HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

NOTES, ÉCLAIRCISSEMENTS ET PIÈCES INÉDITES

 

I. — LICENCIEMENT DES RÉGIMENTS SUISSES, APRÈS LE 10 AOÛT 1792.

 

 

Après le 10 août, la situation des régiments suisses au service de la France se trouva des plus délicates. Ils étaient disséminés dans un grand nombre de garnisons ; seul, le régiment dit des gardes suisses résidait dans la capitale, à Rueil et ! Courbevoie. Nous avons dit, à la fin de notre deuxième volume, quel rôle il joua à l'heure suprême de la royauté française.

Un détachement de 300 gardes suisses avait été envoyé, un mois avant l'insurrection, en Normandie, pour assurer l'approvisionnement de Paris. Deux lettres retrouvées par nous établissent combien peu le roi et son ministre de la guerre s'étaient préoccupés de concentrer dans la capitale les troupes étrangères, soit pour livrer bataille aux démagogues, soit simplement pour garantir les Tuileries d'une attaque facile à prévoir. Le 8 août, les 300 gardes étaient à Mantes ; le 9, ils recevaient du ministère l'ordre, non de rebrousser chemin en toute hâte, mais de continuer leur route dans la direction de Dieppe.

Aux officiers municipaux de Mantes.

Paris, le 8 août 1792, à quatre heures et demie du soir.

J'ai l'honneur de vous prévenir, messieurs, que le roi s'étant déterminé, sur la demande du département de l'Eure, à changer la destination du détachement des 300 gardes suisses qui devait se rendre à Évreux, je viens de donner ordre à ce détachement de suspendre sa marche et de séjourner demain, 9 du courant, à Mantes, où il recevra des ordres pour sa nouvelle destination.

Vous voudrez bien, en conséquence, donner des ordres pour que le logement et l'étape lui soient fournis pendant son séjour.

Le ministre de la guerre,

D'ABANCOURT.

 

Le ministre de la guerre à M. le commandant du détachement du régiment des gardes suisses à Mantes (Seine-et-Oise).

Paris, 9 août 1792.

J'ai l'honneur de vous adresser un ordre du roi pour faire rendre à Dieppe le détachement du régiment des gardes suisses que vous commandez. Vous voudrez bien le faire mettre à exécution. Lorsque cette troupe sera arrivée à Dieppe, elle recevra les ordres de M. de Liancourt, commandant la 15e division militaire, pour être répartie sur la côte et employée aux batteries dont l'armement est ordonné.

D'ABANCOURT.

 

Aussitôt après le triomphe de la démagogie, Clavière, à peine installé au ministère de la guerre, éprouva des craintes très-graves relativement à l'attitude que pouvaient prendre les 300 suisses qui traversaient la Normandie. Il se hâta de donner l'ordre de les disperser en trois ou quatre garnisons différentes. Cet ordre fut adressé à M. de Liancourt, qui commandait en Normandie, et qui quitta ses fonctions dès qu'il apprit la chute du trône constitutionnel.

 

Le ministre de la guerre à M. Liancourt, à Rouen.

Du 15 août 1792,

Comme je l'avais prévu, monsieur, la réunion des Suisses qui vous a paru convenable, est non-seulement cause de l'inquiétude et de la fermentation, mais elle expose visiblement leur sûreté. Il est étonnant, monsieur, que vous ne l'ayez pas senti. Je vous ordonne de procéder incessamment à la division des 300 hommes composant le détachement du régiment ci-devant gardes suisses qui se trouve dans votre division. Vous en enverrez 50 à Dieppe, 50 à Saint-Valery, 50 à Fécamp et 150 au Havre ; et, s'il est parmi leurs officiers des hommes d'un caractère turbulent ou suspect, je vous charge, sur votre responsabilité, de les mettre hors d'état de troubler la tranquillité et de nuire, comme ils l'ont fait ici, à leurs soldats.

CLAVIÈRE.

 

Lors de l'arrivée des 50 Suisses envoyés à Fécamp, il y eut une assez grande fermentation dans cette ville. La commune paraissait disposée à leur refuser l'hospitalité ; pour l'obtenir, il fallut que quelques-uns des militaires offrissent de déposer leurs armes à la mairie. Leurs camarades, qui s'y étaient refusés, s'arrêtèrent au bourg de Cany, où ils furent bien accueillis. Quelques jours après, les soldats désarmés voulurent rentrer dans les rangs ; on refusa de les y recevoir.

