HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

NOTES, ÉCLAIRCISSEMENTS ET PIÈCES INÉDITES

 

XXII. — ASSASSINAT DU DUC DE LA ROCHEFOUCAULD.

 

 

Nous donnons ici : 1° le procès-verbal de la municipalité de Gisors, constatant les circonstances du meurtre de l'illustre président du département de Paris ; 2° le certificat délivré par cette municipalité au sieur Bouffart, agent de la commune de Paris ; 3° la lettre du procureur-syndic de la commune de La Roche-Guyon, relatif aux suites de la mission du sieur Bouffart ; 4° enfin une lettre de Condorcet qui ne se rattache qu'indirectement à ce malheureux événement, mais qui montre que, même après la mort du vénérable duc de La Rochefoucauld, il était resté en relation avec sa veuve ; celle-ci en effet lui demandait aide et protection contre les fauteurs de troubles répandus dans les campagnes et notamment aux environs de son château de La Roche-Guyon. Cette lettre, écrite tout entière de la main de Condorcet et que, par le plus singulier des hasards, nous avons retrouvée dans un dossier relatif aux troubles de Seine-et-Oise, démontre, mieux que toute autre preuve, combien était injuste l'accusation d'ingratitude que M. Granier de Cassagnac, sur des témoignages apocryphes, a lancée (t. Ier, p. 132 de l'Histoire des Girondins) contre la mémoire du secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences.

 

EXTRAIT DU REGISTRE DES DÉLIBÉRATIONS DE LA COMMUNE DE GISORS.

Du mardi quatrième jour de septembre 1792, l'an IV de la liberté et le 1er de l'égalité. Le conseil général permanent, oui le procureur général, a arrêté que, outre l'étape accordée aux quatre gendarmes nationaux de Gournay, compris le lieutenant, il sera accordé l'étape pour un jour aux six gendarmes arrivés de Paris, compris le maréchal des logis, et qu'ils seront logés chez le sieur Louis Asseline[1].

Par le procureur de la commune a été dit que le sieur de La Rochefoucault, ayant été arrêté à Forges-les-Eaux, est actuellement, quatre heures après midi, logé en l'auberge de l'Écu de France et qu'il est instant de le faire partir à Dangu, et de là à Vernon, à l'aide de la gendarmerie tant de cette ville que de Paris et d'un détachement de la garde nationale de cette dite ville, accompagné du sieur Jean-Baptiste Bouffart, auquel il a été remis par les mains des sieurs Parain et Corchand, commissaires nommés par le pouvoir exécutif à l'effet de faire auprès. des municipalités, districts et départements, telles réquisitions qu'ils jugeront nécessaires pour le salut public et exécution des lois, suivant les commissions qui leur ont été délivrées et dont ils sont porteurs, scellées du sceau de l'État. Ledit sieur Bouffart muni d'un ordre du comité de surveillance, signé, Merlin, Bazire et Lecointre, qui autorise le sieur Bouffart à faire arrêter M. de La Rochefoucauld partout où il se trouvera, ledit ordre, scellé du sceau du comité de surveillance, à l'instant remis audit sieur Bouffart.

L'Assemblée, ouï de nouveau le procureur de la commune, a arrêté que ledit sieur Bouffart fera partir, heure présente, ledit sieur La Rochefoucauld, à l'aide des douze gendarmes nationaux tant de Gournay que de Paris, et du détachement de gardes nationaux de cette ville, étant de présent en activité, composé d'environ cent hommes, commandé par M. Pantin et accompagné du conseil général de. la commune, qui ne cessera sa conduite qu'aux dernières maisons de cette ville peur veiller à la sûreté de la personne dudit sieur de La Rochefoucauld, et au même instant le conseil général s'est transporté à l'auberge de l'Écu de France, où était détenu ledit sieur La Rochefoucauld., et a donné l'ordre d'apprêter la voiture qui devait le conduire, ainsi que sa femme, sa mère et Mme d'Astorg, et à la gendarmerie et à la garde nationale de protéger ces voyageurs.

