I On ne porte pas impunément la main sur la souveraineté nationale, et après avoir assisté au coup d’Etat démagogique du 2 juin, nous allons constater de suite ses inévitables et désastreuses conséquences. Par un phénomène curieux, mais dont toutes les révolutions prirent le salutaire enseignement, les premiers qui regrettent les actes de violence sont précisément ceux qui dans leur aveuglement les ont préparés. La Convention ne devait pas échapper à cette loi de nature. Nous verrons bientôt, jusque dans les rangs de la Montagne, un grand nombre de représentants trouver trop pesant le joug de leurs alliés de la Commune, et le Comité de salut public lui-même, malgré son triomphe apparent, ressentira chaque jour plus vivement les blessures infligées à son amour-propre par les exigences hautement avouées des dictateurs de l’hôtel de ville. En même temps, des rangs de la Plaine et des débris de la droite vont, à chaque séance, s’élever des voix courageuses pour protester contre l’avilissement de cette malheureuse Assemblée maîtresse de la France et esclave à Paris. Les Girondins surtout font entendre les plus éloquentes réclamations, et parmi ceux que les vainqueurs, dans la première ivresse du triomphe, ont momentanément laissés en liberté, Ducos, Fonfrède, Condorcet, Grégoire, Pontécoulant se distinguent par les nobles hardiesses d’une résistance que les trois premiers doivent payer de leur tête. Protestations impuissantes, mais que l’histoire doit recueillir avec soin, car ce sont les derniers frémissements d’un parti qui se meurt et qui refuse en mourant d’accorder à ses adversaires l’amnistie du silence. Le 3 juin, la salle des séances presque déserte offre
l’aspect morne des lieux désolés par la tempête. Au travers de la torpeur
générale, c’est à peine si l’on entend quelques échos affaiblis du drame de
la veille. Quatre députés proscrits, Lanjuinais, Vergniaud, Viger et
Barbaroux, ont écrit à la Convention pour demander que le Comité de salut
public rédige promptement son rapport sur les accusations dont ils sont
l’objet. La lettre de Lanjuinais reflète ce mélange de vigueur et d’ironie
qui était le fond du caractère de l’intrépide Breton : Je lutterai, dit-il, avec
le courage de l’innocence et de la vertu contre mes calomniateurs. Vous avez
cédé hier à la nécessité ; je vous remercie d’avoir empêché peut-être par
votre condescendance de plus grands attentats. La lettre de Vergniaud
est empreinte d’une dignité fière et triste ; il explique ainsi son absence
de la veille : Je savais que les citoyens des
tribunes s’étaient emparés des passages de la Convention et arrêtaient les
députés dont les noms se trouvaient sur la liste de proscription dressée par
la Commune de Paris. Prêt à obéir à la loi, je ne crus pas devoir m’exposer à
des violences qu’elle réprouve. J’ai appris cette nuit qu’un décret me met en
état d’arrestation chez moi ; je m’y soumets. Après les lettres des proscrits vient celle du
proscripteur. Selon sa coutume, Marat revendique pour lui le monopole du
patriotisme et des vertus civiques ; il reproche à la Convention d’avoir,
dans son décret du 2 juin, ménagé les membres dénoncés par la Commune ; en
leur laissant la gloire de demander eux-mêmes la suspension de leurs pouvoirs
et de donner ainsi l’exemple d’un généreux dévouement au bien public, on les
a, disait-il, rendus intéressants aux yeux de la
nation, honneur qui doit être réservé à ces hommes intacts qui se sont
consacrés sans retenue à la défense de la liberté, dont le cœur brûla
toujours de l’amour sacré de la patrie... Peut-être
m’était-il permis, à moi, le martyr éternel de la liberté ; à moi, depuis
trop longtemps déchiré par la calomnie, d’être jaloux de ces honneurs. J’ai
donc repoussé le projet de décret de votre Comité ; j’ai demandé
l’arrestation des membres dénoncés par les autorités constituées de Paris, et
j’ai offert ma suspension pendant un temps déterminé. Impatient d’ouvrir les
yeux de la nation abusée sur mon compte par tant de libellistes à gages, ne
voulant plus être regardé comme une pomme de discorde, et prêt à tout
sacrifier au retour de la paix, je renonce à l’exercice de nies onctions de
député jusqu’après le jugement des représentants accusés. Cette déclaration fait jeter les hauts cris aux séides de l’Ami du peuple : Le devoir de Marat est d’être à son poste, s’écrie Thuriot. — Aucun député, ajoute Charlier, ne peut se suspendre, parce qu’aucun ne peut composer avec son devoir... Par la proposition que fait Marat, on a la preuve qu’il n’était point le chef d’une faction de brigandage, mais qu’il en existait une autre vraiment liberticide, contre laquelle nous avons vainement lutté depuis huit mois, et que le peuple vient enfin d’étouffer. — Oui, reprend Chasles, on a peint Marat comme un monstre dont on a voulu effrayer les départements on le leur a peint comme un homme de sang et de pillage, afin de les séparer d’une ville qui adoptait ses principes. Les départements seront détrompés quand ils le verront lui-même cessant ses fonctions afin de ne plus leur donner d’ombrage. Robespierre, qu’impatientent ces hommages prodigués à l’Ami
du peuple, veut couper court à la discussion et demande la question préalable
; il la motive ainsi : Depuis trop longtemps nous
nous occupons d’individus ; il faut enfin parler de choses. Les représentants
de la nation française doivent remplir leurs devoirs ou donner leur démission... Le cas de la suspension n’est pas prévu[1]. La Convention n’adopte pas la motion de Robespierre ; elle passe purement et simplement à l’ordre du jour, ce qui laisse Marat libre de maintenir ou de retirer sa proposition magnanime. On introduit ensuite une députation du Comité central révolutionnaire. L’orateur s’exprime ainsi : Législateurs, l’expérience vient de vous montrer d’une manière vraiment sublime que tôt ou tard la justice a son tour. L’étonnante révolution qui s’est opérée sous vos yeux est une grande leçon pour ceux qui marcheront après vous dans la carrière de la législation. Vous avez vu le peuple de Paris se lever tout entier, résister tout entier à l’oppression, et vous demander justice de ceux dont la présence nuisait à vos travaux, et auxquels il attribue avec juste raison tous les malheurs de la République. Trois fois le peuple ulcéré, outragé, a couru aux armes. Il avait donné à plusieurs de ses concitoyens la faculté d’user de son pouvoir. Ils l’ont fait pour le délivrer des traîtres qui le divisaient. Le tocsin a sonné, le canon d’alarme a tonné, non pour annoncer l’effusion du sang, mais pour annoncer les dangers de la liberté et les atteintes mortelles qu’on lui portait. Le peuple pour vaincre n’a eu qu’à se montrer’ Le spectre de hi discorde, hier encore évoqué d’un bout de la France à l’autre, n’a plus qu’à reculer. Une chaîne de fraternité va relier Paris aux départements, et rien ne peut plus empêcher les législateurs d’achever l’œuvre de la constitution républicaine. Les honneurs de la séance sont accordés à la députation, qui traverse la salle aux applaudissements des tribunes. Les Montagnards, désormais assurés de leur triomphe, veulent le consolider en s’emparant de toutes les positions ; ils font décider, dès cette première séance, que tous les comités de la Convention, sauf le Comité de salut public, seront immédiatement renouvelés et complétés. II Les jours suivants, quelques réclamations s’élèvent encore dans l’Assemblée en faveur des proscrits ; mais elles se brisent contre l’indifférence du centre et les murmures de la gauche. Le 4 juin, on lit le procès-verbal de la séance du 2. Grégoire demande que l’on y constate les insultes et les violences faites à la Convention : Les ecclésiastiques veulent donc mettre le feu partout ! s’écrie Thuriot. Durand-Maillane, rédacteur du procès-verbal, fait observer timidement que son compte rendu présente la généralité des faits de manière à bien montrer dans quelles conditions l’Assemblée a délibéré. Tout le monde sait, répond brutalement Bourdon (de l’Oise), que la Convention a été contrainte de sauver la République ; tout le monde sait qu’elle s’est délivrée d’un tas d’intrigants qui voulaient la perdre. L’Assemblée, docile aux injonctions de ces deux démagogues, et pressée d’en finir une bonne fois avec les plaintes et les récriminations, décide que toute pétition, toute adresse relative aux événements du 2 juin, sera renvoyée sans être lue au Comité de salut public. Le lendemain, Fonfrède, que la générosité de Marat avait bien voulu épargner, et qui continuait de siéger sur les bancs solitaires de la droite, réclame l’exécution du décret qui oblige le Comité de salut public à faire dans les trois jours un rapport sur les représentants arrêtés. On est, dit-il, au quatrième jour, et ce rapport n’est pas fait. Ce n’est pas tout. Les pièces annoncées à la barre de la Convention par Lhuillier et Hassenfratz n’ont pas été transmises par la Commune. Il n’y a pourtant pas de temps à perdre : si l’arrestation de magistrats municipaux a produit h Paris une espèce d’insurrection, n’est-il pas à craindre que celle de représentants du peuple n’en amène une véritable dans là République entière ? Qu’on y songe, la peine du talion serait ici légitime : si des hommes armés sont venus exiger le décret d’arrestation, d’autres citoyens également armés ne peuvent-ils, usant du même droit, venir réclamer l’abrogation immédiate de ce décret ? La gauche se récrie contre ces paroles. Voilà bien la preuve, dit Chabot, qu’il y a un complot pour allumer la guerre civile, en
haine de ceux qu’on appelle les agitateurs de la Montagne ; mais, puisque
nous avons la paix par une simple mesure d’arrestation, nous prouverons à nos
