HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

TOME HUITIÈME

 

LIVRE XLII. — LA CONSTITUTION MONTAGNARDE.

 

 

I

Nous n’examinerons pas un à un les cent vingt articles de la constitution montagnarde. Ils ne donnèrent lieu, dans l’Assemblée, qu’à des délibérations généralement écourtées ou incohérentes. A chacune des douze séances qui leur furent consacrées, des incidents de toute sorte forcèrent presque toujours les législateurs d’en suspendre ou d’en ajourner l’examen, et le débat n’eut, que rarement et par exception l’ampleur ou la gravité qui convenait à un tel sujet. Il nous suffira donc de nous arrêter aux points les plus saillants et aux faits les plus caractéristiques.

On a vu, dans un livre précédent[1], quel avait été le sort du projet présenté par Condorcet au nom du comité de constitution, et comment la discussion en avait été brusquement interrompue par les événements précurseurs du coup d’État du 2 juin. Le 29 mai, sous la pression toujours croissante des démagogues parisiens, la Convention avait paru implicitement renoncer à ce projet, car elle avait chargé son Comité de salut public,-renforcé tout exprès de cinq membres[2], de préparer une nouvelle rédaction et de lui présenter des bases constitutionnelles.

Pendant tout le temps de leur lutte contre la Gironde, les Montagnards avaient usé de tous les moyens, abusé de tous les prétextes pour prolonger indéfiniment la discussion du plan de Condorcet et de ses amis. Leur tactique évidente avait été de faire croire au peuple que, tant qu’ils ne seraient pas les maîtres absolus, l’Assemblée n’arriverait jamais à doter la France d’une constitution vraiment républicaine. La Gironde une fois abattue, les Montagnards tinrent à honneur de faire en huit jours ce que leurs contradicteurs n’avaient pu faire en plusieurs mois. Dès le 10 juin, Hérault-Séchelles apporta à la tribune une nouvelle constitution qui, à première vue, semblait différente de celle que Condorcet avait préparée, mais qui, en réalité, la reproduisait servilement dans un grand nombre de ses parties.

Le rapport de Tex-avocat général au Parlement de Paris ne sort pas des vulgaires banalités. C’est toujours la même phraséologie révolutionnaire : le peuple est doué de toutes les vertus, il possède toutes tes lumières, il a le droit d’imposer sans appel sa volonté à toutes les consciences. Le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau est proclamé le Code qui doit désormais présider aux destinées d’une nation régénérée et impeccable[3].

A peine Hérault-Séchelles a-t-il terminé sa lecture que Robespierre, et après lui Barère, demandent qu’on entame immédiatement la discussion de l’œuvre montagnarde, dont ils font l’éloge le plus pompeux.

L’Europe entière, s’écrie le premier, sera forcée d’admirer ce beau monument élevé à la Raison humaine et à la souveraineté d’un grand peuple.

Le plan du Comité, dit le second, est court, clair, précis ; il est rédigé dans un style vraiment lapidaire. Il prouve les progrès de la raison publique.

Le soir, aux Jacobins, Robespierre répète le même dithyrambe ; mais son enthousiasme rencontre un contradicteur dans Chabot, qui trouve que le projet ne s’occupe pas assez du sort du peuple, qu’il oublie d’assurer du pain à ceux qui en manquent, qu’il ne donne pas de garantie suffisante à la liberté. Cette garantie, ajoute le fougueux démagogue, ce doit être la guillotine ; abominable doctrine, argument suprême, ultima ratio, qui donnait au terrible instrument de la colère du peuple la même devise qu’aux canons des rois.

La discussion s’ouvrit dès le lendemain, 11 juin, à l’Assemblée. Les quatre premiers chapitres furent pour ainsi dire votés sur lecture, mais à propos de l’article 6 du cinquième chapitre, un débat assez sérieux s’engagea. Il s’agissait des élections au Corps législatif, qui devaient se faire au sein des assemblées primaires, par le suffrage universel direct, au scrutin signé. C’était là, il faut en convenir, une méthode excellente pour peser sur les faibles et accaparer les timides.

Un membre du côté droit, Real, eut le courage de demander la question préalable sur cet article qui, dit-il, était de nature à détruire la liberté des suffrages.

Les vrais républicains, répondit Jean Bon Saint-André, ne craignent pas d’émettre leur opinion.

La lumière et la publicité, ajouta Danton, sont les éléments naturels et quotidiens de la liberté. Laissez chacun énoncer librement son opinion : je demande que le riche puisse écrire et que le pauvre puisse parler.

L’Assemblée se rendit à ce bel argument, et, décrétant l’anarchie au bas de l’échelle électorale comme elle devait l’introniser au faîte de la nouvelle société, elle décida :

1° Que les élections se feraient au scrutin ou à haute voix, selon le gré de chaque votant ;

2° Que les assemblées primaires ne pourraient prescrire un mode uniforme de voter ;

3° Que les scrutateurs constateraient le vote des citoyens qiii, ne sachant point écrire, préféreraient voter au scrutin.

 

On agita ensuite la question de savoir s’il serait nommé des députés suppléants pour remplacer, suivant le précédent offert par la Constituante, la Législative et la Convention elle-même, les membres décédés, déchus ou démissionnaires. Guyomar et Dannon[4], soutinrent ce système ; Meaulle et Thuriot le combattirent. Hérault-Séchelles, parlant à son tour au nom du Comité, présenta la mesure comme dangereuse et antipopulaire. Pour quelques députés, dit-il, qui, dans le cours d’une session, peuvent laisser leur poste vacant, quelle nécessité y a-t-il de nommer six cents suppléants ? Dans l’intérêt de l’unité de la République n’ayez pas de suppléants. Ce serait fomenter des divisions dans le Corps législatif, ce serait accorder des encouragements à la pusillanimité. Creusez autour du poste de législateur un précipice qui menace le lâche qui voudrait l’abandonner sans motif. Obligez-le à ne le quitter qu’avec la mort, et poiu’ cela, ne laissez pas derrière lui un suppléant.

La Convention se laissa convaincre par ces arguments. L’institution des suppléants, qui avait duré quatre années, disparut de nos lois. Elle n’a été reproduite par aucune des constitutions qui se sont succédé depuis lors.

Une autre question à examiner était celle-ci : Les départements pourront-ils choisir leurs députés dans toute l’étendue de la République ?

Delacroix (de la Marne) se prononça pour la négative.

Croyez-vous, dit-il, qu’une assemblée composée d’hommes nommés dans les départements, sur la réputation qu’ils auront acquise à Paris, soit une assemblée bien propre à maintenir l’égalité dans toute la République ? Vous concentrez.la représentation nationale dans un petit nombre d’hommes qui auront usurpé une réputation par la publicité de quelques écrits, par la défense de quelques accusés ; vous établissez l’aristocratie des réputations, non moins dangereuse que bien d’autres. Pour assurer la liberté, mettez vous-mêmes des bornes à l’exercice de cette liberté ; ne permettez au peuple de choisir ses représentants que parmi des hommes placés près de lui et connus de lui. Je demande, au nom de la liberté publique, au nom de l’égalité des droits qu’aucun citoyen ne puisse être représentant du peuple qu’après six mois de domicile dans l’arrondissement qui aura voté en sa faveur.

Fonfrède fit observer que la France ne comptait pas encore beaucoup d’hommes compétents en matière de politique et de législation. Il y avait, selon lui, des circonscriptions où on n’en trouverait peut-être pas un seul. Adopter la proposition de Delacroix, ce serait appeler l’ignorance au gouvernement de la République. Garreau ajouta qu’en vertu de la constitution de 1791, lors des élections de l’Assemblée législative, les départements avaient été tenus de choisir dans leur sein tous leurs représentants ; qu’au contraire, lors des élections conventionnelles, le peuple avait pu les prendre dans toute la France. Des deux procédés lequel a le mieux réussi ? dit le jeune Girondin en terminant. J’en laisse juge l’Assemblée elle-même. Poullain Grandprey porta la discussion sur un autre terrain. Renouvelant la proposition que Robespierre avait fait adopter le 16 mai 1791 à l’Assemblée constituante, il demanda que les membres d’une législature ne pussent être réélus à la législature suivante. Cette fois, Robespierre ne se lève pas pour soutenir une thèse qui lui avait valu, deux ans auparavant, un si grand renom de désintéressement. Personne n’appuyant l’opinion de Poullain Grandprey, ni celle de Delacroix, l’article fut voté tel qu’il avait été rédigé par le Comité.

Tout Français exerçant les droits de citoyen est éligible dans toute l’étendue de la République. Chaque député appartient à la nation entière.