Le conseil général et le corps municipal environnaient le sieur La Rochefoucauld à pied et les autres personnes étaient montées dans un carrosse à six chevaux. Nous, officiers municipaux et notables soussignés, ainsi. que la troupe, étions suivis et entourés de plus de trois cents volontaires, tant du département de l'Orne que de la Sarthe, qui étaient logés en cette ville. Nous les avons entendus faire de violentes menaces contre la vie du sieur de La Rochefoucauld en disant : Nous allons avoir sa tête, et rien ne sera capable de nous en empêcher. Les uns étaient armées de sabres, pistolets, bâtons, et d'autres, de massues et de pierres. Dans le cours de sa conduite, malgré la protection qu'on désirait procurer à la personne de La Rochefoucauld, et les représentations qui ont été faites auxdits volontaires, il a été atteint d'un coup de pierre à la tempe qui l'a fait presque tomber, lorsque le sieur Bouffart le tenait dans ses bras, et, au même instant, il en a été arraché par plusieurs volontaires qui lui ont porté plusieurs coups de bâtons et de sabres, qui l'ont mis à mort ; ils lui ont en outre, après qu'il a été ainsi sacrifié, donné beaucoup d'autres coups de sabres, bâtons et pierres, que l'on n'a pu empêcher, malgré que le sieur Bouffart, accompagné du corps municipal, formassent un rempart qu'ils croyaient propre à le défendre, et que la troupe ait fait tous ses efforts pour le sauver du danger ; et comme le meurtre a été commis vis à vis la chaussée de Cautiers et qu'il était impossible de donner aucun soulagement audit sieur La Rochefoucauld, puisqu'il n'avait en conséquence aucun signe de vie, le corps municipal a fait sauver la voiture qui renfermait les femmes, et le sieur Bouffart a donné ordre aux gendarmes de Paris de les escorter jusqu'à Dangu, en leur observant qu'ils répondaient d'elles personnellement jusqu'à ce qu'il les ait rejoints. Ensuite le corps a été enlevé, assisté du sieur Bouffart et de deux officiers municipaux, et déposé en l'auberge de l'Écu, dans une chambre sur le derrière, où, en présence du peuple, la municipalité entière a fait perquisition dans les poches du sieur La Rochefoucauld ; il a été trouvé deux montres à boite d'or avec une chaîne d'acier, à répétition et l'autre marquant les cantièmes, garnies d'un cordon de cuir ; une bourse en maroquin rouge, dans laquelle était un louis en or de 26 livres, huit pièces de 15 sols, pour sept livres douze sols de pièces de deux sols, cinq livres deux sols en pièces de six liards, plus un paquet contenant un assignat de 100 livres, quatre de 50 livres, 19 assignats de 5 livres, quatre billets patriotiques de 50 sols et un de vingt sols ; plus une tabatière d'écaille à cercle d'or ; un canif à manche d'ivoire ; un couteau à deux lames dont une d'or, le manche en écaille garni en or ; un cachet remis audit sieur Bouffart ; une petite boite d'argent et un cordon de soie. Il a été remis, par un citoyen, la canne, dont le défunt était saisi, à deux poignards ; deux mouchoirs blancs ; lesquels effets sont restés entre les mains du procureur de la commune, chargé d'en faire le dépôt au greffe. La redingote et veste, ainsi que la culotte et bottes, bas, chemises, chapeau, laissés à la disposition des nommés Lherbier et Lebel, gardes nationaux qui gardent le corps ; dont et du tout ce que dessus le présent procès-verbal a été fait et rédigé en l'hôtel commun, en présence des officiers municipaux, notables et autres soussignés, lesdits jour et an.

Signé : BOUFFART ; RIBAS ; PERON, lieutenant ; LANIESSE ; VINOT, maire ; LEFÈVRE, le jeune ; Henri PETIT ; MEUNIER ; DENAINVILLE ; BLONDEL, capitaine ; PANTIN, commandant.

Collationné conforme au registre administratif des délibérations de la municipalité de Gisors pour l'absence du secrétaire-greffier, et il a été apposé le cachet de cette municipalité.

DENAINVILLE.

 

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CERTIFICAT DÉLIVRÉ À BOUFFART PAR LA MUNICIPALILITÉ DE GISORS.

Nous, maire et officiers municipaux de la ville de Gisors, certifions que le sieur Bouffart, envoyé par le conseil des recherches de Paris et chargé de l'arrestation du sieur La Rochefoucauld, s'est bien conduit en notre ville ; que si ledit sieur La Rochefoucauld y a été assassiné, la faute en est aux gardes nationaux de passage qui étaient au nombre de cinq cents ; qu'il est constant que ledit sieur Bouffart a toujours accompagné le sieur La Rochefoucauld, qu'il a fait son possible pour l'arracher à la fureur du peuple et qu'il a reçu différents coups dans la mêlée, surtout à la jambe droite.

Pour quoi il nous a requis de lui délivrer le présent, pour lui valoir et servir ce que de raison.

Délivré en la maison commune à Gisors, ce 4 septembre 1792, l'an IV de la liberté et le 1er de l'égalité.

VINOT, maire ; LEFÈVRE ; Henri PETIT ; RIBAS ; DENAINVILLE ; HUET ; LAMESSE.

