présentait quelques difficultés, car, pour atteindre Évreux et Caen, il fallait traverser plusieurs petites villes dont les municipalités étaient complètement dévouées aux idées maratistes.
Louvet arriva en voiture, avec la compagne fidèle qu’il devait épouser peu de temps après ; Guadet fit le trajet à pied, déguisé en garçon tapissier. Pétion, qui avait été arrêté avec Guadet le 3 juin, après avoir passé la nuit dans un champ de blé sans pouvoir franchir le mur d’enceinte de Paris, s’esquiva le 24, en allant, accompagné de son gendarme, dîner chez son collègue Masuyer. Il resta quelque temps caché dans Paris. Deux jeunes ouvrières en linge, qui ne le connaissaient que par un ami commun, lui donnèrent asile pendant plusieurs jours. Qu’on lise dans les mémoires de Pétion, récemment publiés, les louanges qu’il se décerne pour avoir respecté la pudeur de ces deux jeunes filles, puis qu’on rapproche de ce langage le récit qu’il nous a laissé du retour de Varennes (voir tome I, p. 347), on aura une idée complète de ce triste personnage qui fut un instant roi de Paris, et qui ne serait que ridicule si sa mort n’avait pas été aussi lamentable.
[21] Nous donnons à la fin de ce volume les lettres de Barbaroux, qui furent trouvées chez Duperret après l’arrestation de celui-ci, lors du procès de Charlotte Corday, et opposées à Mme Roland.
[22] La correspondance que M. Dauban a récemment publiée prouve à quel degré d’exaltation Mme Roland était arrivée dans la solitude de sa prison. Elle s’adresse tantôt à tous ses amis en général, tantôt à celui qui remplit son cœur. Elle passe sans transition du vous au toi el vice versa ; parfois elle se croit à la tribune de la Convention et l’instant d’après dans son boudoir ; elle cherche à allier l’austérité d’une Cornélie à la sensibilité d’une élève de Rousseau. Elle ne réussit qu’à nous donner une triste idée de son sens politique. Nous renvoyons nos lecteurs à l’ouvrage de M. Dauban : Études sur madame Roland, et nous nous contentons de reproduire le fragment le plus caractéristique de cette correspondance.
De l’Abbaye, le 7 Juillet 1793.
..... Représentants du peuple dont on a méconnu les droits, outragé l’inviolabilité, vous avez été dans vos départements faire entendre de justes réclamations ; ils se lèvent pour rétablir leurs droits ; ce n’est pas à vous de marcher à la tête de leurs bataillons, vous auriez l’air de vous y mettre pour satisfaire des vengeances personnelles. Déjà Lacroix a répandu ici que tu viendrais avec les bataillons et je ne doute pas que la crainte qu’inspire aux lâches ton intrépidité ne leur fasse prendre toutes les voies pour n’avoir plus à la redouter. Tu peux leur être plus funeste où tu es encore et avec tes soins persévérants que par les actes d’un guerrier. Je ne te dirai pas que l’idée de dangers nouveaux, prochains et multipliés, contriste mon cœur et fait évanouir pour moi toute espérance ; si tu devais les courir, je serais la première à te féliciter de les braver, car enfin je sais aussi comment on échappe au malheur ou comment oïl vient à bout de le surmonter et d’y mettre un terme, le n’ai qu’un mot à dire : si tous les collègues, après une mûre délibération, croient devoir prendre ce partiale, tu n’auras point de raison d’en choisir un autre. Mais j’estime que tu ne dois pas leur en donner l’exemple et qu’il est plus conforme aux principes de rester au poste où vous êtes.
[23] Sepher, entré comme soldat au régiment général dragons, le 6 décembre 1773, avait été congédié le 30 mars 1777. Nommé successivement en 1789 sous-lieutenant de la garde nationale de la Seine, (division de la rue Coquillière), puis chef de bataillon, (section de la halle aux blés), il reçut le 5 juillet 1793 le grade de général de brigade pour commander l’expédition de Normandie. Général de division après le combat de Pacy, Sepher commanda en chef un instant l’armée des côtes de Cherbourg ; mais ses succès l’avaient rendu suspect. Dénoncé aux Jacobins de Paris comme entaché de modérantisme, il fut suspendu de ses fonctions de général en chef, à Rennes, le 11 frimaire an II, par les représentants du peuple Turreau, Bourbotte et Prieur de la Marne. L’arrêté de suspension ne devait être levé par la Convention que le 14 messidor an III.
[24] Ces pouvoirs leur avaient été accordés en vertu du décret suivant :
La Convention nationale décrète que les citoyens Lindet et Duroy se transporteront sans délai dans le département de l’Eure pour y prendre toutes les mesures de sûreté générale qu’exigent les circonstances ; elle les investit à cet effet de tous les pouvoirs nécessaires à l’importance et au succès de leur mission.
