HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

NOTES, ÉCLAIRCISSEMENTS ET PIÈCES INÉDITES

 

XVI. — PROCÈS BACHMANN.

 

 

Nous avons pu retrouver une grande partie des pièces du procès du major Bachmann. Il nous serait impossible de les reproduire toutes ici. Nous nous contenterons de les analyser, en insistant néanmoins sur ce qui a trait au déclinatoire proposé par les officiers suisses contre la compétence du tribunal du 17 août.

Dès le 18 août, les officiers suisses détenus à l'Abbaye[1] avaient adressé à Danton deux mémoires dans lesquels ils lui exposaient leurs moyens de défense. Ces mémoires furent transmis, le 20, au parquet du tribunal extraordinaire, et, le 31 août, l'accusateur public écrivait au ministre de la justice la lettre suivante pour lui faire part de l'embarras du tribunal, qui ne savait s'il devait ou non passer outre à l'examen du procès :

Paris de 31 août, l'an IV de la liberté.

Monsieur,

M. Fabre[2] s'était chargé ce matin de vous faire part de quelques observations, relativement à l'affaire des Suisses qui doit demain occuper le tribunal.

La plupart des officiers proposent le déclinatoire : il faudra juger la compétence avant de juger le fond. Je vous prie, monsieur, de me mettre à portée de fournir au tribunal les moyens d'écarter les exceptions.

Je pense que les capitulations, n'accordant aux Suisses qui sont au service de France que le droit de prononcer sur les délits commis par des individus de leur nation, exceptent néanmoins les crimes de lèse-majesté ; je vous prie, monsieur, de me faire passer à cet égard les renseignements que doit avoir le ministre des affaires étrangères.

Je vous réitère, monsieur, l'observation que nous ne pouvons prononcer sur le fond, que nous ne pouvons même l'entamer, sans avoir prononcé sur la question d'exception déclinatoire.

L'accusateur public auprès du tribunal créé par la loi du 17 août.

RÉAL[3].

 

Le lendemain, nouvelles instances de l'accusateur public, Réal, pour avoir une solution :

Monsieur,

Le tribunal attend les renseignements qu'il vous a demandés hier, par mon organe, relativement à l'affaire de M. Bachmann. Il n'est pas possible que le tribunal puisse prononcer sur le fond avant que la question du déclinatoire soit jugée.

Daignez, monsieur, nous indiquer, par l'ordonnance, la marche que nous avons à suivre ; nous avons à cœur de ne point mécontenter le public par des retards dont il ne connaîtrait pas la cause.

RÉAL, accusateur public près le tribunal du 17 août.

Le 1er septembre 1792, an IVe de la liberté.

 

Danton répond à Réal, le jour même (1er septembre). Une phrase de sa lettre projette un jour sinistre sur les événements du lendemain, et montre par quel moyen on compte sortir des ambages de la procédure imposée au tribunal du 17 août, quelque sommaire qu'elle soit.

Monsieur Réal, accusateur public auprès du tribunal créé par la loi du 17 août.

Le 1er septembre 1792.

J'ai reçu, monsieur, votre lettre du 31 août dernier, par laquelle vous me faites part de vos doutes, relativement à l'affaire des Suisses, dont les officiers, pour la plupart, proposent leur déclinatoire. Je vais en conférer avec le ministre des affaires étrangères, et même en référer à l'Assemblée nationale, si, d'après l'examen des capitulations, nous le croyons nécessaire ; mais je ne crois cependant pas que votre tribunal puisse être décliné par les Suisses, puisque ce sont les crimes dont ils sont accusés qui ont donné lieu à sa création.

Si, comme vous le pensez, les capitulations, en accordant aux Suisses qui sont au service de France le droit de prononcer sur les délits commis par les individus de leur nation, exceptent les crimes de lèse-majesté, c'est-à-dire de la ci-devant majesté royale, à plus forte raison le crime de lèse-majesté nationale, l'assassinat du peuple doit-il en être excepté. J'ai lieu de croire que le peuple outragé, dont l'indignation est soutenue contre ceux qui ont attenté à la liberté et qui annonce un caractère digne enfin d'une éternelle liberté, ne sera pas réduit à se faire justice lui-même, mais l'obtiendra de ses représentants et de ses magistrats.