Dans son exposé des motifs, Hérault-Séchelles avait soulevé une question qui depuis a été vivement débattue, et qui Test encore de nos jours. Fallait-il établir, par une loi, des circonscriptions électorales nommant chacune un député, ou laisserait-on chaque candidat bénéficier de toutes les voix qu’il aurait obtenues dans l’étendue entière de la République ? Le rapporteur s’exprimait ainsi sur ce point : Pour parvenir à connaître la volonté générale qui, dans la rigueur du principe, ne se divise pas, nous aurions voulu qu’il eût été possible de ne faire qu’un seul scrutin pour tout le peuple. Mais dans l’impossibilité physique d’y réussir, après avoir épuisé toutes les combinaisons et tous les modes quelconques, on sera forcé de revenir, comme nous, au moyen le plus simple et le plus naturel : il consiste à faire nommer un député par chaque réunion de canton formant une population de cinquante mille âmes.

Cette idée de réunir dans un seul scrutin les votes émis dans divers départements en faveur d’un même candidat ne fut pas reprise lors de la discussion des articles ; on se contenta d’abaisser de cinquante mille à quarante mille le chiffre d’habitants nécessaire pour composer une circonscription électorale.

 

II

Au sujet de la confection de la loi, le projet montagnard semblait avoir voulu faire assaut de popularité avec le plan girondin ; comme son aîné, il proposait de soumettre à la sanction du peuple, réuni en assemblées primaires, non-seulement la constitution, mais encore toutes les lois de quelque importance. Cette partie de l’œuvre girondine n’avait pas subi l’épreuve de la discussion parlementaire ; les articles correspondants, dans le travail du Comité de salut public, donnèrent lieu à un débat qui, sous des formes différentes, se renouvela plusieurs fois durant les douze jours consacrés à l’érection de ce monument de l’impuissance de ses architectes.

Sectateurs fidèles des doctrines de Jean-Jacques Rousseau, les républicains de toute nuance professaient, en ce temps-là, un respect aveugle pour la volonté du peuple. Ils croyaient rendre hommage à ce souverain en l’appelant à se prononcer, dans des comices presque permanents, sur une série presque non interrompue de plébiscites : c’était ce qu’ils entendaient par le gouvernement direct du pays par le pays. Nous avons eu le temps de nous édifier, depuis un demi-siècle, sur l’efficacité réelle et la valeur morale de cette invention ; nous savons à quoi nous en tenir sur les leurres qu’elle renferme, sur les mensonges qu’elle couvre, sur les violences qu’elle a trop souvent pour but de faire amnistier. Maïs h cette époque on n’était pas encore blasé sur ces appels à la nation qui, suivant le mot d’un historien dont le jugement ne saurait paraître suspect, étouffent la souveraineté populaire entre deux syllabes[5].

Hérault-Séchelles, dans son rapport, avait émis ce principe : Le député est revêtu d’un double caractère ; il est mandataire dans les lois qui devront être proposées à la sanction du peuple ; il ne sera représentant que dans les décrets, d’où il suit que le gouvernement français n’est représentatif que dans toutes les choses que le peuple ne peut pas faire lui-même.

Dans la discussion, Robespierre enchérit sur cette idée en la développant. Les membres de la législature, disait-il dans la séance du 16 juin, sont les mandataires auxquels le peuple a donné la première puissance ; mais, dans le vrai sens du mot, on ne peut pas dire qu’ils le représentent. La législature propose les lois et rend des décrets. Les lois n’ont le caractère de lois que lorsque le peuple les a formellement acceptées. Jusque-là, elles ne sont que des projets. Les décrets ne sont exécutés avant d’être soumis à la ratification du peuple que parce qu’il est censé les approuver. S’il ne réclame pas, son silence est pris pour une acceptation. Il est impossible qu’un gouvernement ait d’autre principe que le consentement exprimé ou tacite de la nation ; mais dans aucun cas ia volonté souveraine ne se représente ; elle est présumée. Le mandataire ne peut être représentant ; c’est un abus de mots, et déjà, en France, on commence à revenir de cette erreur.

Ducos répondit à Robespierre : Je soutiens, contrairement à l’avis du préopinant, que la volonté du peuple peut être représentée ; sans cela, il n’y aurait de gouvernement légitime que dans la démocratie pure. Vous vous démentez vous-même, lorsque vous admettez que l’Assemblée législative peut faire des décrets qui seront provisoirement exécutés. Ils ne le peuvent être qu’en supposant qu’ils sont l’expression de la volonté générale, qu’en supposant que la Législative a représenté cette volonté. D’après la constitution de 1790, les assemblées nationales étaient absolument représentatives, si l’on peut s’exprimer ainsi, puisque les lois et les décrets étaient exécutés sans être ratifiés par le peuple. Voulez-vous donc changer tous les principes dans votre nouvelle constitution ?

Ces raisons, quoique marquées au coin du bon sens, ne modifièrent pas l’avis du Comité de salut public. Les habiles de la Montagne savaient bien qu’ils investissaient le peuple d’une puissance purement illusoire, et qu’en ayant l’air de lui laisser beaucoup à décider, ils lui enlevaient en réalité toute attribution effective. En un mot, comme tant d’autres- faiseurs de constitutions, ils donnaient d’une main et reprenaient de l’autre.

Le système du Comité De saurait être bien saisi qu’en rapprochant les uns des autres plusieurs articles qui se trouvent épars dans trois ou quatre chapitres différents. On verra que la dernière clause annule toutes les précédentes.

Le peuple souverain est l’universalité des citoyens français. Il délibère sur les lois.

Le Corps législatif propose des lois et rend des décrets. Dans les assemblées primaires, les suffrages sur les lois sont donnés par oui ou par non. Le vœu de l’assemblée primaire est proclamé ainsi : Les citoyens, réunis en assemblée primaire de ..... au nombre de ..... votants, votent pour ou contre à la majorité de .....

La loi votée par le Corps législatif est imprimée et envoyée à toutes les communes de la République sous le litre de Loi proposée. Quarante jours après l’envoi de la loi proposée, si, dans la moitié des départements plus un, le dixième des assemblées primaires de chacun deux régulièrement formées n’a pas réclamé, le projet est accepté et devient loi. S’il y a réclamation, le Corps législatif convoque les assemblées primaires.

 

Qui ne voit, de prime abord, que cette dernière disposition de l’article équivalait à rendre à peu près impraticable toute réclamation contre la loi ? Celle-ci avait beau léser de la façon la plus grave les intérêts de toute une région, ceux du Nord ou du Midi, ceux de l’Est ou de l’Ouest, les plaintes légitimes de vingt ou de trente départements se trouvaient en fait annulées par l’approbation soi-disant tacite des autres parties de la République. Ainsi, par une étrange anomalie, cette constitution, qui plaçait dans la population la seule base de la représentation nationale, permettait aux quarante-trois départements les moins peuplés d’imposer une loi injuste ou nuisible aux quarante-deux départements les plus peuplés. Par une autre contradiction non moins inexplicable, le projet se bornait à déclarer que chaque assemblée primaire devait réunir deux cents votants au moins et six cents au plus, sans prescrire le nombre minimum de voix nécessaire pour rendre une délibération valable : d’où il suit qu’une assemblée primaire composée de vingt votants et une autre qui en comprenait plusieurs centaines pesaient du même poids dans la balance électorale. C’était, il faut l’avouer, une manière assez singulière d’entendre le système de la souveraineté du peuple.

 

III

Quelles étaient, d’après la constitution montagnarde, tes mesures législatives qui, méritant le nom de bis, devaient être soumises à la sanction exprimée ou tacite du peuple français tout entier ?

La nomenclature en était immense. Elle embrassait tout ce qui concernait :

La législation civile et criminelle ;

L’administration générale des revenus et des dépenses ordinaires de la République ;

Les domaines nationaux ;

Le titre, le poids, l’empreinte et la dénomination des monnaies ;

La nature, le montant et la perception des contributions ;

Toute nouvelle distribution générale du territoire français ;

L’instruction publique ;

Les honneurs publics à la mémoire des grands hommes[6].

N’était-il pas dérisoire de demander, sur de semblables questions, l’avis de deux cents paysans de l’Auvergne, des Alpes ou des Pyrénées, dont quelques-uns à peine savaient lire ?

Cette prétendue consécration des droits de la démocratie pure n’en était-elle pas la négation la plus absolue ?

Toutes ces folles utopies furent acceptées sans débats par la Convention.

Sur un seul point, l’appel direct au peuple pouvait paraître suffisamment justifié ; c’était précisément celui que le Comité avait omis. Il avait oublié de décider à qui appartiendrait le droit de paix ou de guerre.

