HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

TOME TROISIÈME

 

LIVRE XII. — LES MASSACRES À PARIS.

 

 

I

Il faudrait évoquer le sombre génie de Dante pour peindre les horreurs de la nuit du 2 au 3 septembre 1792 : le démon du massacre planant sur Paris, les autorités muettes ou complices, la masse de la population plongée dans une morne stupeur, les amis de la liberté, isolés, impuissants ; les plus hardis courant solliciter l'appui de leurs sections pour essayer d'arracher à la mort les prisonniers les moins compromis ; les comités civils, obéissant aux exigences sans cesse renaissantes des assassins embauchés par les décemvirs de la mairie.

Les égorgeurs travaillaient, suivant l'expression consacrée par les documents officiels, dans cinq endroits différents, près du guichet de la rue Sainte-Marguerite ; à cent pas de là, dans la cour de Saint-Germain-des-Prés ; à la Force, au Châtelet, à la Conciergerie[1].

Partout se passent des scènes presque identiques ; l'uniformité des circonstances qui accompagnent les égorgements fait reconnaître l'exécution d'un plan arrêté d'avance et d'un mot d'ordre donné[2]. — Le prétendu tribunal installé à la Force emploie des formules exactement semblables à celles que nous avons vu adopter à l'Abbaye. Comme ces deux prisons étaient connues pour être spécialement destinées aux détenus politiques, on n'éveillait aucune crainte, aucune idée de résistance dans l'esprit des prisonniers en prononçant devant eux leur translation de celle-ci à celle-là, et réciproquement : — Conduisez monsieur à la Force !Conduisez monsieur à l'Abbaye ! Là même phrase retournée servait d'arrêt de mort, à moins que, par un raffinement de précision, on employât cette formule générale qui s'appliquait à toutes les situations, a dont l'officier municipal Guiraut avait vanté l'atticisme devant l'Assemblée nationale : Elargissez.

Quelque pénible qu'il soit de suivre pas à pas les assassins dans les divers lieux où ils ont établi leur boucherie de chair humaine, il nous faut entreprendre ce triste pèlerinage et nous arrêter à chacune de ces stations de la mort. Les victimes ont succombé en faisant, au fond de leur cœur ; un appel à la conscience du genre humain. Exauçons, s'il est possible ; leur dernier vœu, ne marchandons pas la pitié, cette inoffensive vengeance, à ces infortunés, dont la mémoire ne réclame de nous que cette seule expiation.

Entre les deux guichets de la prison de l'Abbaye, siège le tribunal choisi et présidé par Maillard. Celui-ci a déjà fait égorger Montmorin et Thierry de Ville-d'Avray. De peur que quelque incident imprévu ne vienne arrêter ses terribles exécutions, il juge prudent de commencer par ceux qui lui ont été le plus spécialement désignés.

De ce nombre étaient les deux juges de paix, Buob et Bosquillon — des sections de l'Observatoire et Poissonnière —, qui avaient osé commencer une instruction contre les auteurs de la journée du 20 juin. Buob était un homme de haute taille, très-vigoureux ; il se défendit courageusement contre ses assassins, en terrassa et en blessa plusieurs avant de succomber sous leurs coups[3].

Le comte de Wittgenstein, lieutenant général, ancien commandant de l'armée du midi, sous le ministère de M. de Narbonne, se montra plus résigné. Dès qu'il comparut devant Maillard, il se rendit parfaitement compte du sort qui lui était réservé ; il remit donc tranquillement au président des assassins son testament et ses effets les plus précieux, en le priant de les faire passer à sa famille[4].

Un officier suisse, M. de Reding, avait été blessé, le 10 août, aux Tuileries. Sauvé par miracle, au moment de l'envahissement du château, il avait été découvert dans son asile et conduit à l'Abbaye. Séparé des autres officiers suisses à cause de sa blessure, il avait été placé dans la sacristie de la chapelle de la prison. Une femme qui, par tendre affection, avait pris le costume d'une sœur de charité, ne quittait pas le chevet du jeune blessé. Depuis une semaine on avait transféré à la Conciergerie la plupart des autres officiers, le matin on avait fait sortir de l'Abbaye sa garde-malade improvisée. Durant les premières heures du massacre, on oublia Reding. Mais son nom et sa qualification sont remarqués par un des juges qui parcourt le registre d'écrou. Deux assassins sont envoyés pour le chercher : ils pénètrent dans la chapelle, encombrée de prisonniers, et de là dans la sacristie, où ils trouvent Reding couché sur un grabat. Ils s'apprêtent à l'arracher de son lit de souffrance et à le faire marcher au supplice. Le malheureux leur dit d'une voix mourante : Eh ! messieurs, j'ai assez souffert, je ne crains pas la mort ; par grâce donnez-la moi ici... Mais ses bourreaux sont sourds à ses plaintes, il est enlevé, porté jusqu'à l'entrée de la prison, et à l'instant même égorgé[5].

Le jeune de Maussabré, aide de camp du duc de Brissac lorsque celui-ci était commandant de la garde du roi, veut se sauver par la cheminée de la pièce où gisait un moment auparavant le malheureux Reding, mais il trouve des barreaux de fer qui l'empêchent de passer. On tire sur lui, dans la cheminée, plusieurs coups de fusil ; ce moyen ne réussissant pas, on allume de la paille. La fumée le fait tomber à moitié étouffé, il est achevé devant la porte du guichet.

La mort de M. de Laleu, ancien officier au régiment de Lyonnais, et depuis adjudant général de la garde nationale parisienne, fut horrible. Un des assassins qui portait un nom tristement célèbre, celui de Damiens, se précipite sur lui, saisi d'une rage indicible, l'abat à ses pieds, lui ouvre le flanc, plonge ses mains dans la blessure, en arrache le cœur tout palpitant encore et le porte à sa bouche en criant : Vive la nation ! Le sang, dit un témoin oculaire, dégouttait de sa bouche et lui faisait une sorte de moustaches[6].

 

II

Ces scènes hideuses durèrent toute la nuit, à la lueur des torches dont les pourvoyeurs du tribunal se servaient soit pour éclairer la sortie des victimes, soit pour aller en chercher d'autres à travers les corridors de la prison[7]. Afin de perdre le moins de temps possible, on amenait les malheureux à la porte du lieu redoutable où siégeaient Maillard et son tribunal. Ils pouvaient ainsi assister an prétendu jugement qui décidait du sort de celui qui les précédait. Aussitôt que le président avait prononcé son arrêt, il avait soin d'indiquer sur le registre d'écrou, par un seul mot, mort ou liberté, la sentence du tribunal ; puis, comme s'il procédait à une vente à l'encan, il prononçait froidement ces mots : A un autre !

Juges et bourreaux se relayaient pour que la besogne ne chômât jamais. Pendant que les uns, repus de vin, de meurtre et de carnage, se reposaient couchés sur les bancs qui garnissaient la salle même où siégeait le tribunal, les autres fumaient, mangeaient, buvaient, jugeaient, tuaient. Les bras nus, les mains ensanglantées. ils interrogeaient le registre d'écrou, étalé sur la table[8] où s'accoudait Maillard. Cette table était couverte de pipes, de bouteilles, de verres, de pain et de papiers, car c'était là qu'on déposait les certificats qu'apportaient les citoyens courageux qui venaient réclamer, de la part de leurs sections, les prisonniers auxquels s'intéressaient encore quelques âmes charitables. Parfois, Maillard et ses acolytes accordaient aux réclamants leurs protégés, mais ils les prévenaient en Même temps qu'ils eussent grand soin de ne pas venir en demander d'autres.

Plus hideux encore était le spectacle que présentait la cour de Saint-Germain-des-Prés ; là, au milieu de monceaux de cadavres, des tables étaient dressées, les mas-sabreurs venaient s'y asseoir à tour de rôle, aussi bien ceux qui travaillaient dans la rue Sainte-Marguerite, devant le guichet de la prison, que ceux qui expédiaient les prêtres dans la cour même. Le vin et le sang coulaient à flots. Le comité civil des Quatre-Nations, sous l'empire de la terreur, fournissait les bons que l'on allait présenter aux marchands du voisinage et auxquels nul n'avait garde d'hésiter à faire droit. Les verres étaient à chaque instant remplis et vidés ; ils dégouttaient le sang dont étaient fumantes les mains des cannibales qui buvaient dedans[9]. L'odeur de cette effroyable orgie était si nauséabonde, que dans la salle du comité civil le président Jourdan se trouva mal sur son fauteuil[10]. Ce que voyant, l'un des assistants, sans doute un des affidés du comité de surveillance, s'écrie : Le sang des ennemis est pour les patriotes l'objet qui les flatte le plus. A ce moment, l'un des bourreaux, les bras retroussés, armé d'un sabre ensanglanté, entre et dit au comité : Je viens vous demander, pour nos braves frères d'armes qui égorgent les aristocrates, les souliers que ceux-ci ont à leurs pieds. Nos braves frères vont nu-pieds et ils partent demain pour la frontière ! Les membres du comité civil se regardent et répondent : Rien n'est plus juste[11].

Les frères d'armes qui partaient pour la frontière étaient ces fameux Marseillais qui devaient toujours, le lendemain, aller combattre les cohortes étrangères et qui toujours restaient à Paris en qualité d'égorgeurs patentés et soldés par la commune. Les aristocrates étaient de malheureux ecclésiastiques que l'on tirait successivement de leur prison ou qu'on amenait du dehors par suite des perquisitions incessamment faites dans tous les quartiers environnants.

Ils étaient prêtres insermentés, cela suffisait. On ne daignait pas même les conduire au tribunal de Maillard ; on se contentait de leur demander s'ils avaient prêté le serment civique : Nous ne l'avons pas fait, nous ne pouvons le faire. Cette réponse, toujours la même, était leur arrêt de mort. Cette mort, ils la subissaient à la manière des premiers chrétiens, en pardonnant à leurs bourreaux. On était revenu aux temps de la primitive Église ; la cour de Saint-Germain-des-Prés était le cirque où les confesseurs de la foi subissaient le martyre. Les bêtes féroces que le comité de surveillance avait déchaînées se jetaient sur eux en poussant d'affreux hurlements, en proférant d'horribles imprécations. Chaque nouveau meurtre était salué par des cris de : Vive la nation ! comme si la France pouvait devoir son salut à de pareils holocaustes !

Un seul épisode suffira pour faire juger de la froide cruauté des massacreurs, de l'indomptable intrépidité des victimes. Le carnage tirait à sa fin, la cour était encombrée de cadavres, les bourreaux tombaient de lassitude. On leur amène deux prêtres unis par une amitié fraternelle et qui se tiennent enlacés. Vois, dit à l'un d'eux, le chef de la bande des bourreaux, vois le sort réservé à ceux qui ne veulent pas se soumettre à nos lois ; fais le serment ou à l'instant tu vas aller les rejoindre !Donnez-nous, répond le prêtre avec résignation, le temps de nous préparer à la mort ; permettez-nous de nous confesser l'un l'autre, voilà la seule grâce que nous vous demandions ; nous sommes aussi soumis que vous à toutes vos lois civiles ; nous serions de bien mauvais chrétiens si nous n'étions de bons citoyens. Mais, le serment que vous nous proposez n'est pas seulement un serment civil, c'est un renoncement à des articles essentiels de notre croyance religieuse. Nous préférons la mort au crime dont nous nous rendrions coupables en le prêtant. — Eh bien ! qu'ils se confessent, répondent tout d'une voix les égorgeurs ! aussi bien nous n'en avons pas d'autres à expédier pour amuser les voisins ; qu'ils se confessent, ils donneront le temps aux curieux du quartier de se lever et de venir nous voir faire justice de ces coquins. En attendant nous déblayerons la cour. Qu'on aille chercher des chair-tiers : envoyons à la voirie tous ces aristocrates.

Les égorgeurs veulent laver la cour, mais bientôt il faut renoncer à ce travail. Le sol est trop imprégné de sang, on se contente de le couvrir de paille. On apporte des bancs ; on invite les prostituées du quartier à venir s'y asseoir, et, pour que le spectacle soit complet, on place un lampion auprès de la tête de chaque cadavre. Ces préparatifs terminés, on va chercher les deux ecclésiastiques qui s'étaient retirés dans un angle de la cour et qui déclarent eux-mêmes qu'ils sont prêts à mourir ; ou les amène sur le lit de paille préparé d'avance et on les immole. L'assistance rit, chante et applaudit[12].

 

III

La Conciergerie et le Châtelet regorgeaient de prisonniers. Sauf les officiers suisses récemment transférés de l'Abbaye, M. de Montmorin, le gouverneur de Fontainebleau, qui avait été acquitté par le tribunal deux jours auparavant, et quelques autres encore, la Conciergerie ne renfermait que des individus arrêtés ou condamnés pour crime de droit commun ; mais on avait, parlé de conspirations de prisons, d'ateliers (le faux assignats découverts ; il fallait donc que, dans les égorgements en masse, les détenus ordinaires et les détenus politiques fussent confondus. Pour faire croire à des complots et à des crimes imaginaires, pour donner le change à l'opinion publique ou sacrifiait ainsi, de propos délibéré, des malheureux dont les uns étaient peut-être innocents, puisqu'ils n'avaient comparu devant aucun tribunal, dont les autres avaient été jugés, mais avaient été condamnés par un tribunal régulier à des peines moindres que la mort.

Le meurtre d'ennemis politiques ne se justifie pas, mais à la rigueur peut se comprendre. Il est une chose cent fois plus horrible, c'est le meurtre de criminels ordinaires, commandé et exécuté froidement par des juges et des bourreaux improvisés, se substituant à la justice régulière[13].

A la Conciergerie et au Châtelet, le massacre commença assez tard ; mais il se prolongea dans la nuit, et dura toute la journée du lendemain. Y eut-il dans ces deux prisons un simulacre de tribunal ? Cela est douteux. car les récits contemporains n'en ont conservé aucune trace. A l'exception des quelques prisonniers qui attendaient à la Conciergerie l'heure de comparaître devant le tribunal du 17 août et qui avaient été spécialement désignés à l'attention des assassins, il n'y avait là que des détenus dont la vie ou la mort n'intéressait que fort médiocrement les organisateurs des massacres. Peu leur importait que l'on immolât ceux-ci, que l'on épargnât ceux-là, pourvu qu'il en périt assez pour donner raison aux vagues rumeurs de conspirations, lancées dans la population parisienne.