DANTON.

 

Sur le vu de cette lettre, le tribunal n'hésite plus. Un acte d'accusation était préparé dès le 29 août contre Bachmann ; il lui est à l'instant signifié, et, le soir même, il comparait devant les juges, dont il s'obstine à décliner la compétence.

A l'ouverture de l'audience, l'accusateur public annonce[4] :

que Bachmann et quelques témoins ont protesté contre toute espèce de procédure dirigée contre eux, en vertu des traités qui lient la nation helvétique à la nation française, et qui accordent aux Suisses au service de France le droit de n'être jugés que par leurs pairs. En conséquence, il demande que le tribunal, avant de délibérer, ordonne la lecture de la lettre écrite à ce sujet par le ministre de la justice et l'article du traité qui faisait la base des réclamations.

M. le commissaire national, considérant que le droit naturel est antérieur à toutes les conventions arrêtées entre les nations réciproques, demande que le tribunal n'ait égard à aucun déclinatoire.

Le tribunal ordonne qu'il soit fait lecture, par l'accusateur public, de la lettre du ministre de la justice, et, par M. le commissaire national, des articles du traité réclamés par l'accusé et quelques témoins suisses.

M. le commissaire national fait précéder la lecture des articles d'une série d'observations, et lit ensuite l'article 15 du traité passé en 1777 entre le roi de France et le corps helvétique, et le traité entier passé par Louis XI avec les Suisses.

M. Julienne, homme de loi, conseil de l'accusé, prête le serment prescrit par la loi.

Le tribunal, attendu qu'il s'agit d'une réclamation importante, ordonne que, sur les représentations de l'accusé, de l'accusateur public et sur la réquisition du commissaire national, il se retirera dans la chambre du conseil pour délibérer sur cette importante matière.

Il revient un instant après et prononce le jugement suivant :

Le tribunal, après s'être retiré en la chambre du conseil et y avoir délibéré sur les protestations faites par le sieur Bachmann, et consignées dans les déclarations par lui faites devant le directeur du jury d'accusation, devant lequel il a comparu, sur les observations de M. l'accusateur public, lecture faite d'une lettre de M. le ministre, écrite à ce sujet à M. l'accusateur public, M. le commissaire national entendu ;

Considérant que l'Assemblée nationale, en déterminant les délits ou crimes qui sont de la compétence du tribunal criminel établi par la loi du 17 août, n'a fait ni prononcé aucune exception de personnes, que le privilège réclamé par le sieur Bachmann n'est justifié par aucun article positif de traité qui ait un rapport direct aux délits ou crimes de lèse-nation ou de coopération à des complots contre l'État, ordonne qu'il sera passé outre à l'instruction et que, néanmoins, le présent jugement sera communiqué, à la diligence de M. le commissaire national, à M. le ministre de la justice, lequel sera invité, sous sa responsabilité, à faire passer au tribunal, dans le plus court délai, le résultat précis de ses conférences avec le ministre des affaires étrangères ou avec l'Assemblée nationale, s'il a cru devoir en déférer au corps législatif, pour être ensuite statué ce que de droit.

VAILLANT, MATHIEU, président ; LAVAU (J.-Ch.), VIENNE.

 

Nous ne raconterons pas toutes les phases de ce procès, qui dura deux jours, nous nous bornerons à extraire du procès-verbal d'audience le récit d'un incident qui tourna à l'entière confusion de ceux qui l'avaient soulevé et dont le récit, grâce aux formes encore suivies par le tribunal du 17 août, a été inscrit dans un document authentique. C'e ;t un démenti donné d'avance aux ignobles et absurdes calomnies débitées, un an et dix-huit mois plus tard, dans le procès de la reine et de Madame Élisabeth, où l'on osa parler de balles mâchées, et mâchées par ces deux malheureuses princesses, pour être remises aux Suisses !

Louis-François Haller, portier, âgé de 30 ans, demeurant rue Trousse-Vache, chez le sieur Lefebvre.

Ce témoin dépose sur le bureau une balle mâchée, par lui trouvée dans la poche d'un Suisse. 11 annonce en avoir d'autres dans sa maison, et encore qu'une femme, sa voisine, a, quelques jours avant l'affaire du 10, reçu chez elle des effets appartenant à un Suisse.

