HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

NOTES, ÉCLAIRCISSEMENTS ET PIÈCES INÉDITES

 

XVIII. — PRÉMÉDITATION DES MASSACRES ET SALAIRE DES MASSACREURS.

 

 

La plupart des historiens de la Révolution française, à quelque point de vue qu'ils se soient placés, à quelque parti qu'ils appartiennent, MM. Thiers, Mignet, Buchez et Roux, Michelet, de Barante, Lamartine, n'ont pas hésité à reconnaître que les massacres de Septembre avaient été préparés, organisés, payés par la commune insurrectionnelle, ou du moins par les meneurs qui parlaient et agissaient en son nom. Cependant la thèse contraire a été soutenue par quelques écrivains de l'école ultra-révolutionnaire, par MM. Dupont (de Bussac) et Marrast, dans les Fastes de la Révolution Française, ouvrage qui en est resté à son premier volume, et par M. Louis Blanc qui, dans le tome septième de son Histoire de la Révolution Française, a emprunté à l'ouvrage inachevé, que nous venons de citer, la plupart de ses raisonnements et de ses chiffres.

Précisons d'abord les propositions sur lesquelles ces écrivains ont basé toute leur théorie, et pour ne pas être accusé d'en affaiblir la valeur, employons leurs propres expressions :

Non, elle n'existe pas cette préméditation froide, systématique, infernale, qui centuplerait l'horreur d'événements déjà assez horribles. (Louis Blanc, tome VII, p. 151.)

Les journées de Septembre furent spontanées, nécessaires, en quelque sorte fatales. (Fastes de la Révolution, p. 389.)

La prétendue direction du comité de surveillance est un mensonge historique. (Fastes de la Révolution, p. 370.)

M. Louis Blanc cite cette phrase en se l'appropriant :

Le salaire promis et payé aux hommes de Septembre est une vieille calomnie inventée, perpétuée par les royalistes, les feuillants et les girondins. (Fastes de la Révolution, p. 374.)

Si le sang des victimes de Septembre fut versé dans les transports d'un abominable délire, il ne fut pas du moins payé aux forcenés qui le versèrent. (Louis Blanc, p. 276.)

 

Ces écrivains, on le voit, ont mêlé à dessein deux questions très-distinctes, parce qu'ils ont senti que la solution de l'une devait singulièrement influer sur la solution de l'autre. Ces deux questions sont celles-ci :

1° L'envahissement des prisons fut-il le résultat d'une émeute spontanée et irrésistible ?

2° Les assassins reçurent-ils un salaire ?

Le 2 septembre il n'y eut pas d'émeute ; aucune maison de détention ne fut forcée, aucune porte ne fut brisée, aucun mur escaladé ; ni l'Abbaye, ni la Force, nulle prison ne subit un simulacre de siège. Les portes s'ouvrirent pour ainsi dire d'elles-mêmes, les registres d'écrou furent apportés à la première demande des envahisseurs ; nulle part les concierges et les guichetiers ne firent de résistance, n'opposèrent de protestation. Cependant presque tous ces concierges étaient de braves gens, pénétrés de leurs devoirs et connus par leur bonté et leur énergie. Bault à la Force, Richard à la Conciergerie, Delavaquerie à l'Abbaye, donnèrent, dans d'autres circonstances, avant et après les événements de Septembre, des preuves réitérées de leurs sentiments humains et charitables[1].

Le personnel subalterne des prisons était composé aussi bien que possible ; il ne fut épuré dans le sens démagogique que plus d'une année après, au plus fort de la tourmente révolutionnaire.

Pourquoi concierges et guichetiers ne firent-ils pas ce jour-là leur devoir comme ils le firent dans tout autre moment ? — C'est qu'ils étaient enchaînés par les ordres formels de leurs supérieurs hiérarchiques. — Mais ces ordres, où sont-ils ? On ne les retrouve pas, donc ils n'existent pas. — Ces ordres furent verbaux ou restèrent entre les mains des agents employés par les organisateurs des massacres.

MM. Dupont de Bussac et Marrast, p. 360, M. Louis Blanc, p. 163, donnent eux-mêmes le texte d'une pièce assez significative, émanée du comité de surveillance :

Au nom du peuple,

Mes camarades, il vous est enjoint de juger tous les prisonniers de l'Abbaye sans distinction, à l'exception de l'abbé Lenfant que vous mettrez dans un lieu sûr.