Le soin de faire le triage des prisonniers, d'après les indications des registres d'écrou, fut laissé à des sicaires en sous ordre ; ce furent des assassins et des escrocs qui, au gré de leurs sympathies ou de leurs haines, décidèrent du sort de complices ou d'ennemis. On conçoit quelle impartialité dut présider à ces jugements prononcés au nom du peuple souverain. Chose digne de remarque, c'est que les greffes et les locaux affectés spécialement aux employés de ces deux prisons, furent le théâtre de nombreuses déprédations. Beaucoup de ceux qui, ce jour-là, régnaient en maîtres à la Conciergerie et au Châtelet en avaient été précédemment les hôtes obligés ; ils n'y étaient pas toujours entrés pour y donner des ordres, mais pour en subir. Ils avaient des vengeance particulières à exercer contre les geôliers ; ils ne s'en firent faute[14].

Les sicaires du comité de surveillance envahirent également la Force dans la soirée du 2 septembre ; mais les apprêts du massacre, l'examen du registre d'écrou, la désignation des prisonniers à exécuter et de ceux qu'à la rigueur on pourrait épargner, l'installation d'un simulacre de tribunal prirent assez de temps. Les sanglantes exécutions ne commencèrent qu'à une heure après minuit. On appela d'abord les prisonniers que l'on n'estimait pas utile de sacrifier ; on les fit comparaître devant une espèce de commission presque entièrement composée d'officiers municipaux. La Force étant très-rapprochée de l'Hôtel de Ville, les membres de la commune y marquèrent beaucoup plus leur action qu'à l'Abbaye. On y vit successivement apparaître, revêtus de l'écharpe municipale et y donner des ordres, Monneuse, Dangé, Michonis, James, Marino, Lesguillon, Hébert, Lhuillier, Rossignol, Truchon, Duval-Destain.

Les prisonniers à épargner furent mis en dépôt dans la petite église Sainte-Catherine-de-la-Couture ; on leur fit prendre l'obligation de s'enrôler et de partir le jour même pour l'armée. Ainsi ceux que leur incivisme prétendu avait rendus suspects, allaient combattre à la frontière, et ceux qui les accusaient de pactiser avec l'étranger, restaient à Paris, se contentant d'égorger des malheureux sans défense et de recevoir le salaire de leurs forfaits. C'était moins dangereux et plus lucratif.

Ces préparatifs achevés, on procéda à l'installation du tribunal qui devait être censé exercer la justice du peuple.

Le tribunal de la Force ne fut pas, comme celui de l'Abbaye, présidé pendant tout le massacre par un seul et même individu ; Hébert, Monneuse, Rossignol, un individu boiteux, du nom de Chépy, peut-être plusieurs autres encore, occupèrent successivement le fauteuil.

Ce fut encore parmi les scribes du ruisseau que l'on alla chercher le misérable qui consentit à faire l'office de ministère public. Un ancien huissier au Châtelet, nommé Chantrot, lisait à haute voix les écrous et faisait comparaître devant les juges improvisés les malheureux prisonniers[15].

 

IV

A la Force se trouvaient Rulhières, ex-commandant de la garde à cheval de Paris, et Baudin de La Chesnaye, un des chefs de légion de la garde nationale parisienne, celui-là même qui avait commandé, le 10 août, aux Tuileries, après le départ et l'assassinat de Mandat.

A deux heures du matin la porte de la chambre où étaient ces deux prisonniers s'ouvre avec fracas ; six hommes à piques se présentent et demandent M. de Rulhières.

Celui-ci, qui était couché, se lève sur son séant et répond à cet appel.

Un officier municipal prend la parole, et élevant la voix de manière à être entendu des hommes argués qui l'accompagnent et dont les guichetiers peuvent à peine contenir l'impatiente fureur :

Vous êtes accusé, M. de Rulhières, d'être un des conspirateurs du 10 août ; je viens vous dire de recommander votre âme à Dieu, car le peuple demande votre tête. Je suis fâché d'être chargé d'une semblable mission, mais mon devoir m'y oblige.

Rulhières répond avec calme : Il y a déjà longtemps que je m'attendais au sort que vous m'annoncez ; j'aurais seulement cru qu'on m'aurait interrogé. L'officier municipal s'approche de la porte, rappelle à ceux qui l'accompagnent qu'ils lui ont promis d'obéir à la loi : Voulez-vous permettre, mes camarades, que M. de Rulhières se rende au greffe pour être interrogé ?Oui ! oui ! s'écrient-ils, qu'il vienne, mais qu'il se dépêche !

Rulhières se laisse emmener ; il est livré à ses bourreaux, qui s'amusent à le frapper de coups de plat de sabre, à le larder de coups d'épée, mais sans lui faire aucune blessure mortelle. Ce n'est qu'après un supplice d'une demi-heure que ce malheureux officier exhale son dernier soupir.

Peu après on vient chercher Baudin de La Chesnaye ; on lui fait subir une espèce d'interrogatoire qui se termine vite par la sentence ordinaire : A l'Abbaye !

En franchissant le seuil de la prison, La Chesnaye, à la vue des cadavres qui obstruent l'entrée, pousse un cri d'horreur, se voile le visage de ses deux mains et tombe dans une mare de sang et de boue.

A ces meurtres en succèdent plusieurs centaines d'autres qu'il serait trop long de raconter en détail. La petite rue des Ballets, où travaillaient les égorgeurs, était dans toute sa longueur bordée de trois rangées d'hommes, de femmes et même d'enfants qui assistaient aux massacres comme à un spectacle. La chaussée était encombrée de cadavres. On les empilait les uns sur les autres ; bientôt le ruisseau n'eut plus d'écoulement. Une horrible flaque d'eau et de sang vint, comme une marée montante, baigner les murs des deux côtés de la rue. Quelquefois de malheureux blessés parvenaient à s'échapper des mains de leurs bourreaux ; plusieurs purent atteindre la rue Saint-Antoine ; mais là ils trouvaient d'autres assassins qui leur barraient le passage et les achevaient. Pendant ce temps, des patrouilles fournies par les sections des environs, circulaient aux abords de la Force ; mais lorsque quelques citoyens plus courageux que les autres demandaient aux commandants de faire cesser ces horreurs, ceux-ci répondaient : — Nous n'avons pas d'ordres ; — et ils se retiraient sans plus protester[16].

Les portes de la Force étaient soigneusement gardées comme celles d'une ville forte. Ne pouvaient y pénétrer que ceux qui avaient des intelligences dans la place.

Avant de faire comparaître les prisonniers devant le tribunal, on leur enlevait tous les objets de quelque valeur dont ils étaient porteurs ; on déposait ces objets dans le cabinet du concierge de la prison, où l'officier municipal donneuse avait mis une sentinelle[17].

Mais laissons parler un témoin oculaire, un acteur de ces scènes sanglantes, l'accusateur public du prétendu tribunal populaire, Chantrot :

Je vis entrer un beau grand jeune homme bien couvert, auquel on ordonna d'ôter tout ce qu'il avait sur lui et de le déposer sur la table, ce qu'il fit sur-le-champ. On lui fit ôter ensuite son habit, puis l'on dit : Allons, c'est bon pour l'Abbaye ! Aussitôt deux individus, les manches retroussées, pénétrèrent dans le greffe, saisirent ce jeune homme, le conduisirent à la porte de la prison et rentrèrent presque aussitôt en disant : Cela est fait[18].

 

On voit, par ce seul exemple, combien les jugements étaient expéditifs. Cependant certains prisonniers purent être sauvés, notamment Weber, que l'on ignorait être le frère de lait de la reine Marie-Antoinette, Lorimier de Chamilly, valet de chambre de Louis XVI, Bertrand de Molleville, frère de l'ancien ministre. Mais ces acquittements portaient sur des individus qui par eux-mêmes n'avaient pas joué de rôle politique. Ils furent dus à l'intervention de plusieurs honnêtes citoyens, qui n'avaient pas craint de se glisser jusque dans le greffe de la prison, afin de sauver quelques victimes en profitant des moindres incidents de leur interrogatoire, de leur attitude personnelle ou de l'incertitude des égorgeurs.

D'ailleurs, ne fallait-il pas faire croire à l'impartialité de la justice populaire en épargnant un petit nombre de prisonniers ?

Ce fut le lundi matin, vers dix heures, que comparut devant l'affreux tribunal la charmante et malheureuse madame de Lamballe, Louise de Savoie-Carignan. Hébert, dit-on, présidait en ce moment. A peine prend-il la peine d'interroger l'infortunée princesse sur ses noms et qualités, et de lui demander de jurer dévouement à la liberté, à l'égalité, haine au roi, à la reine, à la royauté.

La princesse répond : Je prêterai facilement le premier serment, je ne puis prêter le second... il n'est pas dans mon cœur. Quelqu'un lui dit tout bas... : Jurez donc ; si vous ne jurez pas, vous êtes morte. La princesse ne répond rien et se dirige vers le guichet. A peine a-t-elle franchi le seuil de la porte qu'elle reçoit derrière la tête un coup de sabre ; son sang jaillit. Elle fait encore quelques pas, deux hommes la soutiennent sous les bras ; mais bientôt elle tombe au milieu de la rue, on l'achève à coups de pique, on la dépouille de tous ses vêtements ; des forcenés, poussés par une horrible lubricité, lui font subir d'inénarrables mutilations[19].

Une horde hideuse s'empare de la tête de la malheureuse princesse et promène, au bout d'une pique, cet odieux trophée dans la rue Saint-Antoine et de là sous les murs du Temple, en demandant à grands cris que la famille royale soit amenée aux fenêtres. Un des commissaires de garde auprès de Louis XVI a l'infamie de se prêter à cet horrible désir ; d'autres, plus humains, s'y opposent ; le monstre ne veut pas perdre le plaisir qu'il s'est promis, il dit à la reine : On veut vous cacher la tête de la Lamballe qu'on vous apportait pour vous faire voir comment le peuple se venge des tyrans. Je vous conseille de paraître si vous ne voulez pas que le peuple monte ici.

Les gens du dehors qui, eux aussi, veulent se repaître de la douleur de la malheureuse reine, font retentir l'air de leurs cris d'impatience et de leurs menaces furibondes. Les commissaires de garde prennent peur et écrivent à l'Assemblée la lettre suivante, monument impérissable de la lâcheté la plus insigne.

Au Temple, ce 3 septembre.

L'asile de Louis XVI est menacé. Là résistance serait impolitique, dangereuse, injuste peut-être. L'harmonie des représentants du peuple avec les commissaires du conseil de la commune pourrait garantir le désordre. Nous demandons que vous vouliez bien nommer six membres pour, conjointement avec nous, calmer l'effervescence.

DAUJON, LEMAIRE, CHEVALIER, HUTAN, RENISSART.

 

Résister à des furieux qui menacent d'égorger des infortunés placés sous la sauvegarde de la loi, serait impolitique, dangereux, injuste peut-être ! C'est bien la théorie de la souveraineté du peuple telle que l'enseignent les démagogues de tous les temps. Si cette théorie pouvait être un instant acceptée, il faudrait le dire hautement, la souveraineté du peuple serait la plus révoltante et la plus inepte des doctrines.

 

V

Sur la rive gauche de la Seine, près du pont de la Tournelle, se dressait encore à cette époque une grosse tour carrée, bâtie par Philippe-Auguste, et qu'on appelait la tour Saint-Bernard ; elle renfermait soixante-quinze condamnés aux galères qui attendaient leur transfèrement au bagne[20]. Les assassins s'y présentent dans la matinée du 3 septembre. Aussitôt les portes leur sont ouvertes par le concierge et le brigadier de gendarmerie qui, pour la forme, leur font quelques représentations, puis leur facilitent l'entrée[21]. On appelle les prisonniers les uns après les autres dans le préau, on en immole soixante-douze, on en épargne trois qui, sans doute, comptaient des amis parmi les envahisseurs. Tout cela n'est pas l'affaire de deux heures. Un individu qui, au lieu d'assassiner, s'amusait à voler, est massacré par la bande ; il faisait du tort aux camarades, les dépouilles des tués étant comprises dans le salaire des tueurs. La besogne achevée, les assassins se rendent à la section des Sans-Culottes (autrefois du Jardin-des-Plantes), qui siégeait dans une des dépendances du séminaire Saint-Firmin, et demandent leur salaire aux membres du comité civil ; on leur abandonne les vêtements des victimes, cela ne leur suffit pas ; on leur distribue les quelques pièces de monnaie trouvées dans les poches des galériens, cela ne suffit pas encore ; on leur donne enfin des bons sur le ministère de l'intérieur pour toucher le complément de ce qu'ils pré-. tendent leur être dû[22].

Pendant qu'une partie des égorgeurs discute et touche le prix du sang, d'autres pénètrent dans la partie du séminaire affectée aux prêtres insermentés et envahissent la salle où ces infortunés prenaient leur repas en commun.

Ah ! ces messieurs dînent, dit en entrant un des assassins nommé Henriot[23] ; eh bien ! je vais leur faire prendre leur café ! Et aussitôt il saisit, avec l'aide de quelques-uns de ses compagnons, un malheureux prêtre et le jette par une des fenêtres. A ce signal, toute la bande se précipite sur les prisonniers muets et impassibles, en assomme plusieurs à coups de bûche et entraîne les autres dans la cour. Là, comme aux Carmes, comme à l'Abbaye, on ne se donne pas la peine de compter, d'appeler, d'interroger les victimes ; c'étaient des prêtres, ils étaient condamnés d'avance[24].

Trois ecclésiastiques[25] avaient espéré trouver un refuge dans la salle même du comité civil. Malgré les supplications des commissaires, les sicaires qui les poursuivaient les saisissent et les précipitent par les fenêtres dans la cour, où des camarades les achèvent.

