HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

TOME QUATRIÈME

 

LIVRE XVI. — L'INVASION REPOUSSÉE.

 

 

I

L'armée austro-prussienne était entrée dans Longwy le 22 août[1]. Tandis que de forts détachements allaient investir sur la droite et sur la gauche Montmédy et Thionville, le corps principal marcha le 28 sur Longuyon et Étain ; s'étant emparé des deux rives de la Meuse, il occupa, le 30 et le 31 août, les hauteurs qui entourent Verdun.

La place de Verdun était hors d'état d'opposer à l'ennemi une résistance quelque peu prolongée. Dominée de plusieurs côtés, elle ne possédait aucun ouvrage avancé, et ses fortifications avaient été très-mal entretenues[2]. Sa garnison était composée en majeure partie de fédères nouvellement arrivés de leurs départements ; on y comptait à peine quelques artilleurs capables de bien faire le service des bouches à feu qui garnissaient les remparts.

Dès le 31, le duc de Brunswick expédia sa première sommation. Conformément au fameux manifeste du 25 juillet, le généralissime ennemi rendait tous les habitants de Verdun responsables des. malheurs qui pourraient résulter de ses opérations militaires ; mais s'ils se hâtaient d'ouvrir leurs portes, il les assurait de la protection des armées combinées dont le seul but était de réduire la place sous l'obéissance de S. M. Très-Chrétienne le Roi légitime du royaume de France, sans avoir pour elles-mêmes la moindre idée de conquête. Il leur promettait, en outre, les effets de la générosité toute spéciale des deux frères de Louis XVI, qui l'accompagnaient à la tête d'un corps d'émigrés assez considérable. La sommation était adressée collectivement au commandant de la place et aux habitants de Verdun. Elle fut apportée, avec les formalités habituelles, par un parlementaire que reçut le Conseil général de la Commune. Après une délibération à laquelle participèrent les chefs de la garnison, on décida que la réponse suivante serait faite à l'aide de camp du duc de Brunswick :

Le commandant et les troupes de la garnison Verdun ont l'honneur d'observer à M. le duc de Brunswick que la défense de la place leur a été confiée par le roi des Français, de la loyauté duquel il est impossible de douter. En conséquence, ils ne peuvent, sans manquer à la fidélité qu'ils lui doivent ainsi qu'à la nation et à la loi, remettre la place tant qu'il restera des moyens pour la défendre ils espèrent être assez heureux pour mériter par là l'estime du guerrier illustre qu'ifs vont avoir l'honneur de combattre.

 

Cette réponse n'impliquait pas, il faut le reconnaître, une bien vive adhésion à la révolution du 10 août, puisque le principal argument opposé à l'injonction du général ennemi n'était basé que sur la fidélité due a Louis XVI. Elle fut signée par Beaurepaire, lieutenant-colonel du 2e bataillon de Maine-et-Loire, auquel le commandement avait été dévolu, comme au doyen des officiers du même grade enfermés dans Verdun. C'était, du reste, un ancien militaire qui comptait quarante ans de services.

Depuis quinze jours que la place était menacée par la concentration des armées ennemies sur la frontière, le pouvoir exécutif n'avait pas pris la précaution d'y envoyer un officier général avec des troupes de ligne. Cette malheureuse cité semblait sacrifiée d'avance dans l'esprit même de ceux qui étaient le plus au courant du véritable état des choses ; ainsi le procureur-syndic de la Commune, Manuel, le jour même ou la place était investie par le duc de Brunswick, annonçait officiellement aux Parisiens que Verdun ne pouvait pas tenir deux jours.

Le bombardement commença aussitôt que la réponse de Beaurepaire eut été reçue au camp ennemi (31 août, à onze heures du soir). Il ne tarda pas à produire de terribles effets. Les quelques pièces de canon qui garnissaient les remparts furent presque toutes démontées, et, comme les affûts de rechange manquaient, il devint impossible de répondre au feu de l'ennemi ; plusieurs incendies éclatèrent dans la ville. La garnison était harassée de fatigue, les habitants étaient en proie à une véritable panique. Le 1er septembre, dans l'après-midi, après quinze heures de bombardement, la municipalité se décide à envoyer une députation demander au roi de Prusse de faire la guerre d'une manière moins désastreuse pour les citoyens. Mais cette députation revient avec une nouvelle sommation du duc de Brunswick accordant à la garnison de Verdun de se retirer avec armes et bagages, et en n'abandonnant que l'artillerie et les munitions de guerre ; vingt-quatre heures seulement étaient laissées pour l'acceptation de ces conditions en cas de refus, la ville était menacée d'une destruction totale.

La deuxième sommation du duc de Brunswick se termine ainsi :

Les commandants et les troupes de la garnison de Verdun, ayant employé le nom de leur roi comme un motif de résistance, sont avertis que, dans un moment ou Sa Majesté Très-Chrétienne est évidemment au pouvoir des usurpateurs de la puissance légitime, un pareil motif perd jusqu'à l'apparence de la raison[3].

 

Les menaces prussiennes jettent les habitants dans le désespoir ; des groupes nombreux se forment sur la place de l'Hôtel de Ville et réclament la reddition immédiate le conseil général de la Commune supplie le comité défensif d'épargner à Verdun les horreurs d'un assaut. Le comité se rassemble et constate 1° que la place présente plusieurs ouvertures qui ne peuvent être gardées 2° que des trente canons qui garnissaient bien imparfaitement les remparts, la plupart sont hors d'état de répondre au feu de l'ennemi ; 3° que dès lors la place peut être enlevée au premier assaut ; 4° qu'il vaut mieux conserver à la nation une garnison de trois mille cinq cents hommes que de retarder d'un jour ou deux la prise inévitable de Verdun. En conséquence, on se résout à entrer en pourparler avec le roi de Prusse et à lui demander quelque adoucissement aux conditions proposées. Mais, puisque l'on a un délai de vingt-quatre heures, on veut l'épuiser[4].

Le devoir de Beaurepaire, comme commandant la place de Verdun, était accompli ; il estima qu'il lui en restait un autre à remplir et que celui-ci le regardait seul. Il avait écrit à ses amis de Maine-et-Loire qu'il était décidé à ne rendre la place qu'à la mort[5] ; il voulut être fidèle à sa promesse. Dans la nuit du 1er au 2 septembre, vers trois heures du matin, Beaurepaire se retira dans la chambre qu'il occupait à l'Hôtel de Ville et se fit sauter la cervelle[6].

Ses soldats accoururent et le trouvèrent baignant dans son sang, ayant à ses côtés ses pistolets décharges ; il était revêtu de son habit de garde national, portait la croix de Saint-Louis sur la poitrine et avait encore l'épée au côté.

Le lendemain, la garnison de Verdun sortit de la place, emportant avec elle le cadavre de Beaurepaire ; elle se retira à Sainte-Menehould. où elle rejoignit l'avant-garde de l'armée avec laquelle Dumouriez allait essayer d'arrêter l'ennemi dans les défilés de l'Argonne[7].

 

II

Le duc de Brunswick maintint son camp sur les hauteurs où il l'avait placé primitivement, et ne fit entrer dans Verdun que quelques bataillons pour occuper la citadelle. La municipalité fut conservée ainsi que le directoire du district.

La curiosité attira au camp austro-prussien un grand nombre d'habitants appartenant à toutes les opinions ; mais il n'y eut, comme les défenseurs officieux du régime de la Terreur se sont plu si souvent à le répéter, ni bal donné, ni députation de jeunes filles envoyée, ni harangue prononcée[8]. Le roi de Prusse ne mit pas le pied dans Verdun. Le prince, son fils, y vint quelquefois, mais toujours en simple particulier. Quelques jours plus tard, il est vrai, les deux frères de Louis XVI, le comte de Provence et le comte d'Artois, quittèrent leur quartier général d'Hettange, près de Thionville, se rendirent à Verdun et y séjournèrent pendant quelque temps, mais sans qu'aucune réception officielle leur ait été faite. Leur principal agent, Calonne, les accompagnait. Se tenant sur les derrières de l'armée, il parlait au nom des princes, qui eux-mêmes prétendaient parler au nom de leur frère prisonnier ; revêtu des pouvoirs civils les plus étendus, il réorganisait a sa manière le pays occupé par les Austro-Prussiens ; il délivrait toute sorte de brevets ou de commissions pour le compte de la royauté légitime.

En sa qualité d'ancien ministre des finances, il n'ignorait pas que l'argent est le nerf de la guerre ; aussi ne négligeait-il pas de faire verser entre les mains du trésorier de l'armée royaliste les sommes trouvées dans les caisses des districts et de rétablir les anciens impôts sur les tarifs d'autrefois ; la perception de ces contributions était par lui confiée à des employés de l'administration des finances qui avaient suivi la fortune de l'émigration[9].

De son côté, l'armée envahissante ne se faisait pas faute de lever de larges contributions en bestiaux, fourrages et farines sur les localités qu'elle occupait et même sur les villes environnantes. Pour quittance de ces perceptions en nature, elle délivrait, aux municipalités et aux particuliers des bons à payer par les caisses publiques de France, lorsque l'autorité légitime de Louis XVI aurait été rétablie.

Ce fut à l'occasion de ces contributions réclamées aux communes, districts et départements, que le duc de Brunswick requit les chefs de l'administration de la Meuse de se rendre a Verdun. La moitié de ce département était occupée par l'armée ennemie ; son chef-lieu, Bar-le-Duc, était une ville ouverte qui ne pouvait songer a résister même à un corps de partisans. Or la réquisition adressée aux autorités départementales était accompagnée d'une menace d'exécution militaire sur la cité tout entière, si les magistrats désignés n'obéissaient pas immédiatement.

A la réception d'une telle missive, les diverses autorités de la ville de Bar se réunissent en toute hâte et sont unanimes pour supplier le président du conseil général du département, Ternaux. et te procureur général. Gossin, d'obtempérer à l'ordre brutal du généralissime des armées alliées. Ceux-ci résistent, ils ne veulent pas paraître courir au-devant des envahisseurs de leur pays mais leurs collègues leur demandent avec anxiété comment ils pourraient se résoudre a encourir la terrible responsabilité qui pèserait sur eux, si l'ennemi accomplissait sa menace de mettre Bar-le-Duc a feu et à sang. Soit qu'ils refusent, soit qu'ils obéissent, les deux administrateurs sont entre deux périls Brunswick peut vouloir faire sur eux un exemple destiné à effrayer les magistrats des autres départements qu'il se dispose à envahir ; l'Assemblée nationale peut les frapper des peines terribles qu'elle a édictées contre les autorités de Longwy. Les cris de désespoir que pousse la population, rassemblée sous les fenêtres de l'Hôtel de Ville, triomphent de leurs dernières hésitations ils partent pour le quartier général de l'ennemi.

En y arrivant, ils apprennent que le généralissime a compté sur eux pour régulariser par leurs signatures les réquisitions qu'il va lancer sur tout le département ; ils refusent noblement d'apposer leur nom au bas des pièces qu'on leur présente et sont jetés en prison comme otages.

De Bar-le-Duc, Gossin et Ternaux avaient écrit à l'Assemblée nationale pour lui annoncer la résolution qu'ils avaient prise et les raisons qui la leur avaient dictée. La Législative venait de recevoir la nouvelle officielle de la prise de Verdun. Sous le coup de cette nouvelle et sans vouloir entendre la défense des deux magistrats qui, dans leur lettre, se disaient prêts à porter leur tête à l'Assemblée pour gage de leur dévouement à la patrie, elle les déclare traîtres et parjures, les met en accusation, destitue tous les membres de la commune, du district et du département, qui ont pris part à la délibération à laquelle les deux chefs de l'administration de la Meuse ont cru devoir obtempérer, et décrète la peine de mort contre tout fonctionnaire public, civil ou militaire, qui obéirait aux ordres et réquisitions des ennemis de la France et accepterait d'eux une commission de quelque nature que ce fut[10].

L'Assemblée montrait ainsi jusqu'à quel degré d'ardeur elle voulait que la résistance fut poussée ; mais ce n'était pas tout que de l'ordonner par décret, il fallait l'organiser matériellement Dumouriez était chargé de ce soin.

 

III

Ce qui distingue le grand homme de guerre, c'est ce coup d'œil rapide qui, sur le champ de bataille, fait reconnaître tout d'abord les mesures décisives à prendre, c'est la faculté de modifier soudainement ses plans d'après l'imprévu des circonstances, c'est la constance inébranlable à persévérer dans la résolution définitivement arrêtée, quelles que soient les clameurs des ignorants, les réclamations des timorés, les calomnies des envieux. Ainsi agit Dumouriez, cet aventurier de génie qui avait deviné l'avenir de Cherbourg, donné la Corse à la France, et allait immortaliser son nom en sauvant la patrie dans les plaines de la Champagne. Il fut admirable d'inspiration, de sang-froid, de ténacité. Il sut braver l'impopularité, résister aux ordres qu'il recevait de Paris et couvrir la capitale en ayant l'air de l'abandonner.

Au moment où il reçut le décret qui l'investissait du commandement de l'armée de Lafayette, Dumouriez hésita un instant sur le parti à prendre. Devait-il de Valenciennes, ou il se trouvait en ce moment, se porter résolument au cœur des provinces belges avec les troupes qu'il avait sous la main, et opérer une vigoureuse diversion, ou bien se rabattre sur les armées combinées qui s'apprêtaient à pénétrer en France ?

Depuis deux mois qu'il est au camp de Maulde, il a étudié, caressé, préconisé le premier plan ; il connaît mieux son terrain d'opération ; il se croit assuré des dispositions secrètes des habitants du Hainaut et du Brabant il espère que les places de la Lorraine arrêteront quelque temps les armées combinées, qu'il aura le temps d'inspirer à l'Autriche des craintes sérieuses sur la possession des Pays-Bas. Mais tout à coup, dans la nuit du 24 au 25 août, arrive à son quartier général Westermann, l'ami et le confident de Danton, qui, aussitôt après la déchéance de Louis XVI, avait été envoyé comme commissaire du pouvoir exécutif à l'armée de Lafayette. Westermann annonce la reddition de Longwy et la marche des alliés sur Verdun. Dumouriez change aussitôt ses projets, et, après avoir consacré quelques heures à préparer la campagne de Belgique, dont il n'abandonne pas, mais dont il ajourne le projet, il se jette dans une chaise de poste avec Westermann et un seul aide de camp.

Arrivé à Mézières le 28 août au matin, il envoie immédiatement Galbaud au secours de Verdun avec les deux premiers bataillons qu'il a sous la main, lève le camp retranché que l'armée de Lafayette occupait devant Sedan depuis plusieurs mois, fait filer la plus grande partie de ses troupes par Mouzon et Stenay, le long de la rive gauche de la Meuse, et pénètre dans la forêt de l'Argonne, dont il occupe tout de suite les cinq passages.

Installé à Grandpré, dans un camp d'où il peut porter secours à chacun de ses postes avancés, il écrit fièrement au ministre de la guerre cette lettre prophétique : Les défilés de l'Argonne sont les Thermopytes de la France ; mais je serai plus heureux que Léonidas.

Sentant que c'est sur ce théâtre que vont se jouer les destinées de la France nouvelle, il se résout à dégarnir la frontière, dont i) vient de s'éloigner. Il rappelle à lui Beurnonville avec la plus grande partie des troupes qui occupent les camps de Maulde et de Pont-sur-Sambre. Il envoie courrier sur courrier à la Fore et a Douai pour qu'on lui expédie des munitions de guerre, dont il manque presque complètement. Il fait dire a Kellermann, qui vient de succéder à Luckner dans le commandement de l'armée de la Moselle, d'accourir à marches forcées par Ligny et Bar, et de se joindre à lui.