Le 20 août, comme nous l'avons dit, l'Assemblée législative déclara définitivement les régiments suisses dissous, par un décret dont voici les considérants et les principaux articles :

L'Assemblée nationale, considérant qu'il importe, dans les circonstances actuelles, de fixer promptement le sort des Suisses qui sont à la solde de la France, et que le terme de la plupart des capitulations est expiré, décrète qu'il y a urgence.

L'Assemblée nationale, fidèle aux principes de la liberté française, qui ne lui permettent pas d'entretenir au service de la France des troupes étrangères, sous un régime particulier et différent de celui des troupes françaises, décrète ce qui suit :

ART. Ier. Les régiments suisses et alliés de la Suisse actuellement au service de la France cesseront d'y être.

ART. II. Le pouvoir exécutif est chargé de témoigner aux cantons helvétiques, au nom de la nation française, sa reconnaissance pour les services par eux rendus dans les armées françaises.

ART. III. L'Assemblée nationale, voulant donner aux Suisses une preuve de son estime, décrète que les Suisses qui ont jusqu'à présent servi la nation française et qui voudront entrer dans des régiments français ou dans des légions, jouiront de tous les droits accordés aux citoyens français — c'est-à-dire conserveront leurs grades et recevront, en s'engageant, la prime de 300 livres pour les sergents, 200 pour les caporaux, 150 pour les soldats.

ART. IV. Les retraites, pensions et indemnités pour les capitaines propriétaires de compagnies, les pensions pour les sous-officiers et soldats suisses qui voudront se retirer, seront fixées conformément à l'esprit des capitulations et à la générosité qui caractérise la nation française et qu'elle doit à de fidèles alliés. Les pensions et retraites seront payées, conformément aux capitulations et comme par le passé, en argent, ainsi que celles accordées aux Suisses retirés jusqu'à ce jour.

ART. V. Le pouvoir exécutif est chargé de pourvoir à la sûreté de tous officiers et soldats suisses qui voudront se retirer, et de veiller à ce qu'ils soient traités comme d'anciens alliés ; mais ils ne peuvent se rendre aux frontières que par détachements, qui n'excéderont pas 20 hommes, et ils seront sans armes. Le prix des armes sera remboursé par le pouvoir exécutif à qui de droit.

 

Le jour même où le licenciement des Suisses était prononcé, les dangers et l'injustice de cette mesure étaient démontrés, la fidélité et la bonne foi des soldats étrangers, dont la France allait se priver, étaient attestées par un des plus illustres généraux de la république.

Le général Kellermann à M. de Clavière, ministre de la guerre par intérim.

20 août 1792.

M. de Biron m'ayant laissé, monsieur, par son départ pour Strasbourg, le commandement en chef de l'armée campée sur la Lauter, j'ai ouvert le paquet que vous lui avez adressé par un courrier extraordinaire ; je vois par ce qu'il renferme, en date du 16 de ce mois, que les mesures de l'Assemblée nationale ont pour objet le licenciement des régiments suisses.

Permettez-moi, comme attaché à ma patrie et au bien de la chose publique, quelques observations ; elles sont dictées par ma franchise et par mon désir pour le succès des vues de l'Assemblée nationale. Il me parait que cette nation, qui a toujours servi l'État avec autant de distinction que de loyauté jusqu'à ce moment-ci, devrait ètre recherchée par tous les moyens possibles pour s'assurer la continuation de son alliance.

Je vous ai mandé, monsieur, par ma dernière, qu'il fallait que l'Assemblée nationale emploie toutes les ressources de persuasion et autres pour le renouvellement d'une alliance d'un prix Incalculable, surtout dans la crise actuelle des affaires ; elle ne peut ignorer les ressorts employés pour la contrarier, ni les inconvénients funestes de perdre douze braves régiments de cette nation d'une part, et de l'autre les avoir contre nous, ainsi que cette nation.

Est-il possible, monsieur, que sur un avis d'un voyageur français, donné à M. de Maisonneuve, ministre plénipotentiaire à Stuttgard, on statue sur le sort de la nation suisse sur des bavardages de quelques émigrés de Coblentz ? Est-ce que l'on ne sait pas jusqu'à présent tous les moyens qu'ils emploient pour nous brouiller et nous diviser avec nos alliés les plus sûrs ? Méfions-nous donc enfin de ce lieu commun, et soyons aussi sages que fermes au soutien de la constitution, et pour ce, ménageons une brave nation qui nous est attachée depuis plusieurs siècles.