Un député assez obscur, nommé Azéma[7], signala cette lacune. Si la constitution, dit-il, exige la sanction du peuple pour les actes qui règlent le montant et la perception des contributions ordinaires, à plus forte raison le peuple doit-il être consulté lorsqu’il s’agit de compromettre son existence et sa fortune tout entière. Dans toutes les anciennes républiques, le peuple délibérait sur la guerre et la paix. Dans les premiers siècles de la monarchie française, le peuple était consulté dans ses assemblées du champ de Mars.

Ainsi se trouvait rouvert le grave débat qui, trois années auparavant, en mai 1790, avait agité l’Assemblée constituante. Mirabeau avait alors défendu la thèse peu populaire de la prérogative royale en matière de paix et de guerre ; il avait allégué, en faveur de son opinion, le secret qui doit envelopper le plus souvent les préparatifs militaires, les négociations diplomatiques auxquelles, dans tous les cas, ces armements sont subordonnés, et qui ne sont nullement du ressort d’une assemblée. En 1793, il n’était plus question de laisser au pouvoir exécutif le droit de paix et de guerre ; il s’agissait de savoir s’il serait l’attribut du Corps législatif ou celui du peuple réuni dans ses comices.

Ducos renouvela les arguments de Mirabeau en les appropriant à la situation présente. Il soutint que, lorsque le territoire est menacé, le gouvernement doit, dans l’intérêt du peuple, prendre l’avancé sur l’agresseur, et tout d’abord le repousser sans plus de formalités.

Ce serait, dit le jeune Girondin, un étrange respect pour la souveraineté du peuple que de perdre son temps à consulter le vœu national. Le premier devoir du gouvernement, dans le cas d’une guerre défensive, est évidemment de prévenir l’agression de l’ennemi. Parle-t-on d’une guerre offensive ? la question change de point de vue ; mais une guerre de ce genre n’est plus possible : la constitution que vous discutez en ce moment ne dit-elle pas, en termes formels, que le peuple français ne veut plus s’immiscer dans le gouvernement des autres nations[8] ? N’avons-nous pas solennellement renoncé à entreprendre une guerre dans le seul désir des conquêtes ? Je suis le premier à reconnaître qu’une guerre défensive, par sa nature et ses motifs, peut se faire par des plans militaires offensifs. Si l’ennemi fait de grands préparatifs, s’il amoncelle des magasins, s’il réunit des années sur ses frontières, il entre dans les limites d’une légitime défense de prévenir le déploiement de ses forces et de porter sur son propre territoire le théâtre de la guerre. C’est ce que nous avons fait dans la campagne dernière. Il n’est entré dans l’esprit de personne que notre guerre fût réellement offensive. Elle en avait cependant les apparences. Il faut laisser au Corps législatif la plus grande latitude à cet égard. Comme la guerre doit se faire avec la plus grande activité, que le sort d’une campagne dépend souvent des premières hostilités, il faut que rien ne ralentisse les opérations. L’ambition héréditaire des rois leur faisait entreprendre des guerres désastreuses ; les peuples étaient leur propriété ; ils cherchaient à accroître le nombre de leurs sujets en étendant leur territoire. Ces ridicules motifs existeront-il dans une assemblée législative renouvelée tous les ans, dont la force consistera non dans le nombre des provinces domptées, mais dans la confiance du peuple ?

Philippeaux répondit :

C’est cette disposition qui sera saisie avec le plus d’avidité par les peuples voisins. Ils sentiront la différence d’un peuple esclave à une nation libre. Nos rois et leurs cours, diront-ils, disposent arbitrairement de nos vies et de nos fortunes. Nous avons vu le sang de nos frères couler pour une alliance de famille, pour une promesse de mariage. Les Français, au contraire, délibèrent eux-mêmes sur la guerre : ils ne la décrètent qu’après en avoir eux-mêmes constaté la nécessité.

Thuriot combattit également les idées de Ducos :

Voulez-vous que la nation puisse être épuisée par une guerre extérieure et lointaine, parce qu’il aura plu au Corps législatif de regarder un léger événement, une rixe entré deux équipages comme une insulte dont l’honneur national exigerait une vengeance ? Voulez-vous qu’un sénat égaré par quelques intrigants, au nom de la dignité ou même d’un orgueil national mal entendu, embarque la-nation dans une lutte inutile et désastreuse ? Toute guerre dans laquelle, sous le prétexte d’une propriété, d’un droit à défendre, nous attaquons une puissance voisine, est véritablement offensive, quoiqu’elle puisse être juste. Je demande qu’elle soit mise au nombre des lois et soumise au jugement du peuple, qui la ratifiera sur l’exposé des motifs qui la rendrait nécessaire.

Remarquez que si vous aviez eu une pareille loi dans votre ancienne constitution, on ne vous aurait pas trahis. L’année dernière que s’est-il passé ? Le tyran cherchait à faire déclarer la guerre pour donner aux puissances étrangères un prétexte de se lever contre nous. Il ne voulait pas qu’on le soupçonnât d’être entré dans leur concert. Il employa le scélérat Dumouriez, qui dominait le conseil ; il employa les complices de Dumouriez, qui dominaient l’Assemblée, On se rappelle que Robespierre, que les plus énergiques patriotes combat’ tirent alors vainement ce funeste système. Brissot supposa des actes qui n’existaient pas ; la guerre fut déclarée, et, deux jours après, l’on vit la cour se féliciter d’avoir réussi par la corruption à parvenir à son but : celui de nous mettre, sans défense, aux prises avec toutes les puissances de l’Europe.

 

Jean Bon Saint-André répéta les banalités familières à tous les adeptes de la démagogie ; à l’entendre, le règne du peuple devait avoir la vertu de réaliser toutes les chimères de l’abbé de Saint-Pierre.

Le peuple français ne fera jamais aucune offense à ses voisins. Jamais il ne s’armera dans le seul motif de faire des conquêtes, parce qu’il le déclare ainsi, parce qu’il veut sa tranquillité et son bonheur, dont la perte ne peut jamais être compensée par une extension de territoire. L’horreur nationale pour les conquêtes et pour les guerres injustes, cette horreur, fortifiée par une éducation saine et morale, sera telle qu’une guerre de ce genre deviendra impossible en France.

Danton ajouta : Le peuple français ne fera jamais de guerre offensive, bien qu’il attaque le premier, car ce n’est pas faire une guerre offensive que de prévenir le coup qu’on va vous porter. Quand je vois que mon ennemi me couche en joue, je tire sur lui le premier, et je ne fais en cela que me défendre. Si la sûreté de l’État l’exige, il faut que le gouvernement puisse porter le premier coup à l’ennemi ; mais cet acte de légitime défense, ces commencements d’hostilité n’empêchent pas que le peuple ne soit ensuite convoqué pour délibérer sur la nécessité de terminer ou de continuer la guerre. Je demande donc que la déclaration de guerre soit soumise à la ratification populaire.

Il en fut ainsi décidé. Le paragraphe qui tranchait cette grave question fut introduit dans la nomenclature des lois proprement dites, sans que l’Assemblée crût devoir faire une distinction entre la guerre offensive et la guerre défensive.

 

IV

La pierre d’achoppement de toute constitution républicaine, c’est l’organisation du pouvoir exécutif. Si ce pouvoir a une action trop restreinte, s’il s’embarrasse à chaque pas dans des lisières, si son impuissance est naïvement et ouvertement proclamée, il se traîne péniblement jusqu’à ce qu’il tombe sous le mépris public et le discrédit universel. S’il possède au contraire des attributions trop étendues, s’il jouit d’une liberté de mouvement sans entraves, s’il dispose à son gré, à Paris comme dans les départements, de toutes les forces agissantes du pays, armée, police, magistrature, administration, finances, il peut, le jour où cela lui convient, échanger son rôle effacé de serviteur contre la souveraine omnipotence du maître. La France devait à bref délai faire à ses dépens cette double expérience : le Directoire aboutit à une révolte de prétoriens ; le Consulat, à la dictature d’un César.

Mais ne nous écartons pas de notre sujet, et voyons comment les profonds législateurs qui siégeaient en 1793 au Comité de salut public proposèrent de résoudre le problème. Ils ne se mirent pas, à la vérité, en frais d’imagination ; ils se bornèrent à prendre pour type le gouvernement qui fonctionnait tant bien que mal sous leurs yeux et dont ils étaient eux-mêmes un des rouages les plus importants.