Il n'a que vingt-trois mille hommes, dont la moitié au moins se compose de nouvelles levées, et il a devant lui une masse compacte de quatre-vingt mille soldats aguerris. Grâce a ses combinaisons, grâce à l'arrivée de Beurnonville et de Kellermann, son armée sera triplée mais ces deux généraux ne peuvent être à ses côtés que du 15 au 20 septembre. Durant les trois mortelles semaines qui vont s'écouter d'ici là, comment pourrait-il tenir en échec les vieilles bandes de l'élève du grand Frédéric ? Heureusement, entre elles et lui s'étend fa foret immense de l'Argonne qui, partant des environs de Sedan, ne finit qu'à quelque distance de Sainte-Menehould, et occupe les crêtes qui séparent la vallée de la Meuse de celle de l'Aisne et de ses affluents. Cet obstacle naturel, Dumouriez va l'utiliser pour arrêter le torrent de l'invasion étrangère.

Brunswick ne saurait songer à marcher de Verdun vers la Marne, en laissant sur son flanc une armée qui manœuvre dans son propre pays et peut, en s'aidant de l'appui momentané des garnisons de Sedan, de Montmédy, d'une part, de Thionville et de Metz, de l'autre, l'inquiéter sur son arrière-garde, lui enlever ses convois et l'isoler de ses magasins. Il lui faut avant tout débusquer son adversaire du camp de Grandpré ; mais pour cela. il est nécessaire d'enlever de vive force l'un des cinq passages qui traversent la forêt. Dumouriez les fait garder par de forts détachements qui ont reçu ordre de se couvrir en faisant de grands abattis d'arbres, en creusant des fondrières, des tranchées, des puits à travers toutes les routes. En même temps il fait un appel solennel à toute l'énergie des patriotiques populations dont il est entouré :

Citoyens, s'écrie-t-il dans sa proclamation, l'ennemi fait des progrès sur le territoire des hommes libres. Toutes vos subsistances sont dévorées par les satellites des despotes. Je vous somme, au nom de la patrie et de la liberté, de faire battre vos grains et de les apporter dans mon camp, de faire retirer vos bestiaux et chevaux derrière mon armée. Si les Prussiens et les Autrichiens s'avancent pour traverser les défilés que je garde en force, je ferai sonner le tocsin dans toutes tes paroisses. A ce son terrible, que tous ceux d'entre vous qui ont des armes à feu se portent chacun en avant de sa paroisse sur la lisière du bois depuis Chevange jusqu'à Passavant ; que les autres, munis de pelles, de pioches et de haches, coupent les bois sur la lisière et en fassent des abattis... Ainsi vous conserverez votre liberté, et vous nous aiderez à triompher de ceux qui voudraient vous la ravir[11].

 

IV

Le 5 septembre, Brunswick, maître de Verdun, fait franchir la Meuse à son avant-garde. Il dirige sa première attaque sur la position des Islettes, qu'occupe Dillon. Il est repoussé et perd sept jours en tâtonnements infructueux. Mais le 13, par un de ces hasards de guerre qui viennent déjouer les plus habiles combinaisons, le poste de la Croix-aux-Bois se trouve tout à coup dégarni, des bataillons qui devaient en remplacer d'autres n'étant pas arrivés à l'heure prescrite. Le malheur veut que le prince de Ligne dirige en ce moment une attaque sur ce point. Il y trouve naturellement fort peu de résistance, et lance aussitôt ses Autrichiens par la trouée. En vain Dumouriez, dès qu'il a reçu à Grandpré cette fâcheuse nouvelle, a-t-il envoyé, vers le passage menacé, Chazot avec deux brigades et une nombreuse artillerie. Après un combat acharné qui coûte la vie au prince de Ligne, Chazot est contraint d'abandonner la place ; ses communications avec le général en chef sont coupées, il est obligé de se retirer sur Vouziers. Dès lors, Dumouriez n'est plus en sûreté a Grandpré. Avec les quinze mille hommes qui lui restent, il fait une retraite audacieuse devant l'ennemi, et malgré deux ou trois paniques qui viennent à plusieurs reprises mettre le désordre dans ses troupes, il va planter son camp sur les plateaux situés en avant de Sainte-Menehould.

En poursuivant Dumouriez, les armées combinées s'engageaient de plus en plus dans un pays qui ne leur offrait aucune ressource, et dont les chemins, en mauvais état, rendaient les transports presque impossibles. Les quelques magasins qu'elles avaient étaient à plus de dix et douze lieues derrière elles. On commençait dans l'état-major du duc de Brunswick à s'apercevoir que l'on avait entrepris fort à la légère cette campagne, que les émigrés avaient représentée comme devant être une véritable promenade de Coblentz à Paris. Suivant ces gentilshommes étourdis, on ne devait trouver aucune résistance ; les régiments de ligne devaient être désorganisés et sans chefs, les bataillons de volontaires prêts à lâcher pied aux premiers coups de fusil les populations, ivres de joie et d'enthousiasme, devaient se précipiter à la rencontre de leurs libérateurs, et à chaque étape leur apporter des approvisionnements en abondance.

La réalité était tout autre. On ne trouvait que des villages mornes et souvent abandonnés, des paysans favorisant ou excitant la désertion des soldats prussiens, des magistrats refusant d'apposer leurs signatures aux réquisitions, des troupes solides au feu, rachetant leur inexpérience par une valeur audacieuse. Le corps d'armée laissé devant Thionville éprouvait la plus vigoureuse résistance et avait été fort maltraité par les sorties des assiégés ; les déniés de l'Argonne avaient été défendus huit jours durant avec une admirable énergie, le passage de la Croix-aux-Bois avait pu, il est vrai, être forcé mais les efforts faits par Chazot pour le reprendre avaient démontré aux alliés que la furia francese n'avait pas péri avec l'ancien régime, et que les soldats des nouvelles levées ne tarderaient pas à se montrer dignes de leurs devanciers.

La misère était à son comble dans les divers corps de l'armée envahissante[12]. Depuis quinze jours la pluie n'avait pas cessé de tomber ; or, dans cette partie des districts de Vouziers et de Sainte-Menehould, que l'on appelle la Champagne pouilleuse, le terrain est formé d'une glaise épaisse et froide qui englue pour ainsi dire les pieds des fantassins et des chevaux les voitures et les canons s'y enfoncent et y versent. Pas d'arbres, pas de pâturages, quelques villages clairsemés sur le flanc d'ondulations crayeuses qui s'étendent à perte de vue : telles sont ces plaines désolées où, quatorze cents ans auparavant, l'armée d'Attila avait été détruite par Aétius. L'armée austro-prussienne allait-elle y éprouver le même sort ? Le duc de Brunswick, qui avait vu de près toutes les horreurs et toutes les misères de la guerre de Sept ans, était visiblement troublé, et n'avançait qu'avec d'infinies précautions.

De son côté, Dumouriez avait non-seulement à tenir tête à l'armée austro-prussienne, mais il avait encore à résister aux censures timides de quelques-uns des officiers qui l'entouraient, aux injonctions réitérées qui lui arrivaient du ministère de la guerre. Lors des dernières paniques qui avaient suivi la levée du camp de Grandpré, et que le général en chef avait été obligé de réprimer en se précipitant avec quelques officiers le sabre à la main sur les corps débandés, des fuyards avaient couru à Rheims, à Châlons et même à Paris, annoncer le complet anéantissement de l'armée française. Le pouvoir exécutif avait aussitôt envoyé courrier sur courrier à Dumouriez pour lui prescrire de rétrograder au delà de la Marne et de sauver les débris des troupes placées sous son commandement. Mais le général en chef répliquait imperturbablement : Je réponds de tout. Il adressait des messages pressants à Beurnonville et à Kellermann, et, chaque jour, envoyait à la découverte pour savoir si enfin ils arrivaient.

La crainte de rencontrer l'ennemi avant sa jonction avec le principal corps d'armée avait fait appuyer Kellermann trop à gauche ; il avait aussi, dans sa correspondance avec Dumouriez, soulevé quelques difficultés hiérarchiques. Le défenseur de l'Argonne aurait pu se plaindre de ces retards et de ces prétentions, mais il comprend que le moment est mal choisi pour se livrer à des récriminations d'ailleurs inutiles et compromettre le salut de la France par une querelle de suprématie. Aussitôt qu'il apprend que Kellermann est à une journée de marche, il lui dépêche son aide de camp de confiance, Philippe Devaux, lui indique le lieu où il doit camper et le supplie en grâce de lui envoyer un détachement, afin que sa propre armée soit bien convaincue de la réalité du secours qui lui arrive de l'Est[13].

Pendant ce temps, la division partie de Valenciennes et de Maubeuge arrivait par la route de Flandre. A la suite de quelques fausses indications, elle avait rétrogradé de Rethel à Châlons mais sa marche avait été promptement rectifiée, et, lei9septembre, le jour même où Kellermann s'établissait sur le plateau de Valmy, Beurnonville arrivait au rendez-vous que lui avait donné Dumouriez.

Il était temps le lendemain 20, à trois heures du matin, l'armée austro-prussienne se disposait à attaquer les hauteurs sur lesquelles était postée l'armée française ; cinquante-huit bouches à feu, mises en batterie, devaient protéger sa marche. Mais l'artillerie de Kellermann répond vigoureusement au feu de l'ennemi, et pendant douze heures la canonnade ne cesse pas 'un instant. Vingt mille coups sont tirés de part et d'autre. Plusieurs fois le roi de Prusse insiste pour que les colonnes, formées depuis le matin, soient lancées vers le plateau occupé par Kellermann et enlèvent la position à la baïonnette. Mais la prudence du duc de Brunswick ne cesse de s'y opposer[14]. A six heures du soir, l'armée envahissante est obligée de rentrer dans son camp, découragée et mécontente.

Tel fut le combat de Valmy. La perte des deux côtés n'avait pas été considérable un millier d'hommes tués ou mis hors de combat ; mais l'effet fut immense. L'armée française, composée en partie de nouvelles recrues, s'était admirablement comportée sous le feu de l'ennemi ; désormais elle savait ce qu'elle valait. Ce jour-là la France nouvelle s'était affirmée et l'Europe put comprendre qu'on ne viendrait pas aisément à bout de la Révolution française[15].

 

V

Après comme avant la canonnade de Valmy, la route de Châlons et de Paris était ouverte devant les Austro-Prussiens. Le duc de Brunswick n'avait pas voulu s'y engager sans avoir chassé les Français de la position qu'ils occupaient. Sa tentative ayant échoué, devait-il marcher sur Paris ou livrer un second combat ? L'un et l'autre de ces partis étaient pleins de périls. Marcher immédiatement sur Paris, c'était courir le risque d'être poursuivi par une armée de soixante mille hommes, enivrés d'enthousiasme par leur premier succès, et de se heurter contre les levées en masse qui s'organisaient dans tous les départements. D'autre part, comment attaquer de nouveau, dans un inexpugnable amphithéâtre, des troupes dont on venait d'apprécier la consistance et dont on se voyait séparé par des étangs, des ruisseaux, des marais ?

Connaissant l'avantage de sa position, Dumouriez restait plus sourd que jamais aux injonctions qui lui venaient de Paris. On n'y avait pas apprécié d'abord toute la portée de la journée du 20 septembre ; chaque jour, le conseil exécutif, en félicitant le vainqueur, l'exhortait a il se contenter du succès qu'il avait obtenu et à venir couvrir les passages de la Marne. Le général français demeura inébranlable, réussit à retenir Kellermann à ses côtés et attendit.

Le duc de Brunswick resta huit jours dans l'immobilité la plus complète, ne sachant quel parti prendre. Le 29 septembre, il se décida a battre en retraite. Sa position n'était plus tenante, ses convois d'approvisionnement, obligés de passer presque tous par les défîtes de l'Argonne, trouvaient les routes défoncées et étaient souvent enlevés par les corps de partisans qui battaient la campagne. La mauvaise nourriture, les privations de tout genre, l'inclémence de la saison, avaient engendré la dysenterie dans l'armée austro-prussienne, et cette terrible maladie commençait à y faire d'effroyables ravages. Les nouvelles de l'Alsace et de la Lorraine étaient désastreuses. Le siège de Thionville n'avançait pas Biron venait de lancer son lieutenant Custine sur Worms et sur Spire. La discorde régnait parmi les chefs des armées combinées. Le roi de Prusse faisait entendre des plaintes amères contre le contingent autrichien, qui l'avait fort mal secondé, et contre les émigrés, qui l'avaient trompé. Il avait cru n'avoir affaire qu'à des troupes désorganisées, et il avait vu ses vieilles bandes arrêtées, dès la première affaire, par la solidité inébranlable des soldats de Kellermann et de Dumouriez. On lui avait dit que l'immense majorité de la population n'attendait que sa venue pour se prosterner à ses pieds et reconnaître l'autorité souveraine des frères du roi qu'il traînait à sa suite, et, sauf quelques adhésions isolées, le vide s'était fait autour de lui ; les habitants s'enfuyaient à l'approche de ses troupes, emmenant leurs bestiaux et leurs équipages, quand ils ne se ruaient pas à coups de fourche et de faux sur les soldats isolés et sur les fourrageurs. On avait prétendu que l'armée française n'avait plus à sa tête que des officiers ignorants et grossiers, recrutés dans les boutiques de Paris, et depuis le commencement des hostilités, son état-major avait été en rapport avec des généraux qui avaient repoussé avec noblesse les offres les plus brillantes, montré les sentiments les plus délicats, fait preuve des talents les plus distingués.

Dès le 22, Dumouriez avait eu une conférence avec le colonel Manstein, adjudant général du roi de Prusse. Cette conférence avait eu pour prétexte ostensible le règlement d'un cartel d'échange de prisonniers, mais beaucoup d'autres questions y avaient été traitées. Les jours suivants, d'autres conversations avaient eu lieu entre divers généraux commandant les avant-postes de l'armée prussienne et les généraux Duval, Thouvenot et Desprez de Crassier Westermann avait même été mêlé aux questions qui s'y étaient débattues. Les négociateurs prussiens n'avaient insisté que sur un seul point le sort réservé à Louis XVI et à sa famille ; mais, tout en étant d'accord avec leurs interlocuteurs pour le déplorer, les généraux français avaient déclaré qu'une telle affaire n'était pas de leur compétence. Jusqu'à quel point ces conférences furent-elles poussées, c'est ce qu'il est impossible de dire ; mais il est certain que l'on désira convaincre le roi de Prusse que Louis XVI n'avait à subir au Temple aucun mauvais traitement, et que Manuel, en sa qualité de procureur-syndic de la Commune, fut chargé de réunir tous les arrêtés pris par la Commune à ce sujet, pour les expédier au camp de Dumouriez[16].

Le cartel d'échange avait été signé le 24 ; il ne concernait que les troupes prussiennes, autrichiennes et hessoises, sous les ordres du duc de Brunswick, du général Clairfayt et du prince de Hohenlohe ; dès lors les émigrés n'y étaient pas compris. Dumouriez avait refusé péremptoirement d'admettre ceux-ci au bénéfice du cartel. Ce sont, s'était-il écrié, des Français armés contre leur patrie, et faisant la guerre en leur propre nom ; les Prussiens n'ont pas à stipuler pour eux. Manstein n'insista pas et, par une prétérition calculée, le roi de Prusse consentit à abandonner à leur malheureux sort ceux des émigrés qui tomberaient entre les mains des corps de partisans lancés dans toutes les directions, sur les flancs et sur les derrières de l'armée envahissante. Il faut bien le dire, en cette circonstance, la conduite des chefs de l'armée coalisée n'eut rien de chevaleresque ; le roi de Prusse, autorisant son officier de confiance, Manstein, à mettre son nom au bas de ce cartel, semblait se venger lâchement de la déconvenue que les illusions et les bravades des émigrés lui avaient fait subir.