ennemis que nous ne voulons pas leur tête. — Demandez-la donc, reprend Fonfrède. J’insiste sur le rapport du Comité de salut public, car je ne reconnais pas ici de Convention, tant que les membres arrachés par la force du sein de cette assemblée n’y seront pas rentrés. L’inévitable ordre du jour vient couper court à cette énergique protestation. Le 6, la discussion se renouvelle à propos d’une seconde lettre de Vergniaud. La Montagne en interrompt la lecture en invoquant le décret du 4, qui renvoie au Comité de salut public toutes les pièces relatives aux députés détenus. Mais ce décret n’existe pas ! s’écrie Doulcet ; celui qui a été rendu ne concerne que les pétitions. Le Comité de salut public se trouve embarrassé ; il a écrit à la Commune pour se procurer les pièces de conviction. Ces pièces n’ont pas été fournies. Je demande donc qu’on lise en entier la lettre de Vergniaud, et que le Comité de salut public soit tenu de faire demain à midi son rapport, et sur les dénoncés, et sur les dénonciateurs. Thuriot s’érigeant, suivant sa coutume, en défenseur officieux de la Commune répond à Doulcet : C’est vouloir sauver les coupables que de hâter un rapport dont les seules bases sont précisément les pièces que le Comité n’a pu encore se procurer. Celui-ci attend toujours les papiers de la Commission des douze, sans compter d’autres pièces qu’il n’a pas eu le temps d’examiner. On vient, par exemple, d’intercepter une lettre adressée de Marseille h Barbaroux, laquelle déroule les projets les plus affreux. Dans cette ville fonctionne un tribunal de sang qui incarcère arbitrairement les amis de la Révolution, qui ne juge pas, mais qui assassine les patriotes. Les événements de Lyon présentent le même caractère que ceux de Marseille. Je demande donc qu’on s’en rapporte à la sagesse du Comité de salut public. Il faut lui laisser le temps de rassembler toutes les correspondances liberticides des représentants dénoncés avec leurs départements. D’ailleurs, si vous lisiez chaque jour h cette tribune les lettres des trente-deux députés détenus, vous perdriez toutes vos séances, et ceux-ci, après vous avoir amusés pendant sept mois de disputes et de déclamations, viendraient encore vous assiéger de plaintes continuelles pour vous détourner de vos travaux. Si bas qu’elle fût tombée, la Convention ne pouvait cependant applaudir à tant de cynisme. Après une première épreuve déclarée douteuse, il est décidé qu’on achèvera de lire la lettre de Vergniaud. Si je suis coupable, disait en terminant le député de la Gironde, j’offre ma tête en expiation des trahisons dont je serai convaincu ; mais si mes dénonciateurs ne produisent aucune preuve de leur accusation, je demande à mon tour qu’ils aillent à l’échafaud : 1° Pour avoir fait assiéger la Convention par une force armée qui, ignorant les causes de ce mouvement, a failli, par excès de zèle, opérer la contre-révolution ; 2° Pour avoir mis à la tête de cette force armée un commandant qui a violé par ses consignes la liberté de l’Assemblée ; 3° Pour avoir provoqué par violence l’arrestation ou la dispersion d’un grand nombre de représentants du peuple ; 4° Pour avoir, par l’impulsion terrible donnée au peuple de Paris, jeté dans les départements les germes des discordes les plus funestes et les brandons de la guerre civile ; 5° Enfin pour avoir retenu à Paris les bataillons qui devaient aller en Vendée. A ce vigoureux réquisitoire, la Montagne laisse éclater de nouveau ses colères. La droite, qui, pour la première fois depuis le 2 juin, voit ses bancs un peu plus garnis, demande timidement qu’on imprime la lettre et qu’on l’insère au Bulletin. Les invectives de la gauche accueillent cette proposition : C’est donc, dit Legendre, pour que ces lettres soient mises dans les journaux qu’on les envoie ici ! — C’est pour allumer la guerre civile, ajoute Thuriot. L’ordre du jour est mis aux voix et voté. Aussitôt un grand nombre de membres de la droite se lèvent et quittent la salle. Bourdon (de l’Oise) les désigne du doigt, en s’écriant : Ces messieurs, vous le voyez, ne sont venus ici que pour jeter le trouble dans l’Assemblée ; ils se retirent au moment même où vous allez entamer la discussion de lois utiles. Je demande que leur conduite soit constatée au procès-verbal. III Doulcet avait dit vrai : le Comité de salut public n’avait pu obtenir, soit de la Commune, soit du Comité central révolutionnaire, aucune pièce de conviction contre les membres inculpés[2] ; bien plus, à ses demandes il n’avait reçu que des réponses dérisoires[3]. Dépité de tant d’arrogance, il conçut un instant la pensée de secouer la tyrannie de la Commune et de rendre la Convention à elle-même en lui faisant entrevoir le triste abaissement de son rôle. La tentative était délicate. Le Comité confia la rédaction de son rapport h la plume du souple Barère. Celui-ci composa, pour la circonstance, un morceau qui peut être considéré comme le chef-d’œuvre du genre inauguré par ce caméléon politique. Chaque phrase y est à double entente, chaque proposition a sa contre-partie. Le rapporteur du Comité décerne des éloges aux hommes qui ont préparé les événements du 2 juin, et il propose en même temps de briser les pouvoirs dont ils se sont emparés ; il exalte le courage montré par la Convention dans cette journée, et il reconnaît un instant après qu’elle s’est laissé dominer par des individus sans autorité et sans mandat ; il lance également ses anathèmes sur les violents et sur les modérés, sur les démagogues et sur les fédéralistes ; il a des tristesses patriotiques ; il déplore les outrages faits à la représentation nationale, mais il les déplore en les excusant ; il vante le règne des lois, puis il justifie leur violation ; enfin, après avoir, sous le voile de mille réticences, exposé toutes les misères dans lesquelles la Convention s’est traînée depuis le début de l’insurrection, il termine par un appel à la postérité, qui n’hésitera pas à décerner ses belles couronnes aux vertus civiques déployées en cette occasion par les représentants du peuple. Qui oserait, s’écrie le misérable rhéteur, qui oserait apprécier déjà les suites du mouvement du 2 juin ? Qui, parmi nous, en connaît les rapports secrets et les motifs réels ? Je dirai seulement que les faits inopiné d’un jour trop mémorable ont affligé les cœurs des hommes libres sans les avoir découragés ni ébranlés... La journée du 2 juin a fait sur quelques esprits, et peut avoir fait sur des citoyens éloignés, une impression dont votre fermeté ne doit pas craindre les suites, mais qu’il est de votre devoir de prévenir. Là où les amis ardents de la liberté n’ont vu qu’une erreur de la force, des citoyens alarmés ont cru voir un dessein formel d’attaquer les droits du peuple... Le Comité de salut public a dû apprécier les événements... il a pensé que le ressort de la souveraineté nationale, comprimé un instant, devait reprendre toute son élasticité, que l’ordre devait renaître de l’excès des maux, que le respect dû au législateur devait s’établir sur les ruines du système d’avilissement trop longtemps toléré, et que les comités révolutionnaires devaient disparaître alors qu’ils cessaient d’être utiles, alors qu’ils pouvaient nuire à la liberté civile et attenter à la souveraineté nationale. Après avoir établi que ces comités de surveillance, qu’un orage a créés, ne sont plus que des instruments d’anarchie et de vengeance, dont les autorités constituées ont assez longtemps toléré l’existence ; après avoir montré que le véritable Comité révolutionnaire, c’est l’Assemblée, le rapporteur ajoute : C’est à la Convention à ne jamais descendre de la place éminente où la puissance nationale l’a établie ; c’est à vous à diriger la force publique, pour l’appliquer non à des caprices particuliers ou à des projets de parti, mais aux volontés nationales. Que serait-ce qu’une assemblée nationale qui, placée comme un dépôt sacré au milieu d’une des communes de la République, ne serait obéie de personne, verrait à ses côtés des autorités subordonnées se paralysant elles-mêmes ou paralysées par des mouvements qu’elles ignorent ou qu’elles tolèrent ? Que serait-ce donc qu’une assemblée au milieu d’une force publique commandée par des hommes qu’elle ne connaît pas ou soldée par un pouvoir inconnu aux lois ? Que les lois soient désormais plus fortes que les armes ; que la nation soit plus puissante qu’une de ses sections, que dès ce moment la réquisition de la force armée soit placée dans vos mains, que votre réquisition plus énergique, plus pleine que toutes les autres, les fasse cesser à l’instant : c’est à ce signe de la puissance légitime et suprême que la France reconnaîtra ses mandataires. En retenant tous les pouvoirs que la Convention possède par l’objet de son établissement et par ses mandats illimités, vous vous occuperez d’abord de l’état de Paris. Depuis longtemps l’opinion y est tourmentée en sens divers. Nous ne donnons pas plus notre assentiment aux excès furieux de la démagogie qu’aux combinaisons artisées du modérantisme. Il ne nous faut ni les systèmes qui veulent tout fédéraliser, ni les complots qui veulent tout soumettre aux municipalités. L’un et l’autre sont également destructifs de l’unité, de l’indivisibilité de la République. Il faut donc que l’opinion des citoyens se prononce librement ; il faut que ceux qui composent la force armée choisissent leur chef, et que, dès demain, Paris et la Convention nationale voient quel est le commandant général en qui la confiance éclairée des citoyens remet une partie des destinées de cette belle cité que nous garderons tous pour la liberté, et qui nous est devenue plus chère, depuis qu’elle est l’objet et le foyer des vengeances, des calomnies et des complots. Poursuivant le cours de ses artificieuses contradictions, Barère proclame bien haut et le principe de l’inviolabilité du secret des lettres, que le Comité de salut public avait été le premier à méconnaître[4], et celui de la liberté illimitée de