HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

TOME TROISIÈME

 

LIVRE XI. — LE COMITÉ DE SURVEILLANCE.

 

 

I

Nous voici arrivé à la veille des journées de septembre. Depuis soixante-dix ans le souvenir de ce lugubre épisode de la Terreur pèse si lourdement sur la conscience publique, que certains historiens se sont étudiés à en déplacer la responsabilité au profit de leurs rancunes et de leurs haines. Aussi, combien de fausses appréciations, d'erreurs calculées, de théories éhontées, n'ont-ils pas accumulées à l'appui et pour le développement de leurs thèses. Néanmoins toutes les questions per eux si vivement débattues peuvent se ramener à une seule :

Les massacres de septembre furent-ils le produit d'un mouvement instantané et irrésistible du peuple de Paris qui, saisi d'un effroyable accès de délire à la nouvelle de la prise de Longwy et de l'investissement de Verdun, voulut, avant de s'élancer contre les envahisseurs, se débarrasser, au nom du salut public, de tous les prisonniers qu'on lui avait appris à considérer comme les complices de Brunswick et de l'émigration ? Ne furent-ils pas, au contraire, le crime d'une poignée de scélérats qui, sentant le pouvoir leur échapper des mains, résolurent d'aller le ramasser dans la boue sanglante du ruisseau de l'Abbaye, et de terrifier la capitale pour en rester les dominateurs exclusifs.

Que certains écrivains qui louent la commune de Paris d'avoir nettoyé les prisons[1], ou qui ne rougissent pas de qualifier ce crime immense du titre de grand acte de justice populaire[2], aient cherché à en étendre le mérite à toute la population parisienne, sinon au peuple français tout entier, nous le concevons facilement, et, quant à nous, nous ne chercherons pas à discuter avec eux. Mais que des historiens qui vouent à l'exécration des siècles futurs et les massacres de septembre et leurs auteurs, s'associent de propos délibéré aux impudents mensonges propagés jadis par les folliculaires aux gages des dictateurs de l'Hôtel de Ville, épuisent une incontestable habileté à torturer les faits, à rapprocher des circonstances misérablement insignifiantes, à les grossir outre mesure pour écarter de ces sinistres événements toute idée de préméditation ; que ces historiens, qui s'intitulent les amis ardents et exclusifs du peuple, essayent de reporter sur le peuple lui-même la terrible responsabilité de forfaits inouïs et déclarent qu'ils forment les vœux les plus sincères et les plus vifs, afin que, pour l'honneur de la France et de la nature humaine, leur opinion reste conforme à la vérité[3] ; cela provoque en notre esprit et doit provoquer dans l'esprit de tous les gens de bon sens, de tous les vrais patriotes, une immense stupéfaction !

Oui, c'est mentir à l'histoire, c'est trahir la sainte cause de l'humanité, c'est déserter les intérêts les plus manifestes de la démocratie, c'est calomnier le peuple, que de prendre pour lui quelques centaines de misérables, n'ayant de français que le nom, d'humain que la figure, allant lâchement chercher une à une leurs victimes dans les cachots de l'Abbaye ou de la Force, les immolant à la face du soleil avec tous les raffinements d'une froide cruauté, et insultant par d'ignobles ricanements à leur trop lente agonie.

Le peuple, le vrai peuple, celui que composent les ouvriers laborieux et honnêtes, au cœur ardent, à la fibre patriotique, les jeunes bourgeois aux aspirations généreuses, au courage indomptable, ne se mêla pas un instant aux scélérats recrutés par Maillard dans les bouges de la capitale. Pendant que les sicaires du comité de surveillance établissaient dans les prisons, suivant l'énergique expression de Vergniaud, une boucherie de chair humaine, le peuple, le vrai peuple, était tout entier au Champ de Mars ou devant les estrades d'enrôlement ; il offrait le plus pur de son sang pour la défense de la patrie ; il aurait eu honte de verser celui de malheureux sans défense.