Y eut-il une convention secrète entre Dumouriez et le roi de Prusse ? Le général français promit-il de ménager une retraite facile à l'armée prussienne, tandis qu'il ferait porter tout l'effort de ses troupes sur les émigrés et sur les Autrichiens de Clairfayt ? C'est ce qu'ont assuré beaucoup d'historiens, c'est ce qu'il sera toujours difficile d'éclaircir. Il nous semble plus probable que Dumouriez, même après la rupture des pourparlers avec Frédéric Guillaume et ses généraux, n'ait pas voulu risquer dans une bataille rangée le succès de la campagne et qu'il ait préféré des succès partiels, mais sûrs, à des éventualités plus brillantes, mais aussi bien plus périlleuses[17].

Quoi qu'il en soit, au moment même où le duc de Brunswick s'apprêtait à effectuer sa retraite, il eut l'incroyable idée d'envoyer à Dumouriez une proclamation où, persistant dans son trop fameux manifeste, il notifiait au peuple français et à ceux qui se qualifiaient d'envoyés par la nation, pour assurer ses droits et son bonheur sur des bases plus solides[18], la résolution que l'empereur et le roi de Prusse avaient prise, et dont ces deux souverains ne se départiraient jamais, de rendre à Sa Majesté Très-Chrétienne sa liberté, sa sûreté et sa dignité royale, ou de tirer une juste et éclatante vengeance de ceux qui oseraient y attenter plus longtemps.

De son côté, le pouvoir exécutif, instruit des négociations que, sous divers prétextes, les chefs des armées combinées avaient entamées avec les généraux français, ordonna à Dumouriez de leur faire connaître que la République n'écouterait aucune proposition avant que son territoire ne fut complètement évacué. Cette déclaration mit fin à la suspension des hostilités qui, de fait, avait eu lieu depuis huit jours sur le front des deux armées.

Brunswick commença sa retraite dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre. Dès que le camp occupé pendant douze jours par le roi de Prusse fut évacué, Dumouriez y envoya une brigade sous les ordres de Dampierre. Celui-ci le trouva plein de cadavres d'hommes et de chevaux et fut obligé de l'abandonner aussitôt, de peur que ses troupes ne contractassent la maladie à laquelle venaient de succomber tant de soldats ennemis. Dans tous les villages dont les Français reprenaient successivement possession, le même spectacle s'offrait à leurs yeux. A Grand-Pré, ou avait été établi le principal hôpital des Prussiens, on constata qu'ils avaient enterré plus de trois mille morts dans les champs environnants. La route parcourue par l'ennemi était jalonnée par des débris de caissons et de chariots. Les Français laissèrent passer sans les inquiéter plusieurs convois de malades, autant par humanité que par crainte de s'infecter eux-mêmes. Mais, si l'on négligeait les malades, on poursuivait vigoureusement les hommes valides. Pendant les huit jours que Brunswick était resté immobile au pied du plateau de Valmy, Dumouriez, prévoyant qu'il ne pourrait faire autrement que de battre en retraite, avait eu la précaution de jeter une bonne partie de sa cavalerie sur les flancs de l'ennemi. Beurnonville et Dillon, lancés à sa poursuite, ne lui laissaient ni trêve ni répit et lui enlevaient chaque jour des centaines de prisonniers et un bon nombre d'équipages. Pendant ce temps, Miaczinski, qui commandait à Sedan, devait inquiéter la marche des Austro-Prussiens au moment où, débouchant des défilés de l'Argonne, ils se dirigeraient vers la Meuse pour la traverser. Enfin, par la route de Rethel à Mézières restée libre, le général Chazot, avec quatre bataillons et deux escadrons, allait renforcer la petite armée de Miaczinski et la mettre à même de tenir la campagne.

Trois commissaires de la Convention, Sillery, Carra et Prieur (de la Marne), étaient arrivés à l'armée de Dumouriez ils avaient approuvé tout ce qu'il avait fait, et journellement ils écrivaient à la Convention les lettres les plus rassurantes, lui faisaient part et des désastres éprouvés par l'armée en retraite et de l'ardeur des troupes qui la poursuivaient l'épée dans les reins. Jamais, écrivaient-ils, guerre ne s'est faite avec plus d'activité et de gaieté que celle-ci ; nous ne chantons plus ça ira ! mais cela va.

Le 12 octobre, Dillon occupa les hauteurs voisines de Verdun, et somma le général ennemi d'avoir à se retirer dans la journée, s'il voulait éviter une inutile effusion de sang, ne pas être inquiété dans sa retraite et assurer le transport de ses malades. Quelques heures après, la porte de secours de la citadelle fut livrée aux Français, qui, le lendemain, reprirent pleine et entière possession de la place. Le 18 octobre, Kellermann, ayant force les avant-postes ennemis à coups de canon, se trouva en vue de Longwy. Le duc de Brunswick et le général Kalkreuth lui envoyèrent un parlementaire ; mais Kellermann, moins accommodant que Dillon, répondit qu'il ne pouvait entrer dans aucune conférence tant que l'armée ennemie serait sur le territoire de la République. Le parlementaire offrit de remettre Longwyie26 ; Kellermann exigea cette remise pour le 22. Ce jour-là, à dix heures du matin, l'évacuation de la place s'opéra ; à quatre heures de l'après-midi, le drapeau français fut replanté au point extrême de notre frontière de l'est. Le lendemain Kellermann lit tirer, dans toutes tes places de son commandement, trois salves d'artillerie pour annoncer qu'il n'existait plus d'ennemis sur le territoire de la République.

 

VI

Dumouriez nourrissait toujours son projet favori envahir les Pays-Bas autrichiens avant l'hiver. Il n'avait pas un instant à perdre pour exécuter la deuxième partie de son vaste plan. D'ailleurs, Lille était sérieusement menacée ; le duc de Saxe-Teschen venait de s'établir, avec vingt-cinq mille hommes, devant ce boulevard de la Flandre française.

Dillon et Kellermann étant chargés de poursuivre le roi de Prusse, Dumouriez se dirige sur Vouziers avec une partie de son armée. Arrivé dans cette ville, il fait filer ses troupes sur Valenciennes, et écrit au ministre de la guerre pour lui rendre compte des derniers ordres qu'il a donnés, et lui annoncer sa prochaine arrivée à Paris. Car il ne croit pas, dit-il dans sa lettre, que le devoir d'un général consiste à marcher à la tête ou à la queue de ses colonnes, lorsqu'elles ne sont pas devant l'ennemi ; il préfère employer le temps qu'elles mettront à atteindre leur destination, en allant conférer avec le conseil exécutif sur tous les détails qui peuvent faire réussir les opérations militaires qu'il médite. En même temps il dénonce au ministre un fait très-grave qui s'est passé trois jours auparavant à Rethel, et sur lequel le général Chazot vient de lui adresser un rapport circonstancié.

Déjà les divers généraux sous ses ordres avaient eu plusieurs fois à se plaindre de l'insubordination de quelques-uns des bataillons de volontaires parisiens ; des désordres, des rixes violentes, des meurtres même[19] avaient marqué leur passage dans plusieurs villes. Dumouriez, surtout depuis qu'il était victorieux, avait résolu de faire un exemple. JI n'attendait qu'une occasion elle venait de lui être fournie.

La garde nationale de Rethel, en poussant une reconnaissance vers Vouziers, avait arrêté quatre individus, qui s'étaient déclarés déserteurs de l'armée prussienne et avaient demandé à servir sous les drapeaux français ; amenés à Rethel le même jour, trois d'entre eux s'étaient engagés dans le 10e dragons, et le quatrième, qui était chirurgien, s'était mis à la disposition du général Chazot. Celui-ci venait d'arriver dans cette ville avec deux bataillons de volontaires parisiens, le Mauconseil et le Républicain. Le fameux patriote Palloy, qui commandait ce dernier bataillon, entend parler des quatre déserteurs ; sous prétexte qu'ils pourraient bien être quatre émigrés, il les fait saisir pendant la nuit par des énergumènes de sa trempe qu'il appelait ses apôtres, les accable de mauvais traitements, et leur tient cet infâme propos : J'ai promis d'envoyer quatre têtes d'émigrés à Paris. J'y enverrai les quatre vôtres cachetées dans des boîtes de plomb avec de l'eau-de-vie.

Le lendemain matin, dès sept heures, une députation de volontaires parisiens se présente chez le général Chazot, et demande qu'on juge a l'instant même les quatre émigrés que Palloy a découverts. Chazot veut haranguer les émeutiers qui, réunis sous les fenêtres de l'hôtel qu'il occupe, appuient par leurs clameurs la demande de leurs délégués mais on lui réplique : Si le général s'oppose à nos désirs, il faut l'expédier lui-même ! Espérant faire une diversion à l'émeute, Chazot annonce- que l'ennemi se montre à deux lieues de Rethel, et ordonne de battre la générale. Mais, au lieu de se rallier sous leurs drapeaux, les amis de Palloy se saisissent des quatre prisonniers et les mettent en pièces sur la place même de l'Hôtel de Ville ; puis ils forment un rond autour des cadavres et dansent la carmagnole, en criant : Voilà comme il faut traiter les aristocrates ![20]

A la nouvelle de ce meurtre, Dumouriez expédie au général Beurnonville l'ordre de faire assembler le bataillon de fédérés dit le Républicain hors du village de Launoy dans lequel il est cantonné ; de le placer au centre d'un bataillon carré d'infanterie, d'artillerie et de cavalerie ; de lui faire enlever ses armes, ses canons, ses habits et ses drapeaux, afin de le contraindre à livrer les coupables. Ceux-ci doivent être dirigés pieds et poings liés sur Paris le reste du bataillon sera licencié et tenu d'aller se représenter devant sa section. Si la moindre résistance est tentée, le général Beurnonville est autorisé, après avoir renouvelé trois fois l'injonction d'obéir, à user de la force et à n'épargner aucun rebelle. Les ordres du général en chef sont accompagnés de la proclamation suivante, destinée à être lue sur le front du bataillon avant son licenciement :

Au quartier général de Vouziers, le 8 octobre 1792, l'an Ier de la République[21].

Hommes criminels, que je ne puis nommer ni citoyens ni soldats, la France entière frémit du crime affreux que vous venez de commettre. La vengeance des lois pèse sur vos têtes coupables. Livrez vos armes et soumettez-vous, ou sinon vous serez mis à mort sans miséricorde.

Le lieutenant général Beurnonville a l'ordre de vous envoyer à Paris, sous l'escorte de cent hommes de la gendarmerie nationale. Là vous serez jugés. S'il se trouve parmi vous quelques hommes qui aient encore des sentiments dignes de la République française, ils nommeront, ils livreront eux-mêmes les cannibales qui ont porté leurs mains sanguinaires sur quatre malheureux déserteurs prussiens, qui ont déshonoré la France, qui ont souillé nos victoires. Mais, dans aucun cas, aucun de vous ne peut avoir l'honneur de servir la patrie. Car ceux d'entre vous qui ne sont pas des scélérats, sont des lâches qui n'ont pas osé s'opposer à un crime. Vos drapeaux seront rendus à vos sections ; vos habits et vos armes seront distribués à de vrais soldats.

Le général en chef,

DUMOURIEZ.

 

Le bataillon Mauconseil, qui était moins compromis, devait rester jusqu'à nouvel ordre en dehors de Mézières, dans un cantonnement très-resserré.

En même temps que Dumouriez transmettait au ministre de la guerre toutes les pièces pouvant servir à éclairer le conseil exécutif sur la déplorable affaire de Rethel, il dénonçait à la Convention la tache que des misérables, déguisés sous le respectable habit de soldats-citoyens, venaient d'imprimer à l'honneur français, et lui demandait de fixer elle-même la punition exemplaire qu'ils méritaient.

La Convention couvrit d'unanimes applaudissements la lettre de Dumouriez. Treilhard appuya vivement sa demande A l'égard des scélérats, dit-il, qui ont violé les droits de l'hospitalité en massacrant quatre soldats déserteurs des armées ennemies, le général a fait son devoir. Il est essentiel que vous prononciez sur le genre de peine à leur appliquer. Il existe une toi qui prononce la peine de mort contre les criminels qui vous sont dénoncés ; il est temps que le peuple sache que la loi punit également les chefs et les soldats coupables. Je demande que la Convention ordonne que les volontaires de la section Mauconseil et fédérés de la République soient traduits dans la ville qu'elle désignera qu'une cour martiale y soit convoquée, et les criminels jugés sans appel.

Le jour même, Albitte, au nom du comité de la guerre, présentait, et l'Assemblée adoptait, un décret qui approuvait les mesures prises par Dumouriez contre les bataillons de Mauconseil et de la République. Le pouvoir exécutif était chargé de prendre les mesures les plus promptes et les plus sûres pour la punition des coupables.

 

VII

Le lendemain de son arrivée a Paris, le 12 octobre, Dumouriez vient offrir ses hommages à la Convention nationale. Admis avec empressement a la barre, il est salué des plus vifs applaudissements et par l'Assemblée et par les tribunes :

Citoyens législateurs, dit-il, la liberté triomphe partout ; guidée par la philosophie, elle parcourra l'univers et s'assoira sur tous les trônes. Cette guerre-ci sera la dernière ; les tyrans et les privilégiés, trompés dans leurs criminels calculs, seront les seules victimes du pouvoir arbitraire contre la raison.

L'armée dont la confiance de la nation m'avait donné la conduite, a bien mérité de la patrie. Réduite, lorsque je l'ai jointe le 28 août, à dix-sept mille hommes, désorganisée par des traîtres, elle n'a été effrayée ni du nombre, ni de la discipline, ni des menaces, ni de la barbarie, ni des premiers succès de quatre-vingt mille satellites du despotisme. Les déniés de la forêt de l'Argonne ont été les Thermopyles où cette poignée de soldats de la liberté a présenté, pendant quinze jours, à cette formidable armée une résistance imposante. Plus heureux que les Spartiates, nous avons été secourus par deux armées animées du même esprit que nous ; nous nous sommes rejoints dans le camp inexpugnable de Sainte-Menehould. L'ennemi au désespoir a voulu tenter une attaque qui ajoute une victoire à la carrière militaire de mon collègue et de mon ami Kellermann... Cette partie de la République présente un sol aride, sans eau et sans bois. Les Allemands s'en souviendront. Leur sang impur fécondera peut-être cette terre ingrate qui en est abreuvée. Nos soldats étaient mal habillés, sans paille pour se coucher, sans couvertures, quelquefois deux jours sans pain... Jamais je ne les ai vus murmurer ; les chants et la joie auraient fait prendre ce camp terrible pour un de ces camps de plaisance où le luxe des rois rassemblait autrefois des automates enrégimentés pour l'amusement de leurs maîtresses et de leurs enfants. L'espoir de vaincre soutenait les soldats de la liberté. Leurs fatigues, leurs privations ont été récompensées. L'ennemi a succombé sous la saison, la misère et les maladies. Cette armée formidable fuit, diminuée de moitié. Kellermann la poursuit avec plus de quarante mille hommes, pendant qu'avec un pareil nombre, je marche au secours du département du Nord.

 

De peur que certains de ses ennemis ne cherchent à exploiter contre lui, comme naguère on l'avait fait contre Lafayette, son apparition à la barre de l'Assemblée, Dumouriez ajoute : Je n'ai point abandonné mon armée, elle est en marche sur Valenciennes et ne doit entrer en campagne que du 20 au 25. Je ne suis venu passer quatre jours ici que pour arranger avec le Conseil les détails de cette campagne d'hiver. J'en profite pour vous présenter mes hommages ; je ne vous ferai point de nouveaux serments. Je me montrerai digne de commander aux enfants de la liberté, et de soutenir les lois que ce peuple souverain va se faire lui-même par votre organe.