Si les Suisses eussent été capables de trahison, Sarrelouis ne serait plus à nous ; le régiment de Sonnenberg y était seul il y a trois mois, ils n'avaient avec eux que le 2e bataillon du 8e régiment d'infanterie, tous les officiers de ce bataillon ont quitté leurs drapeaux, des officiers d'artillerie et du génie en ont fait autant, ainsi que M. de Wurmser, maréchal de camp, qui en avait le commandement ; cet exemple suffit pour justifier ce brave régiment ; dans ce temps je campais avec mon armée à Neunkirch.

A Bitche, le régiment suisse de Châteauvieux pouvait fermer les portes et se donner aux émigrés ou antres ennemis sans courir le moindre danger, cependant ce régiment tient la place dans le meilleur ordre et dans la meilleure disposition pour la nation ; la preuve en est encore, que des officiers d'artillerie et du génie employés dans cette place ont quitté leurs postes, ce qu'ils n'auraient pas fait s'ils avaient pu compter sur une infidélité de la part des Suisses.

Quant au régiment de Steiner-Suisse, en garnison à Landau, je n'en ai entendu faire que des éloges de la part de l'excellente municipalité et bons citoyens de cette ville ; dans le temps que la garnison était faible, ils ont inspiré la plus haute confiance ; maintenant qu'elle est de 7.000 hommes passé, comment les émigrés peuvent-ils se vanter de prendre la place par leurs moyens ? Ce n'est donc qu'une perfidie de plus, pour nous brouiller avec l'Europe entière. Il est révoltant pour des hommes de voir que l'on croit à toutes les bêtises qui, partout ailleurs, ne seraient payées que du parfait mépris.

Je vous prie, monsieur, de donner une pleine communication à l'Assemblée nationale de tout le contenu de ma lettre ; elle renferme la loyauté et la vérité d'un soldat qui n'a à cœur que le bien de sa patrie, le soutien de la constitution, et de défendre l'une et l'autre jusqu'à la dernière goutte de son sang.

J'enverrai copie de votre lettre à M. de Biron ainsi qu'à M. de Custine, qui commande à Landau ; je suis persuadé que ces deux braves généraux n'auront pas plus d'inquiétude que moi sur la loyauté et la fidélité des Suisses.

Je ne puis que vous répéter combien il est important de tâcher de détourner l'Assemblée nationale de décréter le licenciement des Suisses, dont les suites sont incalculables.

Le lieutenant commandant l'armée campée sur la Lauter,

KELLERMANN.

 

A l'occasion de la dissolution des troupes helvétiques au service de la France, le régiment de Châteauvieux prit une attitude qui racheta la conduite tenue par lui, deux années auparavant, lors de cette insurrection de Nancy, dont nous avons parlé dans notre livre Ier. Il était en garnison à Bitche ; son commandant, le lieutenant-colonel Mérian, sommé de reconnaître le nouveau régime qui venait de s'imposer par la violence, écrivit à Lückner, le 21 août, la lettre suivante :

 

Monsieur le maréchal,

Plein de respect pour vos ordres, nous ne pouvons acquiescer à celui que M. A. Berthier vient de nous donner en votre nom, pour partir de Bitche avec le régiment suisse de Châteauvieux le 24 de ce mois, pour être rendus le 28 à Toul. Nous sommes entrés dans cette place par ordre du roi, chef suprême de l'armée, nous n'en sortirons que par les siens. Je vous écris au nom de tout le corps qui me charge de signer en son nom.

Le lieutenant-colonel commandant le régiment suisse de Châteauvieux,

MÉRIAN.

A Bitche, ce 21 août 1792.

 

Cependant, le colonel Mérian ne voulut point entrer en relations avec les émigrés et leurs alliés ; il conserva, en face des armées étrangères, la place forte qui lui avait été confiée. Enfin, lorsqu'il eut été bien constaté que le roi, auquel il avait prêté serment, se trouvait dans l'impossibilité absolue de le relever de son poste, il consentit à remettre les clefs de Bitche entre les mains d'officiers porteurs des ordres du nouveau ministre de la guerre, et laissa licencier son régiment comme tous les autres régiments suisses.