PANIS, SERGENT.

Le 2 septembre.

 

Cet ordre servit à Maillard de lettre de créance auprès des guichetiers de l'Abbaye ; il le conserva après les journées de septembre, et c'est probablement pour le ravoir que Panis et Sergent, membres tous deux de la Convention, firent faire une si minutieuse perquisition dans ses papiers au moment de sa mort, ainsi que nous l'avons exposé dans une des notes précédentes. (Voir la note XIV intitulée : Maillard et sa bande.)

Le rapport de la femme Hiancre, concierge des prisons de la Petite Force, rapport que nous avons donné in extenso dans la note relative à Mme de Lamballe (note XV), contient une phrase tristement significative : On ne peut, répondit-elle aux envahisseurs, vous livrer les prisonniers sans l'autorisation de la municipalité.

Peut-il y avoir une preuve plus explicite des ordres qu'avaient reçus les gardiens des prisons ? La municipalité avait donné son autorisation pour les prisons d'hommes, elle l'avait refusée pour les prisons de femmes. Ainsi, à la Petite Force, la résistance s'organise, la force armée est requise, les prisonnières sont sauvées.

Mais, si ce fut par ordre des autorités municipales que les prisons furent abandonnées sans résistance aux envahisseurs, ce fut faute d'un ordre du commandant général de la force armée que l'action de la garde nationale fut paralysée. Santerre, l'ami et le beau-frère de Panis, n'était pas homme à troubler ses amis de la mairie dans l'accomplissement de leurs desseins. Nous n'avons pas d'ordres, telle fut la réponse constante des officiers à l'humanité desquels quelques citoyens courageux vinrent faire appel. Les rapports de l'état-major donnant jour par jour les moindres incidents de ce qui se passe dans Paris, rapports que l'on trouvera plus loin (note XXI), sont la preuve la plus palpable et la plus convaincante qu'il y avait ordre supérieur de ne rien voir et de laisser faire. Que disent-ils dans un moment où une terrible responsabilité pesait sur tous ceux qui avaient en main la moindre parcelle de la puissance publique ? Une foule de gens armés s'est portée cette nuit dans les prisons et a fait justice des malveillants de la journée du 10 ; rien autre. Patrouilles et rondes faites exactement dans les légions.

Mais, pour détruire tous les raisonnements sur lesquels M. Louis Blanc échafaude son système de la non-préméditation des massacres, il n'y a qu'à lui opposer certaines parties de son propre récit, car souvent il ne s'aperçoit pas que les faits qu'il admet comme vrais et exacts vont diamétralement à l'encontre de la thèse qu'il soutient.

Ainsi, page 145 de son fameux chapitre Souviens-toi de la Saint-Barthélemy, Danton et Camille Desmoulins annoncent au journaliste Prudhomme, avant que les massacres aient commencé, que le peuple va se faire justice lui-même. — Comment le savaient-ils, s'ils n'étaient pas du complot ?

Ainsi, page 169, à l'occasion de l'envahissement des prisons du Châtelet, M. Louis Blanc raconte que, quelque temps avant que cet envahissement eût lieu, deux hommes à moustaches vinrent parler bas au concierge et que celui-ci leva les mains au ciel. Quelle pouvait être cette confidence si terrible, si ce n'est la déclaration des ordres souverains du comité de surveillance ? Une émeute ne s'annonce pas si discrètement : elle se manifeste hardiment et dicte à haute voix ses volontés.

Ainsi, même page, M. Louis Blanc raconte que ce fut vers minuit que les envahisseurs pénétrèrent dans les prisons du Châtelet. Nous admettons la vérité de ce fait, car ce fut à la même heure que les exécutions commencèrent à la Force. Mais une émeute n'éclate pas au milieu de la nuit ; ce n'est pas à cette

heure qu'une prison est envahie par l'irruption inopinée et irrésistible d'une multitude en délire. Dans l'hypothèse de la préméditation administrative, l'heure est indifférente, tous les moments sont bons pour donner des ordres que l'on sait d'avance devoir être exécutés, pour introduire des assassins auxquels ne doit être opposée aucune résistance.

Ainsi, page 150, M. Louis Blanc reconnaît que le concierge de l'Abbaye fit sortir, le 2 septembre, de grand matin, sa femme et ses enfants ; que le même jour, dans cette même prison, le repas fut avancé de deux heures, et que l'on enleva aussitôt après les couteaux aux prisonniers.