 

Le discours de Dumouriez est salué par une triple salve d'applaudissements ; avant de quitter la barre, le général et plusieurs des officiers qui l'accompagnent déposent sur le bureau leur décoration militaire[22] ; ce qui leur vaut de nouvelles acclamations, lorsqu'ils traversent la salle pour aller jouir au banc des pétitionnaires des honneurs de la séance auxquels le président vient de les inviter.

Cependant deux officiers sont restés à la barre, pour offrir à la Convention le premier étendard arraché aux émigrés par les soldats de la liberté. Le président accepte cet hommage, mais Vergniaud s'écrie :

Ce signe de rébellion ne doit pas être suspendu aux voûtes de ce monument ; ce signe, autour duquel se sont rangés des brigands sans courage, qui ont voulu déchirer le sein de leur patrie, ne doit point souiller vos regards. Je demande qu'il soit livré, comme les traîtres qui le portent, à l'exécuteur de la haute justice pour être brûlé au lieu ordinaire des exécutions.

Un décret est rédigé à l'instant même par l'auteur de la proposition et adopté sans discussion aucune[23].

Dumouriez, en sortant de la Convention, alla à l'Opéra assister à une représentation de gala. C'était se montrer fidèle aux traditions de l'ancien régime. Mais, le lendemain 13, il voulut prouver qu'il savait se plier aux mœurs républicaines et rendit visite à l'une des plus importantes sections de Paris, celle des Lombards. Elle avait manifesté plus d'une fois des tendances girondines, et s'était montrée, dans plusieurs occasions, disposée à tenir tête aux montagnards de l'Assemblée et de la Commune. Sachant que, d'un moment à un autre, il pouvait être attaqué par Marat et ses amis, pour l'affaire des deux bataillons, le Mauconseil et le Républicain, l'habile général tenait essentiellement à prendre pied sur le terrain même de ses adversaires et à leur enlever leur plus puissant moyen d'action en opposant les unes aux autres les sections révolutionnaires. Il avait même une paix particulière à faire avec les Lombards, parce qu'il avait dû sévir contre quelques volontaires appartenant au bataillon que cette section avait envoyé aux frontières[24]. Il tenait à séparer la cause de ces volontaires de celle des fédérés qui s'étaient rendus coupables des meurtres de Rethel et qu'il venait de signaler si vigoureusement à la vindicte publique. Montrer de l'indulgence pour les uns afin de pouvoir être plus sévère pour les autres, était un coup de maître dont l'opportunité n'échappa pas à l'esprit avisé de Dumouriez.

Il parut aux Lombards, accompagné de Santerre qui venait d'être nommé général de brigade à raison de ses glorieux exploits du 10 août[25].

Ces deux généraux si différents d'origine, d'habitudes, de caractère, de talents, étaient aux petits soins l'un vis-à-vis de l'autre. Santerre, désireux de faire rejaillir sur ses épaulettes toutes neuves un rayon de la gloire qui entourait le défenseur de l'Argonne, recherchait toutes les occasions de paraître en public aux côtés de Dumouriez. L'agent de la diplomatie occulte de Louis XV voulait obtenir de l'ex-brasseur du faubourg Saint-Antoine la disposition immédiate du matériel considérable amassé dans le camp sous Paris, matériel qui lui était indispensable pour son entrée en campagne dans les provinces belges[26]. La vanité chez l'un, l'ambition chez l'autre, faisaient tous les frais de cette liaison subite qui étonnait tout le monde.

Dumouriez savait admirablement prendre le ton qui convenait au public devant lequel il parlait. Abandonnant la phraséologie emphatique, dont il avait donné la veille un si brillant échantillon à la Convention, il enleva l'enthousiasme de son auditoire populaire à force de rondeur et de bonhomie.

Mes amis, mes frères ou mes enfants, car je suis vieux, dit-il, j'ai vu arriver votre bataillon avec plaisir. A son air imposant, à sa bonne tenue, je l'aurais pris pour une vieille troupe réglée. Il s'était glissé parmi ces braves gens quelques mauvais sujets ; mais je les ai chassés, ou pour mieux dire, c'est le bataillon lui-même qui les a renvoyés.

J'ai placé ce bataillon au poste d'honneur parce qu'il en est digne, et j'espère que vos frères d'armes auront l'honneur d'entrer les premiers dans le Brabant. Je les regarde comme mes amis et mes enfants, desquels je suis sûr.

Une souscription ayant été ouverte en faveur des fédérés des Lombards qui, comme tout le reste de l'armée française, manquaient en ce moment d'habits et de souliers, le général s'inscrivit le premier et déposa sur le bureau une somme de deux cents livres. Enfin, au moment de partir, Dumouriez s'écria : Mes enfants, permettez que j'embrasse toute l'assemblée dans la personne du président[27]. Une accolade fraternelle termina dignement cette scène de haute comédie politique.

Enhardi par le brillant succès de son expédition aux Lombards, Dumouriez n'hésita pas à s'aventurer sur un terrain plus dangereux, le club des Jacobins. Il n'y avait pas paru depuis le jour fameux où, entrant pour la première fois au ministère, il était allé, au sortir de l'audience de Louis XVI, se coiffer du bonnet rouge dans la salle Saint-Honoré et faire confirmer la nomination royale par la toute-puissante société. Les jacobins tenaient à honneur de ne pas paraître s'engouer du héros du jour. Robespierre avait recommandé à ses adeptes de s'abstenir de tout ce qui pourrait avoir l'air de la moindre flatterie[28].

Se voyant reçu avec cordialité mais sans enthousiasme, Dumouriez court vers Robespierre, l'embrasse avec effusion. et provoque ainsi d'unanimes applaudissements. Puis, au lieu de demander immédiatement la parole, il va, avec son compagnon Santerre, s'asseoir sur le premier banc qui se trouve fibre, et paraît écouter avec la plus vive attention la lecture de la correspondance. Quand enfin, il est appelé à la tribune, il prend le ton modeste et ne parle de ses succès que pour déclarer qu'il n'a fait qu'acquitter la dette sacrée qu'il devait à la République. Frères et amis, ajoute-t-il, vous avez commencé une grande époque, vous avez déchiré l'ancienne histoire de France qui n'offrait que le tableau du despotisme. D'ici à la fin du mois, j'espère mener soixante mille hommes attaquer les rois, et sauver les peuples de la tyrannie. Nous ne sommes point fatigués ; les jeunes, la misère, la faim ne nous épouvantent pas. Nous rendrons aux despotes ce qu'ils ont voulu nous donner.

Lorsque Lafayette, réplique Danton, qui occupait le fauteuil de la présidence, lorsque cet eunuque de la révolution prit la fuite, vous servîtes déjà bien la République en ne désespérant pas de son salut. Consolez-vous de n'avoir pas vu le despote de la Prusse amené par vous à Paris... Allez effacer par de nouveaux services ceux que vous venez de rendre à votre pays... Que partout la pique du peuple brise le sceptre des rois, et que les trônes disparaissent devant le bonnet rouge dont cette société vous a honoré[29].

A peine le président a-t-il fini de parler, que Collot-d'Herbois s'élance à la tribune et se livre à tout son lyrisme démagogique.

Dumouriez, s'écrie-t-il en apostrophant le général, tu as fait ton devoir, c'est là ta plus belle récompense. N'est-il pas vrai qu'il est beau de commander une armée républicaine ? N'est-ce pas que tu as trouvé une grande différence entre cette armée et celle du despotisme ?

Nous sommes défiants, nous devons l'être. Mais tu ne nous tromperas pas. La France entière t'observe, tu n'as à choisir qu'entre l'immortalité et l'infamie ; ce n'est pas un roi qui t'a nommé, Dumouriez, ce sont tes concitoyens. Souviens-toi qu'un général de la République ne doit jamais transiger avec les tyrans. Tu as entendu parler de Thémistocle. Il venait de sauver les Grecs par la bataille de Salamine. Il fut calomnié et obligé de s'expatrier ; mais il fut toujours Thémistocle et refusa de porter tes armes contre sa patrie. Après avoir longuement encore parlé de Scipion, d'Antiochus, et fait à Dumouriez un cours d'histoire grecque et romaine, Collot-d'Herbois, au paroxysme de l'inspiration, s'écrie : Tu vas à Bruxelles ; la liberté y va renaître sous tes auspices. Tu vas rendre les enfants à leurs pères, les épouses à leurs époux. Enfants, citoyens, filles, femmes, tous se presseront autour de toi, tous t'embrasseront comme leur père... De quelle félicité tu vas jouir, Dumouriez !... Ma femme !... elle est de Bruxelles !... elle t'embrassera aussi !...

Peut-être ne partagera-t-on pas l'avis de Robespierre qui qualifia le lendemain ce discours de sublime[30], mais du moins on reconnaîtra que jamais le sublime ne toucha de plus près au ridicule.

L'assistance, néanmoins, tient son sérieux ; bien plus, elle prodigue ses applaudissements à Collot et à son dithyrambe. L'éloquent discours de Collot-d'Herbois, dit Dumouriez lui-même, restera toujours gravé dans mon âme, il me servira de leçon ; mais ce n'est pas pour moi seul, je demande pour la nation entière l'impression de ce discours[31]. Après quoi, le général sort de la salle, sans qu'aucun membre de la société ait osé lui réclamer la moindre explication sur le traitement réservé aux bataillons que Marat avait pris sous sa protection spéciale.

L'explication, si elle avait été exigée, aurait été de nature à rassurer les montagnards les plus chatouilleux sur l'honneur des volontaires parisiens. Car Dumouriez venait précisément de recevoir une lettre de son lieutenant Beurnonville, qui lui apprenait que les bataillons avaient livré d'eux-mêmes les individus auxquels pouvaient être imputés tant l'assassinat commis à Rethel que les horreurs exercées à Châlons et à Château-Thierry qu'il les avait harangués par compagnie, et qu'il était heureux d'avoir pu rendre huit cents citoyens à la République et à l'honneur.

L'affaire de Rethel perdait ainsi sa gravité. Mais Marat, dans sa fiévreuse envie contre toutes les renommées, était résolu à la pousser à bout. Il y voyait une occasion de dépopulariser celui dont le nom était dans toutes les bouches, et il n'était pas homme à se la laisser ravir.

 

VIII

L'Ami du peuple n'avait pas osé attaquer Dumouriez en face ; mais le lendemain, n'ayant plus à craindre son redoutable contradicteur, il se met à déblatérer contre lui dans la salle Saint-Honoré. Il obtient à force d'insistance que la société le déléguera, lui et deux autres députés montagnards, Bentabole et Maribon-Montaut, pour réclamer du général des explications complètes sur les procédés dont il a usé vis-à-vis des braves sans-culottes parisiens.

Aussitôt il entraîne après lui les deux acolytes qu'on lui a donnés, et, résolu à faire un esclandre !à où il trouvera Dumouriez, il se met à sa recherche. Le général, avide d'ovations et de plaisirs, était assez difficile à rencontrer. Chaque soir il courait les clubs, les sections, les spectacles et les bals. Les trois députés se rendent d'abord à son hôtel. Ils n'y obtiennent que des indications assez vagues sur le lieu où ils peuvent espérer le joindre. Mais la haine est le plus sur des instincts. Tout Paris s'entretenait d'une fête splendide qui, ce soir-là, devait être donnée au glorieux défenseur de l'Argonne par la belle Julie Talma et son mari. On y avait invité, pour faire honneur au héros du jour, l'élite de la Gironde, des artistes, des hommes de lettres. Le personnel féminin se composait des actrices les plus en renom. C'était rue Chantereine qu'un enfant de Thalie fêtait un enfant de Mars[32]. Marat y court, suivi de ses deux compagnons, et, sans se faire annoncer, pénètre dans le premier salon.

Celui qu'ils rencontrent tout d'abord, c'est Santerre devenu l'inséparable de Dumouriez et qui semblait remplir là le rôle d'introducteur, Marat ne perd pas son temps à reprocher au général-brasseur de compromettre sa personnalité jacobine dans une pareille société ; il le prend par le bras, fend la presse et pousse droit à Dumouriez.

Qu'on juge du trouble et de l'émotion de la foule joyeuse et parée qui remplit les salons de Talma, lors qu'elle voit apparaître Marat revêtu de sa carmagnole de tous les jours, le front enveloppé d'un vieux madras rouge, crotté jusqu'à l'échine, mais la tête haute, le verbe élevé, criant, gesticulant et demandant le général pour affaire qui ne souffre aucun détail. Les invités s'écartent avec dégoût. Dumouriez se retourne et se trouve face à face avec le hideux trouble-fête. Général, je viens au nom de la société des amis de l'Égalité et de la Liberté vous demander compte des mesures prises contre deux bataillons de volontaires parisiens. Il n'est pas possible que douze cents hommes se soient livrés à des excès sans motif. Il doit y avoir dans tout ceci un dessous de cartes. On dit que les personnes massacrées étaient des émigrés.

Eh bien ! monsieur, quand ce seraient des émigrés ?

Les émigrés sont des rebelles à la patrie, et vos procédés envers les bataillons sont d'une violence impardonnable.

Mais, monsieur, qui êtes-vous donc, pour m'interroger ainsi ? réplique Dumouriez, qui fait semblant de ne pas reconnaître celui qui l'interpelle.

Vous voulez savoir mon nom ? Eh bien je suis Marat.

Ah ! c'est vous qu'on appelle Marat, répond le général, en le toisant avec mépris. Je n'ai rien à vous dire ; adressez-vous au ministre de la guerre, auquel j'ai remis toutes les pièces.

Dumouriez tourne le dos à l'Ami du peuple, et le laisse se débattre au milieu d'officiers qui lui reprochent l'étrangeté de sa démarche, sa tenue cynique, ses diatribes quotidiennes. Marat veut de nouveau élever la voix ; mais Talma s'élance sur lui, le saisit par le bras et, d'une voix terrible, lui crie : De quel droit, citoyen Marat, viens-tu insulter nos femmes et.nos sœurs ? Le geste et le coup d'œil du tragédien font reculer l'ambassadeur de la démagogie jugeant que sa sûreté personnelle pourrait courir quelque risque s'il restait plus longtemps au milieu de ce ramas de contre-révolutionnaires, il se hâte de gagner la porte. Ses deux acolytes, pendant toute cette scène, n'avaient pas ouvert la bouche ; mais leur contenance embarrassée démontrait suffisamment qu'ils sentaient le ridicule et l'inconvenance de la situation où leur terrible collègue les avait engagés. Aussi le suivent-ils avec empressement dans sa prudente retraite. Le camarade et l'ami du maître de la maison, le joyeux Dugazon, s'empare d'une cassolette de parfums et reconduit les trois jacobins en purifiant l'air, qu'ils ont, prétend-il, vicié de leur souffle empesté. La fête continue ; mais elle n'était pas même finie que Paris s'éveillait en entendant les porteurs du journal de Marat crier dans toutes les rues : Grande conspiration découverte par l'Ami du peuple ! grand rassemblement de girondins et de contre-révolutionnaires chez Talma !

Dès neuf heures du matin, à l'ouverture des bureaux de la Convention, Marat court au Comité de surveillance de l'Assemblée, exige la production des pièces envoyées par le ministre de la guerre, passe la journée à recueillir des renseignements, court le soir aux Jacobins, raconte la scène de la nuit précédente, déclare que Dumouriez et Chazot ont commis une série de faux pour convertir en déserteurs prussiens de véritables émissaires des émigrés. Bentabole l'appuie en dénonçant l'article du Courrier des Département où Gorsas avait raconté la déconvenue de Marat et s'était permis d'amuser ses lecteurs aux dépens de l'Ami du peuple. Un tumulte effroyable éclate dans le pandémonium de la rue Saint-Honoré les uns soutiennent Marat et tonnent contre le général qui a osé malmener les délégués de la toute-puissante société ; d'autres, plus politiques, trouvent que Marat, cette fois, a lancé ses accusations beaucoup trop à la légère, et insinuent que la prudence conseille de ne pas entrer en lutte ouverte avec un général vainqueur, qui jouit dans son armée et dans le pays d'une immense popularité. Après une discussion des plus vives, le club se sépare sans rien décider[33].