Quelques-uns des assassins dépouillent les cadavres, les autres rentrent au comité pour exiger de l'argent. Un des membres du comité se hasarde à faire des observations à l'un des chefs de la bande. Pour toute réponse, ce misérable lui montre la fenêtre d'où l'on a, quelques minutes auparavant, précipité les trois malheureux prêtres. Cependant le trésorier de la section, Roncier, déclare qu'il ne délivrera pas d'argent sans prendre le nom de ceux auxquels il payera, afin de pouvoir rendre compte à qui de droit. Qu'à cela ne tienne, répondent les assassins ; et ils donnent leurs noms[26].

Mais parmi ceux qui se présentent, il en est un qui n'appartient pas à la section des Sans-Culottes ; il était de Villejuif et perruquier de son état. En vain demande-t-il à être payé, en vain se vante-t-il d'avoir égorgé de sa propre main plusieurs prêtres ; on lui répond qu'il ait à s'adresser à ceux qui l'ont employé ; les autres tueurs qui ne le connaissent pas, n'appuient pas sa réclamation. Il sort, fort mécontent d'avoir assassiné gratis.

Une fois payés, les assommeurs vont chez les marchands de vin des environs se partager les bénéfices de la journée, absolument comme s'il s'agissait de la chose la plus simple et la plus ordinaire. J'en vis quatre, dit un témoin oculaire, qui avaient à la main un double louis et étaient fort embarrassés de se le partager. Ils me demandèrent de la monnaie que je m'empressai de leur donner[27].

 

VI

Mais pendant cette matinée du 3 septembre, que faisaient la commune et la Législative ?

Le conseil général rouvre sa séance sous la présidence d'Huguenin. On envoie des commissaires pour protéger les abords du Temple[28] et ceux du palais Bourbon, où étaient enfermés les simples soldats suisses que l'on avait résolu d'épargner. En s'occupant de ces deux points qui ne sont pas sérieusement menacés, on affecte de ne prendre aucune mesure pour arrêter les meurtres qui se commettent dans les autres prisons.

Mais voici qui est plus significatif encore. Une députation de la section des Quinze-Vingts vient demander l'emprisonnement, comme otages, des femmes et des enfants des émigrés, ainsi que la mort des conspirateurs avant le départ des citoyens pour l'armée. Comment la commune accueille-t-elle cette proposition qui, dans le moment même, reçoit son accomplissement ? Par un ordre du jour, qui est une nouvelle approbation des massacres, car il est ainsi motivé : Les assemblées générales des sections pouvant prendre à cet égard, dans leur sagesse, les mesures qu'elles jugeront indispensables, sauf à se pourvoir ensuite par-devant qui il appartiendra.

Amère dérision ! recours illusoire !

Les victimes de septembre se sont pourvues devant l'histoire ; elle n'a pas failli, elle ne faillira pas à son devoir. Elle a frappé et elle frappera d'une éternelle réprobation les organisateurs des massacres, leurs complices et leurs panégyristes.

Le procès-verbal de la séance du conseil général contient, dans plusieurs passages, la preuve que le retentissement des meurtres commis dans les prisons arrivait jusqu'à la commune. Ainsi, on apporte des lettres trouvées sur madame de Lamballe ; on annonce le départ de la force armée pour réduire les prisonniers de Bicêtre, que l'on prétend révoltés ; on amène deux prisonniers de la Conciergerie pour leur faire dire, en présence des tribunes. que l'on fabriquait de faux assignats dans cette prison, et que l'un des geôliers était chargé de les colporter.

Certains concierges et geôliers avaient, à ce qu'il parait, mis trop peu de zèle à livrer leurs prisonniers ; peut-être même, le premier moment de stupeur passé, avaient-ils voulu s'opposer à la continuation des massacres. Il fallait immédiatement faire justice de ces velléités de résistance aux ordres secrets du comité d'exécution. Voici ce qu'on lit dans ce procès-verbal.

Sur les plaintes multipliées qui sont portées contre la plupart des citoyens-guichetiers des prisons, le conseil général arrête : qu'ils seront consignés, et que les scellés seront apposés sur leurs papiers et effets, afin de mettre là commission des prisons à portée d'examiner leur conduite et d'en rendre compte au conseil général qui statuera définitivement[29].

 

L'Assemblée législative se montre presque aussi indifférente que le conseil général de la commune. Elle entend, dès l'ouverture de la séance (dix heures du matin), la lecture du procès-verbal dressé par ceux des commissaires qui ont passé la nuit et ont reçu les étranges communications de Tallien, Guiraut et Truchon. Elle se fait lire une lettre de Pétion transmise par le ministre de l'intérieur, et dans laquelle le maire de Paris annonce qu'il n'a appris les événements de la nuit qu'au moment où il n'y avait plus de remède. Sur cette lettre, non plus que sur le rapport de la commission de permanence, aucune discussion ne s'engage, aucune résolution n'est prise ; durant quatre heures, la représentation nationale accepte des dons patriotiques, reçoit des députations et n'a pas l'air de se douter qu'elle ait à faire la moindre démarche, à décréter la moindre mesure afin d'arrêter le sang qui coule.

Cependant elle ne peut ignorer ce qui se passe, puisqu'on lui amène un de ses membres, Jouneau, détenu à l'Abbaye par son ordre, pour avoir, à la suite d'une altercation, frappé le Girondin Grangeneuve. Jouneau ayant écrit à l'un de ses amis pour l'avertir du danger pressant qu'il courait, ses collègues l'avaient, par un décret spécial, rappelé au milieu d'eux[30]. Il arrive accompagné d'une douzaine de personnes qui lui ont servi d'escorte. Avec votre décret sur la poitrine, dit-il, je suis sorti de prison au milieu des acclamations du peuple ; ces citoyens m'ont accompagné avec le plus grand empressement, leur zèle atteste le respect qu'on a pour vos décrets.

L'Assemblée ne comprend pas l'appel indirect qui lui est fait au nom de l'humanité ; s'il est vrai qu'on la respecte encore, c'est le moment pour elle d'intervenir au nom de la justice et de déclarer solennellement que tous les prisonniers sont sous sa sauvegarde. Mais le peut-elle ? Elle se sent enveloppée d'une lourde atmosphère de terreur qui énerve ses résolutions, lui enlève toute énergie. N'espérant plus ressaisir le pouvoir que lui a arraché son indigne rivale, elle achève d'épuiser ses dernières forces dans de misérables disputes de partis.

Au miment où Jouneau va reprendre sa place au milieu de ses collègues, Maribon-Montaud, aujourd'hui Montagnard, autrefois marquis, s'écrie : Ce serait intervertir les règles ordinaires que de laisser siéger au milieu de vous un de vos membres décrété d'accusation ; je demande qu'il reste sous le glaive de la loi.

Lacroix, se laissant aller à un noble mouvement, fait observer que Jouneau n'est pas sous le coup d'un décret d'accusation. Il est poursuivi, dit-il, par un de ses collègues pour une querelle particulière jugée comme telle par l'Assemblée. Cela est si vrai, que si M. Grangeneuve voulait renoncer à ses poursuites, M. Jouneau serait libéré et devrait reprendre sa place parmi nous ; je demande que l'Assemblée, considérant qu'il n'aurait pu, sans risque pour sa vie, rester dans la maison d'arrêt qui lui a été assignée, lui permette de rester sur sa parole d'honneur dans un comité de l'Assemblée.

Tous les regards se tournent vers Grangeneuve ; on espère qu'il va se lever, tendre la main à son collègue, et sacrifier son ressentiment à l'intérêt public ; mais lui qui, moins de deux mois auparavant, prodiguait si facilement aux membres de la droite le baiser Lamourette, reste immobile à son banc, et l'Assemblée en est réduite à adopter la proposition de Lacroix.

 

VII

Les malheureux prisonniers sont donc abandonnés sans recours ni merci à la fureur de leurs assassins. Quoiqu'il nous en coûte, revenons à l'Abbaye, où nous attendent d'autres scènes plus lamentables encore que celles que nous avons déjà racontées.

Là, suivant l'expression d'un contemporain[31], les juges et les bourreaux, le tribunal et le supplice, la vie et la mort, tout est tellement rapproché que tout parait confondu ; tandis qu'un prisonnier est jugé, d'autres sont exécutés ; les cris de ceux qu'on égorge étouffent la voix de celui qui se justifie. Là, les prisonniers peuvent suivre avec une fiévreuse anxiété les alternatives de tumulte et de silence qui se succèdent périodiquement, suivant que l'on interroge ou que l'on tue un de leurs malheureux compagnons. De la fenêtre de la tourelle, qui fait le coin de la rue Sainte-Marguerite, quelques-uns peuvent apercevoir les scènes de la rue, ils racontent ce qu'ils voient à leurs compagnons et tous se regardent, se serrent les mains, s'embrassent en silence. Les plus courageux emploient le temps qui leur reste à vivre, en calculant quelle position ils doivent prendre pour moins souffrir, quand le moment fatal sera arrivé.

Une grande partie des prisonniers étaient réunis dans une vaste chapelle. Tout à coup, à la tribune de cette chapelle, paraissent deux vieillards : l'abbé Lenfant, ancien prédicateur du roi, et l'abbé de Rastignac, ancien membré de l'Assemblée constituante. Ils annoncent à leurs compagnons qu'ils vont tous bientôt paraître devant Dieu, et ils les invitent à se recueillir pour recevoir leur bénédiction. Mais laissons parler un témoin oculaire échappé presque par miracle aux massacres de septembre ; nous ne pourrions qu'affaiblir son récit.

Un mouvement électrique, qu'on ne peut définir, nous précipita tous à genoux et, les mains jointes, nous reçûmes leur bénédiction. A la veille de paraître devant l'Être suprême, agenouillés devant deux de ses ministres, nous présentions un spectacle indéfinissable. L'ange de ces deux vieillards, leur position au-dessus de nous, la mort planant sur nos têtes et nous environnant de toutes parts ; tout répandait sur cette cérémonie une teinte auguste et lugubre, elle nous rapprochait de la Divinité, elle nous rendait le courage ; tout raisonnement était suspendu, et le plus froid et le plus incrédule en reçut autant d'impression que le plus ardent et le plus sensible... Une demi-heure après, ces deux prêtres furent massacrés et nous entendîmes leurs cris[32].

 

L'imagination des poètes et des romanciers pourrait elle inventer une scène plus attendrissante et qui révèle mieux tout ce qu'il y a de grand et de divin dans la religion, tout ce qu'il y a de consolant dans la foi en une autre vie ?

A l'Abbaye se trouvaient quatre malheureuses femmes. Une seule était sous le coup d'un mandat d'arrêt ; c'était la princesse de Tarente. Cette amie de la reine, plus heureuse que Mme de Lamballe, put être soustraite à la rage des assassins. Les trois autres étaient librement entrées depuis quelques jours dans ce lieu de douleur. Mme de Fausse-Lendry était venue partager la captivité de son oncle, l'abbé de Rastignac ; M"e Cazotte et M"e de Sombreuil, celle de leurs pères.

Plusieurs heures après que son oncle eut été immolé, Mme de Fausse-Lendry ignorait encore la destinée de celui au salut duquel elle s'était dévouée. Elle est amenée devant Maillard. Pour quelle raison êtes-vous ici, lui dit le farouche président ? — Ce n'est point par un décret que je suis détenue ; je me suis constituée prisonnière volontairement, pour remplir les devoirs de la reconnaissance et de l'humanité. — Envers qui ?C'est pour donner mes soins à un vieillard respectable, qui est mon oncle et mon bienfaiteur, l'ami et le soutien des malheureux. — Tout cela ne dit pas son nom. — C'est l'abbé de Rastignac. — Vous avez fait une grande imprudence. — Non, monsieur, puisque je demande à partager son sort. — Vous êtes libre et vous pouvez sortir. Mme de Fausse-Lendry s'apprête à obéir, lorsqu'un des assistants s'élance vers elle en s'écriant : Non, madame, ne sortez pas, le moment n'est pas favorable ! Remontez dans votre chambre, et lorsque vous pourrez sortir sans danger, je vous ferai avertir. — Ne l'écoutez pas, reprend un homme en veste qui se trouve à côté d'elle ; si vous voulez vous en aller, je vais vous pousser et vous serez bientôt sortie. Sans pressentir le piège affreux qui lui est tendu, Mme de Fausse-Lendry, n'écoutant que le désir de revoir son oncle, se dirige vers le guichet ; elle est sur le point de le franchir, lorsqu'elle se sent saisir par le bras. C'est le premier interlocuteur qui s'acharnait à la sauver, comme l'autre s'acharnait à la perdre. Vous ne sortirez pas, madame. Et vous, dit-il au misérable qui entraînait déjà la malheureuse femme, si vous ne la léchez, je vous fais fusiller. L'assassin prend peur, et Mme de Fausse-Landry est sauvée[33]...

Avant le commencement des massacres, Mlle Cazotte avait été séparée de son père, elle n'avait qu'une pensée : le rejoindre, le sauver ou mourir avec lui. Tout d'un coup elle l'entend appeler, elle l'entend descendre l'escalier au milieu d'un cliquetis d'armes et de bruits confus ; elle s'élance. Avant qu'on ait pu l'arrêter, elle atteint le vieillard, le presse entre ses bras, s'attache à lui. L'irrésistible sympathie de son immense amour filial se communique à tous les assistants ; les tueurs eux—mêmes se laissent attendrir par les larmes de la jeune fille, par les cheveux blancs du vieillard[34].

Le dévouement de Mlle de Sombreuil n'a pas été moins célébré que celui de Mlle Cazotte. Pendant plusieurs heures, devant le prétendu tribunal, elle déploya une héroïque énergie, attendrit successivement le président et les juges. Maillard, qui n'avait pas reçu l'ordre spécial de faire égorger Sombreuil, fut le premier à se laisser émouvoir. Se levant tout à coup, il s'écria : Innocent ou coupable, je crois qu'il serait indigne du peuple de tremper ses mains dans le sang de ce vieillard.