Ces faits ne sauraient être contestés, car ils sont formellement établis par le récit de Jourgniac de Saint-Méard : mais, ajoute M. Louis Blanc, pour qu'ils aient véritablement quelque importance, il faudrait qu'un ordre identique eût été donné dans les autres prisons. Parce que des faits analogues n'ont pas été révélés par les individus échappés aux massacres de la Force ou de la Conciergerie, est-ce un motif pour déclarer que les précautions prises par le concierge de l'Abbaye n'aient aucune signification[2] ?

Les auteurs des Fastes de la Révolution tombent dans une erreur semblable lorsque, page 361, ils font observer que les formules dont se servaient les juges des tribunaux établis au greffe des prisons étaient différentes, tandis qu'elles auraient été les mêmes, s'il y avait eu préméditation. Mais ce raisonnement tourne contre ceux qui le mettent en avant : car il est établi que là où il y eut un simulacre de tribunal, la formule ne différait que par l'énonciation du nouveau lieu de détention auquel on était censé envoyer le condamné ; ceci est notamment constaté pour l'Abbaye, la Force et Bicêtre.

Mais, disent nos contradicteurs, s'il y avait eu complot et préméditation, la commune n'eût pas fait ouvrir les barrières le 1er septembre. Seulement ils oublient de remarquer que cette précaution, ce jour-là, n'était plus utile, puisque les visites domiciliaires des 29 et 30 août avaient mis entre les mains de la commune tous ses ennemis. De plus, comme nous l'avons expliqué (livre XI, § IV), le 1er septembre, la municipalité voulait faire preuve de modération pour endormir la vigilance de l'Assemblée et la faire revenir sur le décret qui ordonnait le renouvellement du conseil général ; c'est ce que nos contradicteurs n'ont pas même soupçonné.

Mais ce à quoi ils se sont surtout attachés, c'est à prouver, contrairement à l'opinion généralement admise, qu'aucun salaire n'avait été payé aux individus qui avaient fait dans les prisons l'office de bourreaux. Ils sentaient bien que la preuve de ce salaire était la démonstration la plus convaincante de la préméditation. On paye des sicaires que l'on a embauchés, on ne paye pas des émeutiers que le hasard ou la passion ont seuls rassemblés et qui se dispersent pour ne plus se revoir, lorsque leurs haines et leurs vengeances sont assouvies.

Entrainés par la logique de leur système, MM. Dupont (de Bussac), Marrast et Louis Blanc ont entassé calculs sur calculs, hypothèses sur hypothèses, afin d'atténuer l'évidence des preuves qui constatent le salaire. Mais ces preuves surabondent, et tous les jours on en voit surgir de nouvelles du fond de nos archives.

Les trois documents le plus anciennement connus ont été soumis, par les auteurs que nous combattons ici, à un singulier travail de dissection au moyen duquel ils espéraient les avoir dépouillés de tout ce qu'ils contenaient de contraire à leur système.

Le premier de ces documents est la déclaration du citoyen Jourdan, ancien président du comité civil des Quatre-Nations. Quoiqu'elle ait été déjà imprimée plusieurs fois, nous sommes obligés, pour la clarté de notre discussion, de la reproduire au moins dans les parties qui ont trait au payement des sommes allouées aux assassins :

Le lendemain (3 septembre), je m'efforçai de retourner au comité. Dans le cours de la matinée, sept ou huit massacreurs viennent me demander leur salaire. — Quel salaire, leur dis-je ? Le ton d'indignation avec lequel je leur fis cette demande les déconcerta : Nous avons passé, dirent-ils, notre journée à dépouiller les morts. Vous êtes juste, M. le président, vous nous donnerez ce qu'il vous plaira. L***, un de mes collègues, était à côté de moi.

Je lui proposai de donner un petit écu à chacun de ces monstres pour nous en débarrasser. Ce n'est pas assez, me répondit le citoyen L***, ils ne seraient pas contents.