la presse, que les vainqueurs du 2 juin appliquaient en emprisonnant ou en proscrivant tous les écrivains amis de la Gironde. Puis, venant aux inculpations qui pesaient sur les représentants arrêtés, il avoue naïvement que ce sont choses encore incertaines, que la Commune en est à fournir la première pièce du dossier, et que l’ouverture du procès dépend du bon vouloir des accusateurs. Il propose, en attendant, d’envoyer aux départements dont un ou plusieurs députes ont été frappés par le décret du 2 juin, des otages pris dans le sein de la Convention. Cette mesure, ajoute-l-il, est généreuse et sublime. Elle a été suggérée par Danton, appuyée par Couthon, celui-là même qui a demandé le décret d’arrestation contre les vingt-deux, et tous les membres du Comité sont prêts à s’y associer. Oui, s’écrie en terminant le lyrique rapporteur, nous, membres du Comité de salut public, nous prenons acte, en présence du genre humain et des siècles, de la proposition que nous venons de vous faire. Représentants de la nation, prenez acte, en présence de la nation et des siècles, que vous avez sauvé la France. Ce rapport, qui méritait de fixer, plus qu’il n’a fait, l’attention des historiens nos devanciers, était suivi d’un projet de décret qui doit être mis sous les yeux du lecteur[5] : La Convention, après avoir entendu le rapport de son Comité de salut public, décrète : Art. 1er. Tous comités extraordinaires autres que les comités de surveillance établis contre les étrangers et les comités de salut public maintenus provisoirement par le décret du 5 juin sont supprimés, lesquels comités seront restreints à l’objet de leur institution. Art. 2. Il est défendu à toutes les autorités constituées et administratives nationales de reconnaître aucun de ces comités, et aux citoyens composant la force armée de leur obéir. Art. 3. Lorsque la Convention nationale jugera nécessaire de requérir la force armée, toute autre réquisition cessera, et le commandant général ne pourra exécuter que les ordres qui seront émanés de la Convention. Art. 4. En exécution de l’article 6 du décret du 14 mai, les sections de Paris s’assembleront samedi 8 de ce mois pour procéder à la nomination d’un commandant général de la garde nationale, et, jusqu’à sa nomination, l’article 6 du décret du 23 mai sera exécuté. Il sera procédé ensuite à la nomination de l’état-major. Art. 5. Il ne sera porté aucun obstacle, sous peine de dix ans de fers, au service des postes aux lettres de l’intérieur de la République. Art. 6. Seront tenus les comités conservés d’exercer la plus grande surveillance sur les étrangers, de dénoncer ceux qui leur paraîtront suspects aux corps administratifs, qui leur enjoindront de sortir du territoire de la République, dans le plus bref délai, lequel ne pourra excéder le terme de huit jours. Les corps administratifs rendront compte au Comité de sûreté générale, tous les huit jours, de l’exécution de cet article, et enverront la note des étrangers suspects renvoyés et de ceux qui resteront. Art. 7. Il sera envoyé incessamment, dans chacun des départements dont quelques députés ont été mis en état d’arrestation par le décret du 2 juin, un égal nombre de députés choisis parmi les membres de la Convention, pour y demeurer comme otages. Le présent décret sera expédié séance tenante et envoyé au ministre de l’intérieur, qui le fera exécuter sans délai. IV Malgré toutes les circonlocutions dont Barère avait enveloppé la pensée du Comité de salut public, ses conclusions parurent trop hardies. Elles atteignaient directement le Comité révolutionnaire et son cabinet noir, Henriot et son état-major, c’est-a-dire, les auteurs encore tout-puissants du 2 juin. La proposition d’envoyer des otages dans les départements fut surtout très-peu goûtée de la Montagne. Celle-ci, qui se voyait appelée, d’après le rapport, à faire les principaux frais de ce sacrifice héroïque, ne se sentait aucune propension à donner à ses adversaires cette preuve de générosité, à la postérité cet exemple de grandeur d’âme. Aussi, ni Danton, ni Couthon, ni aucun autre membre du Comité de salut public ne vint, en dépit des solennelles assurances de Barère, renouveler à la tribune cette proposition digne des plus beaux temps de la république romaine. Les auteurs de la motion furent les premiers à reconnaître l’anachronisme auquel les avait entraînés quelque soutenir d’érudition classique. Dès qu’ils purent craindre d’être pris au mot par une Assemblée trop naïve, ils déclinèrent prudemment la mission périlleuse dont ils s’étaient réservé l’honneur. L’appel de Barère au genre humain resta, en définitive, un stérile et ridicule mouvement oratoire. Le président Mallarmé saisit la première occasion de traduire à cet égard les sentiments des Montagnards ses collègues. Une députation des citoyens d’Angers, partie de cette ville avant les événements du 2 juin, venait d’être admise à la barre. On ignorait sans doute le but de la pétition qu’elle apportait. Or cette pétition exprimait en termes énergiques l’indignation dont les Angevins avaient été saisis en apprenant que certaines sections de Paris appelaient la hache sur la tête de plusieurs représentants du peuple. Les citoyens dont vous parlez, répondit Mallarmé, ne sont pas sous la hache des proscripteurs ; ils sont sous la sauvegarde des lois et de la loyauté des Parisiens, On leur a offert des otages, ils ont refusé. C’était généraliser d’une manière odieusement perfide, on le voit, la réponse personnelle que Barbaroux avait faite le 2 juin à cette proposition des otages, lorsqu’elle avait surgi pour la première fois[6]. Le mauvais vouloir de la Montagne devint encore plus évident lorsque, le 8 juin, l’ordre du jour appela la discussion du projet présenté l’avant-veille par Barère. La droite avait résolu de le soutenir, car il lui donnait une demi-satisfaction ; aussi l’Assemblée était-elle plus nombreuse que de coutume. C’est un montagnard, Thuriot, qui ouvrit le feu contre le projet. Beaucoup d’orateurs, fait-il observer, sont inscrits pour le combattre ; nul ne paraît disposé à le soutenir. Il convient dès lors de prononcer le renvoi au Comité, qui présentera de nouvelles vues à l’Assemblée. — Il s’agit, répond Ducos, d’une mesure de salut public ; ce n’est pas le moment de faire de longs discours, c’est celui d’agir. Parmi les articles du projet de décret, il en est qui regardent essentiellement l’ordre et la tranquillité de la ville au sein de laquelle siège la Convention ; ceux-là, il les faut discuter sur-le-champ... — Ce sont précisément les plus dangereux, s’écrie-t-on à gauche. — J’obtiendrai peut-être plus de faveur de la part de ceux qui m’interrompent, réplique Ducos, si je rappelle les propres expressions du rapporteur. Lui-même vous a dit qu’il était temps que cette assemblée prît l’attitude qui lui convient. Au nom de notre dignité à tous, je demande donc qu’on discute sur-le-champ le projet du Comité, et que le rapporteur vienne à la tribune le lire article par article. Devant cette mise en demeure catégorique, Robespierre n’hésite pas à intervenir dans le débat. Il sent qu’il lui faut empêcher à tout prix la discussion même d’une série de mesures qui, malgré les formes cauteleuses du rapport, sont évidemment dirigées contre ses amis de la Commune. Citoyens, dit-il sur ce ton dogmatique qui lui était ordinaire, la sensation que la proposition dont il s’agit produit dans l’Assemblée, l’extrême intérêt qu’un certain parti semble y attacher, l’acharnement avec lequel on prolonge les séances, tout annonce que ce projet a réveillé de dangereuses impressions et pourrait troubler la tranquillité ici et ailleurs. Nous avons des trahisons à craindre dans nos armées ; le feu de la sédition, loin de s’éteindre, semble s’allumer sur différents points de la République. Marseille, Lyon, Bordeaux sont en état de contre-révolution ; l’émeute a ensanglanté ces villes, et sans l’insurrection simultanée d’un peuple immense, l’aristocratie ensanglantait Paris. La Convention elle-même a reconnu la légitimité et la nécessité de cette insurrection ; c’était la suprême ressource d’un peuple ami éclairé de la liberté. Ce mouvement n’a eu aucun effet funeste, il s’est accompli sans effusion de sang ; d’après l’ordre qui règne dans la capitale, vous ne devez plus avoir d’inquiétude. Gardez-vous donc de ranimer à Paris les germes d’une guerre civile si heureusement éteinte. Au lieu de supprimer les comités de surveillance, les comités révolutionnaires, digues opposées par le peuple aux aristocrates, bornez-vous à faire une loi contre les étrangers, car il est souverainement impolitique, quand les puissances bannissent de chez elles tous les Français, de recevoir chez nous tout ce qu’elles nous envoient. Quant à l’idée des otages, je ne pense pas que personne ici la soutienne. Demandez donc à votre Comité de salut public de vous proposer des mesures sur les suites du décret d’arrestation prononcé contre certains membres de l’Assemblée, et sur le reste, passez à l’ordre du jour. Fonfrède se préparait à répondre à Robespierre ; mais, voyant Barère se diriger vers la tribune, il déclare qu’il lui cède la parole, car sans doute, dit-il, le rapporteur veut repousser les critiques amères que le préopinant vient de formuler. L’embarras de Barère était grand. Il voyait qu’il s’était fourvoyé ; il sentait qu’il ne serait pas soutenu par ses collègues du Comité dont, pour sa sûreté personnelle, il s’était fait fort mal à propos le bouc émissaire. Il essaye donc d’opérer une retraite prudente, tout en ayant l’air de maintenir une partie de ses propositions primitives, Si le Comité, dit-il, avait pensé que son projet fût aussi défavorablement accueilli, il vous aurait présenté des mesures d’une tout autre énergie ; mais il a dû s’accommoder aux circonstances, considérer l’état où