Par le décret de l’Assemblée qui avait fixé leurs attributions, les membres du Comité avaient reçu la mission de surveiller toutes les parties de l’administra-lion ; mais au moyen de cette surveillance, qui s’était bien vite transformée en une direction véritable, ils avaient annihilé les ministres et en avaient fait de purs commis. S’inspirant de la pensée d’absorption qui, depuis deux mois, avait présidé à tous leurs actes, ils conçurent le pouvoir exécutif à leur propre image, c’est-à-dire sous la forme d’un Conseil surveillant et dirigeant l’administration générale. Les ministres, relégués au second plan, dépouillés même de leur titre, ne devaient plus être que de simples agents, privés du droit de délibérer en commun et d’avoir entre eux des rapports immédiats. Les membres du Comité de salut public, rédacteurs de ce monstrueux projet, étaient au nombre de quatorze, ce qui était déjà trop ; ils décidèrent que le Conseil exécutif, qui devait avoir les mêmes attributions que celles qu’ils s’étaient arrogées, serait composé de vingt-quatre membres.

Ils ne virent pas qu’entre leur origine et celle qu’ils proposaient de donner au Conseil, il y avait une différence essentielle. Ils étaient de simples délégués de la Convention, sans aucune existence propre ; ils ne possédaient d’autres pouvoirs que ceux que l’Assemblée leur avait prêtés temporairement et qu’elle pouvait leur reprendre à l’instant même en renouvelant le Comité. D’après leur projet de constitution, le Conseil exécutif était au contraire le produit de l’élection ; car s’il devait être nommé par le Corps législatif, c’était sur une liste de candidats présentés par les assemblées électorales[9].

Hérault-Séchelles s’efforçait de justifier dans ces termes les propositions du Comité :

Il faut maintenant vous parler de l’établissement du Conseil exécutif. Conséquemment à notre opinion de ne faire nommer directement et immédiatement par le peuple que ses députés et le jury national, nous n’avons point voulu que le Conseil reçût sa mission au premier degré delà base populaire. Il nous a paru que l’assemblée électorale de chaque département devait nommer un candidat pour former le Conseil et que les ministres de l’exécution, nommés agents en chef, devaient être choisis hors du Conseil, car ce n’est point à eux à en faire partie. Le Conseil est un corps intermédiaire entre la représentation et les ministres pour la garantie du peuple : cette garantie n’existe plus si les ministres et le Conseil ne sont séparés.

On ne représente point le peuple dans l’exécution de sa volonté : le Conseil ne porte donc aucun caractère de représentation. S’il était élu par la volonté générale, son autorité deviendrait dangereuse, pouvant être érigée en représentation par une de ces méprises si faciles en politique ; nous en avons conclu qu’il devait être élu par les assemblées électorales, sauf ensuite à faire diminuer par un autre mode l’existence d’un trop grand nombre de membres ; d’où il suit que la dignité n’étant plus que dans l’établissement et non pas dans les hommes, qui se mettent toujours à la place des établissements, le Conseil, ainsi subordonné et désormais gardien sans péril des lois fondamentales, concourt à l’unité de la République par la concentration du gouvernement, tandis que cette même unité ne peut être garantie à son tour que par l’exercice de la volonté générale et par l’unité de la représentation. Heureux si de cette manière très-simple nous sommes parvenus à résoudre le problème de J.-J. Rousseau dans le Contrat social, lorsqu’il proposait de trouver un gouvernement qui se resserrât à mesure que l’État s’agrandit et dont le tout subalterne fut tellement ordonné, qu’en affermissant sa constitution il n’altérât point la constitution générale[10].

 

Toutes ces billevesées ne trouvèrent pas dans l’Assemblée un seul homme de bon sens pour les contredire et en faire justice. La discussion de ce chapitre ne porta que sur des points de détail peu dignes de fixer l’attention et ne présenta aucun incident remarquable.

 

V

Une autre conception plus bizarre encore que elle du pouvoir exécutif était la création d’un grand jury national. Quatre articles avaient pour but d’organiser cette nouvelle institution.

Art. 1er, Le grand jury est institué pour garantir les citoyens de l’oppression du Corps législatif et du Conseil.

Tout citoyen opprimé par un autre particulier a droit d’y recourir.

Art. 2. La liste des jurés est composée d’un citoyen élu dans chaque département par les assemblées primaires.

Le grand jury est renouvelé tous les ans avec le Corps législatif.

Art. 3. Il n’applique point de peines et renvoie devant les tribunaux.

Art. 4. Les noms des jurés sont déposés dans une urne au sein du Corps législatif.

 

Le pompeux rapporteur du Comité expliquait ainsi ce mécanisme indispensable, disait-il, à la majesté du souverain :

Qui de nous n’a pas été souvent frappé d’une des plus coupables réticences de cette constitution dont nous allons enfin nous affranchir ? Les fonctionnaires publics sont responsables, et les premiers mandataires du peuple ne le sont pas encore ! Comme si un représentant pouvait être distingué autrement que par ses devoirs et par une dette plus rigoureuse envers sa patrie ! Nulle réclamation, nul jugement ne peut l’atteindre. On eût rougi de dire qu’il serait impuni : on l’a appelé inviolable. Ainsi les anciens consacraient un empereur pour le légitimer ! La plus profonde des injustices, la plus écrasante des tyrannies nous a saisis d’effroi. Nous en avons cherché le remède dans la formation d’un grand jury destiné à venger le citoyen opprimé dans sa personne des vexations, s’il pouvait en survenir, du Corps législatif et du Conseil, tribunal imposant et consolateur, créé par le peuple à la même heure et dans les mêmes formes qu’il crée ses représentants, auguste asile de liberté où nulle vexation ne serait pardonnée et où le mandataire coupable n’échapperait pas plus à la justice qu’à l’opinion. Mais ce ne serait pas assez d’établir le jury et de lui donner une existence parallèle à la vôtre ; il nous a paru grand et moral de déposer dans le lieu de vos séances l’urne qui contiendrait les noms réparateurs de l’outrage, afin que chacun de nous craignît sans cesse de les voir sortir.

Comparons la différence des siècles et des institutions. Jadis le triomphateur, sur son char, se faisait ressouvenir de l’humanité par un esclave. A des hommes libres, à des législateurs français, l’urne du jury national exposera tous leurs devoirs.

 

A vrai dire, l’institution de ce grand jury, aussi bien que les commentaires emphatiques d’Hérault-Séchelles étaient en contradiction manifeste avec deux autres articles formulés quelques lignes plus haut dans le même projet ; mais, on le sait de reste, Tancien avocat général au Parlement de Paris n’y regardait pas de si près en fait de logique dans ses idées et de constance dans ses opinions.

Ces deux articles étaient ainsi conçus :

Les députés représentants du peuple ne peuvent être recherchés, accusés, ni juges en aucun temps pour les opinions qu’ils ont énoncées dans le sein du Corps législatif.

Ils peuvent, pour fait criminel, être saisis en flagrant délit ; mais le mandat d’arrêt et le mandat d’amener ne peuvent être décernés contre eux qu’avec l’autorisation du Corps législatif[11].

 

Lorsque ces deux articles vinrent en délibération, un député de Paris qui était le doyen de l’Assemblée[12], Raffron du Trouillet, les combattit avec la plus grande véhémence.

La disposition qu’on vous propose, dit-il, n’est qu’un brevet d’impunité pour tous les citoyens qui trahissent les intérêts de la nation. Un représentant ne doit pas être au-dessus de la loi suprême : le salut du peuple. Ne serait-il pas honteux que l’impunité fût acquise à ceux qui ont proposé la loi martiale ou la force départementale ? Je demande que les représentants du peuple qui, ayant avancé dans l’Assemblée, par écrit ou autrement, des sentiments anti-civiques, ne les rétracteraient pas et au contraire les soutiendraient, soient dénoncés par l’Assemblée nationale elle-même au jury national, qui déclarera qu’ils ont perdu la confiance publique.

Basire parla dans le même sens. N’est-il pas possible, dit-il, qu’un représentant du peuple propose d’anéantir la République, et que la majorité corrompue d’une assemblée se nomme un tyran ?

Le peuple est là ! lui crièrent plusieurs voix.

Je le sais ; mais doit-on le mettre en insurrection sans nécessité ? Vous n’avez de refuge que l’établissement du grand jury national qui vous a été proposé.

Robespierre prit à son tour la parole. Son discours, plein d’ambages et de restrictions, révèle un esprit tiraillé en sens contraire ; il y a évidemment lutte entre son fonds habituel de haine et de défiance et le sentiment des principes qu’il a si longtemps professés en faveur des immunités de la tribune.

Il est, dit-il, impossible de ne pas rendre hommage aux motifs qui ont inspiré le vénérable vieillard qui m’a précédé à cette tribune. Il n’est sans doute aucun citoyen qui ne soit douloureusement affecté en pensant qu’une partie des représentants du peuple pourrait violer impunément ses droits et conspirer à la tribune par une éloquence insidieuse sans être frappé par aucune peine.