Au même instant entra le citoyen Billaud-Varennes, alors officier municipal ; il nous fit un grand discours pour bous prouver l'utilité et la nécessité de tout ce qui s'était passé. Il finit par nous dire qu'en venant à notre comité il avait rencontré plusieurs ouvriers (ce sont ses expressions) qui avaient travaillé dans cette journée, lesquels lui avaient demandé leur salaire ; qu'il leur avait promis que nous leur donnerions à chacun un louis. Je me levai alors avec vivacité et je lui dis : Où voulez-vous que nous prenions ces sommes ? vous savez aussi bien que  nous que les sections n'ont aucuns fonds à leur disposition. Il fut interdit un moment ; ensuite il me dit qu'il fallait nous adresser au ministre de l'intérieur, qui avait des fonds destinés à cet objet.

Le citoyen L*** m'observa qu'il allait dîner chez le ministre... Je lui donnai par écrit une autorisation pour demander une somme de deux mille livres... Le citoyen L*** me rapporta que le ministre lui avait répondu qu'il n'avait pas de fonds destinés pour de semblables objets ; qu'il fallait s'adresser à la municipalité.

Les soi-disant ouvriers allèrent le lendemain (4) à la municipalité... On leur dit (suivant leur rapport) qu'il était bien étonnant que la section des Quatre-Nations refusât de les payer, qu'elle avait des fonds pour cela. Ces gens revinrent au comité... Ils étaient furieux, et je vis l'instant où nous allions être massacrés. Heureusement le citoyen..., l'un de nos collègues, nous sauva la vie en leur donnant d'abord des assignats qu'il avait sur lui et en les invitant à le suivre chez lui pour leur donner le surplus de ce qu'ils demandaient.

Vraisemblablement ces ouvriers dirent aux autres ouvriers qui avaient travaillé dans les autres prisons que l'on donnait un louis dans le comité des Quatre-Nations. Le lendemain, 5 septembre, un nombre considérable vint nous demander aussi son salaire... J'allai à la commune... je crus devoir m'adresser au citoyen Tallien, qui était alors secrétaire de la municipalité : je lui expliquai le motif qui m'amenait. Il me répondit que cela ne le regardait pas, mais le comité d'exécution...

Arrivé à ce comité, qui était composé de quatre ou cinq membres, je lui demandai quel était le parti qu'il voulait que nous prissions. Le président me demanda si l'on n'avait pas trouvé des assignats et de l'argent sur ceux qui avaient été tués. Quoi ! m'écriai-je, faudrait-il que les victimes infortunées payent encore leurs bourreaux ? mais, quand nous voudrions disposer de ces sommes, nous ne le pourrions pas, puisqu'elles ont été mises dans un sac sur lequel nous avons apposé le sceau de la section, et une douzaine de ces gens-là y ont joint leurs cachets... Le président me répliqua que ces gens-là étaient de très-honnêtes gens, et il ajouta que, la veille ou l'avant-veille, un d'entre eux s'était présenté à leur comité en veste et en sabots, tout couvert de sang ; qu'il leur avait présenté dans son chapeau vingt-cinq louis en or, qu'il avait trouvés sur une personne qu'il avait tuée ; que le comité d'exécution avait été si touché de cet acte de probité, qu'il avait donné à cet homme dix écus pour acheter une redingote, et, parlant par respect, une paire de souliers.

Un des commissaires, qui était à gauche du président, me dit : Est-il vrai qu'il y a eu des personnes sauvées aux Quatre-Nations ?Oui, il y en a eu quelques-unes. — Combien ?Pas autant que j'aurais voulu. — Que dites-vous ? Savez-vous que, si ces scélérats avaient eu le dessus, ils nous auraient tous égorgés ? — J'ignore ce qu'ils auraient voulu faire, mais tout ce que je sais, c'est que, lorsque mon ennemi est à terre, je lui tends la main pour le relever et que je ne l'assassine pas. — Oh ! oh ! monsieur, avec vos beaux sentiments, apprenez que ces gens-là savaient le nombre de leurs victimes et que, s'il leur en manque quelques-unes, la tète du président des Quatre-Nations leur en répond. — J'entends... Eh bien ! j'ai juré de mourir, s'il le faut, à mon poste. Mon poste est le fauteuil du comité des Quatre-Nations ; l'on m'y trouvera toujours. Mais, si l'on vient pour m'y assassiner, ne croyez pas que je me laisse égorger comme un mouton ainsi que tous ces infortunés. Soyez assuré que ce ne sera pas impunément.

En disant ces mots, je portai les mains sur des pistolets qui étaient dans mes goussets. Le président chercha à me calmer et finit par me dire que nous pourrions leur renvoyer tous les ouvriers, et que le comité d'exécution verrait à s'arranger pour les satisfaire... Alors je me retirai.