vous êtes et celui où vous devez être. Des deux côtés de l’Assemblée on semble rejeter l’idée des otages ; qu’il n’en soit plus question. C’est à l’histoire et à la postérité de la juger. Néanmoins, il doit nous paraître extraordinaire qu’une motion applaudie naguère, lorsqu’elle fut faite à cette barre par les autorités constituées de Paris, n’obtienne plus la même faveur alors qu’elle est reproduite par un de vos comités. Sur les mesures à prendre contre les étrangers, tout le monde est d’accord. Il y a deux mois, vous avez établi des comités pour les surveiller ; mais, par malveillance ou plutôt par excès de zèle, ces comités, revêtus de pouvoirs illimités, ont effrayé les citoyens, ordonné un grand nombre d’incarcérations, imposé des taxes arbitraires, et commis même quelques exactions. Il faut conserver les comités qui contiennent l’aristocratie et le modérantisme, et casser les autres. La réquisition de la force publique doit aussi vous appartenir, car il faut que vous ayez les moyens de garantir votre autorité de toute atteinte. Un autre article important du projet est celui qui tend à faire nommer légalement par les sections le commandant de la force armée à Paris : c’est ce que vous avez déjà décrété le 24 mai. Enfin vous devez rétablir la libre circulation des correspondances. Voici une lettre des administrateurs des postes qui m’annonce que le Comité central révolutionnaire, non content d’avoir fait suspendre l’envoi des journaux, fait encore inspecter toutes les lettres par une commission particulière. Votre Comité vous propose de réprimer ce qu’il peut y avoir d’abusif dans ces procédés arbitraires. C’est à vous de juger. Léonard Bourdon demande que le projet, sauf l’article relatif aux étrangers, soit renvoyé au Comité de salut public, pour qu’il présente de nouvelles mesures mieux appropriées aux circonstances. Doulcet proteste hautement : Expulsez, dit-il, les étrangers qui vous nuisent, mais rendez à la pensée son libre cours. C’est une chose bien déplorable, qu’à force de parcourir le cercle des erreurs tyranniques, le peuple soit obligé de revenir aux cahiers qu’il confia, en 1789, à ses premiers mandataires. Il réclamait alors, et nous réclamons aujourd’hui pour lui, la liberté individuelle, la liberté de la presse, l’inviolabilité et la libre circulation des lettres. La gauche, qui s’inquiète très-peu de toutes ces libertés depuis qu’elle s’est emparée violemment du pouvoir, insiste avec énergie pour l’ajournement du projet ; la majorité, enhardie par le courageux langage de Doulcet, décide que la discussion continuera. Les démagogues, pour arriver à leurs fins, usent alors d’une tactique qui leur a déjà réussi plus d’une fois ; ils envoient à la tribune un de leurs plus obscurs affidés, le montagnard Lejeune. Il est cinq heures de l’après-midi ; rassemblée siège depuis le matin. La gauche espère, cette fois encore, avoir raison de ses adversaires par la lassitude, et ajourner ainsi de fait, sinon de droit, la discussion. Lejeune remplit parfaitement son rôle. Il entame un
interminable discours où reviennent tous les lieux communs ressassés depuis
deux mois dans les clubs et les sociétés soi-disant populaires. Il glorifie
l’insurrection du 2 juin et proclame que tous les
moyens sont bons pour un peuple, quand il s’agît de conquérir et de conserver
la liberté. Il s’élève contre l’article qui donne h la Convention le
droit exclusif de requérir la force armée. On vous a,
dit-il, présenté cette mesure comme le seul moyen de
protéger votre existence politique. A mes yeux, ce serait le comble de la
tyrannie que de réunir dans les mêmes mains le pouvoir de faire les lois et
la direction de la force publique. Vous n’avez qu’une grande mesure à prendre
: frapper le mal dans sa racine, casser les administrations criminelles qui
paraissent vouloir se liguer, déclarer conspirateurs et traîtres à la patrie
les administrateurs qui oseraient se lever contre la représentation
nationale, les mettre hors la loi, les livrer sous vingt-quatre heures entre
les mains de l’exécuteur des hautes œuvres, remplacer provisoirement les
administrateurs de département par ceux de district, et augmenter le
traitement de ces derniers. Lejeune n’était pas un orateur éloquent, mais il devait être un philosophe versé dans la connaissance du cœur humain. En promettant une augmentation de traitement aux administrateurs de district pour qu’ils prissent la place de leurs supérieurs hiérarchiques, il savait toucher à propos la corde sensible. De tous temps la méthode a été la même, et de tous temps elle a réussi. On fait briller de l’argent ou des grades aux yeux de ceux que l’on veut convertir, et sans plus d’efforts, on obtient des adhésions intéressées, des enthousiasmes soldés, qu’il est facile ensuite de transformer en manifestations spontanées de l’opinion publique. Quand Lejeune descend de la tribune, la gauche réclame de nouveau à grands cris la levée de la séance. Non ! non ! répond la droite, le décret sans désemparer. Danton voit que la victoire de la Montagne est douteuse, et n’hésite pas à jeter dans la balance le poids de son éloquence de tribun. Il répudie les propositions qu’en sa qualité de membre du Comité de salut public il a contribué à élaborer ; il demande le renvoi au Comité pour qu’un nouveau rapport soit rédigé dans les vingt-quatre heures. L’article sur les étrangers, dit-il, ne contient qu’un principe ; il convient de le développer. Quant à la mesure improprement dite des otages, elle ne paraît pas urgente ; beaucoup même la jugent inutile. Les autres articles méritent une discussion solennelle : chacun dira son opinion sur ce qu’il faut faire en vue du salut public ; mais, croyez-le, le peuple ne s’ébranlera pas pour réclamer par la violence quelques députés que vous avez cru devoir poursuivre devant la nation, et qui ne doivent attendre leur liberté que d’un arrêt légalement prononcé par un jury national que vous organiserez à cet effet. Le courageux Doulcet répond : Que l’on ajourne, si l’on veut, la loi sur les étrangers, mais qu’on n’ajourne pas les mesures qui doivent rétablir la liberté de la presse et l’inviolabilité du secret des lettres ; qu’on n’ajourne pas la destruction des autorités monstrueuses qui se sont élevées à Paris et ailleurs. A cet égard, la conviction de tous les membres de l’Assemblée doit être faite. Que la Convention prononce. — On a demandé, ajoute ironiquement Fonfrède, que le secret des lettres ne pût être violé. Si vous n’adoptez pas cette mesure, comme Paris ne doit pas être seul en tiers dans la correspondance de toute la République, vous autoriserez sans doute, par un décret, toutes les administrations départementales à user de représailles. J’en fais formellement la proposition. L’énergique obstination de Doulcet, les sarcasmes de Fonfrède pe font que rendre plus violentes les vociférations de la Montagne et des tribunes. Bazire, Levasseur, Bentabole, Jean Bon Saint-André insistent pour le renvoi au Comité. Enfin Barère annonce qu’il relire le projet et qu’il en présentera un nouveau le lendemain, en tenant compte des observations qui ont été faites. Le piège était grossier, mais de nature à calmer les scrupules des esprits timides, toujours si nombreux dans les grandes assemblées. La majorité, d’ailleurs, était déjà fatiguée de ses velléités d’énergie, et, sous l’empire de ces sentiments divers, l’ajournement au lendemain est décidé. En fait il devait être indéfini. Ni le lendemain, ni les jours suivants, il ne fut plus question des articles renvoyés à l’examen du Comité de salut public. Les événements marchèrent ; les comités révolutionnaires, que Barère lui-même avait signalés comme des repaires de bandits et de voleurs, continuèrent à fonctionner comme par le passé ; on ne parla plus de restreindre les pouvoirs illimités dont eux-mêmes s’étaient revêtus, et quand plus tard le Comité de salut public reviendra entretenir l’Assemblée du sort des proscrits, les mesures qu’il réclamera ne ressembleront en rien à celles qu’il avait d’abord proposées. V Pendant que la Convention donnait ces preuves réitérées de défaillance, le Conseil général de la Commune et ses dignes acolytes, les membres du Comité révolutionnaire, redoublaient d’audace et d’insolence. Ils faisaient faire partout des visites domiciliaires, multipliaient les arrestations et mettaient la main sur toute correspondance suspecte, fût-elle couverte par le contre-seing d’un membre de l’Assemblée. En même temps, pour tromper l’esprit public et faire à bon marché montre de désintéressement, le Comité central insurrectionnel promettait de donner sa démission, pendant qu’Henriot, improvisé le 31 mai commandant en chef des sections armées, déclarait de son coté être prêt à résigner ses pouvoirs et à rentrer dans son obscurité. En réalité ni l’un ni l’autre n’avaient la pensée qu’on dut les forcer à remplir leurs engagements, car ils savaient par expérience combien il est facile d’égarer les Parisiens en faisant retentir à leurs oreilles les mots de patriotisme, d’abnégation, de dévouement a la cause du peuple[7]. Le Comité insurrectionnel se borna à changer de nom ; il s’intitula Comité de salut public du département de Paris, et continua, sous cette nouvelle qualification, le cours de ses illégalités et de ses déprédations. Quant à Henriot, il vint au sein du Conseil général renouveler l’offre de sa démission ; le président fit l’éloge de son désintéressement et lui donna, au nom de la Commune, l’accolade fraternelle, en l’invitant à ne quitter ses fonctions qu’après qu’il aurait été remplacé. Henriot ne crut pas devoir refuser cette preuve de dévouement. Il fit plus : le jour de l’élection arrivé, il se porta de nouveau candidat. Les sections modérées osèrent lui opposer un concurrent dans la personne de Raffet, le courageux commandant