Il serait à désirer qu’un pareil crime fût puni et ne trouvât pas un brevet d’impunité dans le caractère de représentant dont il se serait rendu indigne, dans la liberté des opinions dont il aurait abusé. Mais la difficulté réside dans les moyens à employer pour le punir. Par qui ferez-vous juger le représentant du peuple accusé ? Par une autorité constituée ? Mais n’est-il pas possible que le tribunal soit aussi corrompu que l’homme qui lui serait livré ? N’est-il pas probable que le représentant fidèle sera traduit à ce tribunal par la faction el l’intrigue plutôt que le mauvais député par la volonté des représentants vertueux ?

On ne peut donc sans détruire, je ne dis pas seulement la liberté des opinions, mais encore la liberté même du peuple, faire juger un de ses représentants par une autorité constituée. C’est donc à lui seul qu’on pourrait en appeler. J’ai réfléchi sur cette matière, et je Tai trouvée pleine d’écueils. J’avais pensé qu’il était possible qu’à la fin de chaque législature les mandataires du peuple fussent tenus de lui rendre compte de leur conduite, et qu’il prononçât, non pas des peines afflictives, mais une sentence morale, en disant : Tel a rempli mes intentions, tel autre a trompé mon espoir. Mais j’ai rencontré dans ce moyen une foule de difficultés. J’ai vu que si, dans tel endroit, la justice du peuple prononçait, dans tel autre, l’intrigue dominait et étouffait la vérité. Voilà ce qui m’a empêché de, vous présenter un projet à cet égard. Cependant, comme je sens la nécessité d’opposer une sorte de barrière à la corruption, je demande qu’en admettant l’article du Comité vous lui renvoyiez les idées que je viens de développer, afin qu’il nous présente ses vues à cet égard.

 

La Convention ne partagea pas les scrupules et les doutes de Robespierre. Sur l’insistance de Thuriot, elle adopta les deux articles présentés par le Comité.

Cette décision pouvait faire présager le sort réservé à cette nouveauté du jury national si fastueusement préconisée par Hérault-Séchelles. En effet, lorsque, le lendemain 16 juin, les quatre articles précités furent mis ‘ en discussion, plusieurs députés montèrent successivement à la tribune pour demander la question préalable sur toute cette partie du projet.

En cette matière, dit Thirion, il n’y a qu’un seul tribunal, l’opinion publique. Le peuple est toujours là. Il saura bien punir ses mandataires de leurs prévarications. Votre jury national ne peut qu’être funeste à la liberté ; il ne peut qu’entraver la marche de l’Assemblée législative.

Vous avez décrété, ajouta Thuriot, que la législature exerçait la souveraineté : il est ridicule de vouloir élever à côté d’elle une autorité supérieure. Quoi ! quatre-vingt-cinq individus qui sont restés dans leurs départements, qui par conséquent ne peuvent pas connaître la conduite des députés, seront les régulateurs de la législature, qui sera composée de six cents membres !

En vain l’un des membres du Comité de salut public, Kamel, proclama-t-il cette institution le palladium de la liberté ; le rapporteur lui-même, Hérault-Séchelles, se chargea de lui donner le dernier coup. Après avoir déclaré que cette idée d’un jury national était belle, grande et généreuse, il reconnut de graves dangers à l’existence d’un tel tribunal, et appuya la question préalable, qui fut adoptée sans plus ample discussion. Seulement, Billaud-Varennes et Robespierre recommandèrent au Comité de ne pas renoncer complètement h son idée et de rechercher les moyens de mettre la liberté du peuple à l’abri de tout acte oppressif de la part de la législature. Fidèle à ces avis, le Comité vint quelques jours plus tard, le 24 juin, reproduire sous une autre forme la proposition malencontreuse que déjà deux fois le bon sens général avait fait écarter.

La formule nouvelle de son système était exprimée en cinq articles ; il est regrettable qu’aucun journal du temps ne nous en ait conservé le texte.

L’institution du jury, disait cette fois le rapporteur, a été rejetée ; mais on est resté d’accord qu’il fallait trouver un moyen de garantir le peuple de l’oppression du Corps législatif. Nous avons considéré cette question sous deux rapports. Lorsque le corps social est opprimé par le Corps législatif, le seul moyen de résistance est l’insurrection ; mais il serait absurde de l’organiser, car elle a différents caractères. Vous en avez l’expérience ; les insurrections de Tannée dernière différaient beaucoup de la dernière insurrection. Les premières ont été faites par la force 5 la dernière a commencé par une pétition ; on a vu le peuple couvrir d’un crêpe la Déclaration des Droits, et enfin se lever en masse. Il est donc impossible de déterminer la nature et le caractère des insurrections ; il faut s’abandonner au génie du peuple. Mais il est un autre cas, celui où le Corps législatif opprimerait quelques citoyens, il faut alors que ces citoyens trouvent dans le peuple un moyen de résistance.

Le chapitre que nous vous présentons est intitulé : De la censure du peuple contre ses députés et de sa garantie contre l’oppression du Corps législatif. Nous vous proposons de donner à la section du peuple qui a élu un député le soin de juger sa conduite, et nous avons ajouté qu’un député ne serait rééligible qu’après que sa conduite aurait été approuvée par ses commettants. Nous avons puisé ce mode dans le principe même de la représentation nationale. En effet, rien ne s’y rapporte davantage que de faire juger les députés de la même manière qu’ils ont été élus. Devant cette transformation du jury national, Thuriot reprit ses objections antérieures : Vous avez décidé, dit-il, qu’un représentant appartenait à la nation entière. Pourquoi le faire juger par une section du peuple ? L’opinion publique prononce seule sur les hommes. Si voire projet était adopté, vous verriez des départements égarés par des intrigants condamner des députés vertueux et absoudre ceux qui l’auraient trahi.

Lacroix ajouta une raison tirée des circonstances du moment :

Quand les patriotes de la Convention, dit-il, étaient opprimés par une majorité tyrannique, si Marseille et la Vendée avaient jugé leurs députés, ces départements auraient à coup sûr déclaré que les conspirateurs démasqués par vous avaient bien mérité de la patrie, et que d’autres, qui voulaient réellement le bonheur du peuple, étaient indignes de siéger dans cette assemblée.

L’argument était sans réplique. En vain Raffron et Dartigoyte essayèrent de défendre les articles, en reproduisant les explications d’Hérault-Séchelles ; la parole de Lacroix avait porté coup. La Montagne craignit que cette redoutable censure, inventée aujourd’hui contre ses ennemis, ne se retournât tôt ou. tard contre ses propres adhérents. Plus habile que la Gironde, elle ne commit pas la faute de déposer dans l’arsenal des lois une arme à double tranchant dont on pouvait un jour ou l’autre se servir contre elle-même.

De tous ces projets de jury national, de censure et de garantie, que resta-t-il dans la Constitution ? Rien. Où était cette barrière que, par deux fois, le Comité de salut public avait déclarée indispensable ? Nulle part. Comme sauvegarde de la liberté. Chabot n’avait trouvé que Ja guillotine, Hérault-Séchelles que l’insurrection : deux remèdes également détestables.

Que dire de gens qui n’ont pas d’autre panacée à offrir au peuple ? Ils se paraient du litre de législateurs, mais ils n’étaient en réalité que des empiriques pratiquant en grand la fameuse maxime de tous leurs pareils : Faciamus experientiam in anima vili.

 

VI

Le projet du Comité de salut public ne contenait qu’un article relatif aux contributions ; il était ainsi conçu :

Nulle contribution n’est établie, répartie ou recouvrée, nulle dépense n’est faite qu’en vertu d’un acte préalable du Corps législatif.

Levasseur réclame tout d’abord la consécration de ces deux principes fondamentaux :

1° Que l’on ne peut demander aucune contribution à celui qui n’a que l’absolu nécessaire ;

2° Que l’impôt est en raison progressive de la richesse.

Chose étrange ! ce fut un Montagnard, Fabre d’Églantine, qui combattit la proposition de Levasseur ; ce fut un Girondin, Ducos, qui en plaida l’opportunité.

L’initiative de cette idée appartenait à Robespierre qui l’avait émise, deux mois auparavant, lors de la discussion du plan de Condorcet ; mais elle n’était à ses yeux qu’une arme de guerre, et, ses adversaires vaincus, il s’empressa de l’abandonner.

J’ai partagé un moment, dit-il, l’erreur de Ducos ; je crois même l’avoir écrite quelque part[13] ; mais j’en reviens aux principes. Je suis éclairé par le bon sens du peuple qui sent que l’espèce de faveur qu’on lui présente n’est qu’une injure. En effet, si vous décrétez, surtout constitutionnellement, que la misère exempte de l’honorable obligation de contribuer aux besoins de la patrie, vous décrétez l’avilissement de la partie la plus pure de la nation ; vous décrétez l’aristocratie des richesses, et bientôt vous verriez ces nouveaux aristocrates, dominant dans les législatures, avoir l’odieux machiavélisme de conclure que ceux qui ne payent point les chargea ne doivent point partager les bienfaits du gouvernement. Il s’établirait une classe de prolétaires, une classe d’ilotes ; l’égalité et la liberté périraient pour jamais. N’ôtez point aux citoyens ce qui leur est le plus nécessaire, la satisfaction de présenter à la République le denier de la veuve. Bien loin d’écrire dans la constitution une distinction odieuse, il faut au contraire y consacrer l’honorable obligation, pour tout citoyen, de payer ses contributions.