 

IX

Marat ne se tient pas pour battu. Le lendemain,-18, dès l'ouverture de la séance de la Convention, il s'installe au pied de la tribune pour l'envahir dès qu'elle sera libre. Mais il est obligé d'attendre que trois ministres, qui ont à entretenir l'Assemblée d'objets de la plus haute importance, aient achevé leurs communications. D'autres affaires réclament en vain d'urgentes solutions, Marat prétend qu'il a à révéler un fait de la plus haute gravité :

Peut-être, dit-il, en ce moment un complot tramé contre moi va recevoir son exécution !

La majorité éclate de rire, mais la Montagne soutient Marat de ses vociférations. En vain le président, Lacroix, veut-il faire respecter le règlement.

Oui ! s'écrie l'Ami du peuple malgré les murmures de la plus grande partie de l'Assemblée, oui, des complots sont ourdis ; des ministres astucieux, des généraux perfides, dénaturent les pièces qu'ils nous envoient... Ils en ont imposé à l'Assemblée pour lui arracher un décret sanguinaire...

Comment sanguinaire ! Mais c'est le sanguinaire Marat qui parle !... A l'ordre ! à l'ordre ! crie-t-on de toutes parts.

Président, réplique l'orateur, je vous demande du silence ; j'ai, comme la clique qui m'interrompt, le droit d'être entendu.

Je ne puis que vous donner la parole, répond Lacroix ; il m'est impossible de vous donner le silence.

Cependant on se tait un moment, et Marat essaye de recommencer son discours

L'opinion publique indignée s'élève contre les mesures violentes que vous avez prises contre deux bataillons patriotes...

Vives dénégations.

Faut-il qu'un homme accablé de vos clameurs soit plus jaloux de votre honneur que vous-mêmes ?...

Laissez-nous-en le soin !

Marat explique pourquoi il a cru devoir faire, la veille et l'avant-veille, ces fameuses démarches auprès de Dumouriez et du Comité de surveillance. Il a été au Comité militaire, au ministère même pour rechercher la seule pièce de conviction qui existe sur l'affaire de Rethel le procès-verbal de la municipalité. On ne la lui a pas fournie, donc on l'a soustraite ; sinon, qu'on la produise, et l'on verra que les quatre déserteurs étaient des espions qui venaient sous nos drapeaux, nous trahir et conspirer peut-être avec le général !...

A cette accusation directe contre le sauveur du pays, de violents murmures éclatent.

Lacroix les réprime en répondant aux interrupteurs :

Comme Marat s'est servi du mot peut-être, il m'est impossible de le rappeler à l'ordre.

Je veux parler du général Chazot, dit Marat ; il existe un grand nombre de dénonciations sur les malversations de ce général.

Puis il continue sa diatribe au milieu du bruit toujours croissant. On réclame de toutes parts l'ordre du jour.

Je sais, s'écrie l'orateur, que, dans cette assemblée, un grand nombre de membres me voient avec déplaisir.

Avec mépris !

Avec horreur !

Tous, tous !

Plusieurs députés le menacent du geste et de la voix ; l'Ami du peuple lance cette apostrophe à l'un de ses interrupteurs

Je ne sais si Rouyer est un spadassin, mais s'il a espéré me rabaisser à son niveau, qu'il se détrompe ; je me dois au salut public, je resterai à mon poste. Ce n'est pas comme homme que je parle, ce n'est pas comme citoyen, c'est comme représentant du peuple. J'ai été menacé par le citoyen Rouyer, mais s'il entreprend contre moi quelques voies de fait, je repousserai ces outrages en homme de cœur.

Brodant sur ce nouveau thème, Marat se met à énumérer ses mérites civiques, à faire de sa propre personne un éloge éhonté.

Assez, assez ! crie presque toute l'Assemblée ; qu'il parle des généraux, puisqu'il veut les calomnier, mais qu'il cesse de parler de lui qu'il n'abuse pas de notre patience.

Le président rappelle l'orateur à la question. Marat termine enfin son discours en réclamant séance tenante la lecture du procès-verbal de la municipalité de Rethel et de la lettre du général Chazot.

Pendant qu'on va chercher les pièces, Rouyer obtient la parole :

Les traits lancés contre moi, dit-il, partent de trop bas pour que j'y fasse attention. Quand même il serait vrai que les, quatre hommes qu'on a assassinés fussent des émigrés, ce fait justifierait-il le bataillon qui les a immolés ? Les soldats doivent combattre les émigrés, la justice doit faire tomber leurs têtes.

 

On lit les pièces officielles, et il en résulte que les quatre prisonniers étaient quatre jeunes Français, déserteurs du régiment des chasseurs impériaux russes, qui venaient se ranger sous les étendards de la République, et qui, de fait, depuis l'avant-veille, avaient, contracté un engagement pour rejoindre le 10e régiment de dragons à Rocroy. La lecture de ces pièces, produites par le rapporteur Lasource, fait une telle impression sur l'Assemblée, que Marat croit devoir lui-même expliquer qu'il n'a jamais été dans son intention de disculper les bataillons d'avoir voulu prévenir l'action de la justice. Ils ont manqué à la forme, ajoute-t-il, mais vous voyez que vos généraux en avaient imposé lorsqu'ils vous ont représenté les quatre malheureuses victimes de cette affaire comme des déserteurs prussiens. Les lettres particulières arrivées des bataillons prouvent que cette affaire a été l'effet d'une rixe particulière, car les quatre déserteurs ont été tués dans un cabaret ou ils avaient été reconnus comme émigrés[34]. Les volontaires voyaient que vos décrets contre les prévenus d'émigration n'étaient pas exécutés ; ifs se sont fait justice eux-mêmes, voilà tout. Mais était-ce une raison suffisante pour vous faire voter les mesures violentes et atroces que l'on vous a proposées ? J'ai rempli mon devoir, je me retire.

Kersaint déclare qu'il est heureux de pouvoir apprendre à l'Assemblée que les deux bataillons se sont empressés de rentrer eux-mêmes dans le devoir et de livrer les coupables à la justice. Aussitôt leurs armes leur ont été rendues, et dans ce moment même ils sont en marche pour l'armée du Nord, brûlant d'effacer dans le sang des ennemis la tache dont un mouvement d'erreur avait couvert leur patriotisme.

Boileau n'ajoute que quelques mots pour préciser la moralité que l'on doit tirer de ce pénible débat et pour flétrir de nouveau celui qui l'a audacieusement soulevé

Un agitateur, s'écrie-t-il, dont le nom seul fait frémir d'horreur, vous a dit qu'il ne prétendait pas justifier l'assassinat des quatre déserteurs prussiens. Je vous dirai qu'hier il a voté à la tribune des Jacobins pour qu'on accordât aux auteurs du crime une couronne civique. Citoyens, que ce trait caractéristique nous apprenne à connaître l'homme qui vient sans cesse parler au nom du peuple. Je demande qu'on ne s'occupe plus de lui, et que, lorsqu'il parlera à cette tribune, elle soit à l'instant purifiée.

L'Assemblée, pleinement édifiée sur la valeur des accusations de Marat, passe à l'ordre du jour. Le lendemain, Dumouriez partait pour Valenciennes, et allait rejoindre le corps d'armée qui avait quitté cette ville un mois auparavant, s'était trouvé au jour dit sur le plateau de Valmy et était revenu à son point de départ pour assister à la seconde partie du programme de son général l'invasion de la Belgique.

 

X

Le mouvement opéré dans les premiers jours de septembre par Beurnonville, sur l'ordre exprès de Dumouriez, avait considérablement affaibli la frontière du nord-ouest. Le duc Albert de Saxe Teschen gouverneur des Pays-Bas et beau-frère de Marie-Antoinette, en avait profité pour entrer en France et pour s'emparer de Roubaix, Tourcoing, Saint-Amand, Orchies. Le 16 septembre, les Autrichiens étaient sous les murs de Lille.

Les courageux habitants de cette grande cité se préparaient depuis quelques jours à l'attaque dont ils étaient menacés. Ils savaient qu'ils ne pouvaient attendre aucun secours ni de Dumouriez, alors occupé à concentrer toutes les ressources de la France à Valmy, ni du pouvoir exécutif, qui, par l'organe de Roland, leur déclarait ne pouvoir leur accorder les renforts et les munitions que la municipalité et l'autorité militaire, à l'envi l'une de l'autre, réclamaient comme indispensables à la conservation de la principale place forte du nord de la France[35].

La garnison de Lille n'était composée que de quatre mille hommes de troupes et de six mille gardes nationaux mais parmi ceux-ci elle comptait un certain nombre de compagnies de canonniers sédentaires, exercés de longue main à la manœuvre de l'artillerie de rempart ; leur organisation datait de plusieurs siècles et attestait la sagesse de la constitution municipale des anciennes cités flamandes.

Ce fut à ces canonniers que Lille dut en grande partie son salut. Ainsi, à quelques jours de distance, sur le plateau de Valmy comme sur les remparts de Lille, armée et garde nationale allaient montrer aux rois coalisés tout ce que le génie de la liberté peut enfanter de dévouement et d'héroïsme, et leur apprendre à leurs dépens qu'ils n'auraient pas aussi bon marché qu'ils le croyaient des idées nouvelles.

Albert de Saxe-Teschen avait amené vingt-cinq mille hommes, huit mille chevaux, douze mortiers, cinquante canons. Ce n'était pas assez pour investir entièrement la place, mais c'était plus que suffisant pour lui faire éprouver toutes les horreurs d'un bombardement. En établissant ses batteries de manière à frapper de ses projectiles incendiaires le quartier le plus pauvre, Saint-Sauveur, le général autrichien espérait provoquer un soulèvement de la classe ouvrière et par suite la reddition de Lille.

Le 24 septembre, ses préparatifs étant à peu près achevés, il envoie à la municipalité cette première sommation dans laquelle il tient un tangage plein de mansuétude et semble ne vouloir assiéger la cité flamande, que pour resserrer avec ses habitants des relations de bon voisinage

Les malheureux événements en France ayant déterminé Sa Majesté l'Empereur et Roi, comme bon voisin de la Flandre française, à venir au secours des bons citoyens de cette province et sauver leur légitime roi et sa famille du malheur qui les accable, nous déclarons, par ceci, que tous ceux qui déposeront leurs armes et se soumettront à la protection que Sa Majesté l'Empereur et Roi leur accorde, seront traités en amis et jouiront de toute la protection de la loi — comme tous les habitants des villes où ils ont pénétré en ont joui — ; mais ceux qui s'y opposeront seront traités comme rebelles à leur légitime souverain.

Donné à notre quartier général devant Lille, le 24 septembre 1792.

ALBERT.

 

Cette sommation n'ayant produit aucun résultat, le commandant des forces autrichiennes en adressa une seconde, d'un style un peu différent, à la municipalité de Lille.

Établi devant votre ville avec l'armée de Sa Majesté l'Empereur et Roi, confiée à mes ordres, je viens, en vous sommant de la rendre ainsi que la citadelle, offrir à ses habitants sa puissante protection. Mais si, par une vaine résistance, on méconnaissait les offres que je lui fais, les batteries étant dressées et prêtes à foudroyer la ville, la municipalité sera responsable à ses concitoyens de tous les malheurs qui en seraient la suite nécessaire.

Fait au camp devant Lille, le 29 septembre 1792.

ALBERT DE SAXE.

 

A cette nouvelle sommation, le corps municipal répliqua par ces simples mots, qui certes ne craignent pas le parallèle avec les plus fières réponses que l'antiquité nous ait léguées :

La municipalité de Lille à Albert de Saxe.

Nous venons de renouveler notre serment d'être fidèles à la nation, de maintenir la liberté et l'égalité ou de mourir à notre poste ; nous ne sommes pas des parjures[36].

 

Une heure après que la détermination des défenseurs de Lille était connue au camp autrichien, une pluie de feu tombait sur l'héroïque cité. L'artillerie des remparts y répondit bravement, mais ne put naturellement faire taire les mortiers et les canons de gros calibre que le duc de Saxe-Teschen avait mis en batterie ; les Autrichiens tancèrent, en l'espace de cent quarante-quatre heures, trente mille boulets rouges et six mille bombes. Ils ne songeaient pas à faire une brèche aux remparts et à préparer un assaut ; mais ils voulaient allumer des incendies dans plusieurs parties de la ville. Ils y réussirent ; la principale église, Saint-Étienne, et un nombre considérable de maisons, devinrent la proie des flammes.

Les Lillois ne cessèrent pas un instant de répondre au feu terrible de l'ennemi. Les canonniers de la garde nationale étaient à leur poste, comme les pompiers au leur. Deux portes, celles de Béthune et de Dunkerque, n'ayant pu être investies, laissaient les communications libres entre la place assiégée et les environs, facilitaient les approvisionnements. Mais aucun des défenseurs de Lille ne songeait à la quitter. Chaque jour, au contraire, des bataillons de volontaires accouraient du dehors pour partager les dangers de leurs frères du dedans.

A la première nouvelle du bombardement, la Convention avait promis les secours les plus prompts et envoyé pour les organiser, avec des pouvoirs illimités, six de ses membres[37].

Les renforts arrivaient sans cesse et se réunissaient dans un camp que le général Labourdonnaye formait à huit lieues de Lille, sous les murs de la petite ville de Lens. En même temps, la retraite de l'armée austro-prussienne, commencée le 1er octobre à cinquante lieues de là, dans les plaines de la Champagne, allait permettre à une partie de l'armée du Nord de revenir à son point de départ.

Albert de Saxe comprit qu'il était opportun et prudent de renoncer à une entreprise désespérée. De cette expédition et des procédés barbares qu'il avait inutilement employés pour intimider les Lillois, la honte allait retomber sur lui, mais la peine devait un jour en être supportée par la malheureuse Marie-Antoinette, dont la propre sœur avait été vue, dit-on, parcourant le camp de son mari, excitant l'ardeur des soldats et mettant lui-même le feu à l'un des canons qui foudroyaient la ville.

Le bombardement se ralentit le 3 octobre au soir, il cessa définitivement le 5. Les commissaires de la Convention, qui étaient encore ce jour-là à Béthune, arrivèrent le soir à Lille, juste pour assister à la retraite des Autrichiens.

Sur leur rapport, la Convention décréta que les habitants de Lille avaient bien mérité de la patrie. Une somme de deux millions fut accordée à la malheureuse cité pour l'aider à réparer ses ruines, à secourir ses habitants les plus mal aisés. L'érection d'un monument commémoratif d'une si glorieuse défense fut votée en principe[38]. A cette occasion, Gossuin, l'un des députés du Nord, proposa d'autoriser au nom de la République de courir sus à Albert de Saxe-Teschen et de promettre cent mille livres de récompense à qui livrerait sa tête. Cette motion souleva de nombreuses réclamations.

Un député, dont les journaux du temps ne nous donnent malheureusement pas le nom, fit entendre ces nobles paroles :

Nous sommes républicains, et les républicains ne doivent se distinguer que par des actions généreuses et par des actes de grande vertu. Or, ce que l'on vous propose à l'égard d'Albert de Saxe est contraire à ces vertus républicaines. Je demande la question préalable.