du bataillon de la Butte-des-Moulins qui, le 2 juin, avait su si bien résister à Marat. Au premier tour de scrutin, Raffet l’emporta par 4.938 voix contre 4.573 données à Henriot ; mais un certain nombre de suffrages s étaient dispersés sur d’autres candidats, et aucun des deux principaux compétiteurs n’ayant obtenu la majorité absolue, il fallut procéder à un second vote. Les démagogues profitèrent de ce répit pour convoquer le ban et l’arrière-ban de leurs affidés et pour intimider leurs adversaires. Grâce à ces manœuvres, Henriot fut élu, le 1er juillet, par 9.087 voix sur 15.000 votants ; Raffet, cette fois, n’avait réuni que 5.000 suffrages[8]. (Moniteur, n° 185.) Dans les temps de crise, les honnêtes gens témoignent leur mécontentement en s’éloignant des urnes, et les chiffres qui précèdent n’ont pas besoin de commentaires. M. Louis Blanc[9] affirme cependant que la chute définitive de la Gironde fut accueillie dans la capitale avec plus d’espérances que de regrets. Il se trompe, et nous ne saurions trop protester contre une pareille conclusion. Ce qui a pu causer Terreur de M. Louis Blanc, c’est l’expression bruyante de cette opinion factice qui se manifeste à Paris après toutes les révolutions comme après tous les coups d’État. Le bourgeois, le marchand, l’ouvrier de cette grande ville, même ceux que n’a pas infectés le virus démagogique, n’ont-ils pas de tout temps salué comme une solution définitive .le triomphe successif de toutes les factions ? L’idéal du Parisien, après la lutte, c’est la tranquillité de la rue, la reprise du commerce, l’épanouissement du luxe. A cet idéal il est prêt à sacrifier ses plus chers intérêts, ses plus légitimes désirs, ses convictions les plus profondes. Tout entier à l’heure présente, sans souci de l’avenir, il se prend de lui-même à la glu des pompeuses promesses dont les régimes nouveaux sont toujours si prodigues. Funestes complaisances, fatales illusions ! Quand le rêve se dissipe, il est trop tard. Paris, — et la France trop souvent, hélas ! — se réveillent dans le sang ou dans la boue. VI C’est dans la séance du 9 que la Convention reçut, avec les adresses de Bordeaux et de Rennes, les premières nouvelles des résistances que le coup d’État du 2 juin rencontrait dans les départements. Le Conseil général du département de la Gironde s’exprimait ainsi : Des cris de terreur et de vengeance retentissent dans toutes les places publiques et jusque dans notre enceinte. Un mouvement général d’indignation et de désespoir précipite tous les citoyens dans leurs sections. Les députations se pressent autour de nous. Toutes viennent nous proposer les mesures les plus extrêmes. Il nous est impossible de calculer en ce moment les suites de cette effervescence, et nous redoutons l’instant où nous serons forcés de vous la dire tout entière. Les citoyens de Rennes écrivaient : La Convention n’est plus libre, et tel est l’excès d’audace des dominateurs sanguinaires qui la subjuguent, que les représentants de vingt-cinq millions d’hommes n’ont jamais pu avouer l’avilissement dans lequel une poignée de scélérats les plongeait. Assez et trop longtemps nous avons renfermé dans nos cœurs ces cruelles vérités ; la voix du peuple s’est élevée, elle éclate, elle tonne, elle énonce la volonté générale par l’organe de toutes les communes. Quel est dans ce moment le devoir du peuple ? Se lever tout entier, marchera Paris, non pour le combattre, comme on voudrait insidieusement le persuader, mais pour le rallier à des milliers de frères qui n’attendent que sa présence pour repousser l’oppression et rendre à la représentation nationale sa dignité, son intégrité, sa liberté. Ce mouvement sera terrible ; calculez-en tous les effets ; hâtez-vous de les prévenir. Rapportez l’odieux décret qui met en état d’arrestation nos plus incorruptibles défenseurs. Rendez-les à la République : vous en répondez sur vos télés. Les jours suivants, on apprit que d’autres villes, notamment Lyon, Toulouse, Brest, Grenoble, avaient imité Rennes et Bordeaux. En Normandie, en Bretagne[10], en Guyenne, en Languedoc, en Provence, en Dauphiné, l’immense majorité des autorités constituées avait déclaré tenir pour nuls et non avenus les décrets rendus par la Convention depuis le 31 mai. Les principales cités de l’Alsace, de la Franche-Comté, de la Bourgogne et de la Lorraine se prononçaient dans le même sens ; la Convention pouvait tout au plus compter sur la neutralité ou l’indifférence des provinces du nord et du centre. Il est vrai qu’au sein même des villes les plus ouvertement hostiles au parti démagogique il y avait une minorité remuante, audacieuse, disposant de sociétés populaires et de sections suburbaines. Cette minorité ne pouvait empêcher les municipalités, presque toutes girondines, de prendre des délibérations, de formuler des adresses pleines de menaces ; mais elle était assez puissante pour paralyser en fait toutes les tentatives de réaction contre le coup d’Etat du 2 juin. En somme, le mouvement anti-conventionnel se borna presque partout à des déclarations de principes, à des adresses, à des convocations d’assemblées primaires, à des réquisitions de volontaires qui, le plus souvent, ne quittèrent même pas leurs foyers[11]. Ce n’est pas le moment d’entrer dans le détail de ces résistances partielles, mal combinées, sans lien de cohésion, qui n’aboutirent qu’à donner plus tard à la démagogie triomphante un prétexte pour porter l’incendie et la dévastation dans plusieurs grandes villes de France. Le récit de ces résistances sera l’objet d’un chapitre spécial ; nous constaterons seulement ici que, pendant tout le mois de juin, on se borna de part et d’autre à se lancer de loin des menaces et des décrets sans en venir à la lutte ouverte. La tactique adoptée par les vainqueurs du 2 juin fut de laisser tomber la première ardeur des départements insurgés et de ne pas aggraver le mal par une répression trop hâtive. Les vaincus furent moins habiles. Ils n’avaient pas su rester unis dans la lutte, ils se divisèrent encore plus dans la défaite. Parmi les proscrits, les uns restèrent à Paris afin, disaient-ils, de protester dans les fers contre les violences dont ils avaient été victimes ; les autres se réfugièrent dans les départements et y proclamèrent la déchéance de la Convention. Quant à ceux des Girondins qui avaient été épargnés par la Commune, ils persistèrent, pour la plupart, à se rendre aux séances de l’Assemblée pour dénoncer, au nom de leurs amis absents et au leur, la tyrannie qui, depuis le 31 mai, pesait sur la représentation nationale ; mais leur présence, leurs discours, leurs votes, tout allait contre le but qu’ils se proposaient. Leur intention était de protester, et ils avaient l’air d’adhérer ; ils déclaraient à chaque instant que l’Assemblée n’était pas libre, et ils continuaient à prendre part à ses délibérations[12]. VII Ils eurent bientôt une occasion d’élever la voix avec plus d’énergie que jamais, le 10 juin, quand Hérault-Séchelles vint lire à la tribune le nouveau ‘projet de constitution. Avant que le rapporteur eût commencé d’exposer les vues du Comité de salut public, Vernier prit la parole : Pour l’honneur de la France, pour votre honneur, dit-il, vous devez, avant de discuter la constitution, vous occuper du sort des membres détenus. Si ces représentants sont coupables, jugez-les. Leurs suppléants viendront les remplacer, et alors les départements jouiront de l’intégrité numérique de leur représentation. — Si l’on exigeait cette
intégrité, répond Jean Bon Saint-André, il
faudrait rappeler vos commissaires près les armées, il faudrait attendre que
vos collègues sortissent des cachots de la coalition. Vous devez, je l’avoue,
prendre sur le sort des députés arrêtés une détermination éclairée et juste.
Mais vous avez des travaux d’une utilité générale pressante, qui ne peuvent
être retardés. Vous êtes comptables à la nation des moments que vous n’y
consacrez pas, des soins que vous donneriez à d’autres objets. Vous dites que
vous ne pouvez pas délibérer en l’absence de vos collègues ; mais vous avez
voté, depuis une semaine, une grande quantité de décrets utiles et d’intérêt
général. Comptez-vous désavouer vos votes ? Ce que vous proposez, ne
serait-ce pas autre chose qu’une protestation
déguisée, faite d’avance contre la constitution qui n’existe pas encore ? — Si vous n’êtes pas de la Convention, ajoute Thuriot en s’adressant aux membres de la droite, taisez-vous, retirez-vous et laissez-nous délibérer. A cette brusque sortie, Engerrand réplique : C’est à tort que l’on a cherché à établir une parité qui n’existe pas entre l’absence des commissaires de la Convention et celle des membres détenus. Les premiers sont absents par le vœu national, en vertu de décrets librement rendus ; les seconds ont été arrachés de notre sein par la force. Prolonger leur arrestation serait partager le crime de ceux qui l’ont obtenue. La Convention n’a pas décrété l’arrestation de ses membres. La majorité n’a pas voté ; la majorité n’était pas libre. Je demande que, dans ce moment, on se borne à entendre la lecture des articles constitutionnels, mais que la discussion ne s’ouvre qu’après que la Convention aura prononcé sur le sort de ceux de ses membres qui sont détenus. — L’intérêt du peuple doit passer avant toute chose, répond Levasseur. L’envoi de commissaires aux armées était nécessité par le salut public ; le salut public ordonnait aussi l’arrestation des membres détenus. Lorsque le décret a été rendu, vous n’étiez pas libres, dites-vous ? — Non ! s’écrient plusieurs membres à droite. — Eh bien ! actuellement, vous reconnaissez-vous libres ? répond l’orateur montagnard. — Non ! répondent les mêmes membres. — Pourquoi donc, ajoute Levasseur, avez-vous voté, toute la semaine, un grand nombre de décrets ? — Nous avons voté ces