 

Les éditeurs des mémoires sur les journées de septembre (1823), en même temps qu'ils livraient à la publicité cette déclaration trouvée dans les papiers du comte Garnier, donnaient un extrait de l'état des sommes payées par le trésorier de la commune de Paris, signé Coulombeau, secrétaire-greffier, lequel extrait comprenait la mention : 1° d'un arrêté qui autorise l'avance d'une somme de 1463 livres à Ch... pour salaire des personnes qui ont travaillé à conserver la salubrité de l'air, les 3, 4 et 5 septembre, et de ceux qui ont présidé à ces opérations dangereuses dans la section du Finistère ; 2° d'un mandat de 48 liv., en date du 4 septembre, au profit de Gilbert Petit, pour prix du temps qu'ils ont mis, lui et ses trois camarades, à l'expédition des prêtres de Saint-Firmin, pendant deux jours, suivant la réquisition qui a été faite auxdits commissaires par la section des Sans-Culottes, qui les a mis en ouvrage.

Ces trois documents ont paru convaincants à tous les historiens de la Révolution autres que MM. Dupont de Bussac, Marrast et Louis Blanc. Ceux-ci, dans leur double dissertation, déclarent qu'on a fait dire à ces documents ce qu'ils ne disent pas. Suivant eux, les expressions dont se servent, dans le récit de Jourdan, ceux qui demandent leur salaire, excluent toute idée d'un payement fait à des assassins. Que disent-ils, en effet ? Qu'ils ont passé leur journée à dépouiller les morts ! Quant au mandat de 1.463 livres, son libellé indique qu'il est destiné à rémunérer les personnes qui ont travaillé à conserver la salubrité de l'air dans les prisons ! Les règles de l'arithmétique la plus élémentaire (sic) prouvent que ce total de 1.463 livres étant divisé par 24, taux du salaire indiqué par Jourdan, on n'a pu rémunérer que soixante personnes ! ce qui impliquerait qu'il n'y a eu dans tout Paris, pour toutes les prisons, que soixante individus occupés à massacrer les prisonniers ! Ce bon était destiné à payer la main-d'œuvre d'ouvriers et les fournitures faites pour l'assainissement des prisons de la capitale, et cette dépense s'explique tout naturellement ! Quant au mandat de 48 francs, il n'embarrasse pas plus les trois écrivains, bien qu'il soit signé pour récompenser quatre individus employés à l'expédition des prêtres de Saint-Firmin. Le mot expédition est un terme impropre et qui peut prêter à l'équivoque ; mais, puisque l'on spécifie que ces quatre individus ont employé deux jours à la besogne pour laquelle on les a payés, il est bien évident qu'il s'agit ici de l'enlèvement des cadavres, et non du meurtre en lui-même, car le meurtre n'a duré que deux heures et non deux jours ! (Fastes de la Révolution, p. 375 à 377. Louis Blanc, p. 206.)

Rendons en peu de mots à tous ces raisonnements leur juste valeur. Examinons d'abord le récit de Jourdan. Toutes les fois que le président du comité des Quatre-Nations parle des individus qui demandent leur salaire, il prononce les mots de monstres, de massacreurs, de bourreaux ; il dit les soi-disant ouvriers. Il termine par une parole bien plus grave encore, qu'il recueille de la bouche même d'un des membres du comité d'exécution, et qui prouve tout à la fois la préméditation et le salaire : Ces gens-là savaient le nombre de leurs victimes, et, s'il leur en manque quelques-unes, la tête du président des Quatre-Nations en répondra.

Nous laissons à d'autres le soin de qualifier le procédé des historiens que nous réfutons et qui prennent dans tout le récit de Jourdan une phrase, une seule phrase, prononcée par des individus qui, en présence de gens honnêtes et humains, ne font valoir, pour obtenir leur salaire, que le complément de leurs exploits, — le dépouillement des cadavres, — et se taisent sur leur principal mérite, — l'égorgement des prisonniers, parce qu'ils soupçonnent que ce mérite ne serait peut-être pas assez patriotiquement apprécié par les membres du comité civil des Quatre-Nations.