Ce qu’il y a de populaire, ce qu’il y a de juste, c’est le principe consacré dans la Déclaration des Droits que la société doit le nécessaire à tous ceux de ses membres qui ne peuvent se le procurer par leur travail. Je demande que ce principe soit inséré dans la constitution, que le pauvre qui doit une obole pour sa contribution, la reçoive de la patrie pour la reverser dans le trésor public.

 

Hérault-Séchelles qui, par une singulière interprétation de son rôle de rapporteur, mettait sa gloire à renier les idées qu’il était chargé de défendre, et à s’approprier celles qu’apportaient inopinément à la tribune les coryphées de la démagogie, déclare aussitôt qu’il renonce à l’article du Comité et formule la pensée de Robespierre en ces termes !

Nul citoyen n’est dispensé de l’honorable obligation de contribuer aux charges publiques.

 

Cette rédaction est adoptée. Robespierre demande alors que le complément de sa pensée soit inséré dans la Déclaration des Droits. Sur son insistance et sur celle de Couthon, la Convention renvoie à son Comité l’examen de ce système original en vertu duquel certains contribuables, pour sauver leur dignité de membres du peuple souverain, recevaient du trésor public l’obole qu’ils devaient, un instant après, reverser dans ce même trésor. Le Comité, disons-le, ne put se résoudre à entrer dans de semblables subtilités, et par une habile prétention il fit en sorte que la question ne fût pas soulevée de nouveau[14].

La liberté des cultes fut l’objet d’une discussion beaucoup moins étendue que celle qui avait eu lieu deux mois auparavant[15], Fonfrède demanda que la constitution garantît cette liberté d’une manière expresse. Levasseur s’y opposa. Le peuple français, dit-il, ne reconnaît d’autre culte que celui de la liberté et de l’égalité.

Barère, ce jour-là, eut un bon mouvement.

Je ne suis ni superstitieux, ni cagot, répondit-il au chirurgien montagnard, mais je crois qu’il tient aux droits de l’homme d’exercer librement son culte.

Barère, à l’appui de son opinion, avait invoqué la constitution des Etats-Unis. Robespierre prit ensuite la parole ; mais il évita de combattre cette autorité qui certes en valait bien une autre. Obéissant à cet esprit soupçonneux qui ne lui faisait voir partout que conspirations et conspirateurs, il se donna amplement carrière en déclarant que la liberté des cultes n’était bonne qu’à masquer des complots liberticides, qu’à favoriser des associations contre-révolutionnaires ; il conclut en demandant Tordre du jour motivé sur ce que le principe de la liberté des opinions était consacré dans la Déclaration des Droits.

C’était assimiler les questions religieuses à celles que soulèvent la politique, l’administration ou les finances ; c’était mettre sur le même rang les choses divines et les choses humaines ; mais l’Assemblée qui devait quelque temps après, sur la motion du même Robespierre, reconnaître l’Etre suprême et l’immoralité de l’âme, ne s’arrêtait pas à de pareilles considérations. L’ordre du jour motivé fut voté sans débat.

 

VII

Un seul chapitre du projet montagnard eut le privilège de captiver assez sérieusement l’attention de l’Assemblée. Ce fut celui qui concernait la justice civile et la juridiction à établir en cette matière. A plusieurs reprises, les législateurs y revinrent par une discussion relativement approfondie.

Il y eut, à cette occasion, un singulier renversement de rôles entre deux des personnages les plus célèbres de la Révolution. Ce fut Robespierre qui défendit les traditions du passé ; ce fut Cambacérès qui les attaqua. Robespierre plaida pour le maintien de l’institution, encore aujourd’hui en vigueur, de juges prononçant ai civil en fait et en droit ; Cambacérès proposa d’y substituer le jury, innovation radicale qu’il se garda bien, il est vrai, de reproduire, lorsqu’il fut chargé de présider sous le Consulat à l’établissement de notre droit moderne : autres temps, autres inspirations.

Cambacérès développa les idées émises par Duport on 1790, par Condorcet en 1792. Il s’efforça de démontrer que, grâce à l’extinction des droits féodaux, à l’abolition des substitutions, à la suppression du droit de tester en ligne directe prononcée récemment par l’Assemblée, les tribunaux civils n’auraient plus à trancher que des points de faits faciles h saisir, plus faciles encore à régler, et susceptibles dès lors d’être résolus par des jurés.

Robespierre reconnut toute l’importance du débat dont l’issue devait avoir, suivant lui, une influence presque décisive sur le sort de la constitution. Mais il ne croyait pas que, de longtemps, on parvînt en France k simplifier tellement la législation civile, que Ton pût pratiquement recourir à l’institution du jury en cette matière. L’ami de Robespierre, Couthon, déclara que le projet de Cambacérès n’était qu’un beau rêve. Marat lui-même en condamna l’idée.

Le système de l’arbitrage est superbe, dit-il ; il tient à la pureté des principes, mais il n’est fait que pour une nation simple et dont les mœurs ne redoutent point la corruption, la vénalité ou l’intrigue. Chez nous, vous verrez renaître dans cette institution tous les abus dont vous gémissez, car les arbitres ne seront jamais deux paysans, mais deux hommes instruits qui, quelque nom que vous leur donniez, seront juristes. Rien n’est plus respectable que des juges intègres. Si vous voulez en obtenir, punissez la prévarication et la vénalité ; donnez une grande publicité au jugement. Il faut au reste des tribunaux ; il en faut, pour le commerce, dont l’activité soit sans égale ; il en faut, pour la police, qui aient les yeux toujours ouverts sur les malfaiteurs.

Marat, cette fois, avait parlé en homme de bon sens ; mais l’Assemblée n’y gagna rien, car un autre Montagnard se chargea de suppléer dans son rôle habituel l’ami’ du peuple. Ce fut Hermann qui ouvrit la proposition fantastique de créer, suivant son expression, un petit tribunal sans-culotte, où la justice serait rendue gratuitement, c’est-à-dire aux frais de l’Etat. Ses raisons étaient merveilleuses : Il faut, disait-il, des tribunaux où le bon sens domine, comme il en faut où ce soit le savoir ; moyennant quoi, ajoutait-il, la machine irait à merveille. Chabot et Barère ne manquèrent pas de profiter du débat pour étaler à nouveau leurs théories bucoliques. Chabot affirma qu’il n’y avait et ne pouvait y avoir d’autre législateur que la nature, Barère traça un tableau pastoral de la paix et de l’union versées dans toutes les chaumières par l’établissement de l’arbitrage forcé, qui allait rendre chaque citoyen tour à tour juge et justiciable, et faire disparaître à jamais la tourbe des corbeaux judiciaires.

Cette lutte oratoire fut close par la déclaration du Comité de salut public, qui proclama impraticable le système des jurés au civil et fit prévaloir l’institution des juges élus tous les ans par le peuple opinant à haute voix. Grâce à ce mode de nomination et à cette manière de recueillir les suffrages, les démagogues espéraient sans doute dominer le nouvel ordre judiciaire. Ne serait-ce point là, en effet, le mystérieux mobile qui dirigea en cette circonstance la conduite de Robespierre, de Couthon et de Marat ?

Une autre disposition importante du projet montagnard était ainsi conçue :

Le peuple français ne fait point la paix avec un ennemi qui occupe son territoire.

De tels articles, fit observer Mercier, le spirituel auteur du Tableau de Paris, s’écrivent ou s’effacent avec la pointe de l’épée. Vous flattez-vous d’être toujours victorieux ? Avez-vous fait un pacte avec la victoire ?

Non, s’écria Bazire, nous en avons fait un avec la mort.

Ce qu’on vous propose, ajouta Barrère, a été déjà décrété à Longwy et à Verdun.

Et l’article fut adopté aux applaudissements enthousiastes de l’Assemblée.

Mercier, malheureusement, n’avait que trop raison ; trois fois en moins de soixante années, la France a pu se souvenir de son cri de défiance prophétique. A trois reprises, en 1814, en 1815, en 1871, le césarisme, né chez nous de l’horreur de la démagogie, a amené l’étranger jusqu’au cœur de notre patrie, et nous a coûté, non-seulement toutes ces conquêtes que, dans une heure d’enivrement, nous avions déclarées parties intégrantes de notre territoire, mais encore deux provinces qu’une possession doublement séculaire et le consentement unanime des populations semblaient faire des membres inséparables de notre pays.