 

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LETTRE DU PROCUREUR-SYNDIC DE LA COMMUNE DE LA ROCHE-GUYON AU MINISTRE DE L'INTÉRIEUR.

18 septembre 1792, an IV de la liberté.

Monsieur,

Retenu au lit, malade depuis plusieurs jours, je viens d'apprendre avec bien du chagrin et de la surprise que la municipalité de La Roche-Guyon dont je suis procureur de la commune avait indiscrètement donné trop de confiance et de consistance à deux soi-disant commissaires de la commune de Paris, lesquels venaient, disaient-ils, pour visiter le château de Mine d'Anville. Cette visite ayant déjà été faite par le sieur Bouffart, commissaire qui avait arrêté M. La Rochefoucauld à Forges, et des commissaires de commune ne pouvant exercer aucun pouvoir hors de leur commune, leurs projets à cet égard ont échoué. Mais ils se sont retournés d'un autre côté et, après avoir travaillé l'esprit du peuple, ils se sont offerts d'aller chez les laboureurs pour les forcer à apporter du grain au marché. Ils ont même mendié et obtenu de la municipalité une lettre et une espèce de réquisition pour les faire revêtir de quelque pouvoir à ce sujet ; un d'eux est parti à Paris, muni de ces papiers. Ils ont même reçu une dénonciation de la municipalité contre le sieur Bouffart, commissaire du pouvoir exécutif, pour avoir enlevé des effets précieux à Mme d'Anville et à M. de La Rochefoucauld, lesquels effets n'ont pas été déposés, etc., etc. Je vous dénonce, moi, monsieur, ces deux commissaires pour avoir osé taxer le grain sous la halle et pour avoir fait battre la caisse en plein marché. pour annoncer un second marché chaque semaine. Ils ont osé dire publiquement qu'ils avaient le droit de porter l'écharpe et envoyer chercher la mienne pour s'en servir dans le marché. Le peuple crédule et ignorant, dont ils ont gagné la confiance en lui promettant beaucoup de choses, peut se porter à des excès, dirigé par ces prétendus commissaires ; il n'écoute plus la voix de ses magistrats, contre lesquels il pourrait user de violence quand ils ne diraient pas comme lui. Je serais très-exposé, si on savait que j'écris ceci. Je vous supplie de ne me pas compromettre et de nous débarrasser de ces deux commissaires qui peuvent avoir des vues coupables.

J'ai l'honneur d'être avec le respect et la confiance qui sont dus à un ministre patriote et vertueux comme vous,

Monsieur,

Votre frère et concitoyen,

MICHEL, procureur de la commune de La Roche-Guyon.

J'ai l'honneur de vous envoyer ci-jointe une lettre que m'avait adressée ce Bouffart qui avait, dit-on, le projet de m'élargir, parce que je m'étais opposé à l'enlèvement des chevaux de Mme d'Anville dont il n'était point chargé par les pouvoirs. On dit qu'il vient d'enlever l'argenterie de l'abbaye du Trésor. Cet homme est mal famé ici et passe pour mauvaise tête. Je serais sacrifié si j'étais connu pour dévoiler les brigandages de ces gens-là, qui ont répandu la terreur dans le pays.

Monsieur,

Ne cessez pas de veiller à l'intérêt public ; surveillez les chevaux saisis par le procès-verbal, car la municipalité en répondrait ; sous peu vous serez débarrassé de la responsabilité par l'enlèvement. Si vous aven le temps de. vous. Transporter demain à Vernon, nous conférerions ensemble sur des objets qui vous intéressent.

Je suis votre concitoyen,

BOUFFART, commissaire du pouvoir exécutif dans tous les départements composant la ci-devant province de Normandie.

 

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LETTRE DE CONDORCET AU MINISTRE DE L'INTÉRIEUR.

12 décembre 1792.

Citoyen ministre, je vous envoie une lettre que je viens de recevoir du citoyen Renneville qui fait à Paris les affaires de la citoyenne Danville. Vous verrez par cette lettre et la pièce dont la copie y est jointe, que ce pays est encore agité. Beaucoup de ci-devant seigneurs ont éprouvé les mêmes menaces ; quelques-uns ont payé. La loi n'ayant pas réglé le mode de ces réclamations, ou plutôt le peuple ne sachant pas que cette loi existe, ni comment il peut la faire valoir, il est très-facile à de mauvais sujets de le tromper : peut être suffirait-il de l'instruire, peut-être une loi est elle nécessaire, mais il serait à désirer que, dans ce cas particulier, le projet parût à temps, il peut être prévenu dans son exécution.

CONDORCET.

 

 

 



[1] C'étaient les six gendarmes dont nous avons retrouvé le payement dans les comptes du trésorier de la ville de Paris.