Le raisonnement de MM. Marrast, Dupont et L. Blanc, relativement à l'arrêté portant allocation de 1.463 livres, pourrait être admis à la rigueur, si ce payement était le seul qui eût eu lieu pour l'assainissement des prisons et s'il s'appliquait à toutes les dépenses faites dans tout Paris pour ce triste objet. Non-seulement dans l'état imprimé on voit d'autres dépenses du même genre, mais encore nous avons pu constater, d'après les comptes originaux déposés à la cour des comptes, que l'état imprimé contient à cet égard des lacunes importantes. D'ailleurs, ce qui est surtout à remarquer, c'est que cette somme de 1463 livres s'applique aux seules dépenses faites par le comité civil de la section du Finistère ainsi que cela est parfaitement spécifié dans l'arrêté. Or, pourquoi le comité civil du Finistère aurait-il été chargé de conserver la salubrité de l'air dans toutes les prisons, dont beaucoup étaient fort éloignées du lieu où siégeait le comité ? Par quelle raison un peu plausible cette section aurait-elle pu être spécialement et exclusivement chargée de l'enlèvement et de l'inhumation de tous les cadavres qui gisaient dans la boue et dans le sang, aux abords des diverses prisons de Paris ?

Le bon de 48 livres, délivré à Gilbert Petit et à ses trois camarades, était un document isolé qui, par cela même, pouvait se contester. Le mot sinistre, expédition des prêtres de Saint-Firmin, pouvait s'attribuer à une erreur. Mais, par une découverte vraiment providentielle, voilà que nous sommes en mesure d'indiquer toute la filière administrative par laquelle a passé ce fameux bon et que nous retrouvons dans toutes les pièces du dossier ce même mot expédition. Voilà que l'on retrouve à la préfecture de police une liasse de bons de 24 livres portant la même date et ne s'appliquant plus aux événements de Saint-Firmin, mais à ceux de l'Abbaye. Voilà que le dossier du procès des septembriseurs (voir note XXVII), examiné de plus près, révèle l'existence de listes nominatives de parties prenantes avec la cause véritable du payement, spécifiée en toutes lettres. La production de telles pièces nous semble de nature à dissiper tous les doutes sur le salaire des assassins de septembre. Donnons d'abord les trois pièces dont copie textuelle se trouve dans l'inventaire des papiers de la commune de Paris, fait sous forme authentique par les commissaires de la Convention nationale, après les événements du 9 thermidor.

Assemblée permanente de la section des Sans-Culottes.

Sur la réquisition des sieurs Gilbert Petit, Nicolas Guy, Michel Lepage et Pierre-Henri Corsin, qui ont été employés à l'expédition des prêtres de Saint-Firmin et autres pendant deux jours, et ont demandé 12 livres chacun pour les deux jours, l'Assemblée a décrété qu'il leur serait donné un mandat pour toucher 48 livres pour eux quatre et leur a délivré le présent pour mandat sur le ministre de l'intérieur.

Fait en l'Assemblée générale de la section des Sans-Culottes, le 4 septembre 1792, an IVe de la liberté, le 1er de l'égalité.

DARDEL, président ; PIERRE BÉRARD, vice-secrétaire[3].

 

A la suite de ce mandat se trouve l'annotation suivante :

Le ministre de l'intérieur, responsable comme fonctionnaire public, ne peut et ne doit ordonner de payements que d'après les formes commandées par la loi. Il faut que toute dépense de commune soit arrêtée par la municipalité du lieu : ainsi c'est à la municipalité de Paris que la section des Sans-Culottes doit s'adresser pour faire régler les dépenses faites dans son sein : en conséquence, il est forcé de renvoyer, ou à leur section même ou à la municipalité, les porteurs du mandat ci-joint.

4 septembre, l'an 1er de l'égalité.

 

Extrait des registres des délibérations du conseil général des commissaires des quarante-huit sections.

Du 5 septembre 1792, l'an IV de la liberté, premier de l'égalité. Le conseil général arrête, d'après la délibération de l'Assemblée permanente de la section des Sans-Culottes, que les sieurs Gilbert Petit, Nicolas Guy, Michel Lepage et Pierre-Henri Corsin recevront 48 livres pour eux quatre pour des travaux auxquels ils se sont livrés chacun pendant deux jours.

LULIER, président ; TALLIEN, secrétaire.