Mais Jean Debry, qui déjà, à l'Assemblée Législative, un mois auparavant, avait proposé sa fameuse légion des tyrannicides, crut que l'occasion était arrivée de renouveler sa motion il s'écria : Je ne conçois pas quel est cet honneur féodal qui consiste à épargner les tyrans qui font la guerre aux peuples... Il faut détruire ces bêtes fauves... J'avais présenté à la Législature un projet contre les tyrans ; je suis encore dans le sens de ce projet qui, je crois, est dans les principes de la morale universelle.

Les conventionnels, imitant l'exemple de leurs prédécesseurs, renvoyèrent la proposition de Gossuin et de Jean Debry à leurs comités, sans vouloir se prononcer en faveur de ces sauvages théories.

 

XI

Pendant la courte campagne qui venait de se terminer par l'expulsion des étrangers hors du territoire français, plusieurs officiers supérieurs avaient été l'objet d'attaques très-vives de la part des ultra-révolutionnaires. Une démarche imprudente, un faux mouvement, une position mal expliquée suffisaient à la soupçonneuse société des Jacobins pour formuler contre un chef militaire, quelques services qu'il eût rendus antérieurement, une virulente accusation qui trouvait de l'écho jusque dans le sein de l'Assemblée nationale. Dès les premiers jours de son existence, la Convention n'avait pu résister à la tentation d'appeler à sa barre les généraux, qui en bonne règle ne devaient avoir à répondre de leur conduite qu'au ministre de la guerre, seul intermédiaire possible entre le pouvoir législatif et la force armée.

On avait vu son président interroger pendant deux heures le général Duhoux, accusé d'avoir laissé la ville de Reims dégarnie de troupes. Mais de cet officier assez obscur, et qu'un décret ne tarda pas à renvoyer à ses fonctions, on passa bientôt à des généraux plus en renom, Luckner et Dillon.

Luckner, comme nous l'avons vu, avait été affublé du titre de généralissime lorsqu'on avait voulu lui retirer le commandement de l'armée du Centre ; mais il avait été sous-entendu que ce titre masquerait sa disgrâce et qu'il serait relégué à Châlons sur les derrières des armées qui couvraient alors la frontière. Là on lui avait confié la mission, bien peu compatible avec ses habitudes d'ancien chef de partisans, de veiller à la réception, à l'enrôlement et à la première instruction militaire des volontaires nationaux.

L'un des dictateurs de l'Hôtel de Ville, l'un des organisateurs des massacres de septembre, Billaud-Varennes, lui avait été expédié pour surveiller de près sa conduite en qualité de commissaire du pouvoir exécutif. L'émissaire de Danton resta une quinzaine de jours au quartier général de Luckner et en revint avec un acte d'accusation tout dressé contre le vieux maréchal. Ce fut par la lecture de cet acte que cet homme, la plus sombre personnification du despotisme démagogique, prit possession du siège que ses coreligionnaires politiques lui avaient ménagé pendant son absence, et qu'il commença la longue série des dénonciations au moyen desquelles il mit, pour ainsi dire, en coupe réglée les généraux de l'armée française.

Cette première fois, la Convention ne 'voulut pas écouter le futur inquisiteur du comité de salut public et se rendit à l'observation de Ducos, qui fit remarquer avec raison qu'il était impossible de délibérer des plans de campagne en séance publique. On se borna d'abord à inviter Luckner à venir résider à Paris, afin d'éclairer le pouvoir exécutif de ses avis. Mais, quand le maréchal se fut rendu à cette invitation, on ne le consulta sur rien, on le ballotta de comité en comité et on ajourna de mois en mois le rapport qui devait statuer sur son sort[39].

Quelques jours après, ce fut le tour de Dillon. Ce général, qui commandait l'avant-garde des troupes tancées à la poursuite de l'armée austro-prussienne, avait écrit au landgrave dé Hesse, l'un des généraux de cette armée, une lettre assez extraordinaire, par laquelle il l'invitait à reprendre dans les vingt-quatre heures le chemin de son pays, lui promettant, s'il obéissait à cette injonction, de lui laisser le passage libre à travers l'armée française, qui déjà occupait plusieurs points d'ou les ennemis pouvaient être sérieusement inquiétés. A la lecture de cette lettre, de violents murmures éclatent au sein de l'Assemblée Billaud-Varennes demande la mise en accusation de Dillon. Il faut que le décret soit immédiatement rendu ! s'écrie Couppé ; un jour de retard peut mettre en état de trahir cet officier, qui s'est permis de faire ainsi des propositions de paix. Un autre membre va jusqu'à réclamer l'arrestation des trois commissaires Carra, Sillery et Prieur, qui par leur présence ont en quelque sorte sanctionné la conduite de Dillon, car ils n'ont pas mis la main sur le traître[40].

La Convention cependant ne prend pas ce parti, et demande un rapport au ministre de la guerre ; mais le 16 octobre les mêmes débats se renouvellent à l'occasion de la sommation que Dillon avait adressée au général prussien Courbière pour l'évacuation immédiate de Verdun. Les généraux, ne doivent pas diplomatiser, mais combattre, s'écrie Barrère. — Il doit leur être interdit, ajoute Choudieu, d'entamer quelque négociation que ce soit avec les ennemis de la République, tant que ceux-ci occupent une portion du territoire français.

Deux jours après, Dillon était rappelé.

Avant Luckner et Dillon, et plus qu'eux encore, un autre général avait été en butte aux attaques incessantes des ultra-révolutionnaires ; c'était Montesquiou. Depuis plusieurs mois, de son camp de Cessieux près de Grenoble, il préparait en silence l'invasion de la Savoie, tandis que son lieutenant Anselme se disposait à attaquer le comté de Nice. Mais, aussitôt, que les armées austro-prussiennes avaient paru sur la frontière de l'est, le conseil exécutif avait cru devoir ajourner la double attaque dirigée contre les possessions piémontaises, et avait enjoint à Montesquiou de diriger vers l'armée de Biron et de Kellermann une partie des troupes qu'il avait rassemblées et formées. Dès tors, le général de l'armée du Midi s'était trouvé trop faible pour accomplir la promesse qu'il avait faite aux commissaires de l'Assemblée Législative envoyés près de lui, après le 10 août, d'entrer en Savoie avant le 1er septembre. Cependant, grâce à des efforts extraordinaires, il parvint à ne retarder que de trois semaines l'effet de cette promesse. Le 21, il franchit la frontière sarde ; le 23, il occupa Montmeillan sans coup férir, et, le 25, il fit son entrée triomphale à Chambéry.

Mais pendant qu'en quelques jours il conquérait ainsi à la France une province entière, il était dénoncé à la Convention comme un traître et un lâche. L'Assemblée n'avait pas encore deux jours d'existence, et déjà Tallien (23 septembre) demandait que des commissaires fussent envoyés immédiatement au camp de Cessieux pour examiner la conduite de cet ancien membre de l'Assemblée Constituante, suspect à plus d'un titre. Vous verrez, dit l'ancien secrétaire-greffier de la Commune de Paris, qu'il n'entrera pas en Savoie et désorganisera votre armée !Je demande, ajoute Garran, que vous déclariez que Montesquiou a perdu la confiance de la nation. — Dès qu'un général est soupçonné, dit Chénier, il doit être destitué. Montesquiou d'ailleurs n'a-t-il pas adhéré à la pétition de Lafayette ? Danton, qui cumulait les fonctions de représentant et celles de ministre de la justice, n'ayant pas encore été remplacé en cette dernière qualité, s'écrie : Il est bon que la Convention sache que le Conseil exécutif partage son opinion sur Montesquiou ! Devant ce tollé général, la majorité prononce la destitution réclamée.

Le lendemain, 24, arrive la nouvelle de l'entrée de Montesquieu en Savoie ; le 26, celle de la prise de possession de Montmélian. Aussitôt Lacroix, président du Comité de la guerre, s'élance à la tribune et réclame la réalisation immédiate d'un grand acte de justice, dit-il : le rapport du décret du 23. Gensonné, Lanjuinais, Couthon lui-même parlent dans le même sens. Mais Osselin, Charlier et Danton insistent pour le maintien du décret, sauf à ce que l'on en suspende l'exécution jusqu'après le rapport des commissaires Dubois Crancé, Lacombe Saint-Michel et Gasparin, nommés dans une séance précédente pour se rendre à l'armée du Midi. Le 6 octobre, la Convention reçoit une lettre, datée de Chambéry, dans laquelle le général vainqueur, après avoir mis à néant les accusations dont il est l'objet, s'écrie :

Rien ne peut effacer le décret du 23 septembre il faut que le citoyen qui commande une armée française soit non-seulement pur, mais exempt de soupçon. Je ne sollicite qu'une grâce c'est la permission de rentrer dans mes foyers, d'y jouir de mes droits de citoyen, et d'y prouver par l'obscurité de ma vie que, si jamais j'ai eu quelque ambition, c'était celle de servir ma patrie[41].

 

Le lendemain, 7 octobre, les commissaires de la Convention ayant confirmé la nouvelle de l'évacuation complète de la Savoie par les Piémontais, la démission du général victorieux est refusée et le décret de destitution rapporté.

Le lieutenant de Montesquieu, Anselme, avait eu à vaincre sur le Var les mêmes obstacles qui avaient empêché son chef d'entrer en Savoie aussitôt qu'il l'aurait voulu. Comme lui, il avait été longtemps arrêté par le nombre tout à fait insuffisant des troupes mises à sa disposition. Les Piémontais, au contraire, étaient parfaitement approvisionnés et comptaient huit mille hommes d'infanterie et dix à douze mille hommes de milices du pays ; deux cent quatorze pièces de canon, mortiers et obusiers garnissaient Nice, Montalban, les côtes et la rive gauche du Var. Cependant, le 17 septembre, Anselme reçoit de Montesquiou l'ordre d'attaquer. Il presse les autorités militaires de lui fournir des armes et des munitions, tandis qu'il réclame à la municipalité de Marseille l'envoi immédiat de six mille hommes de gardes nationales et de volontaires. Marseille expédie les six mille hommes, fournit des vaisseaux pour leur transport et un million en numéraire[42]. La mer était libre ; les Anglais, quoique très-mal disposés, n'avaient pas encore déclaré la guerre à la France et ne pouvaient nous empêcher de bloquer, même de bombarder Nice.

Le contre-amiral Truguet part de Toulon avec une escadre de neuf vaisseaux, arrive le 28 septembre devant cette ville et s'embosse à demi-portée de canon. Pendant ce temps, Anselme, toujours très-faible en troupes régulières, est obligé de se contenter de faire des démonstrations sur les rives du Var, sans cependant le franchir. Mais le général piémontais Saint-André, à la vue de l'escadre française, prend peur ; il désespère de pouvoir défendre contre quelques vaisseaux une ville de quarante mille âmes, il croit déjà que les Français l'entourent et vont lui couper la retraite. Il ramène en arrière les détachements qui défendent la ligne du Var, dissout les milices provinciales et abandonne Nice. De nombreux émigrés — cinq mille, dit-on, — étaient depuis longtemps réfugiés dans cette ville. Ils sont obligés de fuir en toute hâte un grand nombre d'habitants les suivent.

Les quelques magistrats et notables qui restent, voyant les propriétés menacées de pillage par les aventuriers dont toute cité maritime est remplie, députent au général Anselme le secrétaire municipal Ferrandi, pour lui déclarer que Nice se met au pouvoir et sous la protection de la France.

Ce jour-là même, instruit de la panique de l'ennemi, Anselme passait le Var avec trois mille cinq cents hommes, deux cents dragons et quelques pièces de canon. Cependant, craignant un piège, il hésite encore et s'avance avec une extrême prudence. Mais il rencontre à moitié route l'envoyé de Nice accompagné d'une nombreuse députation. De peur de faire connaître aux Piémontais, qui ne sont encore qu'à trois oui quatre lieues en arrière, le peu de forces qu'il amène avec lui, il fait halte à quelque distance de la ville et n'y pénètre qu'à la nuit tombante. La population l'accueille comme un sauveur. Les Piémontais en se retirant avaient laissé garnison dans deux petites places, Montalban et Villefranche. Cette dernière contenait plus de cent pièces de canon, cinq mille fusils, un million de cartouches, beaucoup d'approvisionnements et d'effets militaires, une frégate et une corvette armées, un arsenal maritime en parfait état. Dès le 29, Montalban capitule et le lendemain, 30, Villefranche suit son exemple.

Un orage affreux ayant fait déborder le Var et rendu la mer impraticable, Anselme se trouve un moment fort embarrassé de sa facile victoire. Séparé du gros de son armée et sans communications avec la-flotte, il se voit exposé au retour offensif de l'ennemi. Afin de lui faire croire que rien ne l'arrête dans sa marche en avant, il expédie, le 1er octobre, quelques dragons et chasseurs corses jusqu'aux portes de Saorgio ; mais là les Piémontais s'étaient retranchés en forces, couvrant la route de Coni et le Piémont. L'avant-garde française, après avoir essuyé une vive fusillade, est obligée de se rabattre sur Broglio, qu'elle occupe le 3 octobre, et le général Brunet s'établit en observation à Sospetto avec deux mille hommes. On ne pouvait faire plus. Le 12 octobre, Anselme, toutes ses troupes réunies, ne comptait encore que douze mille hommes dans sa petite armée.

Mais laissons Montesquiou et Anselme jouir de leurs faciles triomphes et remontons du midi vers l'est ; car, pour faire connaître l'ensemble des affaires militaires au milieu d'octobre 1792, il ne nous reste plus qu'à exposer ce qui se passait en Alsace et sur les bords du Rhin.

 

XII

Pendant que Dumouriez et Kellermann accouraient, l'un de Valenciennes, l'autre de Metz, pour arrêter l'invasion prussienne dans les plaines de la Champagne, que l'armée du midi s'ébranlait pour conquérir Nice et la Savoie, Biron, commandant en chef de l'armée du Rhin, avait été condamné à une inaction forcée. Le mouvement de Kellermann avait découvert son flanc gauche et il s'était trouvé réduit à observer les mouvements de l'armée autrichienne. Mais l'incurable jactance des émigrés qui suivaient l'armée ennemie vint bientôt en aide à Biron. Us persuadèrent aux généraux autrichiens qu'ils n'avaient rien à craindre des rassemblements de volontaires formés sur les bords du Rhin depuis Wissembourg jusqu'à Baie, et qu'ils pouvaient, sans le moindre danger, diriger la plus grande partie des troupes dont ils disposaient sur Thionville. Le siège de cette petite place traînait en longueur, grâce à la vigoureuse résistance des habitants et du général Wimpfen ; grâce aussi, il faut le dire, aux pluies torrentielles qui, pendant le mois de septembre, ne cessèrent de tomber et qui avaient inondé les travaux. L'armée ennemie qui, depuis un mois, se voyait réduite à l'impuissance, demandait aux corps qu'elle avait laissés en réserve dans le Palatinat des renforts en hommes et en munitions.

Le Palatinat se trouva bientôt dégarni. Spire, la première ville que l'on atteint lorsque, franchissant la frontière française, on longe la rive gauche du Rhin, contenait des magasins considérables. La proie était tentante. Custine, qui commandait l'avant-garde de Biron à Wissembourg, lui demande l'autorisation de marcher résolument sur cette ville. Il l'obtient et se met en mesure d'en profiter[43].

Le 30 septembre, les troupes françaises, divisées en trois colonnes, paraissent devant Spire. Le corps allemand qui s'y trouve fait une vaillante résistance en avant de la place et dans les rues de la ville ; mais, inférieur en nombre aux troupes de Custine, il est obligé de se retirer avant la fin de la journée. Le 1er octobre au matin, quelques mauvais sujets de l'armée française prétendent que, la ville ayant été prise de vive force, le pillage en est légitime. Ils le commencent en envahissant les maisons des chanoines de la cathédrale. La générale est aussitôt battue ; le tumulte s'apaise, mais pour recommencer le lendemain. Un bataillon des grenadiers volontaires se porte aux derniers excès. Custine comprend toute la gravité des désordres qui viennent de signaler notre entrée en Allemagne, il fait saisir, juger et fusiller à l'instant les plus déterminés pillards.