Les bourreaux du dedans étaient vaincus ; il fallait vaincre les bourreaux du dehors. Les débats qui devaient décider de la vie ou de la mort du vieil officier avaient duré longtemps ; ils avaient même été interrompus à plusieurs reprises par les allées et venues de députations qui, envoyées aux Invalides et à la section du Gros-Caillou, en étaient revenues avec des attestations de civisme et d'humanité en faveur de Sombreuil. Les exécuteurs placés dans la 'rue Sainte-Marguerite, et qui depuis longtemps chômaient de meurtres et de carnage, s'impatientaient ; on leur avait promis un fameux aristocrate, et il n'arrivait pas. Des cris de grâce partis de l'intérieur de la salle où siégeait Maillard et son tribunal se font entendre. Le vieillard parait enlacé dans les bras de sa fille. Les cheveux épars, les vêtements en désordre, la parole animée, elle réclame l'accomplissement de la parole libératrice que vient de prononcer le chef des assassins. Les bourreaux hésitent ; l'un d'eux tenait dans ses mains ensanglantées un verre qu'il venait de vider à moitié ; il l'approche de la blessure d'un malheureux récemment égorgé et le tend à la jeune fille. Bois cela à la santé de la nation et ton père est sauvé. Elle n'hésite pas, prend le verre des mains du misérable et y trempe ses lèvres[35]. Mlle de Sombreuil et son père sont portés en triomphe et poursuivis par les cris d'enthousiasme de la populace en délire.

Quelques heures après, Journiac Saint-Méard, à force de courage, d'adresse et de présence d'esprit, sauvait sa tête et était, lui aussi, ramené dans son domicile par trois braves ouvriers qui s'étaient fourvoyés dans ce repaire d'assassins, peut-être avec l'espoir de sauver quelques victimes.

 

VIII

Les sicaires du comité de surveillance égorgeaient les prisonniers de la Conciergerie dans la grande cour du palais, au pied même du grand escalier[36]. Les bourreaux osèrent le franchir et violer le sanctuaire où depuis plus de cinq siècles la justice est rendue dans la capitale de la France.

Le tribunal du 17 août était occupé à instruire le procès de Bachman, major du régiment des gardes suisses. Les débats avaient été longs et animés ; le prévenu pro-- testait à chaque instant contre la compétence du tribunal, qui ne pouvait, disait-il, juger des militaires protégés par des capitulations internationales[37]. Au moment où l'audience tirait à sa fin, une bande armée de sabres et de piques envahit la salle et demande qu'on lui livre l'accusé. Les juges pâlissent sur leur siège ; Bachman se contente de jeter un regard de mépris sur les assassins. Le président du tribunal, Mathieu, les supplie de ne pas disputer le prévenu au bourreau officiel. Comptant sur cette promesse ils se retirent, et quelques heures après, l'accusé, déclaré coupable de trahison envers la nation française, était guillotiné en face du palais des Tuileries qu'il avait juré de défendre, et dont il n'avait pas dépendu de lui, le 10 août, de prévenir l'abandon[38].

Les assassins qui n'avaient pu l'égorger de leurs propres mains se vengèrent quelques instants après en massacrant au pied de l'escalier du palais les autres officiers suisses qui se trouvaient à la Conciergerie, attendant leur jugement. Le procès de Bachman avait obligé le tribunal à examiner des questions de compétence assez délicates ; le ministre de la justice, auquel il avait fallu soumettre les difficultés, car elles pouvaient se représenter, les trancha à sa manière : par le massacre.

La Conciergerie renfermait un grand nombre de femmes : elles furent toutes relâchées, à l'exception d'une seule, qui s'appelait Marie Gredeler, bouquetière au Palais-Royal, et dont le crime avait acquis une certaine célébrité. Dans un accès de jalousie elle avait mutilé son amant, garde française ; et, par jugement du tribunal criminel, elle avait été condamnée à être pendue devant la porte de la caserne de la rue Verte. La sentence, cassée pour vice de forme, avait été confirmée, mais, nous ne savons par quelles circonstances, n'avait pas encore reçu son exécution.

Les assassins commirent sur cette malheureuse femme les plus horribles cruautés[39]. Parmi eux se trouvaient probablement d'anciens gardes françaises, car ceux de ces gardes qui n'avaient pas voulu reprendre du service s'étaient fait incorporer dans les compagnies soldées par la commune et vivaient dans les bouges de la capitale, façonnant leurs compagnons de débauche aux horreurs impitoyables qui accompagnent d'ordinaire le sac d'une ville ennemie.

 

IX

Lorsque les commissaires de la municipalité avaient paru à la barre de l'Assemblée dans la nuit du 2 au 3 septembre, ils avaient annoncé que les prisonniers de Bicêtre s'étaient révoltés et que l'on avait été obligé de marcher contre eux avec sept pièces de canons. On était venu également annoncer au conseil général de la Commune, au commencement de la séance du 3 au matin, que le bruit se répandait que les prisonniers de Bicêtre s'étaient munis d'armes à feu, qu'ils se défendaient contre ceux qui voulaient pénétrer dans la prison.

Le nom seul de Bicêtre avait pour toute la population parisienne une signification des plus sinistres : l'imagination des masses se représentait ce triste lieu comme renfermant plusieurs milliers de scélérats prêts à porter partout le fer et la flamme[40]. Aucune nouvelle n'était donc plus propre à jeter l'épouvante dans la capitale ; mais aucune n'était plus fausse. Il n'y avait pas eu la moindre révolte, pas la moindre tentative d'évasion.

Les détachements des sections armées qui se rendirent à Bicêtre dans l'après-midi du 3 septembre ne pénétrèrent pas dans les cours de la prison. Ils se contentèrent d'occuper les postes extérieurs et de garder toutes les issues ; le reste ne les regardait pas. Une bande d'assassins, conduite, dit-on, par un membre de la commune, envahit seule le greffe, força les employés à apporter les registres d'écrou et à leur amener les prisonniers à mesure qu'ils étaient désignés. Comme à la Force, on annonçait ainsi les sentences de mort : Conduisez le citoyen à l'Abbaye.

Mais laissons parler un témoin oculaire[41] : On savait ce que cela voulait dire. Deux hommes prenaient par le bras le malheureux et l'entraînaient hors du greffe à travers les assommeurs, rangés sur deux files ; quand il avait fait quelques pas, les plus à portée le piquaient dans le dos ; on le lâchait, il tombait de droite ou de gauche, on le tirait avec des crochets, puis on l'assommait à coups de bûche, de crosse de fusil, on le lardait de coups de pique... C'était quelquefois bien long.....

La boucherie dura toute la seconde partie de la journée du lundi. Le soir venu, les bourreaux s'arrêtèrent ; puis, s'étant reposés, ils reprirent paisiblement leur besogne le lendemain h, et la terminèrent vers les trois heures de l'après-midi, sans avoir été le moins du monde inquiétés.

Parmi les prisonniers de Bicêtre, il y avait des jeunes gens, on pourrait dire des enfants placés en correction par leurs parents ou leurs maîtres. Presque tous ces enfants furent assommés. Le sang enivre comme le vin, plus que le vin sans doute. Il fit perdre aux assassins celui des sentiments humains qui subsiste peut-être le plus longtemps dans le cœur de l'homme : la pitié pour l'enfance.

Le témoin oculaire que nous avons cité plus haut, et qui était alors employé à Bicêtre, ajoute, dans sa touchante naïveté : Les assommeurs nous le disaient, et nous l'avons pu voir par nous-mêmes, les pauvres enfants étaient bien plus difficiles à achever que les hommes faits : vous comprenez, à cet âge, la vie tient si bien ![42]

Quoi qu'en aient dit la plupart des historiens qui ont raconté ces massacres, si la troupe armée, fournie par les sections, se transporta à Bicêtre avec du canon, il ne fut pas fait usage de ce terrible moyen de destruction ; les piques et les bûches suffirent. Les prisonniers n'opposèrent aucune résistance, et les criminels les plus endurcis, livrés individuellement aux sicaires de la Commune, ne pensèrent même pas à vendre chèrement leur vie ; ces malheureux, que l'on présentait aux Parisiens comme des bêtes féroces prèles à s'élancer sur eux, se laissèrent égorger comme des agneaux.

Quoiqu'il nous répugne de nous appesantir sur ces scènes d'horreur, il nous est impossible de passer sous silence un des épisodes les plus importants des massacres de Bicêtre, l'assassinat de Béchet, économe de l'hospice[43]. Prudhomme[44] et Maton de la Varenne[45] racontent que l'économe fut tué par un des prisonniers qui lui en voulait depuis longtemps. Comment un prisonnier aurait-il pu en vouloir à l'économe de l'hospice ? il n'y avait rien, et il ne pouvait rien y avoir de commun entre eux. On doit assigner à cet assassinat une tout autre cause. Nous avons retrouvé aux archives de l'Hôtel de Ville une série de lettres qui nous ont appris pourquoi le malheureux Béchet avait mérité d'être désigné d'une manière toute particulière à la haine des meneurs de la commune insurrectionnelle, par conséquent à la rage des assassins qu'ils soudoyaient.

Avant d'être à Bicêtre, Béchet était économe de l'hospice des Enfants-Trouvés du faubourg Saint-Antoine. Il avait conservé dans ce faubourg beaucoup d'amis et de relations, il y jouissait d'une grande influence. Très-attaché aux principes constitutionnels, il entretenait, avant le 10 août, une correspondance active avec La Rochefoucauld et Rœderer, président et procureur-syndic du département, et leur donnait des indications très-précieuses sur l'état des esprits dans la section des Quinze-Vingts. Il est plus que probable que cette correspondance compromettante tomba entre les mains des organisateurs des massacres et qu'ils donnèrent à leurs affidés les ordres les plus précis pour que le malheureux Béchet fût tué par un de ces hasards qui ne sont que trop souvent arrangés d'avance.

Voici comment un témoin oculaire raconte cette mort :

M. Béchet rentrait par la porte Rouge ; le factionnaire lui dit qu'on le demandait au greffe de la prison pour signer je ne sais quoi ou donner je ne sais quel renseignement. M. Béchet ne voulait d'abord pas y aller, parce que, disait-il, économe de l'hospice, il n'avait rien à faire dans la prison ; mais, enfin, la sentinelle insistant, il se décida. A peine avait-il fait trois pas en avant, que celle-ci lui lâcha son coup de fusil, dans les reins. Le pauvre M. Béchet tomba et dit tranquillement : Ah ! malheureux, tu m'as pris en traître. Comme il gisait là, se débattant contre la mort, arrive un garde national en uniforme ; je le vois encore, je crois que c'était un fédéré breton : il lui appliqua le canon de son fusil sur le front ; sa cervelle sauta de tous côtés. On le traîna sur le bord d'un fossé en dehors de la porte Rouge, et, comme il était seul, il y resta quarante-huit heures et fut enterré tout le dernier.

 

X

A mesure que les massacres s'étendaient dans tous les lieux de détention placés sous la main du comité de surveillance[46], le conseil général de la Commune agissait de plus en plus en complice des assassins, non en protecteur des victimes. A l'ouverture de la séance du 3 au soir, sur la demande des administrateurs de police, c'est-à-dire de Panis, de Sergent et de leurs acolytes, on leur ouvre un crédit de 12.000 fr., à prendre sur les sommes qui sont entre leurs mains et résultant des saisies faites sur différentes personnes arrêtées ou émigrées, et dont ils devront justifier l'emploi pour le salut de la patrie[47].

On comprend sans peine ce que dissimule cette phraséologie démagogique. Le crédit était demandé pour payer les massacreurs, et, suivant l'horrible expression employée dans un autre document officiel, on prenait les frais sur la chose[48].

Un peu plus tard, un journaliste — Duplain — est amené devant le conseil général ; on lui reproche des opinions anticiviques. Sa défense faible décèle sa conduite criminelle, dit le procès-verbal. Le substitut du procureur-syndic, sans doute Hébert, conclut à ce que l'on débarrasse l'Assemblée de l'odieuse présence de cet homme. Pour être plus sûr qu'il n'échappera pas à la mort, on l'envoie à l'Abbaye ; une heure après il était égorgé.

Le président de l'Assemblée nationale ayant réclamé impérativement un rapport immédiat sur l'état de Paris, le conseil général arrête : Qu'il sera rédigé une proclamation au peuple pour lui remontrer la nécessité de s'en remettre à la loi qui doit punir les coupables. A la fin de la même séance de nuit, la Commune prend cette délibération dérisoire :

Le conseil général, vivement alarmé et touché des moyens de rigueur que l'on emploie contre les prisonniers, nomme MM. Simon, Michonis, James, Goupy, Dobernel et Proby, pour calmer l'effervescence et ramener aux principes ceux qui pourraient être égarés ; arrête qu'ils seront accompagnés de deux gendarmes et qu'ils pourront requérir la force armée[49].

 

Sous la plume par trop indulgente du secrétaire greffier de la Commune, d'horribles massacres étaient des moyens de rigueur. On parlait des supplices affreux qu'on faisait subir aux prisonniers, comme s'il se fût agi de simples mises au cachot. Deux gendarmes à cheval, voilà toute la force publique que l'on fournissait aux officiers municipaux chargés de purger les prisons des assassins qui s'y étaient cantonnés ! Le premier plénipotentiaire qu'on envoyait aux bourreaux pour les ramener dans les voies de la douceur et de l'indulgence était le cordonnier Simon !

Comme la Commune, la Législative reprend sa séance à six heures du soir. Lacroix, au nom de la commission envoyée au Temple dans la journée, fait connaître le résultat de sa mission. Les députés, dit-il, n'ont rencontré partout que des élans de patriotisme, n'ont entendu que des cris de vire la nation ! n'ont recueilli que des témoignages de dévouement pour l'Assemblée nationale. Autour du Temple la foule était grande ; sans résistance elle s'est ouverte pour laisser passer les commissaires, qui ont trouvé les cours intérieures absolument vides. La porte de la prison du roi était gardée par une barrière que le peuple n'a jamais franchie et ne franchira jamais, celle de la raison, de la liberté et de l'égalité : un ruban tricolore[50].