Contrairement à ce qu’avait fait la Constituante, la Convention vota la Déclaration des Droits après qu’elle eut adopté tout l’acte constitutionnel. Au moment solennel oîi le président mit définitivement aux voix cette déclaration, toute la droite affecta de s’abstenir. Aussitôt des cris partis de la Montagne réclament l’appel nominal.

Il est bien étonnant, dit Billaud-Varennes, que des membres de la Convention nationale refusent de voter cette déclaration qui doit fixer en France la liberté. Il faut que le peuple connaisse les hommes qui veulent son bonheur et ceux qui semblent déjà protester contre le chef-d’œuvre de la philanthropie.

La Déclaration des Droits, fait observer Robespierre, n’a besoin, pour être adoptée par le peuple, que des principes qu’elle renferme et de l’assentiment de la presque unanimité de la Convention nationale. Je m’étonne qu’on se soit aperçu de Ce que quelques citoyens qui siègent là — et d’un geste plein de dédain il désignait le côté droit — ont paru immobiles et n’ont point partagé notre enthousiasme. Ce procédé de quelques individus m’a paru si extraordinaire que je ne puis croire qu’ils adoptent des principes contraires à ceux que nous consacrons ; j’aime à me persuader que, s’ils ne se sont point levés avant nous, c’est plutôt parce qu’ils sont paralytiques que mauvais citoyens.

Sur ces paroles, où Robespierre se peint tout entier, l’Assemblée passe à l’ordre du jour et adopte la Déclaration des Droits.

Toutes les autorités constituées du département de Paris, averties d’avance, se présentent alors à la barre pour adresser leurs félicitations aux législateurs.

Dufourny au nom du département, Chaumette au nom de la Commune, un juge au nom des tribunaux entonnent successivement des dithyrambes en l’honneur de la constitution qui vient d’être votée.

Les Parisiens, s’écrie Dufourny, se félicitent d’être les premiers à voir se lever l’astre de la liberté, d’être les premiers à annoncer son aurore, d’être les premiers enfin à célébrer le matin du grand jour de l’éternelle fraternité de tous les hommes. A l’éclat dé cet astre, les lueurs funestes des torches de la discorde s’éclipseront. Aux acclamations de tout un peuple libre, les royalistes éperdus jetteront leurs armes, et le serpent colossal du fanatisme écrasé achèvera sa dernière convulsion.

Chaumette profite de la circonstance pour rappeler, en termes fleuris, la récente victoire de la Commune et pour mettre insolemment le pied sur l’ennemi abattu.

Le peuple, dit-il, va clairement connaître ceux de ses représentants qui, fidèles au plus sacré de leurs devoirs, ont constamment défendu sa cause, d’avec ceux, qui, en se déclarant aujourd’hui conspirateurs et traîtres, ne foot que jeter le masque dont ils n’ont plus besoin... Ils errent maintenant sur le sol de la République, les lâches ou plutôt les perfides qui ont quitté leur travail avant la fin de la journée, et qui vont partout publiant que vous n’êtes pas libres... Vous n’êtes pas libres ! et, depuis que cette calomnie est colportée, les meilleures lois sont sorties de vos mains, les mesures les plus grandes et les plus sages ont été prises pour sauver le peuple, la constitution enfin, la constitution est achevée ! Est-ce ainsi que travaillent les esclaves ? En vain quelques-uns de ceux dont nous parlons ici, semblables aux oiseaux nocturnes, se réfugieront-ils dans les gothiques donjons..., en vain, à la faveur des ténèbres, pousseront-ils des cris sinistres..., le soleil de la vérité les poursuivra de ses rayons vengeurs. Ces mots terribles aux traîtres : la constitution eut achevée, retentiront de loutea parts autour d’eux. Vous serez vengés.

Le représentant des corps judiciaires n’ajoute qu’une métaphore à toutes les images entassées dans les deux discours précédents ; mais cette métaphore vaut à elle seule tout un poème : Par notre union, dit-il, nous allons former autour de vous un rocher indestructible. Quelque part qu’on le heurte, de ce rocher jaillira le feu du patriotisme, qui réduire en cendres les couleuvres de la rage et de la malveillance[16].

Billaud-Varennes demande ensuite la parole pour une motion d’ordre : Il reste, dit-il, à la Convention à consacrer cette journée célèbre par un décret populaire et bienfaisant : c’est l’abrogation de la loi martiale. Cette loi ne peut être utile que pour les tyrans, et le jour où vous proclamez une constitution populaire, cette loi de sang doit disparaître. Faites qu’aujourd’hui, dans leur réunion fraternelle, les citoyens disent : Le champ de la fédération ne sera plus abreuvé du sang des patriotes.

De vifs applaudissements accueillent cette motion ; ils redoublent lorsque la Convention se lève pour l’adopter.

Un membre de la députation parisienne, admis à la barre, demande à présenter une pétition au nom de la section des Gravilliers ; mais Robespierre s’y oppose ; il tient à prononcer le dernier mot de cette séance théâtrale ; il veut la clore par un de ces mouvements de sensiblerie calculée où il est passé maître. Il faut, dit-il, que les esprits des citoyens et ceux de la Convention restent aujourd’hui fixés sur ces idées touchantes et sublimes présentées par les autorités constituées au nom des citoyens de Paris. Livrons-nous au sentiment consolateur qu’elles inspirent ; livrons-nous à l’achèvement de la Constitution. Ce jour est une fête nationale ; tandis que le peuple jure la fraternité universelle, travaillons ici à son bonheur. Malheureusement pour l’effet final, le rapporteur n’était pas prêt à faire une dernière et solennelle lecture de l’ensemble de l’acte constitutionnel ; après une discussion aussi rapide et, on peut le dire, aussi saccadée, les articles avaient besoin d’être coordonnés. Hérault-Séchelles annonce qu’il ne pourra lire la Constitution que le lendemain à une heure ; mais il ajoute en même temps : Comme rien ne doit manquer à cette heureuse journée, je demande que la séance soit levée et que nous nous mêlions à nos frères et à nos amis. Cette proposition est accueillie d’enthousiasme, et avant qu’on se sépare, une dernière démonstration a lieu en l’honneur du peuple. Les députations des autorités constituées obtiennent la permission de défiler devant l’Assemblée. Les officiers municipaux de toutes les communes du département se précipitent dans l’hémicycle ; les citoyens, divisés en légions et précédés de tambours, traversent la salle aux cris enthousiastes de vive la République ! vive la Montagne ! vive le 31 mai ! Puis la Convention se transporte au champ de Mars pour assister à la fête civique qui a été préparée.

Le lendemain, à l’ouverture de la séance, David, le grand ordonnateur de toutes les cérémonies de ce genre, vient rendre compte de la joie officielle manifestée par le peuple et la force armée, réunis sur le champ de la fédération. Voici quelques passages du discours prononcé à cette occasion par le futur premier peintre de S. M. l’empereur et roi :

Comment vous retracerai-je les émotions vives de ce peuple généreux serrant, dans ses bras reconnaissants, les députés vertueux qui s’étaient voués sans réserve à la mort plutôt que de trahir ses intérêts ?

J’ai vu couler tes larmes, peuple magnanime, ne t’en défends pas ; elles font honneur à ton courage. Achille pleurait aussi, les Romains ont pleuré. Les cannibales auxquels on t’a comparé ne pleurent pas. Aux cris unanimes de vive la République ! la discorde a éteint pour un instant son flambeau ; elle a étouffé de ses deux .mains les serpents qui se cachaient dans sa chevelure hideuse et qui, par leurs sifflements, auraient pu la faire reconnaître ; elle a fui. Le champ de Mars était rempli de véritables républicains, de mères de famille qui, par leur exemple, donnaient à leurs enfants les premières leçons de la vertu. Trois fois elles firent le tour de l’autel de la patrie en chantant des hymnes saintes à la liberté, trois fois le peuple répondit à ces accents si chers à son cœur. Le maire de la ville de Paris fit lecture du décret qui abolissait l’infâme loi martiale. A cette voix chère aux républicains, le peuple, en bénissant les représentants, répondit : Vive la Convention ! vive la liberté ![17]

 

On applaudit au récit de David. Hérault-Séchelles expose les modifications que le Comité de salut public vient encore, à la dernière heure, d’apporter à son travail. L’Assemblée, après une assez courte discussion, écarte une partie de ces nouveaux amendements ; puis, pressée d’en finir, elle vote par assis et levé l’ensemble de la Constitution.