On aurait pu croire qu'une justice aussi expéditive exercée contre des volontaires nationaux serait fort mal vue par les démagogues de Paris et surtout par Marat, qui avait déjà attaqué Custine à plusieurs reprises. Il n'en fut rien. Custine se fit pardonner son violent acte de justice et mérita même de devenir l'idole des jacobins en inaugurant le système des contributions extraordinaires à lever sur les pays conquis, et principalement sur le clergé des villes épiscopales. Il exigea, dès le 2 octobre, cinq cent mille livres du clergé et des magistrats de Spire.

Deux jours après, le lieutenant de Biron écrivait au ministre de la guerre ce billet laconique

Custine a donné ordre au maréchal de camp Neuwinger d'aller prendre Worms. Neuwinger a rempli sa mission[44].

 

Les autorités étaient venues au-devant des Français et leur avaient présenté les clefs de leur ville. Cela n'empêcha pas le général victorieux de lever sur l'évêque, le chapitre, les abbayes et couvents, une contribution de 1.180.000 fr., et, sur la ville même, une autre de 300.000 fr.

Ces rapides et fructueux succès enivrèrent de joie Paris et la Convention. Le pouvoir exécutif déclara Custine., dont le corps n'avait été d'abord qu'un détachement t de l'armée de Biron, complètement indépendant. Avec le brevet de en chef ; il lui expédia l'ordre d'agir sur les derrières de l'armée autrichienne, et de l'obliger à rétrograder. Mais, quand arriva la dépêche ministérielle, Custine était déjà sur la route de Mayence, point de mire de son audacieux élan. Il se hâta de se faire reconnaître général en chef, seulement il se garda bien de rien changer à ses ordres de marche.

Nous ne l'accompagnerons pas en ce moment dans cette pointe aventureuse d'où devait dépendre le destin de la seconde campagne de 1792. Suivra-t-il les bords du Rhin pour se rabattre sur les derrières des armées combinées en leur enlevant successivement leurs magasins et en leur coupant la retraite, pendant que Dumouriez et Kellermann les pousseront devant eux ? Ou bien, jaloux d'une gloire sans grands périls et désireux de ramasser d'importantes contributions, ira-t-il se jeter tête baissée au delà du Rhin et pénétrer dans le cœur de l'Allemagne sans avoir la chance de s'y maintenir ? Que préférera-t-il faire de sa petite armée, une flèche ou une massue ? C'est ce que l'avenir nous apprendra.

 

XIII

Le ministère de la guerre venait de changer de titulaire. Servan avait été, le 10 août, en souvenir du premier cabinet girondin, appelé à reprendre son portefeuille mais il avait annoncé dès le premier jour que sa santé ne lui permettrait pas de supporter longtemps les fatigues incessantes de cette administration qui avait à faire face aux besoins de cinq ou six armées, à l'armement et à l'équipement d'une multitude de volontaires. Aussitôt après Valmy, il renouvela l'offre de sa démission[45]. On était fort embarrassé pour le remplacer. Les généraux capables ne manquaient pas, mais les opinions d'aucun d'eux ne paraissaient assez sûres. Roland proposa Pache, qu'il avait déjà désigné comme son successeur au ministère de l'intérieur, lorsqu'il avait pensé à quitter ses fonctions pour aller prendre possession du siège conventionnel auquel l'avait appelé le département de la Somme. Ce choix fut ratifié par la Convention, le 3 octobre. Huit jours après, Garat, ancien membre de l'Assemblée constituante, fut élu ministre de la justice à la place de Danton, qui avait donné sa démission dès le 21 septembre, mais qui depuis cette époque avait continué de siéger dans le cabinet[46]. Ces choix, qui semblaient ne devoir être que ceux de deux commis aux ordres de la Gironde, eurent une action décisive sur les événements qui se dérouleront bientôt sous nos yeux et aboutiront à la chute de ce parti. Clavière, Lebrun et Roland, intimement unis, votaient dans le Conseil, agissaient dans leurs ministères sous une seule et même inspiration. Monge, jusqu'alors fort effacé, avait cependant des velléités d'émancipation qui n'avaient pas grande portée tant qu'il était seul. Mais Garat et Pache vinrent apporter dans le cabinet des éléments nouveaux qui devaient le dissoudre dans un temps donné. Ces éléments, c'étaient la faiblesse et la ruse.

La faiblesse y était représentée par Garat, un de ces lettrés sans consistance morale, qui, grâce à une certaine facilité de plume ou de parole, arrivent parfois, aux époques de révolution à jouer momentanément un rôle bien au-dessus de leur importance réelle. Qu'ils soient poètes, publicistes ou orateurs, peu importe. Ils adorent en vers ou en prose la déesse du jour ; ils se prosternent devant le soleil levant. Ils ne sont jamais embarrassés de trouver dans leur bagage classique de quoi composer un dithyrambe ou une harangue pour célébrer le triomphe du plus fort et la proscription de leurs meilleurs amis. L'encens qu'ils ne peuvent plus offrir aux favoris et aux favorites de la monarchie absolue, ils le brûlent aux pieds de l'idole du peuple-roi, et, du même ton dont ils vantaient naguère les appas de Philis et de Chloris, ils célèbrent les charmes de la guillotine. Dépourvus de toute conviction forte, dociles à tous les entraînements, complaisants pour toutes les puissances qu'ils exaltent tour à tour avec une naïve impudeur, ils sont prêts à couvrir des oripeaux de leur éloquence banale les monstruosités les plus grandes, les crimes les plus exécrables. Tel était, sous beaucoup de rapports le nouveau ministre de la justice.

Pache peut être considéré comme le type de la ruse et de l'hypocrisie. Fils de l'ancien suisse de l'hôtel de Castries, élevé par la charité du maréchal de ce nom, devenu plus tard le précepteur des enfants de ce grand seigneur, il fut admis dans les bureaux de la marine lorsque son protecteur devint ministre. Après la chute du maréchal de Castries, n'espérant plus jouir de la confiance intime de ses successeurs, il se retira en Suisse. Il y vivait depuis quelques années, lorsque la Révolution vint lui ouvrir de nouvelles perspectives. Exact, travailleur, affectant un extérieur modeste et réservé, ayant pris dans les bureaux de l'ancien régime l'habitude de s'effacer devant qui parlait plus haut que lui, il avait été bien reçu partout ou il s'était montré. Il connaissait Roland depuis plusieurs années et s'était attaché a sa fortune, lors de son premier ministère. Il était devenu le factotum de sa maison. On l'y traitait comme un homme sans conséquence. Ce rôle de subalterne indispensable, auquel on accorde à peine pour son labeur un geste imperceptible de remerciement, qui ne se plaint d'aucune rebuffade, fait bon visage devant le maintien rogue et hautain du maître de la maison, qui endure tous les dédains et tous les déboires avec une patience apparente, mais qui, dès qu'il croit le moment venu de se venger, laisse déborder l'amertume amassée dans son cœur et s'acharne a la perte de celui qu'il encensait tout haut et maudissait tout bas, ce rôle, disons-nous, fut admirablement joué par Pache.

Aussitôt après la révolution du 10 août, Roland lui confie la conservation du garde-meuble de la couronne, puis le donne à Servan pour l'aider dans les détails de son administration, enfin le présente à ses amis comme un homme qui n'aura d'autre opinion que la sienne, qui sera son alter ego dans le conseil, qui n'écrira, ne parlera, n'agira que sous son inspiration. Mais, à peine Pache est-il ministre, qu'il se pose dans le cabinet en antagoniste et en contradicteur habituel de Roland. Il se livre et il livre ses bureaux aux plus fougueux montagnards, il devient entre leurs mains le terrible levier au moyen duquel ils vont briser l'idole des Girondins[47].

 

 

 



[1] Voir tome III, livre X, § VI.

[2] Le très-mauvais état des fortifications de Verdun est constaté par toutes les pièces officielles, et notamment par le rapport lu à la Convention, au mois de janvier 1793, par Cavaignac. Pour tous les détails de la défense et de l'occupation de Verdun, nous renvoyons à l'intéressant ouvrage publié en 1849 par M. Paul Merat, sous ce titre : Verdun en 1792 ; l'auteur, en général très-exact sur la partie de militaire pour laquelle il a évidemment consulté les archives du dépôt de la guerre, l'est beaucoup moins pour ce qui regarde les poursuites dirigées contre les individus que l'on accusa plus tard d'avoir livré Verdun. Sur ce point, il a manqué à M. Merat les documents que nous avons eu le bonheur de retrouver.

[3] Le Moniteur (n° 252) donne cette pièce, mais il ne reproduit pas, et pour cause, cette phrase finale qui démontrait que les défenseurs de Verdun avaient invoque le nom de Louis XVI pour refuser d'obéir aux injonctions de Brunswick.

[4] Voici la réponse provisoire qui fut écrite à Brunswick à la réception de la deuxième sommation :

1er septembre, à trois heures du soir.

Le commandant de la place de Verdun aura l'honneur de faire parvenir demain à M. le duc de Brunswick, avant l'expiration des vingt-quatre heures, la réponse définitive aux conditions qui lui sont proposées. Mais il a l'honneur d'observer que deux corps de troupes de la garnison y sont entrés avec chacun deux pièces de canon de campagne faisant partie de leur armement, et qu'ils espèrent qu'on voudra bien les leur accorder comme une des conditions intégrantes de la capitulation proposée.

[5] Voir la séance de l'Assemblée législative du 3 septembre au soir, page 1055 du Moniteur.

[6] Notre récit de la mort du héros de Maine-et-Loire diffère essentiellement, on le voit, de celui que la nous a transmis, et où l'on nous montre Beaurepaire se brûlant la cervelle dans la salle du conseil de guerre, au moment où ses collègues lui présentent à signer la capitulation, Il parut, utile à ceux qui gouvernaient la France depuis le 10 août de faire croire que Beaurepaire avait blâmé la reddition de Verdun et voulu que son sang, en rejaillissant sur les officiers qui l'entouraient, leur imprimât une honte éternelle. Or, la lettre du 1er septembre au roi de Prusse démontre que Beaurepaire reconnaissait lui-même l'impérieuse nécessité dans laquelle les défenseurs de Verdun se trouvaient de rendre la place. Seulement, après avoir assuré le salut de ses compagnons d'armes, il tint à dégager sa parole, et à montrer aux envahisseurs que tous les Français, quand il le faudrait, sauraient sacrifier leur vie à la patrie, a l'honneur. La version que l'histoire substituera désormais au récit légendaire ne nous paraît diminuer en rien la gloire de Beaurepaire.

Au défaut de cet officier, la capitulation fut signée par de Neyon, colonel en second du 2e bataillon des volontaires de la Meuse, et auquel échut par droit d'ancienneté le commandement de la place. De Neyon paya plus tard de sa tête la participation passive qu'il avait eue à la capitulation de Verdun en apposant sa signature à côté de celle du général Kalkreuth, chef d'état-major de l'armée austro-prussienne.

[7] Sainte-Menehould avait déjà, quelques jours auparavant, été le point de ralliement : 1° du général Galbaud, envoyé avec deux bataillons, par Dumouriez, pour secourir Verdun et qui n'avait pu entrer dans la place déjà investie ; 2° des deux bataillons de la garnison de Longwy. Ces quatre bataillons, réunis aux trois mille cinq cents hommes sortis de Verdun avec armes et bagages, furent le noyau de la petite armée qui garda les passages de l'Argonne avant que Dumouriez, encore à Sedan, eût pu s'y porter. Dumouriez dit lui-même que le rassemblement de troupes concentrées à Sainte-Menehould dans les mains de Galbaud fut une des causes du salut de la Champagne et de la France. (Mémoires de Dumouriez, livre III, pages 253 et 262.)

[8] La preuve de ces assertions se trouve dans l'enquête même qui fut faite aussitôt après la reprise de Verdun. Cette enquête ne saurait être taxée de partialité en faveur des habitants qui auraient pactisé avec l'émigration, puisqu'elle fut dirigée par les démagogues les plus fougueux du département de la Meuse. Ce fut pourtant sous cette accusation injuste que sept jeunes filles de Verdun et plusieurs de leurs parentes et amies furent traduites au tribunal révolutionnaire, qui les condamna à mort. Nous consacrons à ce lugubre épisode de l'histoire de la Terreur une note spéciale, que l'on trouvera à la fin de ce volume.

[9] Voir, à la fin du volume, les pièces que nous avons réunies pour faire connaître autant que possible quelle fut l'attitude prise par les frères du roi et leurs adhérents lors de leur rentrée momentanée sur le territoire français en 1792.

[10] Le décret d'accusation, rendu ab irato le 5 septembre 1792 par la Législative contre Gossin et Ternaux, coûta, dix-huit mois plus tard, la vie au premier de ces deux magistrats, et cependant leur démarche avait été dictée par le plus pur patriotisme, ainsi que le reconnut par deux fois la Convention nationale elle-même. — Voir la note spéciale que nous avons consacrée à cette affaire à la fin de ce volume.

Gossin était, avant la Révolution, lieutenant général criminel Bar et avait été membre de l'Assemblée constituante. Il s'y était fait remarquer par ses connaissances administratives et financières. !i avait été élu procureur-général-syndic du département de la Meuse a son retour dans ses foyers.

Ternaux était un ancien capitaine du régiment de la Couronne qui, tout jeune encore, avait conquis la croix de Saint-Louis sur le champ de bataille de Fontenoy.

[11] Cette proclamation fut lue à l'Assemblée nationale le 13 septembre et couverte des plus vifs applaudissements. — Journal des Débats et Décrets, n° 332, pages 225 et 226.

[12] Une lettre inachevée que l'on trouva sur le prince de Ligne, tué le 13 septembre à l'affaire de la Croix-aux-Bois et qui fut lue a la Convention, le 27 septembre (Moniteur, n° 373), contenait ce qui suit :

Nous commençons à être assez las de cette guerre où on en est. Les émigrés nous promettent plus de beurre que de pain. mais nous avons a combattre des troupes de ligne dont aucun ne déserte, des troupes nationales qui résistent ; tous les paysans, qui sont armés, ou tirent contre nous ou nous assassinent quand ils trouvent un homme seul ou endormi dans une maison.

Le temps, depuis que nous sommes en France, est si détestable que tous les jours il pleut à verso et les chemins sont si impraticables que dans ce moment nous ne pouvons retirer nos canons ; de plus, la lamine. Nous avons tout le mal imaginable pour que le soldat ait du pain. La viande manque souvent. Bien des officiers sont cinq, six jours, sans trouver à manger chaud. Nos souliers et nos capotes sont pourris, et nos gens commencent à être malades. Les villages sont déserts et ne fournirent ni légumes, ni eau-de-vie, ni farine. Je ne sais comment nous ferons et ce que nous deviendrons.

[13] Voir, à la fin de ce volume, les lettres confidentielles que nous avons réunies sur la campagne de 1792.

[14] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 445 et suivantes.

[15] Dans l'armée envahissante se trouvaient les deux hommes qui, en Allemagne et en France, allaient donner leur nom au nouveau siècle littéraire, Gœthe et Chateaubriand. L'un et l'autre ont consigné, dans leurs mémoires, les impressions qu'ils conservaient de cette campagne si désastreuse pour l'armée dont ils faisaient partie.