Ce récit rend quelque courage à l'Assemblée, et bientôt Gensonné vient, au nom de la commission extraordinaire, lui proposer d'adopter une proclamation et un décret destinés en apparence à satisfaire aux demandes formulées par le ministre de la guerre, en réalité à rendre, s'il est possible, aux autorités de Paris, le sentiment des devoirs qui leur incombent. La proclamation adressée aux citoyens qui partent pour la frontière les invite à se défier des suggestions perfides, des incitations des hommes qui appellent la discorde, la haine et la division, veulent allumer la guerre civile, exciter des désordres dans Paris, provoquer aux excès.

Le décret, dans ses considérants, adjure tous les bons citoyens de se rallier plus que jamais à l'Assemblée nationale, aux autorités constituées, pour concourir par tous les moyens en leur pouvoir au rétablissement de l'ordre et de la tranquillité publique.

Après avoir dépeint en termes énergiques la sûreté des personnes et des propriétés méconnue, les haines particulières se substituant à l'action de la loi, la fureur des proscriptions se couvrant du masque d'un faux zèle, il voue à l'exécration de la France entière et de la postérité tous ceux qui méconnaissent l'autorité des lois, et rappelle le peuple de la capitale à sa dignité, à son caractère, à ses devoirs. Dans son dispositif, il prescrit à la municipalité, au conseil général de la Commune et au commandant de la garde nationale, de donner, chacun en ce qui le concerne et sous sa responsabilité personnelle, tous les ordres nécessaires pour que la sûreté des personnes et des propriétés soit respectée ; il leur enjoint de venir le jour même à la barre de l'Assemblée prêter individuellement le serment de faire leur devoir et de mourir, s'il le faut, pour l'exécution de la loi[51].

Aux termes de son article final, ce décret devait être proclamé solennellement dans tout Paris et porté dans chacune des quarante-huit sections par des commissaires de l'Assemblée nationale.

C'était la première protestation qui se fût encore nettement formulée contre les attentats qui se commettaient depuis trente-six heures. Elle était bien timide, car on n'osait pas y nommer les véritables auteurs des massacres, on se contentait de les anathématiser en masse par des phrases vides et sonores.

L'Assemblée adopte sans discussion les propositions de Gensonné. Aussitôt après, Brissot, au nom de la commission extraordinaire, présente la liste des députés qui seront chargés d'aller dans les sections faire entendre des paroles de paix et d'humanité. Elle est composée des noms les plus populaires ; les Girondins et les Montagnards y sont en grande majorité ; à peine y a-t-on admis quelques députés de la droite. Il était alors dix heures du soir ; un des commissaires désignés, Larivière, demande que l'on parte sur-le-champ ; mais on fait observer qu'il est bien tard, que l'on ne trouvera plus les sections réunies, que la démarche perdra ainsi presque toute sa solennité, et risquera de devenir inefficace[52]. Dans un moment où les minutes étaient si précieuses, où, dans cinq prisons, on égorgeait encore, l'Assemblée est arrêtée par cette misérable objection. Quelques instants après, le président reçoit une lettre de Roland, on en applaudit avec enthousiasme l'emphatique phraséologie, puis on lève la séance, et on laisse aux commissaires précédemment nommés le soin d'aller le lendemain, à leur loisir, arrêter les massacres, si, par hasard, ils ne sont pas encore entièrement achevés.

 

XI

La lettre de Roland débutait ainsi :

M. le président, je viens remplir un devoir sacré dont l'accomplissement peut me coûter cher, mais je n'ai jamais capitulé avec ma conscience et je serai docile à sa voix, quoi qu'il puisse arriver[53].

Cela dit, Roland expose compendieusement comment il est entré la première fois au ministère, comment il y est revenu. Il rappelle qu'il a osé dire la vérité au roi ; puis, se drapant dans son courage et dans son patriotisme, il entame un second exorde sur les révolutions qui ne se calculent point suivant les règles ordinaires. Il arrive enfin à se plaindre des empêchements opposés au rétablissement de l'ordre par cette commune provisoire qui a rendu de grands services, mais qui a dépassé les limites légales de son action. Ces excessives précautions prises, il accuse le conseil général de contrarier l'action du pouvoir exécutif par les vagues dénonciations qu'il lance contre les ministres, et qui, égarant l'imagination populaire, détruisent la liberté du gouvernement.

Mais, prêt à réclamer, pour le salut de Paris, pour le salut de la France, l'affranchissement du pouvoir exécutif et l'anéantissement des obstacles qui le gênent, il s'arrête brusquement et laisse tomber de sa plume cette phrase fatale qui pèsera éternellement sur sa mémoire : Hier fut un jour sur les événements duquel il faut peut-être laisser un voile ; je sais que le peuple, terrible en ses vengeances, y porte encore une sorte de justice...

Malheureux Roland ! il croyait pouvoir apaiser, par quelques phrases conciliatrices, les tigres qui devaient bientôt le dévorer, lui, sa femme et ses amis. Il pensait avoir sauvegardé sa responsabilité en déclarant qu'il resterait à son poste jusqu'à la mort, en adressant, du fond de son cabinet, à l'Assemblée, à Pétion, à Santerre, des lettres dont il attendait patiemment les réponses en faisant les honneurs de sa table à de nombreux convives.

En effet, ce jour-là, il y avait grand repas au ministère de l'intérieur. C'est Mme Roland qui, dans ses Mémoires, raconte elle-même le fait. Un de ses invités lui avait amené un hôte étrange et qui n'était pas attendu : Anacharsis Clootz, l'orateur du genre humain, parasite à ses heures perdues et toujours déclamateur ampoulé.

L'événement du jour faisait le sujet de la conversation. Clootz prétendit prouver que c'était une mesure indispensable et salutaire ; il débita beaucoup de lieux communs sur les droits des peuples, la justice de leur vengeance et l'utilité dont elle était pour le bonheur de l'espèce. Il parla longtemps et très-haut, mangea davantage et ennuya plus d'un auditeur[54].

 

Parmi les convives était aussi un membre du comité civil de la section des Quatre-Nations, Delaconté. Il avait signé toute la journée les fameux bons de vin et de victuailles, exigés par les travailleurs des prisons, et il s'était chargé d'en proposer le remboursement au ministre de l'intérieur ; Roland lui répondit tranquillement qu'il n'avait pas de fonds pour de semblables objets.

Ainsi, de l'aveu même de la maîtresse de la maison, chez le ministre de l'intérieur on dînait à son aise, on discutait froidement sur l'événement du jour, on débattait la question de savoir si la dépense faite pour le salaire des travailleurs de l'Abbaye devait être payée sur telle ou telle caisse !

Pendant que le ministre Roland employait ainsi son temps, le comité de surveillance ne perdait pas le sien, il continuait à déployer une activité fébrile, expédiait coup sur coup les ordres les plus sinistres, surveillait leur stricte exécution par ses affidés[55], et, tout en ordonnant de faire disparaître la trace matérielle des égorgements, s'occupait d'en propager l'exemple dans la France entière.

A quelques heures d'intervalle il expédiait les ordres suivants :

MUNICIPALITÉ DE PARIS.

Vous ferez sur-le-champ, monsieur, enlever les corps des personnes de votre prison, qui n'existent plus ; que, dès la pointe du jour, tout soit enlevé et porté hors Paris dans des fosses profondes, bien recouvertes de terre. Faites avec de l'eau et du vinaigre laver les endroits de votre prison qui peuvent être ensanglantés et sablez par-dessus. Vous serez remboursé de vos frais sur vos états. Surtout, célérité dans l'exécution de cet ordre, et que l'on n'aperçoive aucune trace de sang.

P. S. Employez des hommes au fait, tels que les fossoyeurs de l'Hôtel-Dieu, afin de prévenir l'infection.

Les administrateurs de police,

A la mairie, ce 3 septembre, une heure du matin.

PANIS, SERGENT.

AU NOM DU PEUPLE.

Mes camarades, il est enjoint de faire enlever les corps morts, de laver et nettoyer toutes les taches de sang, principalement dans les cours, chambres, escaliers de l'Abbaye. A cet effet, vous êtes, autorisés à prendre des fossoyeurs, charretiers, ouvriers, etc.

PANIS, SERGENT, administrateurs, MEHÉE, secrétaire-greffier.

A l'Hôtel de Ville, le 4 septembre.

 

Un arrêté à peu près identique fut envoyé aux camarades, c'est-à-dire aux égorgeurs des autres prisons. Son exécution eut lieu sur-le-champ ; des tombereaux mis partout en réquisition transportèrent les corps des victimes à Vaugirard, à la Tombe-Issoire, à Clamart[56].

Le 3 septembre au soir, tous les courriers de la poste, tous les commissaires pris dans le sein de la commune et expédiés avec des passeports du pouvoir exécutif pour activer l'enrôlement des volontaires, emportèrent une circulaire imprimée, au bas de laquelle on lisait les noms des membres du comité de surveillance.

Cette circulaire, apologie officielle du plus exécrable forfait des temps modernes, contenait, après quelques phrases banales sur les conspirations royalistes et sur le dévouement patriotique de la ville de Paris, ce qui suit :

La commune de Paris se hâte d'informer ses frères de tous les départements qu'une partie des conspirateurs féroces, détenus dans les prisons, a été mise à mort par le peuple : actes de justice qui lui ont paru indispensables pour retenir par la terreur les légions de traîtres cachés dans ses murs, au moment où il allait marcher à l'ennemi ; et sans doute la nation entière, après la longue suite de trahisons qui l'ont conduite sur les bords de l'abîme, s'empressera d'adopter ce moyen si nécessaire de salut public, et tous les Français s'écrieront comme les Parisiens : Nous marchons à l'ennemi, mais nous ne laissons pas derrière nous des brigands pour égorger nos femmes et nos enfants.

Les membres du comité de surveillance, administrateurs du salut public et les administrateurs adjoints réunis,

P.-J. DUPLAIN, PANIS, SERGENT, LENFANT, JOURDEUIL, MARAT, l'ami du peuple, DEFORGUES, DUFFORT, CALLY, constitués à la commune, en séance à la mairie[57].

Paris, ce 3 septembre 1792.

 

XII

Les représentants envoyés dans les sections rendirent compte de leur mission dans la séance du 4 septembre. Partout ils avaient trouvé le même enthousiasme pour marcher à l'ennemi, pour obéir aux décrets de l'Assemblée, pour défendre la sûreté des personnes et des propriétés ; partout ils avaient trouvé la même horreur pour les scènes qui venaient d'ensanglanter la capitale ; mais, dans beaucoup de sections, ils avaient pu constater que les accusations vagues lancées par Robespierre contre les principaux membres de l'Assemblée, avaient été très-perfidement propagées par les affidés de l'astucieux tribun. Il fallut que les commissaires de la Législative s'abaissassent à les démentir en en reportant tout l'odieux sur celui qui, le premier, les avait formulées. A la section du Luxembourg, le montagnard Rhül traita Robespierre de calomniateur.

La commission extraordinaire des Vingt-et-Un, qui avait été spécialement désignée aux soupçons de la population parisienne, crut, aussitôt après le rapport des divers commissaires, devoir, pour sa dignité, donner en masse sa démission. Vergniaud, son organe dans cette circonstance solennelle, déclara que, mise en suspicion, elle ne pouvait continuer à remplir l'immense et redoutable mission qui lui était confiée, celle de sauver la patrie.

Le discours du grand orateur de la Gironde respire le découragement et le dégoût ; on voit qu'il a honte pour lui et ses amis, pour l'Assemblée à laquelle il appartient, pour son pays auquel il a dévoué sa vie, de n'avoir pu empêcher les atrocités dont Paris vient d'être le théâtre.

Mes collègues et moi, s'écrie-t-il en terminant, nous n'avons qu'une réponse à faire aux odieuses calomnies dont on a voulu ternir notre patriotisme, c'est de remettre en d'autres mains ces pouvoirs qu'on nous envie et dont nous sommes las nous-mêmes, puisque nous sommes impuissants à faire le bien et à empêcher le mal.

Un grand nombre de députés réclament l'ordre du jour ; mais Lasource insiste, au nom de la commission qu'on a abreuvée d'outrages et qui n'a trouvé que ce moyen d'y répondre.

Vous venez de jurer que vous combattriez les rois et la tyrannie, s'écrie Cambon, et déjà vous courbez la tête sous je ne sais quelle tyrannie. La commission vous propose son renouvellement, parce que, dit-elle, on la calomnie dans le sein de la commune et des sections ; mais qui ne calomnie-t-on pas ? Il est temps de nous élever à la hauteur des circonstances. Si vous voulez que la commune de Paris gouverne l'empire comme faisait Rome, soumettons-nous, mettons la tête sur le billot. Mais vous avez juré de défendre le peuple ou de mourir à votre poste. Eh bien ! tenez votre serment et faites respecter la volonté, nationale. Je le vois, quelques factieux, quelques tyrans voudraient asservir ma patrie. Je demande au nom du peuple, dont on se sert pour l'asservir, que l'on réprime les ambitieux, que l'on châtie ces intrigants qui cherchent à le perdre par lui-même. Je termine par une leçon à ces agitateurs pervers dont le but secret est de se faire nommer à la Convention nationale ; je leur dirai : Vous pouvez égarer le peuple, mais prenez garde à vous ; croyez que demain il s'élèvera d'autres intrigants qui vous rendront avec usure tout le mal que vous avez fait à vos représentants[58].

Ces énergiques paroles de Cambon donnaient le vrai mot de la situation ; elles mettent fin à la discussion, et l'Assemblée passe unanimement à l'ordre du jour sur la démission qui lui est offerte.

Pendant ce temps, Roland, tout fier des applaudissements qui, la veille, avaient accueilli sa lettre, réitérait ses injonctions à Pétion et à Santerre, et adressait à l'Assemblée une copie de ses missives avec un nouveau rapport. C'était toujours le même système : faire des phrases au lieu d'agir[59].

La réquisition de Roland au commandant général de la force armée était ainsi conçue :

Au nom de la nation et par ordre de l'Assemblée nationale et du pouvoir exécutif, je vous enjoins, monsieur, d'employer toutes les forces que la loi met dans vos mains pour empêcher que la sûreté des personnes et des biens soit violée, et je mets sous votre responsabilité tous attentats commis sur un citoyen quelconque dans la ville de Paris.