Le commissaire national a requis, et le tribunal a ordonné qu'à l'instant, par deux commissaires du comité de la section des Lombards, perquisition sera faite chez ladite femme, dont la demeure sera indiquée par le sieur Haller, témoin, pour les effets et le procès-verbal, s'il est jugé nécessaire par les commissaires, être rapportés au tribunal, de suite être requis et par le tribunal ordonné ce qu'il appartiendra, comme aussi que ladite femme sera amenée par Delaître, gendarme national de service près le tribunal pour répondre et s'expliquer devant le tribunal sur les faits dont il s'agit, et encore que le sieur Haller rapportera les autres cartouches par lui prises sur les Suisses et qu'il annonce être chez lui...

Le sieur Delaître, gendarme national, revient avec le sieur Haller et ladite Clément ; il rapporte le procès-verbal de la section dont le tribunal ordonne la lecture par le greffier.

Le sieur Haller dépose les cartouches qui sont contradictoirement visitées et se trouvent être des cartouches ordinaires.

La dame Clément, interrogée, dit s'appeler Marie-Marguerite Brumel, veuve Clément, garde-malade, demeurant rue Trousse-Vache, chez le sieur Gosselin, marchand de vin. Elle donne les éclaircissements demandés, et, comme il n'en résulte rien, le tribunal la renvoie à ses malades, ordonne le dépôt au greffe de la balle mâchée et des huit autres cartouches.

 

Le directeur du jury, dans l'acte d'accusation qu'il avait rédigé, et l'accusateur public, dans son réquisitoire, mirent le plus grand soin à ménager les cantons suisses et à prétendre que Bachmann, en organisant la défense du Château, avait outrepassé les instructions qu'il avait reçues des autorités de son pays. On lit notamment dans l'acte d'accusation les phrases suivantes :

C'est surtout par l'influence de Bachmann et celle de quelques autres officiers supérieurs de ce régiment qu'on est parvenu à détacher le plus grand nombre des soldats de ce dévouement franc et loyal qu'ils avaient toujours manifesté en faveur de la nation, dont le corps helvétique a si constamment maintenu l'alliance avec une grande fidélité. Les preuves de cette fidélité se trouvent dans toutes les occasions où il était important de la manifester, et notamment dans la conduite que le ci-devant régiment des gardes suisses a tenue au commencement de notre révolution, et dans les ordres qu'il a reçus des cantons de prêter, ainsi que toutes nos troupes de ligne nationales, le serment d'être fidèle à la nation, à la loi et au roi, serment qui obligeait le régiment et les autres régiments suisses à notre service de ne résister dans aucune circonstance à la volonté nationale, si préférable, dans tous les cas, à celle du roi, que la révolution avait réduit à n'être que le premier fonctionnaire public, en sa qualité de chef du pouvoir exécutif.

Les manœuvres de Bachmann ne lui ont pas été suggérées par les cantons, ses souverains ; elles sont même fort opposées à leurs principes et à leurs institutions ; dès lors elles sont le produit de la perversité individuelle du sieur Bachmann ; c'est par conséquent à lui seul à répondre à la nation, chez laquelle il jouissait de tous les avantages de l'hospitalité, d'un délit dont la réparation doit être suivie selon toutes les formes judiciaires du lieu où le sieur Bachmann s'en est rendu coupable, ce qui exclut toute idée de suivre celle des Suisses dont on leur a permis l'usage que pour les contraventions à la discipline militaire établie entre eux, et dont l'inexécution ne peut être préjudiciable qu'à eux-mêmes.

La déclaration du jury fut :

Qu'il était constant qu'il avait été préparé pour la journée du 10 août de la présente année, et qu'il a éclaté, le même jour, une conspiration tendant à exciter la guerre civile en armant les citoyens les uns contre les autres et contre les autorités légitimes ;

Que Charles-Joseph-Antoine-Léger Bachmann est convaincu d'avoir préparé et secondé ladite conjuration ;

Que ledit Bachmann est convaincu de l'avoir fait méchamment et à dessein d'exciter la guerre civile.

 

En conséquence, Bachmann fut condamné à la peine de mort et exécuté le jour même.