Gœthe, alors âgé de quarante-trois ans, était dans tout 'éclat de sa gloire. Il avait déjà publié Werther, Goëtz, de Berlichingen, le Comte d'Egmont. Il méditait Wilhem Meister, et, depuis quatre ans, il avait arrêté ; à Rome, le plan de Faust, ce rêve de sa jeunesse qui allait devenir la grande œuvre de sa vie. Attaché comme secrétaire intime au grand duc de Weimar, il suivit l'état-major général de l'armée austro-prussienne jusqu'à Valmy et durant toute la retraite. Interrogé le soir du 20 septembre sur les résultats de la journée, il prononçait ces paroles prophétiques : Je pense que sur cette place et à partir de ce jour commence une ère nouvelle pour l'histoire du monde, et nous pourrons dire : J'étais là !

Chateaubriand avait vingt-quatre ans à peine il s'ignorait lui-même. Revenu d'Amérique pour verser son sang au service de son roi, dont il avait appris les malheurs sur les bords de l'Ohio, chez les Siminoles et les Muscoculges, il n'avait pu, avec son frère aine, rejoindre l'armée des princes que dans les derniers jours d'août et au moment même où, après avoir pénétré en France, elle se dirigeait sur Thionville. Chateaubriand, perdu dans les rangs d'une compagnie de gentilshommes bretons, fit la campagne avec un mousquet dont le chien ne s'abattait pas, le manuscrit de son Voyage en Amérique, Atala et un petit Homère. Dans cette courte expédition, il courut risque de la vie deux fois au moins. Deux balles avant frappé son havresac, il fut sauvé par Atala qui, en fille dévouée, se plaça entre son père et le plomb ennemi. Quelques jours après, il fut blessé à la cuisse droite par un éclat d'obus pendant qu'il dormait profondément sous les roues d'un affût, dans une batterie où il était de garde.

Atteint de la petite vérole dans la retraite qui suivit la levée du siège de Thionville, licencié avec toute sa compagnie près de Longwy, il se dirige vers Ostende, seul, à pied, appuyé sur une béquille et se trainant à peine. Il tombe presque mourant au milieu de la forêt des Ardennes ; il est recueilli dans un des fourgons du prince de Ligne, qui le dépose sur le chemin à l'entrée de Bruxelles. Guéri par miracle, il se rend à Jersey et passe en Angleterre, où l'attendent les poignantes épreuves de la misère et les angoisses secrètes du génie qui se forme. De cette triste campagne il emportait du moins les souvenirs vivants de la vie militaire qu'il devait reproduire avec tant d'éclat au sixième livre des Martyrs.

[16] Le Moniteur, n° 272, séance du 26 septembre au soir, raconte en quelques mots l'incident auquel donna lieu cette démarche de Manuel et l'espèce de dénonciation que les délégués de la Commune vinrent apporter, à la barre de la Convention contre l'ex-procureur-syndic. Plus tard ce fait fut reproché par Fouquier-Tinville à Manuel devant le tribunal révolutionnaire et devint l'un des chefs de l'accusation qui le fit envoyer à la mort. (Voir le Bulletin du tribunal révolutionnaire, n° 84, 85 et 86.)

[17] Nous avons réuni dans une note spéciale, placée a la fin de ce volume, différentes lettres confidentielles qui nous paraissant donner à cette campagne sa véritable physionomie.

[18] Le duc de Brunswick, par cette expression ironique, entendait parier de la Convention qui venait de se réunir ; il employait les termes dont l'Assemblée elle-même s'était servie dans sa proclamation au peuple français.

Cette déclaration du duc de Brunswick, datée du quartier général de Hans en Champagne, le 28 septembre 1792, se trouve in extenso dans le numéro du Moniteur du 2 octobre, page 1173. Dumouriez en la recevant n répondit qu'en la faisant imprimer pt distribuer à toute son année. La Convention en fit justice en l'accueillant par un rire universel.

[19] Le lieutenant-colonel du 38e de ligne avait été égorgé à Châlons. Son corps avait été jeté dans un des bras de la Marne, et sa tête dans l'autre. (Journal des Débats et Décrets, séance du 22 septembre, n° 2, p. 39.)

[20] L'histoire des quatre déserteurs émigrés a eu un tel retentissement par suite des discussions auxquelles, pendant quatre mois, donnèrent lieu, à la Convention et aux Jacobins, les mesures prises par Dumouriez, que nous avons cru devoir consacrer à cet épisode une note spéciale, que l'on trouvera à la fin de ce volume.

[21] Cette proclamation n'est pas au Moniteur. Elle se retrouve au Journal des Débats et Décrets, n° 21, page 384.

[22] Depuis un mois, un certain nombre d'officiers appartenant à l'Assemblée, ou désirant s'attirer sa bienveillance, étaient venus faire hommage à la nation de leur croix de Saint-Louis. Dumouriez ne fit que se conformer à la mode du moment et ne prit pas l'initiative de cette espèce de dégradation militaire. La belle institution de Louis XIV ne fut régulièrement abolie que quelques jours après. Ce fut Manuel qui en fit la motion et la motiva ainsi :

La croix de Saint-Louis est une tache sur un habit. Il la faut effacer. La croix de Saint-Louis était la marque dont les rois notaient leurs esclaves. Dans une république toutes ces marques distinctives doivent disparaitre. Je demande que tous les officiers qui en sont décorés soient tenus de la remettre sur le bureau de la Convention. (Moniteur, n° 390, séance du 15 octobre 1792.

[23] Le décret fut exécuté le 4 novembre, après un jugement rendu le 2 par le tribunal criminel du département de Paris. (Moniteur, n° 310.)

[24] Le Moniteur du 13 octobre contient sur l'affaire du bataillon des Lombards une longue note évidemment rédigée sous l'inspiration de Dumouriez qui était arrivé l'avant-veille à Paris.

[25] La nomination de Santerre au grade de général de brigade est annoncée dans le Moniteur du 23 octobre, n° 297 ; mais nos recherches au ministère de la guerre nous ont permis de vérifier qu'elle date du 11 octobre.

[26] Voir les Mémoires de Dumouriez, tome Ier, page 346, édition de 1848.

[27] Moniteur, n° 287.

[28] Voir l'article que Robespierre consacre à cette réception dans le deuxième numéro des lettres à ses commettants.

[29] Journal des Débats et de la Correspondance des Jacobins, n° 283. Le Moniteur, n° 290, reproduit les principaux discours prononcés ce jour-là au club.

[30] Voir la seconde lettre de Robespierre à ses commettants.

[31] Journal des Débats des Jacobins, n° 283, dernière page.

[32] Ce sont les expressions mêmes dont Marat se servit dans le récit qu'il fit de toute cette scène aux Jacobins, le 17 octobre (Journal des Débats du club, n° 284). L'hôtel occupé alors par Talma était le même qui fut plus tard habité par le général Bonaparte à son retour d'Egypte et d'où il partit avec son état-major pour faire le coup d'État du 18 brumaire. Il y a quelques années que cet hôtel a été démoli.

[33] Séance du 17 octobre. Journal des Débats de la société des Jacobins, n° 285.

[34] Ici Marat mentait sciemment, car toutes les pièces qu'il avait en main prouvaient que, depuis quatre ou cinq heures, les déserteurs étaient entre les mains de Palloy et de ses apôtres, et qu'à supposer qu'il y avait eu une rixe de cabaret au début de l'affaire, cette rixe avait été apaisée longtemps avant le meurtre.

[35] Il existe dans les archives de Lille deux dépêches de Roland, qui sont, à notre avis, la condamnation la plus éclatante de cet homme, l'un des types les plus extraordinaires de la raideur et de l'ineptie. On ne peut concevoir comment un ministre, qui se prétendait ami de la liberté, osa écrire les lettres suivantes à une municipalité honorable qui allait s'immortaliser à jamais par une défense héroïque.

Aux officiers municipaux de la ville de Lille.

Le 15 septembre 1792, an IVe de la liberté.

Les gémissements continuels que vous poussez, messieurs, sont fatigants. Le ministre de la guerre m'assure que vous êtes approvisionnés en munitions, en hommes et en vivres, de manière à résister à des forces bien autrement imposantes que celles dont vous êtes menacés. Vous demandez des armées mais à quoi serviraient donc des places fortes s'il fallait toujours les défendre par des camps ? Votre place défiait les potentats du Nord, lorsqu'elle n'avait que des satellites du despotisme dans ses murs ; et elle tremblerait aujourd'hui qu'elle est défendue par les soldats de la liberté ! Cessez, messieurs, cessez des plaintes pusillanimes et déshonorantes ; ayez la noble fermeté de vous ensevelir sous les ruines de vos fortifications ; que vos ennemis connaissent ce généreux dévouement, et vous les verrez fuir.

Ils n'inondent votre territoire, ils ne vous harcèlent que parce qu'ils espèrent trouver des traîtres ou des lâches. Voilà, messieurs, ce que mon âme, opprimée par votre manque de courage, doit vous dire.

J'ajouterai cependant pour exciter votre confiance que, si des dangers pressants vous environnaient, on volera de toutes parts pour détruire et combattre vos assaillants.

Le ministre de l'intérieur.

ROLAND.

 

La municipalité de Lille ayant, dans une lettre digne et noble, repoussé les outrages, gratuits de Roland et déclaré qu'à ses yeux la dépêche dont la lecture avait fait bondir tous les Lillois de rage et d'indignation, ne pouvait être du ministre, mais bien d'un commis, reçut cette seconde épître à la date du 27 septembre :

Vous paraissez douter, messieurs, que la lettre que je vous ai écrite le 15 soit mon ouvrage. Cessez d'avoir cette crainte injurieuse à l'attention que j'ai de surveiller tout ce qui porte ma signature. Ma lettre du 15 est le résultat d'une conférence du Conseil exécutif provisoire, où j'avais porté vos plaintes. On y calcul les vivres, forces et munitions que vous aviez ; on fut d'accord que la place de Lille, secondée par la garde nationale de la pouvait défier cent mille assiégeants et leur résister pendant plus d'un mois.

Je n'ai donc pu traiter que de faiblesse et de pusillanimité les plaintes continuelles que vous m'adressez ; et je vous répète que, si l'ennemi venait à s'emparer de votre ville, il n'y aurait que la perfidie et la lâcheté qui pourraient lui en ouvrir les portes. Voilà mon opinion et je ne craindrai pas d'en rendre juge la France entière.

Le ministre de l'intérieur.

ROLAND.

[36] Cette réponse était signée, pour le corps municipal, par le maire André, dont le nom doit rester immortel. Ce même André, déjà maire au 20 juin, figurait en tête de la liste des signataires d'une pétition demandant la punition des auteurs de cette journée ; c'est peut-être à cette démarche qu'il faut attribuer la mauvaise volonté évidente que Roland montra envers la municipalité de Lille.

[37] Ces commissaires étaient Delmas, Bellegarde, Doulcet de Pontécoulant, D'Aoust, Duquesnoy et Duhem. Les quatre premiers appartenaient ou avaient appartenu à l'armée. Duhem était médecin à Lille. Duquesnoy appartenait à la députation du Pas-de-Calais. Les lettres qu'ils écrivirent à la Convention pour lui rendre compte du siège de Lille se trouvent au Moniteur, n° 282 et 283.

[38] Le monument qui devait consacrer l'héroïque défense de Lille en 1793 ne fut point érigé par la République, qui se montra oublieuse d'une de ses gloires les plus pures. Le décret de la Convention ne fut exécuté que sous le règne de Louis-Philippe, et une colonne en granit s'élève aujourd'hui sur la place principale de Lille.

[39] Ce ne fut que le 8 janvier 1793 que l'Assemblée, après avoir entendu la lecture du rapport fait sur Luckner, rendit un décret ainsi conçu :

Il est permis au maréchal Luckner de se retirer où bon lui semblera.

Il était impossible de témoigner d'une manière plus insultante lé peu de cas que l'on faisait de ses services. Luckner devait au moins espérer qu'on l'oublierait. Il n'en fut rien, car un an après, son dénonciateur Billaud-Varennes, alors membre du comité de salut public, le fit amener du département de la Meurthe où il s'était retiré, traduire au tribunal révolutionnaire et condamner à mort le 15 nivôse an II.

[40] Moniteur, n° 286. — Journal des Débats et Décrets, n° 22, p. 399.

[41] La lettre de Montesquiou, qui, d'un bout à l'autre, exprime les plus nobles sentiments, se trouve au Moniteur, n° 281.

[42] Par décret du 25 septembre, la Convention récompensa l'empressement patriotique de Marseille, en déclarant que la cité phocéenne avait bien mérité de la patrie. Moniteur, n° 271.

[43] Nous donnons à la fin de ce volume la convention qui fut signée entre Biron et Custine au moment du départ de ce dernier pour son expédition des bords du Rhin. Il y est dit en termes exprès que cette expédition n'est qu'une course et qu'après s'être porté sur Mayence, Custine devra se rabattre sur Trèves et Thionville.

[44] Moniteur, n° 239.

[45] Servan ne montra pas à cette occasion un désintéressement très-républicain. Car, le jour même de sa démission et pendant qu'il siégeait encore dans le cabinet, il accepta de la main de ses collègues le grade de général de division. En effet, le 25 septembre, le Conseil exécutif prit la délibération suivante, que nous avons trouvée consignée sur ses registres :

Le Conseil, considérant que par des efforts excessifs de zèle et de travail, le citoyen Servan a dérangé sa santé et s'est vu forcé d'abandonner les fonctions de ministre de la guerre

Considérant que les services qu'il a rendus à la patrie, dans les moments de son plus grand péril, ont déjà reçu la plus honorable des récompenses dans les regrets témoignés par la Convention nationale en apprenant sa retraite, mais que cependant le poste qu'il a occupé dans le Conseil ne doit pas le priver de l'avancement et du grade auquel ses talents et ses services militaires le mettaient dans le cas de parvenir ;

Considérant aussi que, dès le parfait rétablissement de ce citoyen, il pourra rendre encore à la tête des armées les plus importants services

Arrête que le citoyen Servan sera promu au grade de lieutenant-général des armées de la République, et que le département de la guerre lui en expédiera le brevet aussitôt qu'il sera possible.

[46] Garat accepta sa nomination par la lettre suivante, que le Moniteur, n° 287, ne fait que mentionner et dont nous avons retrouvé le texte même :

Citoyen Président,

J'accepte les fonctions de ministre de la justice. Il est un titre au moins que je puis me reconnaître à cette élection c'est l'amour que, même dans les temps du despotisme, j'ai toujours porté dans mon cœur à l'espèce de gouvernement qui exige le plus de vertus, à la République ; c'est ce sentiment que, pendant plusieurs années, j'ai professé tous les jours dans les lieux ouverts aux délateurs comme à la jeunesse généreuse que je voyais s'enflammer à mes leçons du désir et de l'espérance d'imiter un jour les Brutus, les Gracques et les Paul Émile.

Je n'oublierai point que, dans une grande république comme la France, dans un empire de vingt-cinq millions d'hommes tous, parfaitement libres, tous parfaitement égaux, la force de la justice est la seule qui doive être toute-puissante et inexorable, parce qu'elle est la seule qui conserve tous les droits et qui n'en blesse aucun. Exécuteur des saintes lois de la Convention nationale, tant que je serai dans ce poste, s'il devient inévitable que le sang de l'innocent soit versé, je tâcherai du moins que ce sang ne soit que le mien. Mon bonheur sera d'assister de plus près à la nouvelle organisation des tribunaux, à la création de la nouvelle justice que la France et l'Europe attendent de la Convention nationale.

Signé : Dominique-Joseph GARAT.

 

Cette magnifique profession de foi républicaine n'empêcha pas Garat d'accepter, quelques années plus tard, le titre de comte de l'empire et de devenir sénateur. Ce fut Garat qui eut la triste mission, en sa qualité de ministre de la justice, de venir en personne signifier à Louis XVI la sentence de mort.

[47] Voir sur Pache et sur Garat les Mémoires de Mme Roland.