Je vous envoie un exemplaire de la loi qui vous ordonne la surveillance et la sûreté que je vous recommande, et j'informe l'Assemblée et le maire de Paris des ordres que je vous transmets.

A quoi Santerre répondait :

Monsieur le ministre, je reçois à l'instant votre lettre ; elle me somme, au nom de la loi, de veiller à la sûreté des citoyens.

Vous renouvelez les plaies dont mon cœur est ulcéré en apprenant à chaque instant la violation de ces mêmes lois et les excès auxquels on s'est livré. J'ai l'honneur de vous représenter qu'aussitôt la nouvelle que le peuple était aux prisons, j'ai donné les ordres les plus précis aux commandants du Temple et autres voisins de la demeure du roi et de l'hôtel de la Force, à qui j'ai recommandé cette prison qui n'était pas encore attaquée.

Je vais redoubler d'efforts auprès de la garde nationale, et je vous jure que si elle reste dans l'inertie, mon corps servira de bouclier au premier citoyen qu'on voudra insulter.

 

Que de mensonges accumulés, que de protestations démenties par les faits ! Après quarante-huit heures d'immobilité, ce digne commandant des sections armées parle de faire un rempart de son corps au premier citoyen dont la vie sera menacée ! il y a quelque chose peut-être de plus hideux que le cynisme de Marat, c'est l'hypocrisie de Santerre[60].

 

XIII

La visite des commissaires de l'Assemblée dans les quarante-huit sections, leurs embrassades patriotiques, les serments prêtés entre leurs mains et renouvelés peu d'heures après dans le sein de la représentation nationale par les magistrats municipaux, n'avaient été que de vaines et stériles démonstrations.

Les assassins ne songeaient nullement à évacuer les prisons où ils régnaient en maîtres[61]. Étendus dans les greffes, dans les cours, ils cuvaient leur double ivresse, Les plus valides dépouillaient et chargeaient les cadavres, puis les entassaient sur des charrettes, et, dans leur hébétement stupide et lubrique tout à la fois, se livraient à d'ignobles plaisanteries et à d'affreuses mutilations. Si par hasard on leur amenait, soit du dehors soit du dedans, un malheureux à égorger, ils se dérangeaient de leur besogne courante, le tuaient à coups de pique, l'assommaient à coups de bûche, plus reprenaient tranquillement leur ouvrage un moment interrompu en achevant de nettoyer les cours et d'enlever les corps morts.

Les massacres continuèrent, pendant toute la journée du 4, à l'Abbaye, à la Force, à Bicêtre. Ce fut à leur retour de cette dernière prison que les assassins envahirent la Salpêtrière. Cet hôpital-prion renfermait des vieilles femmes, des malades et des détenues. Parmi ces dernières, il y avait un certain nombre de jeunes filles en correction.

Le 3 au soir, quelques individus avaient pénétré dans cette maison et avaient, fait sortir plusieurs prisonnières ; mais, à l'arrivée de deux ou trois compagnies de garde nationale appartenant notamment à la section Mauconseil, ils s'étaient retirés sans avoir pénétré dans la partie appelée la grande Force[62].

L'économe de la Salpêtrière avait, dès le 4 au matin, écrit au maire de Paris et à la section du Finistère, pour leur exprimer toutes les craintes qu'il avait pour la sûreté de la maison confiée à sa garde ; mais ses lettres étaient restées sans résultat et même sans réponse.

La première partie de la journée fut tranquille ; mais, vers quatre heures du soir, les bandes ivres de sang et de vin qui revenaient de Bicêtre, passant devant la Salpêtrière, s'attroupent sur le boulevard de l'Hôpital ; n'éprouvant aucune résistance, elles pénètrent dans la prison et y portent cette fureur de carnage que les trente-six heures passées à égorger des vieillards et des enfants ont poussée à son paroxysme.

Sauf deux exceptions, prises aux deux degrés extrêmes de l'échelle sociale — la princesse de Lamballe et la bouquetière du Palais-Royal —, les femmes avaient été partout épargnées. Mais ici les assassins se surpassent eux-mêmes en férocité et en cynisme. Ils se livrent aux plus odieux attentats sur des femmes, des jeunes filles, des enfants, le meurtre se complique de viol ; en un instant trente-cinq malheureuses femmes sont assommées ou sabrées[63].

Le procès-verbal des faits arrivés le à septembre à la Salpêtrière est certainement le plus curieux et en même temps le plus épouvantable de tous les documents officiels de cette triste époque ; il est daté du jour même, 4 septembre, et dressé par deux commissaires de la section du Finistère. Ceux-ci durent l'écrire en présence des cadavres encore chauds, et peut-être même pendant qu'on tuait les dernières victimes[64].

Les commissaires Brunet et Bertrand y déclarent qu'ayant été avertis, au comité de la section du Finistère, qu'une affluence d'hommes armés qui s'étaient portés, les 2 et 3 courant, dans les prisons de la capitale et y avaient tué quelques prisonniers — quelques ? il y en avait plus de douze cents !!! — se rendaient à la Salpêtrière, ils s'y sont eux-mêmes transportés et ont trouvé la cour de cette maison de force remplie d'une quantité d'hommes armés de sabres, d'instruments tranchants et de gourdins, qui, après avoir forcé l'entrée des locaux où les prisonnières étaient renfermées, les en sortaient (sic), et, après examen des écrous, les assommaient, les perçaient de coups de sabre et autres instruments ? au point qu'il en est résulté la mort de plusieurs d'entre elles et la sortie de la maison de force d'autres, desquelles tant assommées que celles sorties, il a été au fur et à mesure fait mention, sur le registre, tant de leur mort que de leur sortie.

Après avoir dressé ce procès-verbal, monument de stupidité burlesque et d'indifférence brutale, les commissaires firent fouiller les vêtements des malheureuses victimes et ordonnèrent leur inhumation dans le cimetière même de la Salpêtrière.

Quel fut le moment précis où se terminèrent les massacres des prisonniers de Paris ? C'est ce qu'il est très-difficile de dire exactement. On voudrait se persuader que le lt a été le terme fatal des égorgements : car, plus on étendra le cercle des heures durant lesquelles ces horreurs se sont accomplies, plus on rendra pesante, la responsabilité de tous ceux qui avaient alors dans leurs mains la moindre parcelle de l'autorité publique.

Mais des documents authentiques ne permettent pas d'accepter cette hypothèse ; ils prouvent que les meurtres se sont continués au moins jusqu'au 6, et même jusque dans la nuit du 6 au 7 septembre. Ainsi, dans un état des morts dressé et signé par les membres du comité de surveillance à la date du 10 septembre, — ceux-là, certes, savaient bien ce qu'il en était, — nous voyons que les décès constatés ont eu lieu dans les journées des 2, 3, 4, 5 et 6 septembre. Ainsi, nous trouvons dans les procès-verbaux du conseil général de la commune plusieurs mentions qui attestent que les massacres continuaient encore le 5 dans plusieurs prisons, et notamment à la Force.

L'un des municipaux qui assistaient aux jugements du tribunal institué au greffe de cette prison, Rossignol, le futur dévastateur de la Vendée, demande, le mercredi 5, à six heures du soir, qu'on vienne le relever de ce poste parce qu'il est excédé de fatigue. Le 6, à dix heures du matin, le conseil reçoit une lettre du maire qui lui annonce que les exécutions se continuent dans cette même prison[65] ; à cette communication le conseil répond en envoyant une députation à Pétion, pour l'inviter à se rendre à la maison commune, et à délibérer sur les moyens de faire cesser l'effervescence. On voit de quelles expressions toujours mitigées se servait le secrétaire greffier du conseil général.

A deux heures, Pétion, sortant enfin de son immobilité, se présente au conseil général, et de là se rend avec un nombreux cortège à l'hôtel de la Force pour rappeler aux massacreurs l'exécution de la loi qui protège les personnes et les propriétés[66]. Mais laissons-lui raconter lui-même cette dernière scène des massacres[67].

Des citoyens assez paisibles obstruaient la rue qui conduit à cette prison ; une très-grande foule était à la porte... Non, jamais ce spectacle ne s'effacera de mon cœur. Je vois deux officiers revêtus de leur écharpe ; je vois trois hommes tranquillement assis devant une table, les registres d'écrou ouverts et sous leurs yeux, faisant l'appel des prisonniers ; d'autres hommes les interrogeant, d'autres hommes faisant les fonctions de jurés et de juges ; une douzaine de bourreaux, les bras nus, couverts de sang, les uns avec des massues, les autres avec des sabres et.des coutelas qui en dégouttaient, exécutant à l'instant les jugements ; des citoyens attendant au dehors les jugements avec impatience, gardant le plus morne silence aux arrêts de mort, jetant des cris de joie aux arrêts d'absolution ; et les hommes qui jugeaient, et les hommes qui exécutaient, avaient la même sécurité que si la loi les eût appelés à remplir ces fonctions. Ils me vantaient leur justice, leur attention à distinguer les innocents des coupables, les services qu'ils avaient rendus ; ils demandaient, pourrait-on le croire, à être payés du temps qu'ils avaient passé ; j'étais réellement confondu de les entendre.

Je leur parlai le langage austère de la loi, je leur parlai avec le sentiment de l'indignation profonde dont j'étais pénétré, je les fis tous sortir devant moi : j'étais à peine moi-même sorti qu'ils rentrèrent ; je fus de nouveau sur les lieux pour les en chasser, la nuit ils achevèrent leur horrible boucherie.

 

 

 



[1] Les massacres des Carmes étaient terminés. Les massacres des Bernardins, de Saint-Firmin et de Bicêtre n'eurent lieu que le 3 dans la journée, ceux de la Salpêtrière, le 4 seulement.

[2] Nous n'avons fait entrer dans ce lugubre récit que des faits constatés par des témoins oculaires dignes de foi, par des documents authentiques irrécusables, notamment par la procédure dirigée en l'an IV contre les septembriseurs. Tous les épisodes que la légende, l'imagination, l'esprit de parti ont pu inventer, amplifier, dénaturer, ont été par nous soigneusement écartés. La simple vérité est cent fois plus terrible.

[3] Voir à la fin du volume le résumé du président du tribunal criminel dans le procès des septembriseurs. L'assassin de Buob se nommait Bourre et fut condamné à 20 ans de fers.

[4] Voir à la fin du volume, dans la notice sur Maillard, la réclamation de la famille Wittgenstein.

[5] Voir le récit de Journiac de Saint-Méard. Peltier ajoute à cette mort des détails horribles auxquels nous ne donnons pas place ici, parce qu'ils ne sont attestés par aucun témoin oculaire.

[6] Ces détails affreux, mais hélas trop réels, sont extraits textuellement de la procédure dirigée, en l'an IV, contre les septembriseurs. (Voir les pièces justificatives à la fin de ce volume.)

Damiens fut condamné à vingt ans de fers.

[7] Lorsque certaines victimes, que l'on ne voulait pas faire reconnaître à la foule des assistants, paraissaient à la porte de la prison, on leur appliquait une torche enflammée sur le visage et on les exécutait par derrière. Voir le récit de Journiac de Saint-Méard, Histoire parlementaire, t. XVIII, p. 441.

[8] Le registre d'écrou de l'Abbaye a été providentiellement conservé ; il porte des traces évidentes de sang, de vin et de graisse ; on dirait qu'après 70 ans il exhale encore une odeur cadavéreuse.

[9] Voir la déclaration du citoyen Jourdan, président du comité civil de la section des Quatre-Nations, et la relation de l'abbé Sicard, toutes deux reproduites dans Histoire parlementaire, t. XVIII.

[10] Le comité civil était étranger aux massacres ; frappé de stupeur par l'horrible spectacle dont il était témoin, annihilé et cloué à sa place par les ordres du comité de surveillance séant à la mairie, il ne fit rien, ne tenta rien, n'osa rien dire. On avait besoin de la signature de ses membres pour les horribles réquisitions de paille, de chaux, de voitures, de vin, de victuaille, pour le prêt des travailleurs ; ils la donnèrent. Les bons se trouvent à la préfecture de police. Ils ont été reproduits in extenso dans l'ouvrage de M. Granier de Cassagnac, p. 197-210, t. II. Quant à nous, nous demandons à nos lecteurs la permission de leur épargner l'horreur de pareils détails.

[11] Relation de l'abbé Sicard.

[12] Voir la relation de l'abbé Sicard.

[13] Robespierre s'écriait, quelque temps après les massacres de septembre : Heureusement, il n'a pas péri un seul innocent ! L'odieux rhéteur oubliait, pour les besoins de la cause, que tout prévenu est réputé innocent, et que nul n'a le droit de remplacer de son autorité privée, par une peine plus forte, celle qu'a prononcée le juge compétent.

[14] Voir dans l'ouvrage de M. Granier de Cassagnac, t. II, p. 392 et suivantes, les déclarations des guichetiers du Châtelet relativement aux vols dont ils furent victimes.

[15] Voir à la fin du volume le résumé du président du tribunal criminel, à la fin du procès des septembriseurs. Nous avons également consulté dans cette procédure les dépositions des sieurs Desprez, Bailly et Bertrand, gardiens de la Force, du sieur Richelot, greffier de la même prison. Dans son interrogatoire, Chantrot fut obligé de reconnaître qu'il avait lu les écrous à haute voix, et Monneuse qu'il était resté à la Force, depuis le 3 vers deux heures de l'après-midi jusqu'au 6, époque où finit ce qu'il appelle lui-même l'examen des prisonniers.

[16] Tous ces détails sont puisés dans les pièces du procès criminel de l'an IV, et spécialement dans les dossiers Vallée, Caval et Monneuse. La même réponse nous n'avons pas d'ordre, fut faite par le commandant du bataillon des Quatre-Nations, à l'occasion des massacres de l'Abbaye.

[17] Nous avons retrouvé le certificat qui fut délivré par Monneuse à René Jolly, qu'il avait préposé spécialement à la garde des effets des prisonniers. Nous conservons l'orthographe de l'officier municipal :

Je certifie que j'ai mis en factions le citoyen Joly, pour garder les dépouilles des malheureux du mois de septembre 1792. Je n'ai aucune connaissance qu'il se soit mal comporté, en foi de coi je lui ai délivré le présent certificat.