décrets à charge de les réviser, dit un membre de la droite. — Ces décrets sont nuls ! dit un autre. Coupé, Defermon, Ducos, Camboulas et d’autres membres de la droite insistent pour faire adopter la proposition de Vernier. Peut-être leur persévérance va-t-elle triompher ; mais Chabot jette tout à coup en travers du débat une accusation rétrospective de vénalité contre ceux des Girondins qui avaient siégé à l’Assemblée législative. De cette inepte et misérable calomnie surgit un scandale qui trouble la discussion et la fait dévier de son cours. C’était tout ce que voulait Chabot. En effet, afin de trancher l’incident, qui a dégénéré en altercations personnelles, l’Assemblée vote l’ordre du jour sur toutes les propositions qui ont été faites et donne la parole à Hérault-Séchelles pour la lecture de son rapport. VIII Le lendemain, li juin, la Montagne, voulant profiter de son triomphe de la veille, fait un pas de plus dans la voie de l’intimidation. C’est Lacroix, l’ami de Danton, qui commence l’attaque. Dès l’ouverture de la séance, il monte à la tribune pour une motion d’ordre : Déjà, dit-il, plusieurs administrations de département, de district et de commune s’occupent en ce moment à prendre des mesures liberticides. Elles ont réuni les assemblées primaires, elles ont suspendu l’envoi des contributions ; déjà elles ne reconnaissent plus les décrets de la Convention, ni la Convention elle-même. Plusieurs ont entrepris d’avoir une correspondance avec d’autres administrations pour opérer une coalition. Je propose que demain il soit fait un appel nominal de tous les membres de la Convention, afin de connaître les députés qui ne sont pas à leur poste et sont allés conspirer dans les départements. Je propose de décréter qu’ils soient déclarés déchus de leur droit de représentants du peuple et remplacés par leurs suppléants. Je demande qu’il soit défendu sous peine de mort à tous les administrateurs, juges, officiers municipaux et autres fonctionnaires publics, de prendre ou d’envoyer aucune délibération tendant à convoquer les assemblées primaires, à empêcher la publicité des lois décrétées par la Convention, à organiser une force armée pour marcher sur Paris, à faire enfin une coalition, soit générale, soit partielle, des départements. Defermon s’étonne qu’on vienne proposer ces mesures rigoureuses en vue de maintenir la paix. Commencez, dit-il, par rappeler au milieu de vous les membres que vous avez éloignés, ou du moins examinez les motifs de leur détention. Souvenez-vous que sur la simple proposition d’un membre, vous avez rayé quatre de ceux qui devaient être compris dans le décret, sans savoir s’ils étaient ou non complices des autres ; souvenez-vous que, sur la proposition du même membre, vous en avez mis en état d’arrestation quatre autres qui n’avaient pas été accusés. Prouvez donc que vous voulez distinguer l’innocent du coupable, prouvez que vous voulez être justes. Vous aurez beau dresser des listes de proscription, ce n’est que par la confiance que vous pourrez faire respecter vos décrets et maintenir l’unité et l’indivisibilité de la République. — Ce que dit Defermon, s’écrie Roux (de la Haute-Marne), prouve bien qu’il y a un parti qui veut exciter la guerre civile et fédéraliser la République ; mais la simple lecture de la constitution renversera tous ces complots. Celle que nous venons de vous proposer a déjà paru obtenir l’approbation générale, tandis que vos hommes à talent ont employé sept mois à préparer un projet monstrueux et informe. — C’est vrai ! c’est vrai ! répètent en chœur tous les Montagnards. — Mais c’est Barère qui l’avait rédigé ; c’est le même que celui que vous présentez, répond-on à droite. Roux feint de ne point entendre cet argument irréfutable . Puisque la guerre, continue-t-il, est déclarée entre les deux partis, on verra auquel des deux on se ralliera. — C’est par la justice, réplique Fonfrède, et non par des lois rigoureuses que vous pourrez sauver la France des horreurs d’une guerre civile. Quelle est la mesure réclamée par tous ? c’est que vous donniez à la France une constitution républicaine. Pour prévenir de grands malheurs, vous devez vous en occuper sans interruption. Aussi je ne vous proposerai pas d’en suspendre la discussion ; mais je demande que la Convention fixe le délai dans lequel le Comité de salut public devra faire son rapport sur les députés détenus. — Avant de s’occuper des hommes, répond Thuriot, je demande qu’on s’occupe des choses. C’est à l’Assemblée que le peuple a confié l’autorité souveraine. Ouvrez le Code pénal, vous y verrez que celui-là est puni de mort qui ose faire un acte de souveraineté. Des directoires de départements qui se permettent de lever des contributions, de s’emparer des caisses nationales, de lever des armées, de les diriger à leur gré, n’attentent-ils pas à la souveraineté ? Qui d’entre vous osera le nier ? — Et la municipalité de Paris ? lui crie-t-on à droite. Jamais, reprend Thuriot, la municipalité de Paris ne s’est permis les crimes et les
abus d’autorité que je vous dénonce. Vous anéantirez donc ces actes qui ont pour
but de déchirer le sein de la République. Vous vous occuperez aussi des
députés qui sont détenus ; mais vous vous souviendrez que leur présence était
ici le signal du trouble et de la division. Leurs amis nous disent que ces
hommes étaient la boussole de la Convention, que leurs talents étaient
nécessaires pour sauver la liberté. Je vous rappelle que ces hommes sont ceux
qui ont composé le Comité de défense générale qui, pendant sept mois, a
laissé trahir la nation et creuser l’abîme qui devait nous engloutir. Depuis
qu’ils sont loin de notre Assemblée, le calme y règne et nous faisons des
lois utiles. Je demande que l’on s’attache aux grandes mesures proposées par Lacroix.
Je demande qu’il les lise de nouveau et qu’elles soient adoptées. La discussion est close. Après plusieurs épreuves douteuses, l’Assemblée ordonne le renvoi au Comité de salut public. Celui-ci fit son rapport trois jours après, le 14 juin. Il n’y était nullement question des mesures de rigueur proposées par Lacroix contre les administrations départementales ; la proposition d’un appel nominal était seule adoptée. Cette épreuve eut lieu le 15, et constata l’absence d’un grand nombre de députés[13]. L’avant-veille déjà, lors du scrutin ouvert pour l’élection du président qui devait succéder à Mallarmé, 211 votants seulement y avaient pris part. Collot-d’Herbois réunit 157 voix ; Chasset, un des membres les plus compromis de la droite, en obtint 80. Ainsi, un tiers au plus des représentants suivait les séances de la Convention, et chaque fois que le secret du vote leur laissait quelque indépendance, les vaincus ne manquaient pas de se mesurer avec les vainqueurs. Le même jour, une députation des sociétés populaires de Vernon et des Andelys vint dénoncer à la barre les arrêtés fédéralistes du Conseil général de l’Eure, qui voulait organiser une force armée contre Paris et prêchait ouvertement la désobéissance aux ordres de la Convention, opprimée par des factieux. Elle apprit en outre à l’Assemblée que deux représentants du peuple, Romme et Prieur, de la Côte-d’Or, avaient été arrêtés à Bayeux et transférés à Caen. A ces nouvelles la gauche éclate en imprécations. Lacroix demande que tous les députés du Calvados soient mis en arrestation pour répondre de la sûreté des deux commissaires. Dans cette circonstance Savary, de l’Eure, a le courage de se lever pour défendre ses compatriotes. Dans mon département, dit-il d’un ton ferme, on aime la liberté, mais l’amour de la liberté ne marche jamais sans l’inquiétude de la perdre. Ce n’est pas par la violence et par la tyrannie, c’est par des lois douées qu’on peut l’établir. — Oui, s’écrie un Montagnard, par des lois modérées qui laissent dominer l’aristocratie. — Mes concitoyens, reprend Savary, sont, il est vrai, modérés dans leurs discours, mais fermes et vigoureux dans leurs actes. Dans ce pays, on ne dénonce pas sans preuves, on n’opprime pas le patriote faible, mais on combat l’aristocratie, on la terrasse, et on fait exécuter les lois. S’il existe à Paris une faction, mes concitoyens l’écraseront en se réunissant aux bons citoyens de Paris ; s’il n’en existe pas, ils embrasseront leurs frères de Paris. Voilà ma réponse aux dénonciateurs. Doulcet n’est pas moins courageux. Savez-vous, dit-il, comment mes compatriotes ont été instruits des événements
du 2 juin ? Voici le fait. Inquiets de l’orage qui se préparait depuis
longtemps et qui s’avançait en grondant, les citoyens des sections de la
ville de Caen vous envoyèrent une députation pour vous faire part de leurs
alarmes. Vainement ces délégués se présentèrent-ils à votre barre ; vainement
je vous sollicitai de les entendre : je ne pus rien obtenir. Ceux-ci étaient
encore à Paris le jour de ces événements désastreux qu’on veut qualifier du
nom pompeux d’insurrection, mais que la postérité qualifiera et que d’avance
l’universalité des citoyens français qualifie autrement. Ils virent que
l’Assemblée, qui n’était pas assez libre pour les entendre, n’était plus
libre pour les rassurer. Ils s’en retournèrent vers leurs commettants... De violents murmures partis de la Montagne et des tribunes interrompent l’orateur. Celui-ci réplique avec une nouvelle énergie : J’ai fait depuis longtemps le sacrifice de ma vie. On peut faire de moi ce qu’on voudra, mais on n’asservira pas mon opinion. — Je vais vous répondre ! s’écrie
Danton en s’élançant à la tribune. Nous touchons au
moment de fonder véritablement la liberté française, en donnant à la France
une constitution républicaine. C’est au moment d’une grande production que
les corps politiques, comme les corps physiques, paraissent toujours menacés
d’une destruction prochaine. Nous sommes entourés d’orages. La foudre gronde.