[25] On trouvera aux Pièces justificatives le texte même de cette proclamation, que nous avons eu le bonheur de retrouver.
[26] Il parait que cette panique atteignit spécialement les gendarmes qui composaient en grande partie l’avant-garde de l’armée parisienne. Voici néanmoins le satisfecit, rédigé sans doute par eux-mêmes, qu’ils firent signer aux chefs de l’expédition et qu’ils s’empressèrent d’envoyer au président de l’Assemblée. Au milieu des exagérations et des contre-vérités dont fourmillent toujours les certificats de ce genre, on y trouve certaines indications qu’il nous a paru bon de relever à l’appui de notre récit. Comme il arrive ordinairement, les fabricateurs de certificats rejettent les fautes qu’ils ont pu commettre sur le compte d’une prétendue trahison, et sur un guet-apens des fédéralistes.
Les représentants du peuple
soussignés certifient, que l’alerte du 12 juillet auprès de Vernon était une
perfidie des conjurés ; que les gendarmes de la 33e division avaient donné les
jours précédents des preuves de la meilleure tenue et d’une conduite ferme ; qu’ils
avaient profité des entrevues et des occasions qui s’étaient présentées pour
inviter à la fraternité les citoyens égarés qui étaient sous les ordres de
Puisaye ; qu’ils en avaient reçu des marques de réciprocité et de confiance ;
que le 12 quelques-uns de ces citoyens égarés devaient se rendre à Vernon pour
conférer et fraterniser ; qu’au lieu de suivre ce projet, ils se présentèrent
en force, à quatre heures après midi, dans la plaine de Brécourt, avec toute
leur artillerie ; qu’il leur fut reproché qu’ils étaient des traîtres ;
Que les citoyens égarés, qui
avaient été attendus à midi pour fraterniser, commencèrent les hostilités ;
Que les gendarmes qui
occupaient le château de Brécourt, au nombre de 25 ou 30, furent obligés de se
replier ;
Qu’ils donnèrent avis à la
municipalité de Vernon de l’arrivée des rebelles ;
Que ce plan de trahison des
conjurés avait été concerté entre eux et que l’avis en était parvenu à de
très-grandes distances ;
Que la gendarmerie se montra
avec supériorité ; qu’aussitôt qu’elle fut réunie, elle gagna les hauteurs de
Vernon, fut au château de Brécourt ;
Que les rebelles s’étaient
retirés et n’osèrent attendre sa présence ;
Que la gendarmerie s’est
conduite avec le courage et la fermeté qu’on doit attendre des soldats de la liberté
;
Que le 13 elle a rendu les
plus signalés services ; que le feu de >es pièces d’artillerie a fait
disparaître l’attroupement des rebelles ;
Que Puisaye avec dix pièces de
canon n’a pu soutenir le feu des deux pièces de la- gendarmerie.
Arrêté à Évreux, le 25 juillet
1793, l’an II de la République.
DUROY, R. LINDET, représentants du peuple ; SEPHER, général.
[27] C’est ce que dit positivement la lettre, en date du 16 juillet, adressée par Robert Lindet à la Convention. On peut l’en croire sur parole.
[28] Si les deux centres de l’insurrection normande, Évreux et Caen, ne furent pas le théâtre d’exécutions sanglantes, ce fut, il le faut reconnaître, grâce à la modération de Robert Lindet, qui sut profiter de sa réputation de fougueux montagnard pour épargner à ses compatriotes les horreurs du terrorisme. — Obligé, par la tâche que nous nous sommes imposée, d’étaler au grand jour les crimes des vainqueurs du 2 juin, nous sommes heureux de pouvoir faire une exception en faveur du pacificateur de l’Eure et du Calvados.
[29] Nous donnons aux Pièces justificatives trois lettres de Brune, qui sont adressées à son ami Vincent, alors secrétaire général du ministère de la guerre, et qui nous initient au véritable état de choses.
[30] La Convention avait lancé sar leur piste le plus cruel de ses limiers, Carrier, qui se prépara dans cette mission au rôle sanglant qu’il remplit à Nantes quelques mois après. La lettre qu’il adressa à la Convention pour lui annoncer son arrivée à Caen, se trouve au Moniteur du 6 août 1793, n° 218. On y lit cette phrase : Ça va ! ça va ! et dans quelques jours ça ira encore bien mieux. Le peuple revient de ses illusions par la propagation des vrais principes qui doivent fonder la liberté et son bonheur. On sait comment Carrier entendait la liberté et le bonheur du peuple.