MONNEUSE, membre du conseille généralle de la commune et commissaire à la Force.

Voir le dossier René Joly, dans les pièces du dossier criminel de l'an IV. Joly y est qualifié de ci-devant gendarme et de lieutenant de l'armée révolutionnaire. M. Granier de Cassagnac range Joly parmi les municipaux. C'est une erreur évidente prouvée par le certificat ci-dessus.

[18] Nous copions textuellement l'interrogatoire de Chantrot dans le dossier criminel de l'an IV.

[19] On trouvera à la fin de ce volume plusieurs pièces inédites relatives à Mme de Lamballe et à ses compagnes de captivité.

[20] La tour Saint-Bernard était le point de départ de l'enceinte donnée par Philippe-Auguste à la partie méridionale de Paris. Elle fut démolie peu de temps après les événements que nous racontons. Son emplacement est aujourd'hui englobé dans les dépendances de la halle aux vins.

Nous avons pu constater qu'un grand nombre des condamnés de la tour Saint-Bernard n'avaient à subir que deux ou trois ans de galères. Le comité de surveillance les condamna à mort.

[21] Expression même du procès-verbal dressé, le 18 octobre 1792, par le fameux Henriot, alors secrétaire-greffier de la section des Sans-Culottes, et contenant les déclarations des gardiens et guichetiers de la tour Saint-Bernard. Ce procès-verbal est donné in extenso dans l'ouvrage de M. Granier de Cassagnac, p. 467 du t. II. Nous en avons vérifié la parfaite exactitude.

[22] Procès-verbal de la section des Sans-Culottes. (Séance du 3 septembre.)

[23] Ce n'était pas le célèbre Henriot qui, dans ce moment mène, siégeait à deux pas de là comme secrétaire-greffier de la section des Sans-Culottes, dans l'église Saint-Nicolas-du-Chardonnet. L'assassin de Saint-Firmin est ainsi qualifié dans la procédure de l'an IV, où nous puisons tous ces détails complètement inédits : Humbert Henriot, âgé de 32 ans, né à Serancour (Vosges), journalier sur les ports. Cet individu ayant été blessé dans son travail à la maison Firmin (c'est ainsi que s'exprime le procès-verbal), reçut 50 livres qui lui furent payées par ordre de l'assemblée générale de la section, et envoyé à la Pitié pour être soigné de sa blessure. (Procédure de l'an IV, déposition Cagnon.)

Dans cette bande, personne ne montra plus d'acharnement qu'une femme désignée sur la liste des assassins sous le titre de femme intrépide ; on l'appelait aussi la Tueuse. Son véritable nom était Marie-Anne Gabrielle, femme de François Vincent. Ce fut elle qui abattit d'un coup de bûche l'ancien curé de Saint-Nicolas-du-Chardonnet. Cet infortuné tomba à genoux et, joignant les mains, s'inclina la face contre terre, un autre coup l'acheva. (Déposition Talin.)

[24] Quelques heures auparavant, dans le sein de la section des Sans-Culottes, on avait fait la motion de séparer les individus laïques des prêtres qui se trouvaient à Saint-Firmin, mais cette motion, après discussion, fut rejetée, parce que, dit-an, ces individus laïques, ayant fait cause commune avec les prêtres réfractaires, n'étaient pas dans le cas de fixer l'attention de l'assemblée et devaient rester détenus avec ces derniers sans en être séparés. (Registre des délibérations de l'assemblée générale de la section des Sans-Culottes.)

[25] Ces trois prêtres étaient : le vicaire de Saint-Mienne, le principal du séminaire Saint-Firmin, et un prêtre de la paroisse de Saint-Nicolas.

(Déposition Wanderweden et Mauroy, membres du comité civil de la section des Sans-Culottes, dans le dossier criminel de l'an IV.)

[26] Les assassins furent payés à des taux différents ; les uns reçurent 21 livres, les autres 10 et 12 livres, d'autres enfin 5 livres seulement. C'est à cette précaution de Roncier que nous devons les listes retrouvées par nous. En présence de ces listes il n'est plus possible de révoquer en doute le fait du salaire pavé aux assassins, salaire qui a été contesté par quelques historiens trop favorables aux promoteurs des massacres et de leurs complices. Nous donnons à la fin de ce volume le résumé des documents officiels qui constatent ce fait désormais irrévocablement acquis à l'histoire.

[27] Procédure de l'an IV, déposition Podevin. — Chez un de ces marchands de vin, un pari s'établit pour savoir si tel individu avait reçu ce que, dans leur ignoble langage, ils appelaient son dû. Pour vider le pari, on s'adressa à la femme de celui-ci : C'est bien malin, répondit-elle tranquillement, pourquoi n'aurait-il pas reçu comme les autres ? Il a reçu 40 livres. (Déposition Talin.)

[28] Parmi les trois commissaires envoyés, le 3 septembre, au Temple, par le conseil général de la commune, était Robespierre, preuve évidente qu'il siégeait à la commune pendant que l'on égorgeait dans les prisons, et qu'il prit part aux délibérations par lesquelles les massacres étaient implicitement approuvés ; c'est cependant ce que nient impudemment tous les écrivains qui veulent écarter de cette idole de la démagogie tout ce qui pourrait impliquer de sa part la moindre complicité dans les journées de septembre.

[29] Voir l'Histoire parlementaire de Buchez et Roux, t. XVII, p. 385.

Il ne fut donné aucune suite à toutes ces plaintes, qui, évidemment, n'avaient été faites, le 3, que pour les besoins de la cause. Les concierges des prisons furent tous réintégrés dans leurs fonctions quelques jours après les massacres. Nous les voyons signer les listes mortuaires qui, pour être tant soit peu exactes, ne pouvaient être faites qu'avec leur concours.

[30] Certains historiens font honneur de l'acquittement de Jouneau à Maillard, qui aurait envoyé une députation à l'Assemblée pour savoir si elle le reconnaissait encore comme un de ses membres. Les choses ne se passèrent pas ainsi, ce fut Jouneau qui écrivit au député Lacoste (de la Charente-Inférieure), le billet suivant dont nous avons retrouvé l'original écrit d'une main ferme et assurée, quoique depuis vingt heures le signataire entendit les cris des victimes qu'on égorgeait à quelques pas de lui :

Lundi, midi

Mon cher collègue, le brave canonnier qui vous remettra cette lettre m'a dit que si j'étais réclamé de l'Assemblée nationale, je ne courrais pas le moindre risque dans le moment actuel. Faites tout de suite ce que votre prudence et votre amitié vous engageront. J'attends tout de votre zèle et de la sagesse de l'Assemblée nationale.

JEAN-JOSEPH JOUNEAU.

[31] Mémoires de Garat, reproduits dans l'Histoire parlementaire, de Buchez et Roux, t. XVIII, p. 345.

[32] Journiac de Saint-Méard, Mon agonie de quarante-huit heures. Ce récit, le plus intéressant et le plus exact de tous ceux qui furent publiés à l'époque même, eut plus de 60 éditions en moins d'un an, du 15 septembre 1792 au 31 mai 1793. Il a été réimprimé depuis dans la Collection des mémoires sur la Révolution, dans l'Histoire parlementaire, t. XVIII. Nous ne l'analysons même pas, car il faut lire dans l'original ce tableau palpitant de réalité.

[33] L'honnête homme qui sauva Mme de Fausse-Landry en l'arrêtant ainsi sur le seuil du fatal guichet s'appelait Pochet. Cette dame, dans son récit, dit qu'il était un des juges ; cela n'est pas probable, car Maillard savait mieux les choisir. Peut-être était-ce un officier de la garde nationale qui commandait le poste de service et qui se vengeait, en sauvant des victimes isolées, de l'impuissance où il était d'arrêter, à lui tout seul, les massacres dont il était le témoin involontaire et forcé. Le mot je vous fais fusiller ! indique bien un officier parlant à un subalterne.

[34] Cazotte, ancien commissaire général de la marine, retiré près d'Épernay, était en correspondance très-suivie avec un de ses amis, M. Ponteau, secrétaire de l'intendant de la liste civile Laporte ; il lui avait à plusieurs reprises envoyé des plans absurdes d'évasion pour la famille royale ; on avait fait de cette correspondance une vaste conspiration, et de ce vieillard illuminé le chef des conspirateurs. Les faiseurs de listes avaient cependant dédaigné de marquer de la croix fatale le nom de Cazotte ; les assassins avaient eu ainsi permission d'agir à son égard comme ils voudraient. Mais, quelques jours après les massacres, le tribunal du 17 août ordonna la reprise des poursuites contre le malheureux vieillard. On eut soin d'arrêter en même temps sa fille et de la retenir dans une autre prison jusqu'après le jugement.

Cazotte, sur le conseil de son défenseur, déclina la compétence du tribunal extraordinaire, prétendant qu'il ne pouvait être jugé une deuxième fois, ayant déjà été absous par le tribunal installé au guichet de l'Abbaye. Ce moyen de défense aurait dû être péremptoire auprès des ultra-révolutionnaires ; mais ils n'hésitèrent pas de se mettre en contradiction avec eux-mêmes. Cazotte fut. condamne à mort et exécuté le 24 septembre.

Voici le texte même du déclinatoire qu'il présenta :

Jacques Cazotte, ci-devant arrêté à Épernay, sur les indications du bureau de surveillance, conduit dans les prisons de l'Abbaye, à l'occasion de la correspondance avec le sieur Ponteau, correspondance devenue publique par la voie de l'impression, a été tiré des prisons de l'Abbaye et absous par la nation, représentée par la commune de Paris, éclairée et assistée de ses propres commissaires ; réintégré dans les prisons, traduit aujourd'hui devant le tribunal, où on le force de comparaître. Il doit porter trop de respect à la main qui lui a rendu justice pour ne pas en revendiquer hautement le bénéfice. Il déclare donc qu'il continuera de se regarder absous par le souverain lui-même, jusqu'à ce que l'auguste Convention nationale, représentation du peuple souverain, ait décidé s'il y a eu abus dans ce que la commune a fait en sa faveur. Protestant de nullité contre tout ce qui aurait pu être fait contre lui depuis que cette justice lui a été faite et de tout ce qui pourrait être fait jusqu'à la décision formelle des augustes représentants de la nation souveraine, demandant qu'acte lui soit donné de sa protestation registrée, dont il fera part à la commune de Paris pour justifier auprès d'elle les sentiments de respect et de reconnaissance dont il est pénétré à son égard et des efforts qu'il a faits pour se maintenir dans la jouissance de son bienfait.

CARON.

Le 24 septembre, an IV de la Liberté, er de l'Égalité.

Armé de cette pièce, nous nous adressons à ceux qui veulent voir une sorte de justice régulière dans celle que LE PEUPLE, disent-ils, institua aux guichets de l'Abbaye, et nous leur posons ce dilemme : ou le tribunal du 17 août, qui, le 24 septembre, condamna Cazotte, déjà jugé le 3 septembre pour le même fait, a commis un assassinat, ou le tribunal de Maillard a assassiné ceux qu'il a envoyés à la mort et qu'il n'avait pas le droit de condamner.

[35] Nous aurions voulu, pour l'honneur de l'humanité, révoquer en doute ce pacte dont Mlle de Sombreuil trouva le courage surhumain d'exécuter l'effroyable condition ; nous aurions voulu croire que le sang qui dégouttait du verre était seulement celui dont l'avaient maculé, à l'extérieur, les mains du misérable qui le lui offrait ; mais on ne peut hésiter à croire à ce fait, le plus horrible de cette horrible époque, depuis que le fils même de l'héroïne du 2 septembre l'a attesté comme le tenant de sa mère elle-même. (Voir la lettre écrite par M. de Villelume à M. Nettement, lettre qui a été insérée dans la Réfutation de l'histoire des Girondins, et reproduite depuis pat M. Granier de Cassagnac, t. II, p. 226 de son ouvrage sur les journées de septembre.)

Sombreuil, comme Cazotte, ne fut que momentanément sauvé par l'héroïque dévouement de sa fille. Traduit, moins de deux ans après, devant le tribunal révolutionnaire, le 22 prairial an II (10 juin 1793), il fut condamné à mort et exécuté le même jour. La fille du vieil officier n'était plus aux côtés de son père pour attendrir les bourreaux qui siégeaient à la grande salle du Palais de Justice et qui étaient encore plus impitoyables que les acolytes de Maillard. Mlle de Sombreuil épousa M. de Villelume, qui fut longtemps gouverneur de la succursale des Invalides à Avignon ; elle mourut dans cette ville. Lorsque cette succursale fut supprimée, le cœur de Mme de Villelume, qui avait été déposé dans la chapelle de l'établissement, fut rapporté à Paris dans l'hôtel des Invalides par les braves qui en avaient la garde. Ce cœur qui battu si fortement le 2 septembre 1792, ce cœur qui, par un effort héroïque, ne s'était pas soulevé à la vue de l'affreux breuvage, est conservé précieusement dans cet asile du courage.

[36] Voir les Révolutions de Paris, numéro du 8 septembre 1792, p. 423.

[37] Nous consacrons à la fin de ce volume une note détaillée au procès Bachman et nous reproduisons le déclinatoire qu'il proposa en son nom et au nom de tous ses camarades.

[38] A l'occasion de la mort de Bachman, M. Michelet a bien raison de s'écrier : Rien, dans ces jours effroyables. ne fut plus hideux que ce rapprochement, ce mélange de la justice régulière et de la justice sommaire, ce spectacle de voir les juges, tremblants sur leurs sièges, continuer au tribunal des formalités inutiles, presser un vain simulacre de procès, lorsque l'accusé ne gardait nulle chance que d'être massacré le jour ou guillotiné le lendemain. (Histoire de la Révolution, t. IV, p. 155.)

[39] On peut lire les détails de la mort de cette malheureuse dans l'Histoire de La Révolution française, par M. Michelet, t. IV, p. 474. Voir aussi Prud'homme, Révolutions de Paris, n° du 8 septembre 1792.