Eh bien ! c’est du milieu de ces éclats que sortira l’ouvrage qui doit
immortaliser la nation française. On dit que l’insurrection de Paris cause de
l’agitation dans les départements. Je le déclare à la face de l’univers : ces
événements feront la gloire de cette superbe cité. Je le proclame à la face
de la France : sans les canons du 31 mai, sans l’insurrection, les
conspirateurs triomphaient. Ils nous donnaient la loi. Que le crime de cette
insurrection retombe sur nous. Je l’ai appelée, moi, cette insurrection,
lorsque j’ai dit que, s’il y avait cent hommes dans la Convention qui me
ressemblassent, nous résisterions à l’oppression, nous fonderions la liberté
sur des bases inébranlables. Les ennemis du peuple se sont trahis eux-mêmes ; ils ont fui, ils ont changé de nom, de qualités, ils ont pris de faux passeports. Ce Brissot, ce coryphée de la secte impie qui va être étouffée, cet homme qui vantait son courage et son indigence, en m’accusant d’être couvert d’or, n’est plus qu’un misérable qui ne peut échapper au glaive des lois, et dont le peuple a déjà fait justice en l’arrêtant comme un conspirateur[14]. Que les adresses envoyées des départements pour calomnier Paris ne vous alarment pas. Paris sera le verre convexe qui recevra tous les rayons du patriotisme français et en brûlera tous ses ennemis. Citoyens, point de faiblesse ! Déclarez solennellement au peuple français que, sans l’insurrection du 31 mai, il n’y avait plus de liberté. Dites-lui que la horde scélérate vient de prouver qu’elle ne voulait pas de constitution. Dites-lui de prononcer entre la Montagne et cette faction. Présentez promptement à son acceptation la constitution que vous allez voter. Cette constitution est une batterie qui fera feu à mitraille contre les ennemis de la liberté et les écrasera tous. La droite réclame l’ordre du jour ; mais Duroi, un député de l’Eure, s’y oppose. Il demande que Buzot, le chef des conspirateurs normands, soit décrété d’accusation, et que, pour punir la ville d’Évreux d’avoir adhéré aux arrêtés liberticides des partisans de la Gironde, on transfère le chef-lieu du département a Bernay, ville connue pour son patriotisme. Je demande aussi, ajoute Thuriot, qu’on décrète d’arrestation les autres membres de cette assemblée qui se sont retirés à Evreux pour conspirer avec Buzot, les Lasource, les Gorsas, les Salles, les Larivière. — Aux voix le décret d’accusation contre Buzot ! crie-t-on à gauche. — Eh bien ! moi, s’exclama un hardi député dont nous regrettons de ne pouvoir donner le nom[15], je demande le décret d’accusation contre Henriot, commandant provisoire de la force armée de Paris. Les membres de la droite appuient énergiquement cette proposition ; mais des murmures s’élèvent des autres parties de l’Assemblée. La majorité n’a pas le courage de s’associer à de semblables hardiesses. La Montagne l’emporte. Buzot est décrété d’accusation ; sont également décrétés d’accusation les administrateurs du Calvados qui ont fait arrêter Romme et Prieur, et les membres du département de l’Eure qui ont signé les arrêtés fédéralistes. Le Comité de salut public est chargé de présenter un rapport sur les députés, autres que Buzot, qui peuvent se trouver à Caen ou à Évreux. Enfin le chef-lieu, de l’Eure est transféré provisoirement à Bernay, où auront à se réunir sans délai les membres du Conseil général restés fidèles à leurs devoirs. Couthon veut pousser à fond la victoire de ses amis. 11 invite la Convention à décréter que, dans les journées des 31 mai, 1er et 2 juin, la Commune et le peuple de Paris ont puissamment concouru à sauver la liberté, l’unité et l’indivisibilité de la République. Robespierre appuie la proposition de son ami. Oui, dit-il, confirmez ainsi vos précédentes délibérations, sanctionnez de nouveau les événements ; adoptez à l’instant même, et sans balancer, la motion de Couthon. Toute discussion sur ce sujet ne servirait qu’aux conspirateurs, aux calomniateurs de Paris. L’Assemblée, docile à la voix du futur dictateur, vote à une forte majorité ce décret, qui couronne dignement la série de ses faiblesses et de ses hontes. Le lendemain, sur la proposition de Berlier, Du Chastel, qui s’était rendu, disait-on, à Nantes pour y fomenter l’insurrection, était décrété d’accusation[16], et les membres du Directoire de la Somme avaient le même sort pour avoir publié la protestation de la majorité des députés de leur département[17]. Après une telle consécration de la victoire du 2 juin, il n’y avait plus d’espoir pour les représentants arrêtés. Aussi certains d’entre eux, qui jusqu’alors avaient résisté aux sollicitations de leurs collègues réfugiés à Caen, se décidèrent-ils à les aller rejoindre. Dans la séance du 24 juin, la Montagne apprend avec un frémissement de colère l’évasion de Pétion et de Lanjuinais. On demande que les détenus soient gardés chacun par deux gendarmes et ne puissent communiquer avec personne. Quelques membres, Amar entre autres, proposent de les renfermer à l’Abbaye[18]. Ducos et Fonfrède veulent prendre la défense de leurs amis ; ils réclament, pour l’honneur même de la Convention, la présentation immédiate du rapport depuis si longtemps promis ; mais Robespierre, acharné à sa proie, s’élance à la tribune : Quoi ! s’écrie-t-il, il existe encore des hommes qui feignent de douter de faits que la France entière connaît ! Quoi ! l’on met en parallèle la Convention nationale et une poignée de conspirateurs... A ces mots, de violents murmures éclatent à droite. Je demande, dit Legendre, que le premier rebelle, le premier de ces révoltés — du doigt il désigne les bancs de la Gironde — qui interrompra l’orateur, soit envoyé à l’Abbaye. — Quoi ! reprend Robespierre, l’on met en parallèle l’Assemblée souveraine et Brissot, ce lâche espion de police, cet homme que la main du peuple a saisi, couvert d’opprobre et de crimes ! On feint de demander un rapport, comme si l’on ne connaissait pas les crimes des détenus ! Leurs crimes, citoyens, sont les calamités publiques, l’audace des conspirateurs, la coalition des tyrans de l’Europe, leur ancienne alliance avec le tyran qui régnait naguère aux Tuileries, les lois qu’ils nous ont empêché de faire, la constitution sainte qui s’est élevée depuis qu’ils n’y sont plus, cette constitution qui va rallier tous les Français et déjouer les clameurs des factieux. N’est-ce pas insulter la Convention que de lui parler en faveur des Vergniaud, des Brissot ? Laissons ces misérables avec le remords qui les poursuit et occupons-nous des intérêts généraux. Robespierre, on le voit, insultait l’ennemi à terre. Son orgueil et son arrogance n’avaient plus de bornes, depuis que lui et ses amis prétendaient avoir doté la France d’une œuvre immortelle avec leur constitution, faite et parfaite en moins de quinze jours. Cette œuvre allait être soumise à la sanction du peuple, réuni dans ses assemblées primaires, et d’avance on comptait sur un accueil enthousiaste. Les constitutions, comme les coups d’Etat, ne sont-elles pas, dans tous les temps, acclamées par l’ignorance des masses, promptes à saluer dans les unes l’aurore d’une félicité qui ne se lève jamais, dans les autres le terme final de crises toujours conjurées et toujours renaissantes ! |
[1] Le Moniteur attribue ces paroles à Basire ; le Journal des Débats et Décrets à Robespierre. Nous croyons devoir suivre cette dernière version.
[2] Voir au Moniteur, n° 60, la lettre de Marquet, président du Comité central révolutionnaire.
[3] Voici notamment la correspondance échangée entre le Comité de salut public et la municipalité, à l’occasion des bataillons de volontaires casernés à Rueil et à Courbevoie, qui avaient joué un grand rôle dans l’émeute du 2 juin.
COMITÉ DE SALUT PUBLIC
Séance du 4 juin.
Présents : Cambon, Guyton, Barère, Lindet, Lacroix, Treilhard,
Danton.
Le Comité a arrêté de demander
au ministre de la guerre par quel ordre les volontaires casernés à Rueil et la
Courbevoie se sont rendus à Paris, dimanche dernier 2 juin, et pourquoi ils ne
partent pas pour leur destination à la frontière ou à la Vendée ; il a été
arrêté en outre que ces troupes seront envoyées sur-le-champ à Brest.
COMMUNE DE PARIS.
Le 5 juin 1793, l’an 2e de la République française.
Colombeau, secrétaire-greffier
delà Commune de Paris,
Au Citoyen Deforgues, adjoint au ministre de la guerre.
Citoyen,
Le citoyen Maire me remet à l’instant votre lettre de ce jour relative au volontaires cazernés à Courbevoye et à Ruelle qui se sont rendus dimanche dernier à Paris. Déjà le citoyen Maire a rendu compte au Comité de salut public des motifs qui ont occasionné ce déplacement : la Commune de Paris remet un drapeau à chacun des bataillons parisiens qui partent pour la Vendée. Le bataillon cazerné à Courbevoye et h Ruelle s’est, comme les autres ont fait précédemment, rendu à la maison commune de Paris dimanche dernier, et a reçu son drapeau du Conseil général de la Commune. Il ne lui a été remis qu’à trois heures après midi, ce qui a pu retarder sa rentrée à la cazerne. Ces motifs sont les seuls qui aient pu occasionner la marche du bataillon en question, et la Municipalité ne pourra vous donner à cet égard aucun autre renseignement.
[4] Dès le 28 avril, le Comité de salut public avait pris un arrêté ainsi conçu :
Le Comité, considérant que la
République est attaquée au dehors et au dedans par la trahison et la perfidie ;
que les puissances belligérantes entretiennent dos intelligences avec les
révoltés, qu’elles allument les feux de la guerre civile ; que les ennemis de
la République emploient dans cette guerre des moyens extraordinaires dont
aucune nation n’avait fait usage jusqu’à présent ; qu’ils trament au coin de la
patrie leurs complots, concertent des révoltes, des assassinats, des incendies,
des trahisons de tout genre ; que le secret de la correspondance est un moyen
funeste de perdre la patrie, que le salut public exige que l’on découvre cette
source des maux de la France, et qu’aucun citoyen, dans un danger aussi
imminent, ne peut réclamer le secret de ses lettres et de sa correspondance,
lorsque le salut de la patrie en exige impérieusement l’ouverture et la
communication ;
A arrêté que toutes les
lettres venant de l’étranger à Paris seront ouvertes.
Il sera nommé à cet effet une commission composée de trois citoyens qui seront désignés par le ministre de l’intérieur, qui en donnera connaissance et en adressera la liste au Comité. Cette commission correspondra directement avec le Comité, lui transmettra toutes les lettres et correspondances suspectes (Comité de salut public, reg. 1er, p. 466.)
Par une loi du 9 mai, la Convention décréta que, dans toutes les communes où il existait un bureau de poste, deux officiers municipaux eussent à se transporter chez le directeur, à se faire remettre toutes les lettres adressées aux individus portés sur la liste des émigrés, et à en vérifier le contenu en présence du Conseil général de la commune.
Aussitôt son installation et sans attendre que le â juin l’eût fait triompher, le Comité central révolutionnaire étendit cette mesure à toutes les correspondances, qu’elles vinssent de l’étranger ou de l’intérieur. Il poussa bientôt l’audace si loin, que les lettres ainsi ouvertes étaient refermées au moyen d’un cachet portant ces mots en exergue : Révolution du 31 mai.
[5] Le Moniteur, n° 159, ne donne qu’une analyse de ce projet de décret ; c’est dans le Journal des Débats et Décrets, n° 262, p. 73, que nous en avons retrouvé le texte.
[6] Voir tome VII, livre XL, § XII.
[7] Voici en quels termes le Comité révolutionnaire avait dès le 4 juin promis de déposer ses fonctions On verra qu’il y mettait pour condition qu’on payât au préalable les prétoriens armés par lui lors du coup d’État ; la condition fut remplie, mais le Comité ne s’en perpétua pas moins dans les pouvoirs qu’il avait usurpés.
COMITÉ DE SALUT PUBLIC.
Séance du 4 juin, au matin.
Présents : Cambon, Guyton, Barère, Lindet, Delacroix, Treilhard et
Danton.
Paris,
Comité révolutionnaire :
Le Maire de Paris, mandé par une lettre de ce Jour, s’est rendu au Comité avec quatre membres du Comité révolutionnaire. Ces derniers sont convenus de la nécessité de déposer leurs pouvoirs, et proposent de le faire à l’Assemblée convoquée par le département à jeudi, ou même auparavant, si on satisfait à la promesse de la solde des gardes nationales et citoyens qui ont pris les armes les 34 mai dernier, 1er et 2 de ce mois.