Le ministre des affaires étrangères se préoccupait beaucoup, et avec juste raison, de l'effet que devait produire, dans les cantons helvétiques, le massacre des Suisses, au 10 août et au 2 septembre. Il voulut, par tous les moyens possibles, atténuer l'irritation qui devait en résulter. Voici la lettre qu'il écrivit à cette occasion au ministre de la justice et celle qui fut écrite par le commissaire du gouvernement, en réponse à la communication qui lui avait été faite de là lettre de Lebrun :

Paris, le 7 septembre 1791

Les événements du 10 août, monsieur, paraissent avoir été présentés en Suisse de la manière la plus fausse, particulièrement en ce qui concerne la conduite qu'a tenue le régiment des gardes suisses. Vous concevrez combien, dans les circonstances présentes, il importe d'effacer les impressions défavorables qu'ont pu produire dans ce pays les récits mensongers qu'on y a faits ; le seul moyen de remplir cet objet serait d'offrir aux Suisses les preuves qui peuvent exister de la complicité de l'état-major dans la conjuration du 10. Ces preuves doivent résulter de l'interrogatoire subi par M. Bachmann avant le jugement qui l'a condamné à mort ; je vous prierai, en conséquence, de vouloir bien me procurer une copie de cet interrogatoire et de donner les ordres nécessaires pour que l'envoi m'en soit fait le plus tôt possible.

Le ministre des affaires étrangères,

LEBRUN.

 

Monsieur le ministre de la justice,

Conformément à votre ordre du 15 du présent mois, qui ne m'est parvenu qu'hier 16, j'ai l'honneur de vous envoyer copie de l'acte d'accusation contre le sieur Bachmann, ainsi que le bulletin du tribunal criminel qui est assez exact.

Je vous observe que dans l'instruction du juré de jugement on ne tient point procès-verbal de l'interrogatoire de l'accusé, des dépositions des témoins et des débats ; je ne peux donc vous envoyer que l'acte d'accusation. Si les cantons helvétiques pouvaient douter de la justice du jugement qui a condamné le sieur Bachmann, M. Réal, accusateur public, ainsi que moi, j'ose le dire, nous serons en état de répandre à tout de la manière dont vous le jugerez convenable.

LEGANGNEUR, commissaire national du tribunal criminel établi le 17 août.

Ce 17 septembre 1792.

 

Nous avons recherché très-minutieusement aux archives des affaires étrangères si les cantons helvétiques avaient élevé diplomatiquement des réclamations pour se plaindre de l'égorgement des Suisses après le combat du 10 août, du massacre des officiers et sous-officiers prisonniers, le 2 septembre, à la Conciergerie et à l'Abbaye, et pour demander au moins quelques indemnités en faveur des familles des braves militaires mis à mort contre le droit des gens.

Toutes ces recherches ont été inutiles.

 

 

 



[1] La lettre du concierge de l'Abbaye donne les noms des officiers suisses qui étaient enfermés dans cette prison le 21 août :

Le concierge de la prison de l'Abbaye s'empresse d'envoyer sur le champ à B. Sergent, administrateur de police, le nom des officiers suisses qui lui sont confiés et qu'il a été autorisé à recevoir en vertu d'un décret de l'Assemblée nationale, en date du 11 du présent mois. Quant à la cause de leur arrestation, il en ignore ; le même décret l'oblige de même de recevoir tous les soldats suisses qui lui ont été envoyés.

Du 10 et du 11 sont entrés :

MM. D'Affry, colonel, Maillardoz, lieutenant-colonel, Bachmann, major, Felis, aide-major, Wild, officier-major, Zimmermann, lieutenant, Chaulet, adjudant, Almann, etc., Maillardoz, Rodolphe, Reding.

Je certifie que l'état ci-dessus est conforme aux registres de ladite prison.

DELAVAQUERIE, concierge.

Le 21 août, an IVe de la liberté et le 1er de l'égalité.

[2] Il est question de Fabre d'Églantine, alors secrétaire général du ministère de la justice et ami intime de Danton.

[3] Le signataire de cette lettre est M. Réal qui devint, plus tard, comte de l'Empire, conseiller d'État chargé de la police sous Napoléon Ier.

[4] Nous copions le procès-verbal de l'audience. (Procès de Charles-Joseph-Antoine-Léger Bachmann, né à Stepbeld, canton de Glaris, militaire, âgé de cinquante-deux ans.)