Il ne nous est pas possible de relever une à une les erreurs dans lesquelles est tombé M. Louis Blanc, dans son Histoire de la Révolution française, mais nous sommes obligés de faire remarquer ici l'insistance avec laquelle il nie la mort de la bouquetière et l'injustice qu'il commet envers M. Michelet en lui reprochant, à diverses reprises, d'avoir ajouté foi à une pareille fable. (Voir les pages 484, 9107 et 209, t. VII.) S'il n'a pu, comme nous, manier le registre déposé à l'Hôtel de Ville, contenant la liste des individus massacrés à la Conciergerie, et dans lequel il aurait pu lire : Toutes les femmes ont été mises en liberté ; la bouquetière seule a péri. Signé, Richard, concierge, et Letellier, commissaire, il avait au moins à sa disposition non-seulement le numéro du 8 septembre de Prud'homme, mais encore le n° 5 du Bulletin du tribunal révolutionnaire, si souvent cité par lui-même, et dans lequel on lit : Parmi les premiers immolés par la justice du peuple à la Conciergerie, se trouvaient : ..... Marie-Magdelaine-Joseph Gredeler, femme Baptiste, âgée de 32 ans, bouquetière, ci-devant condamnée à mort par les 1er et 2e tribunaux d'arrondissement. Cette mention clôt la liste donnée par le rédacteur du Bulletin, elle est suivie d'une phrase banale qui, dans la circonstance, devient horrible : La suite au prochain numéro. Qu'un historien qui a eu de pareils documents sous les yeux les repousse et reproche même à un de ses devanciers d'y avoir cru un instant, c'est ce qui ne peut ni se comprendre ni se justifier.

[40] Bicêtre, dans sa vaste enceinte, comprenait un hospice et une prison. L'hospice était, comme il est encore aujourd'hui, un asile pour ces vieillards, appelés bons pauvres. La prison, aujourd'hui détruite, était destinée aux malfaiteurs, aux mendiants et aux vagabonds. Elle renfermait le 3 septembre 411 individus.

[41] Le récit de ce témoin oculaire se trouve in extenso dans l'ouvrage de Barthélemy Maurice, Les prisons de la Seine.

[42] Nous nous abstenons de donner les états mortuaires des victimes de septembre. On les trouve dans l'ouvrage de M. Granier de Cassagnac, où sont reproduites les listes officielles conservées aux archives de la ville et de la police. Mais nous ne pouvons nous empêcher de donner le nom, l'âge et la profession des jeunes gens âgés de moins de dix-huit ans qui tombèrent sous les coups des sicaires de la Commune ; cette seule nomenclature montrera comment les assassins qui prétendaient agir au NOM DU PEUPLE traitaient les enfants du peuple :

1. Auvrard 13 ans.

2. Bernard, faiseur de bas au métier 17 ans.

3. Bidault, parcheminier 17 ans.

4. Camuset, compagnon menuisier 16 ans.

5. Charbonnier, commissionnaire 15 ans.

6. Charles 14 ans.

7. Cocambray, relieur 17 ans.

8. Campion, couverturier 15 ans.

9. Coquel, colporteur de papiers publics 15 ans.

10. Dalmont, commissionnaire 12 ans.

11. Diot, imprimeur de papiers peints 16 ans.

12. Dubois, berger 17 ans.

13. Dubray, marchand de rubans 15 ans.

14. Gallois, paveur 17 ans.

15. Geoffroy, chapelier 16 ans.

16. Gervillier dit J.-J. Rousseau, manœuvre 17 ans.

17. Hansberg, marchand mercier 17 ans.

18. Hues, marchand forain 14 ans.

19. Hure, commissionnaire 17 ans.

20. Lalande, marchand de cannes 17 ans.

21. Leblond, domestique 44, ans.

22. Lefèvre 17 ans.

23. Leloup, colporteur de papiers publics 15 ans.

24. Lenoir, boucher 16 ans.

25. Leroy, commissionnaire 16 ans.

26. Lorey, compagnon bonnetier 17 ans.

27. Mérard, gagne-denier 16 ans.

28. Mialet, commissionnaire 16 ans.

29. Mirtil, perruquier 15 ans.

30. Mollet, colporteur de papiers publics 15 ans.

34. Montignard, commissionnaire 15 ans.

32. Montvoisin, vigneron 15 ans.

33. Morel, relieur 16 ans.

34. Mulle, commissionnaire 16 ans.

35. Pavillier, colporteur de papiers publics 16 ans.

36. Petit, jardinier 15 ans.

37. Pierre, marchand de peaux de lapins 15 ans.

38. Pinon, jardinier 17 ans.

39. Plantier, boutonnier 13 ans.

40. Rousseau. imprimeur en papiers peints 15 ans.

44. Saint-André, tailleur 17 ans.

42. Souchard, colporteur de papiers publics 15 ans.

43. Varin, apprenti bonnetier 16 ans.

[43] L'hospice, bien qu'attenant à la prison, avait son personnel, ses cours, ses préaux et ses bâtiments tout à fait distincts.

[44] Histoire impartiale, t. III, p. 280.

[45] Histoire des événements de septembre, p. 421, 422.

[46] Les seuls lieux de détention où les massacreurs ne se présentèrent pas furent Sainte-Pélagie, qui ne renfermait que des prisonniers pour dettes ; Saint-Lazare, qui, comme aujourd'hui, ne contenait que des femmes, et le palais Bourbon, dans lequel on avait réuni les soldats suisses qui avaient consenti à être incorporés dans les divers régiments français.

[47] Cet arrêté se trouve ci té textuellement dans les procès-verbaux du conseil général de la commune de Paris, imprimés dès 1822, dans la Collection des Mémoires sur la Révolution, publiée par MM. Berville et Barrière, réimprimés dans l'Histoire parlementaire, de Buchez et Roux, t. XVII, p. 392. Les écrivains qui nient le salaire payé aux assassins n'ont pas voulu voir ce qui est évidemment écrit dans cette pièce.

[48] Rapport au conseil général de la Commune, n° 46, archives de la préfecture de police, cité textuellement dans l'ouvrage de M. Granier de Cassagnac, t. II, p. 47.

[49] Procès-verbaux de la commune de Paris, Histoire parlementaire, t. XVII, p. 393.

[50] Débats, n° 343, p. 50, 54.

[51] La proclamation et le décret se trouvent in extenso dans le Moniteur, p. 1055, et dans l'Histoire parlementaire, t. XVII, p. 379.

[52] Journal des Débats et Décrets, n° 343, p. 60.

[53] Cette lettre, très-longue et qu'il nous est impossible de citer tout entière, se trouve in extenso dans le Moniteur, p. 1088, dans l'Histoire parlementaire, t. XVII, p. 382.

[54] Appel à l'impartiale postérité, 1re partie, p. 74.

[55] Il est constaté par plusieurs documents authentiques, et notamment par la lettre de Maillard, dont M. Granier de Cassagnac a donné le fac-simile dans son deuxième volume de l'Histoire des massacres de septembre, que Chanay, secrétaire du comité de surveillance, et Lenfant, un des membres de ce comité, restèrent presque en permanence au greffe de l'Abbaye, et qu'on allait à chaque instant leur rendre compte de tout.

[56] Voir, à la fin du volume, la note relative à la statistique des victimes de septembre.

[57] Toutes ces signatures furent-elles réellement apposées sur la minute de la circulaire ? On n'en a jamais retrouvé l'original, et plusieurs des individus dont le nom y est imprimé ont protesté contre l'accusation d'avoir coopéré à cet acte de folie furieuse. Qui a écrit ces lignes ? qui les a signées ? Personne ne le peut dire aujourd'hui avec une certitude complète. Mais, ce qui ne peut être contesté, c'est que cette circulaire sortit des presses de Marat et fut envoyée officiellement à toutes les autorités de France, sous le contreseing du ministre de la justice.

Que Marat, le plus effronté menteur et le plus audacieux faussaire qui ait jamais existé — nous nous servons des expressions mêmes que MM. Michelet et Louis Blanc emploient à l'égard de cet homme —, que Marat, disons-nous, ait rédigé cette affreuse circulaire et, de sa propre autorité, l'ait revêtue de la signature de ses collègues, cela est possible à la rigueur. Mais les deux hommes qui ne pourront jamais se laver d'avoir coopéré à la propagation de cette œuvre sanglante, ce sont Danton et Fabre d'Églantine, le ministre de la justice et son secrétaire général.

En septembre 1792, les ministères n'avaient pas encore été désorganisés comme ils le furent un ou deux ans après. Tout s'y passait, pour ainsi dire, comme sous l'ancien régime, par poids et par mesure, avec des commis d'ordre, des employés au départ, des chefs de bureau et des chefs de division auxquels il était référé dans toutes les circonstances un peu délicates. Certainement, aucun subalterne n'aurait pris sur lui d'expédier la circulaire de Marat sans l'avoir portée au ministre, ou du moins au secrétaire général. Ce fut donc évidemment avec leur assentiment qu'elle fut expédiée. D'ailleurs, dans les discussions qui eurent lieu à la Convention au sujet des massacres de septembre, il fut déclaré à différentes reprises qu'elle avait été envoyée dans les départements sous le couvert et le contreseing du ministre de la justice. Danton et Fabre d'Églantine étaient présents, ils étaient attaqués presque nominativement, ils ne firent entendre aucune protestation.

[58] Journal des Débats et Décrets, p. 72 et 82, n° 344 ; Histoire parlementaire, t. XVII, p. 439 ; Moniteur, p. 1059 et 1060.

[59] Le Moniteur, p. 1060 et le Journal des Débats et Décrets, p. 84, ne contiennent qu'une analyse succincte du rapport de Roland. Nous avons retrouvé l'original :

LE MINISTRE DE L'INTÉRIEITR AU PRÉSIDENT DE L'ASSEMBLÉE.

Il parait que le massacre opéré dans les prisons n'est pas uniquement l'effet du transport qui a paru saisir des citoyens à l'aspect des dangers dont la capitale est menacée. Cet effet serait momentané, tandis que ces cruelles opérations se prolongent, malgré les réquisitions que j'ai plusieurs fois adressées au maire, vertueux mais sans pouvoir, dont Paris méconnaît la voix.

J'apprends que des hommes en armes sont encore à l'Abbaye, cherchant à inonder les cachots dans lesquels on suppose qu'il reste des prisonniers. On parlait ce matin d'immoler les signataires de la pétition Guillaume. On ne saurait prévoir les horreurs auxquelles cette marche sanglante peut conduire. Non, il n'est pas possible que la majorité des citoyens se prête à ces excès. Elle se ralliera sans doute à la voix des représentants de la nation pour disperser les hommes égarés qui les commettent.

[60] Il est une série de documents bien curieux, que nous avons eu le bonheur de retrouver ; ce sont les rapports de l'état-major de la garde nationale pendant ces jours néfastes ; on dirait, à les lire, que Paris jouit de la plus admirable tranquillité. Nous les donnons à la fin de ce volume ; c'est un monument d'infamie qui doit être conservé à l'histoire.

[61] Le 4 septembre, la commune eut l'audace de faire vendre aux enchères publiques, dans la cour même de l'Abbaye, les effets des victimes. (Voir la note à la fin du volume.)

[62] M. Granier de Cassagnac, qui tient à augmenter les torts qu'il prête à la bourgeoisie de Paris dans ces malheureuses circonstances, dit (p. 450, t. II) que ce fut la garde nationale de la section Mauconseil qui régularisa le massacre de la Salpêtrière et y assista l'arme au bras. Il se fonde pour appuyer cette assertion sur cette mention qu'il a trouvée, comme nous, dans le registre de cette, section, à la date du 3 septembre :

L'Assemblée, sur la proposition et le rapport de M. Lesimple, nommé commissaire, a arrêté que deux cents hommes et une pièce de canon partiront sur-le-champ pour la maison de la Salpêtrière et renforceront la garde nationale qui s'y trouve.

Mais cet envoi du bataillon Mauconseil eut lieu le 3 septembre, et le massacre à la Salpêtrière ne commença que le 4, à quatre heures du soir. On voit, par le récit de Prudhomme, corroboré par la lettre de l'économe de la Salpêtrière, que le bataillon réussit à faire retirer les envahisseurs du 3, et, qu'après leur retraite, il rentra dans son quartier. Il ne peut donc être responsable d'événements qui se passèrent dix-huit heures après son départ. L'erreur de M. Granier de Cassagnac est d'autant plus étrange qu'il avait sous les yeux la lettre de l'économe de la Salpêtrière, insérée par lui dans un autre passage de son ouvrage (p. 78, t. II.)

[63] Parmi les trente-cinq malheureuses femmes qui périrent, il y en avait quelques-unes fort âgées (60 et 70 ans) ; plusieurs n'avaient que quelques années et même quelques mois de détention à subir.

Cinquante-deux femmes et filles furent emmenées par les assassins, d'après le document dressé par Dommoy, économe de la prison. Parmi ces dernières, plusieurs étaient condamnées à perpétuité. D'après un état dressé par le comité de surveillance, le nombre des mises en liberté fut beaucoup plus considérable et s'éleva à 243 ; on comprend, du reste, le motif qui incita les égorgeurs à accorder ici tant de mises en liberté : ce ne fut certes pas un sentiment de pitié.

[64] Ce procès-verbal est rapporté in extenso à la page 254 et suivantes du deuxième volume de l'ouvrage de M. Granier de Cassagnac. Il est déposé aux archives de l'Hôtel de Ville.

[65] En même temps Pétion écrivait à Santerre la lettre suivante :

Je vous écris, monsieur le commandant, relativement à la prison de la Force. Je vous ai prié d'y établir un nombre d'hommes si imposant qu'on ne fût pas tenté de continuer des excès que nous devons déplorer. Vous ne m'avez pas répondu. J'ignore si vous avez satisfait à ma réquisition ; mais je vous la réitère pour ce matin. Comme j'ai à rendre compte à l'Assemblée nationale, j'ignore ce que je puis lui dire sur l'état de cette prison.

[66] Procès-verbaux de la commune, Histoire parlementaire, t. XVIII, p. 263, 265 et 266.

[67] Discours de Jérôme Pétion sur l'accusation intentée à Robespierre, t. XXI de l'Histoire parlementaire, p. 405, 406.