M. Louis Blanc commet une grave erreur en affirmant (t. VIII, p. 479) que, des onze citoyens qui composaient le Comité révolutionnaire, nul ne ressentit le désir de faire survivre son pouvoir à la circonstance. Prédisposé à croire à la sincérité des promesses des démagogues, l’historien dont nous parlons n’a pas pris la peine de vérifier les faits. Nous avons retrouvé, pour notre part, un grand nombre de pièces émanant du Comité insurrectionnel qui, pour donner le change à ses détracteurs, avait pris le nom de Comité de salut public du département de Paris ; il siégeait rue Saint-Honoré, en face de l’église Saint-Roch.
Ces pièces sont revêtues des signatures de Marchand, Horny, Primerose, Maignet, Chéry, Delespine, c’est-à-dire des membres les plus importants du Comité primitif.
Elles prouvent en outre :
1° Que les membres de ce Comité louchaient chacun une indemnité de 6 francs par jour ;
2° Que les membres de la commission inspectante des postes, autrement dit le cabinet noir, qui était sous la surveillance de ce Comité, avaient un traitement individuel de 10 francs par jour ;
3° Que ce Comité fonctionnait encore le 20 août 1793, c’est-à-dire près de trois mois après les événements du 31 mai.
[8] Dans la procédure dirigée deux ans plus tard contre Ceyrat, ce fameux juge de paix de la section du Luxembourg, qui avait présidé aux massacres du couvent des Carmes, rue de Vaugirard (voir t. III, livre XI, § VIII), nous avons retrouvé des dépositions de témoins qui nous apprennent comment se fit l’élection d’Henriot au second tour de scrutin. Les électeurs durent voter à haute voix ; tous ceux qui se hasardaient à donner leurs suffrages à Raffet étaient marqués d’une croix rouge sur le registre d’appel, et l’on faisait suivre leurs noms de l’épithète de contre-révolutionnaires. On s’étonne qu’avec de pareils procédés et en de tels temps, il se soit trouvé 4.938 citoyens pour oser refuser à Henriot le titre de commandant des sections armées de Paris, titre qui valut plus tard à celui-ci, sans qu’il eût jamais servi un instant dans l’armée active, le brevet de général de brigade et même celui de général de division. Il est vrai que le ministre de la guerre de cette époque, l’inepte Bouchotte, n’y regardait pas de si près.
[9] Tome VII, page 478.
M. Louis Blanc, pour démontrer que le coup d’État du 2 juin fut accueilli presque avec joie par la population parisienne, invoque le témoignage de Prudhomme, le fameux éditeur des Révolutions de Paris. Il dit que ce journaliste se déclara hautement satisfait des résultats du 2 juin, et il ajoute que cette approbation ne saurait être suspecte, car Prudhomme avait été arrêté un instant et il devait être fort irrité. M. Louis Blanc connaît bien peu Prudhomme et ses pareils. Celui-ci pouvait être fort irrité de son arrestation, mais cette arrestation même lui avait fait comprendre qu’il fallait être plus circonspect à l’avenir. La peur le rendit plus avisé et lui inspira l’enthousiasme de commande avec lequel il salua le triomphe du vainqueur.
[10] En Bretagne, le mouvement anti-conventionnel fut tellement prononcé, qu’il entraîna quatre députés montagnards alors en mission auprès de l’armée des côtes de Brest, Merlin de Douai, Cavaignac, Gillet et Sevestre, à envoyer à l’Assemblée une protestation très-énergique contre les événements du 2 juin. Nos lecteurs trouveront à la fin de ce volume cette pièce intéressante à plus d’un titre.
[11] La France présentait alors un spectacle assez singulier. Un grand nombre d’autorités municipales ou départementales, tout en refusant de reconnaître les décrets de la Convention, continuaient de correspondre avec elle et avec ses agents ; les relations n’étaient pas interrompues ; la poste, les diligences, les voitures particulières circulaient comme de coutume ; on se rendait sans trop de difficulté d’une ville maratiste à une cité girondine, et vice versa. (Voir à cet égard, dans les pièces justificatives placées à la fin du volume, la note consacrée au voyage de Mouchet à Évreux.)
[12] Cette conduite contradictoire est très-justement appréciée dans les lettres que Barbaroux, réfugié à Caen, écrivait à son collègue et ami Duperret, resté à Paris :
Le meilleur moyen, dans ce moment, est de ne prendre aucune part aux délibérations de l’Assemblée. Que tous nos amis adoptent ce parti ; qu’ils fassent imprimer, qu’ils proclament cela dans toute la République. C’est une mesure nécessaire pour rallier les départements dont plusieurs faiblissent par la pensée que le côté droit reconnaît l’existence de la Convention et délibère avec la Montagne. S’il y avait un appel nominal, il ne faudrait pas manquer cette occasion pour protester solennellement de la non-intégrité des corps représentatifs.
Quelques jours plus tard, il lui renouvelait ses instances :
Penses-tu favoriser l’insurrection des départements contre Top-pression des dominateurs de Paris ; penses-tu sauver la liberté en restant à Paris comme font nos collègues ? D’abord les détenus en arrestation souffrent et ne font rien d’utile pour la patrie. Nos autres collègues, tantôt se rendent à l’Assemblée et tantôt s’en absentent. Tantôt ils délibèrent, et tantôt ils refusent de prendre part aux délibérations. Cette conduite versatile égare beaucoup d’esprits dans les départements et perd la chose publique. Non l il ne faut pas délibérer, mais il faut protester solennellement de la non-intégrité du corps législatif. Non ! il ne faut pas assister aux séances, mais il faut au contraire sortir de Paris. Le retour des députés restés fidèles dans chacun de leurs départements est impossible, parce qu’au moyen de certaines communes maratistes, on les arrêterait en route, et quel bien d’ailleurs feraient-ils ainsi divisés et agissant sans aucun concert ? Mon avis, celui de nos amis réunis ici ou à Rennes au nombre de vingt, c’est que vous veniez nous joindre, non pour former une autorité qui ne pourrait exister que dans le cas où la majorité de la Convention se trouverait réunie, mais pour concerter ensemble les mesures propres à sauver la liberté ; mais pour donner à l’opinion des départements un nouveau ressort en leur présentant une plus grande masse de représentants proscrits, persécutés par les tyrans de Paris. Venez sur la terre hospitalière de la Normandie y enflammer encore par votre présence le zèle des citoyens, venez pour donner de nouvelles consolations à vos amis et pour vous entretenir avec eux de la patrie et toujours de la patrie.
[13] Un membre eut le courage de répondre à l’appel de son nom : Oui, présent à la tyrannie. Les journaux, malheureusement, ne nous ont pas conservé le nom de cet intrépide représentant.
[14] Brissot venait d’être arrêté, le 10 juin, à Moulins, par les administrateurs de l’Allier.
[15] Nous ne l’avons trouvé, ni dans le Moniteur, ni dans le Journal des Débats et Décrets.
[16] Choudieu, alors en mission dans les départements de l’ouest, avait dénoncé Du Chastel au Comité de salut public comme ayant des relations avec les insurgés de la Vendée ; il en donnait pour preuve sa conduite plus que suspecte dans l’affaire du ci-devant roi. Dès qu’il connut le décret d’arrestation lancé contre lui. Du Chastel écrivit au Comité de salut public une lettre bien faite, il faut en convenir, pour attirer sur la tête de ce courageux jeune homme les vengeances des démagogues. Aussi lorsque, quelques mois plus tard, à Bordeaux, il tomba entre les mains des sbires du Comité de salut public, ses ennemis s’empressèrent-ils de le faire transférer immédiatement à Paris. Riouffe, son compagnon d’infortune, a raconté dans ses mémoires les traitements indignes que Du Chastel eut à subir des agents subalternes du Comité. Voici la lettre de l’infortuné représentant, que nous avons eu le bonheur de retrouver.
Nantes, le 18 juin de l’an 2e de la République, et, je
l’espère, le 1er de la contre-anarchie.
G. S. Du Chastel, député à la Convention nationale, à cinq
ou six honnêtes gens qui dirigent le Comité de salut public.
Messieurs,
Votre dessein est de me faire
couper le col ; je suis loin de le trouver mauvais, il est très-commode de se
défaire au nom de la patrie des hommes qui traversent nos projets ambitieux.
Pour vous faciliter dans les moyens de me conduire à l’échafaud, je vous fais
passer un imprimé que j’ai répandu avec profusion dans. les départements de la
ci-devant Bretagne.
Je vous déclare qu’au lieu de
me cacher, je me montrerai à découvert, et que fidèle au serment de vivre libre
pu de mourir, je ne cesserai de sonner le tocsin contre les hommes qui ont
usurpé la souveraineté nationale, que quand je leur aurai ôté la possibilité de
nuire.
Le républicain,
G.-S. DU CHASTEL.
Vous voudrez bien joindre cette lettre et cet imprimé aux pièces de mon procès.
Du Chastel, traduit au Tribunal révolutionnaire, fut exécuté le 9 brumaire an II.
[17] Voir tome VII, note IX, Protestation des députés de l'Aisne.
[18] Le Conseil général révolutionnaire, dès le 3 juin, avait voulu doubler la garde des députés arrêtés en leur donnant des geôliers à sa convenance. Il avait pris l’arrêté suivant :
Hôtel de Ville, — Conseil général de la Commune.
Séance du 3 juin 1793.
Sur l’observation d’un membre
que la garde des députés de la Convention, confiée à un seul gendarme, pouvait
inspirer de justes craintes aux habitants de Paris, sous la sauvegarde de la
loyauté desquels ils ont été mis :
Le Conseil général arrête que deux bons citoyens sans-culottes seront envoyés auprès des députés mis en arrestation, pour aider le gendarme dans son service.
Mais sur la plainte de quelques députés arrêtés qui déclarèrent que leur fortune ne leur permettait pas de payer ce luxe de gardiens, la Convention ordonna que ces geôliers supplémentaires se retireraient, et que, même les députés pourraient sortir et vaquer à leurs affaires sous la simple garde de leur gendarme attitré. Mais après la fuite de Pétion, de Lanjuinais et de plusieurs autres députés, deux gendarmes furent préposés à la garde des députés laissés provisoirement dans leurs domiciles.