 

Ainsi, on le voit, le mandat est délivré par la section qui, suivant l'expression caractéristique dont se sert le comptable, a mis en ouvrage Gilbert Petit et ses compagnons. Le ministre refuse de payer, parce que le bon n'est pas dans les règles. Le conseil général ratifie la dépense et le trésorier de la ville paye sur les fonds extraordinaires mis à la disposition de la commune pour solder les dépenses occasionnées par la révolution du 10 août 1792.

Le savant et laborieux archiviste de la préfecture de police, M. Labat, a retrouvé vingt-quatre bons, tous délivrés par le comité des Quatre-Nations, dont le premier porte le n° 7 ; le vingt-troisième, le no 29 ; le vingt-quatrième, le n° 82 ; ce qui prouve une lacune dans la série des bons conservés. Chacun est de vingt-quatre livres, tous sont datés du 4 septembre et signés des commissaires Lacomté et Prévost[4]. Les titulaires de ces bons sont les uns qualifiés de travailleurs, les autres de dépouilleurs, le plus souvent ils ne sont pas qualifiés du tout. On peut être certain que ceux qui sont dénommés travailleurs et ceux dont le nom n'est suivi d'aucune qualification étaient de ces soi-disant ouvriers dont parle le président du comité des Quatre-Nations dans sa déclaration, c'est-à-dire des assassins.

Le salaire payé aux massacreurs de Saint-Firmin et des Bernardins est celui dont les preuves les plus nombreuses ont été conservées. Outre le fameux bon Gilbert Petit, dont nous avons fait l'historique, il existe une délibération de la section des Sans-Culottes inscrite sur le registre même, qui arrête : Qu'il sera donné des bons aux ouvriers et voituriers par le trésorier du ministère de l'intérieur pour toucher ce qui serait juste pour leurs salaires[5].

Le dossier criminel de l'an III, dont nous avons déjà tiré de si importantes révélations, nous fournit une preuve plus convaincante encore : c'est une liste de dix-huit individus qui est ainsi intitulée :

Noms des personnes qui ont exigé, par la violence, un salaire après avoir fait périr les prêtres qui étaient détenus à Saint-Firmin, dans la journée du 3 septembre 1792, l'an IV de la liberté et le 1er de l'égalité.

Après avoir cité ces documents irrécusables, avons-nous besoin de rappeler : 1° le crédit de 12.000 livres dont nous avons déjà parlé (livre XII, § VI), crédit que le conseil général ouvrait aux administrateurs de police et dont ils devaient justifier l'emploi pour le salut de la patrie ; 2° le discours de Billaud-Varennes, rapporté en termes presque identiques par trois témoins auriculaires, Méhée, Sicard et Jourdan ? Il est vrai que nos contradicteurs torturent les phrases, que ces trois témoins mettent dans la bouche de l'officier municipal, pour prétendre que le discours qu'il vint débiter du haut des marches de l'escalier de l'Abbaye était adressé aux dépouilleurs et non aux tueurs, et cependant il est impossible de s'y tromper, car voici les paroles que, d'après l'abbé Sicard, rapporte lui-même M. Louis Blanc[6] :

Mes amis, mes bons amis, la commune m'envoie vers vous pour vous représenter que vous déshonorez cette belle journée. On lui a dit que vous voliez ces coquins d'aristocrates après en avoir fait justice. Laissez tous les bijoux, tout l'argent et tous les effets qu'ils ont sur eux, pour les frais du grand acte de justice que vous exercez. On aura soin de vous payer comme on en est convenu avec vous.

 

Comment peut-on prétendre que les mots que nous avons mis en italiques s'appliquent à des manœuvres qui dépouillent des cadavres ? Pourquoi Billaud-Varennes, en leur parlant, qualifierait-il le 2 septembre de belle journée, leur travail de grand acte de justice à exercer ; les victimes, dont ils entassent les cadavres dans des charrettes, d'aristocrates dont ils viennent de faire justice ? Il faut le dire, c'est tout uniment absurde.

Mais nos contradicteurs insistent et font valoir une dernière considération tirée de la position sociale d'un certain nombre des assassins : C'étaient, disent-ils, pour ceux des Carmes, des jeunes gens bien vêtus, armés de fusils de chasse et appartenant aux classes élevées de la société[7]. C'étaient, pour la plupart de ceux de l'Abbaye, des gens établis, des marchands du voisinage.