Le 24 juin, à six heures du soir, l’ex-comédien Collot-d’Herbois, alors au fauteuil de la présidence, proclamait l’adoption définitive de ce chef-d’œuvre, où Ton était convenu de voir le dernier mot de la philosophie moderne, mais qui n’était en réalité qu’un tissu de lieux communs mêlé de rêveries impraticables. On sait, du reste, que la Constitution de 1793 ne fut jamais appliquée, Instrument de parti, œuvre de circonstance[18], elle était morte avant d’être née, et la Convention elle-même recula devant l’idée de mettre en mouvement une machine sans vie, une roue sans moteur, qui, toute démocratique qu’elle était, menait droit à la dictature[19]. Comment s’en étonner ? De tout temps, — hier encore nous en avions la preuve, — la démagogie s’est montrée impuissante à formuler en corps de doctrine ses opinions les plus chères, et de l’aveu même des écrivains les plus autorisés du parti républicain, l’œuvre de 1793 ne restera dans l’histoire que pour attester aux yeux du monde la sanglante insanité de l’utopie montagnarde[20].

 

 

 



[1] Livre XXXVII, La Constitution girondine.

[2] Nous avons fait connaître, tome VII, livre XXXIV, § III, la composition du premier Comité de salut public ; les cinq nouveaux membres qui y furent adjoints pour fabriquer la nouvelle Constitution étaient Hérault-Séchelles, Couthon, Saint-Just, Ramel et Mathieu. Hérault était un ami particulier de Danton ; Saint-Just et Couthon étaient les séides de Robespierre ; les deux autres membres avaient des connaissances assez étendues, Ramel en finances, Mathieu en législation.

[3] Le rapport d’Hérault-Séchelles est donné in extenso dans le n° 267 du Journal des Débats et Décrets ; il a été reproduit par Buchez et Roux dans leur Histoire parlementaire, tome XXVIÏI, p. 177.

[4] Le Moniteur estropie son nom : il l’appelle Daumont.

[5] Louis Blanc, tome IX, page 16.

[6] M. Louis Blanc après avoir également donné cette nomenclature ajoute avec raison : Le droit accordé au peuple, à force d’être impraticable, était évidemment illusoire.

Histoire de la Révolution, tome VIII, page 18.

[7] Le Moniteur ne donne pas le nom du député qui souleva cette discussion importante. Nous l’avons retrouvé dans le Journal des Débats et Décrets, n° 272, p. 247.

[8] Voir l’art. 119 de la Constitution de 1793.

[9] Les écrivains qui, avant nous, ont examiné la Constitution de 1793, ne nous paraissent pas avoir signalé suffisamment ces analogies entre l’organisation du Comité de salut public et celle que ce même Comité proposait dans son plan pour le Conseil exécutif.

Pour que nos lecteurs puissent juger par eux-mêmes de la réalité de nos assertions, voici les dispositions de la Constitution de 1793 telle que le Comité l’avait rédigée :

Art. 62. Il y a un Conseil exécutif composé de vingt-quatre membres.

Art. 63. L’Assemblée électorale de chaque département nomme un candidat. Le Corps législatif choisit sur la liste générale les membres du Conseil.

Art. 64. Il est renouvelé par moitié à chaque législature dans les derniers mois de la session.

Art. 65. Le Conseil est chargé de la direction et de la surveillance de l’administration générale. Il ne peut agir qu’en exécution des lois et décrets du Corps législatif.

Art. 66. Il nomme hors de son sein les agents en chef de l’administration générale de la République.

Art. 68. Ces agents ne forment point un Conseil ; ils sont séparés, sans rapport immédiat entre eux ; ils n’exercent aucune autorité personnelle.

Art. 74. Les membres du Conseil, en cas de prévarication, sont accusés par le Corps législatif.

Art. 75. Le Conseil exécutif réside auprès du Corps législatif. Il a l’entrée et une place séparée dans le lieu de ses séances.

Art. 76. Il est entendu toutes les fois qu’il a un compte à rendre.

Art. 77. Le Corps législatif l’appelle dans son sein en tout ou en partie, lorsqu’il le juge convenable.

[10] Voir J.-J. Rousseau, Contrat social, livre II, chap. XI.

[11] Cette dernière disposition était la reproduction textuelle de l’article 8, titre III, chapitre Ier, section V de la Constitution de 1794.

[12] Raffron du Trouillet était né en 1709. Il avait donc 83 ans lorsqu’il fut nommé à la Convention nationale. Il survécut à la tourmente révolutionnaire.

[13] Cette opinion, il l’avait publiquement professée, le 21 avril, aux Jacobins ; le 24, à la Convention. Voir tome VII, livre XXXVII, Discours de Robespierre du 24 avril 1793.

[14] Un fait digne de remarque nous paraît avoir échappé aux historiens qui se sont, avant nous, occupés de la Constitution de 1793 et des discussions auxquelles elle a donné lieu. C’est que, sur la question de savoir si l’indigent doit ou non être exempté de tout impôt, la Convention se déjugea formellement elle-même en moins d’une semaine. En effet, le 9 juin, la veille du jour où Hérault-Séchelles lut son rapport, la question était déjà présentée et avait été résolue par l’affirmative, ainsi que le constate le procès-verbal de la séance. Voici comment il s’exprime :

Un membre propose, après un rapport très-intéressant, de décréter en principe que tout homme qui n’a aucune propriété ne paye aucune contribution pour la jouissance de ses droits.

Un autre membre propose que cette motion soit non-seulement décrétée, mais insérée en principe invariable dans la Constitution.

Sur quoi il a été décrété que l’absolu nécessaire à la subsistance des citoyens serait exempt de toute contribution.

Renvoyé au Comité de Salut public pour en faire un article dans la Constitution, et au Comité des finances.

Le Comité n’avait tenu aucun compte de ce renvoi dont l’Assemblée, de son côté, parut avoir perdu tout souvenir, puisqu’elle vota, le 17 juin, dans un sens diamétralement opposé. Elle ne 6t, du reste, qu’imiter en cela Robespierre lui-même.

[15] Voir tome VII, livre XXXVII, Discussion sur la liberté des cultes.

[16] Des adhésions soi-disant populaires vinrent ajouter, les jours suivants, aux harangues officielles leur contingent de cynisme révolutionnaire. Nous prenons au hasard deux discours prononcés à la barre de l’Assemblée, lors du vote de la Constitution, l’un au nom d’une députation enfantine par un marmot d’une dizaine d’années, l’autre par les bouquetières de la halle.

Président,

Au nom de la République, je te présente ces fleurs ;

Enfant de cette République une et indivisible, je fais le serment de la défendre et de terrasser ceux qui oseraient la troubler ; j’en ai le courage et j’en attends la force.

 

A la Convention nationale.

Citoyens législateurs,

Des citoyennes bouquetières de différentes sections de Paris, républicaines dont les époux ou les enfants versent en ce moment leur sang pour la défense de la patrie, se présentent au milieu de vous pour vous féliciter de vos heureux travaux.

Nos mains, accoutumées à tresser des fleurs pour orner les grâces des citoyennes qui embellissent vos sociétés, n’ont jamais formé de couronnes pour les despotes et les tyrans, niais c’est avec les sentiments du plus vif amour, qu’elles ont arraché au chêne son feuillage pour venir vous présenter des couronnes civiques comme un garant de notre joie.

Cet hommage que nous vous offrons, citoyens, nous ne le prodiguons pas, car on ne nous voit point courant auprès des hommes élevés en place, les forcer d’accepter des bouquets que l’intérêt présente plutôt que la fraternité et la confiance. Non, tranquilles dans nos places, nous veillons avec activité à un commerce honnête, et nous allons retourner pleines de satisfaction à nos devoirs de mères et d’épouses.

[17] Pour compléter le récit de cette fête, nous donnons des extraits d’un rapport de police adressé au ministre de l’intérieur, à la date du 24 juin. Ce document confidentiel fait un assez singulier contraste avec le compte rendu officiel de David.

La foule n’était pas considérable. Le peuple ne se précipite plus pour voir les fêtes ; tout était calme et silencieux.

Un adjudant général et ses trois aides de camp formaient la tête de cortège ; puis venait un piquet de gendarmerie à cheval, puis des gendarmes à pied, puis des femmes, puis des canonniers et autres volontaires, puis encore des femmes, puis encore des canonniers.

Je n’ai vu de la vie rien de si triste ; tout le monde, pauvres et riches, paraissait dégoûté. Je n’ai pas entendu un seul cri de vive la nation ! Vive la République ! Le peuple a vu passer le cortège à peu près comme il regardait passer jadis un convoi funèbre.

[18] Louis Blanc, t. IX, p. 20 et 22.

[19] Michelet, Histoire de la Révolution, t. VI, p. 155 et 157.

[20] M. Marc-Dufraisse, Du droit de paix et de guerre, p. 105.