L'assertion relative aux assassins du couvent des Carmes n'est basée que sur un seul témoignage, celui de Roch Marcandier, et elle est formellement contredite par ce fait acquis aux débats, si l'on peut s'exprimer ainsi : c'est que ce fut la même bande d'assassins qui, après avoir égorgé les prêtres amenés dans des fiacres de la mairie à l'Abbaye, se dirigea sur les Carmes. M. Louis Blanc le reconnaît lui-même (p. 156). Or, jamais personne n'a prétendu que cette bande, qui a été décrite par tous les témoins des premiers meurtres, et ils sont nombreux, fût composée comme l'a dit Roch Marcandier. Dans la procédure de l'an III, il n'a jamais été question de jeunes gens bien vêtus, ayant fait la chasse aux prêtres enfermés aux Carmes.

L'assertion relative aux assassins de l'Abbaye s'appuie sur un document plus authentique, mais auquel on a voulu donner une portée beaucoup plus grande que celle qu'il a réellement.

Après les journées de prairial an III, il fut ordonné de faire dans toutes les sections de Paris une enquête sur les individus qui avaient marqué dans les derniers événements et qui presque tous étaient soupçonnés d'avoir pris part aux massacres de septembre 1792.

La seule pièce relative à ces enquêtes que l'on connût, il y a quelques années, était l'analyse, faite par le secrétaire de la commission d'enquête de la section de l'Unité ou des Quatre-Nations, des dépositions reçues par cette commission. L'enquête elle-même n'existe pas ; on n'en a que le résumé, qui n'a aucun caractère d'authenticité. Les témoins n'ont pas été confrontés avec ceux qu'ils accusaient ; sur les soixante-cinq individus dénommés dans l'enquête, beaucoup sont très-légèrement inculpés. D'ailleurs, il est évident que cette instruction n'a pu porter, après trois ans d'intervalle entre le crime et l'enquête, que sur des gens ayant continué à habiter le quartier et connus particulièrement des témoins. Elle n'a pu évidemment comprendre les fédérés marseillais et autres dont les noms étaient restés ignorés et qui avaient disparu depuis longtemps. D'ailleurs, ce document n'est qu'un des éléments de l'instruction, et nous avons retrouvé l'instruction tout entière ; nous avons eu les noms de ceux qui furent traduits devant le tribunal criminel comme accusés d'avoir participé aux massacres de l'Abbaye. Sur les neuf individus qui comparurent devant le tribunal criminel, trois seulement peuvent être considérés comme rentrant dans la classe des bourgeois établis. Ainsi tombe le dernier argument produit par M. Louis Blanc à l'appui de son système ; ainsi est réduit à sa juste valeur un document auquel, dans un temps, on a voulu attacher une grande importance historique et qui a été récemment encore l'objet d'une publication spéciale faite avec un très-grand luxe typographique, par M. Horace de Vieil-Castel, sous ce titre : Les Travailleur de Septembre[8].

 

 

 



[1] Richard d'abord, et Bault ensuite, étaient à la Conciergerie pendant les deux mois et demi que la reine Marie-Antoinette y fut enfermée. Ils se montrèrent l'un et l'autre pleins d'égards pour cette immense infortune.

[2] MM. Dupont (de Bussac) et Marrast, qui ont réponse à tout, disent que, si le concierge de l'Abbaye éloigna sa femme et ses enfants, c'est que c'était dimanche et qu'il les envoya à la campagne. Mais ce concierge fit sortir aussi la garde-malade du jeune Reding (voir p. 256 de ce volume). Comme il est impossible de donner le change sur ce fait, on le passe sous silence.

[3] Nous ayons retrouvé, sur le registre de cette même section des Sans-Culottes, la délibération qui autorise en termes presque identiques la délivrance de ce mandat.

[4] M. Granier de Cassagnac, dans son ouvrage sur les Girondins et les Massacres de septembre, a donné le fac-simile de ces bons.

[5] Cette délibération se trouve in extenso p. 474 du tome II de l'ouvrage de M. Grenier de Cassagnac.

[6] P. 205 du septième volume de M. Louis Blanc, Révolution française, page 134 de la relation de l'abbé Sicard.

[7] Louis Blanc, septième volume, p. 214.

[8] Nous avons retrouvé, aux archives de la préfecture de la Seine, le procès-verbal même de l'enquête qui fut ouverte â Vaugirard, et, dans le dossier criminel de l'an su, celle faite par la section des Sans-Culottes. L'une et l'autre de ces deux enquêtes ne signalent que des individus appartenant aux classes les plus infimes de la société.