Mais, si l'immense majorité de la population parisienne n'a pas été complice du massacre des prisonniers, comment a-t-elle pu le laisser commettre ? C'est que cet attentat fut exécuté par l'ordre de ceux mêmes qui devaient veiller au respect de la loi ; c'est que les chefs des égorgeurs étaient revêtus de l'écharpe municipale, c'est que l'assassinat se commettait administrativement[4]. Or, de tous les forfaits, le plus abominable sans contredit, n'est-ce pas celui qui s'exécute, au nom des pouvoirs auxquels la société a remis le soin de sa défense ; celui qui, sous le prétexte du salut public, s'impose aux populations stupéfiées et voudrait se faire accepter comme un acte de patriotisme ? Lorsque se produit un pareil bouleversement de tous les principes, une semblable interversion de tous les rôles, les consciences se troublent, les courages les plus fermes se sentent ébranlés, les résolutions les plus énergiques chancellent, les forces vives d'une nation .sont paralysées. Les hommes de cœur, n'ayant plus aucun lien de cohésion entre eux, se cherchent, hésitent à se reconnaitre, à se communiquer leurs pensées ; quand enfin l'indignation est prête à réunir toutes les volontés, à éclater de toutes les bouches, à armer tous les bras, il est trop tard : le crime est consommé !

C'est ce qui arriva le 2 septembre 1792, c'est ce qui arrive toutes les fois que les détenteurs de l'autorité 'publique font servir le dépôt sacré qui leur a été confié à la satisfaction brutale de leurs haines ou de leurs ambitions, et ne craignent pas d'inaugurer leur dictature par les arrestations en masse, les déportations et les assassinats.

L'impunité qui a d'abord couvert les massacres de septembre, le triomphe éphémère de ceux qui les commirent, plus tard le dévergondage des idées démagogiques, l'amour de l'extraordinaire et la passion de l'horrible ont poussé certains écrivains à obscurcir, à dénaturer, à nier les faits les plus certains. Mais, grâce au ciel, la vérité s'est fait jour. On a pu exhumer des archives et des greffes une telle masse de documents incontestés et incontestables, que le procès qui s'est plaidé si longtemps est définitivement instruit.

Aussi, pour nous, juré au tribunal de l'histoire, n'hésitons-nous pas à répondre à la grave et délicate question, précédemment posée, par ce verdict mûrement réfléchi :

En notre âme et conscience, devant Dieu et devant les hommes, non, la population de Paris ne fût pas coupable du crime de septembre[5].

 

II

Quels furent donc les coupables et quels furent leurs mobiles ?

Les coupables furent Marat, Danton, Robespierre, Manuel, Hébert. Billaud-Varennes, Panis, Sergent, Fabre-d'Églantine, Camille Desmoulins et une douzaine d'autres individus plus obscurs, membres du comité de surveillance ou seulement du conseil général de la commune.

Marat, le premier, conçut l'idée et la préconisa dans son infâme journal, dans ses ignobles placards. Dénonciateur perpétuel, inépuisable inventeur de complots imaginaires, il prêchait l'alliance libératrice, — ce sont ses propres expressions, — de l'assassinat et de la dictature. Quoiqu'à demi fou, l'hôte habituel des caves, le sanguinaire somnambule était d'une habileté peu commune pour arriver à ses fins ; il n'ignorait pas la puissance qu'en temps de révolution l'on acquiert en s'enténébrant de mystères. Ses vêtements sordides, sa face tourmentée et livide, qui n'apparaissait en public qu'en de très-rares circonstances, l'emphase de son style, l'affichage clandestin de ses élucubrations lors lèche qu'il jouissait de la plénitude de sa liberté, tout cela exerçait une sorte de fascination sur la foule et même sur les coryphées du parti démagogique : il s'était imposé à la commune ; il s'imposa au comité de surveillance ; il avait présidé aux arrestations, il présida aux massacres.

Danton, lui aussi, regarda son crime en face et n'hésite pas : Il faut faire peur aux royalistes, avait-il dit, et pour ce résultat il dévoua froidement à la mort plus d'un millier de victimes. On trouve sa main partout ; c'est à lui qu'on vient demander les ordres et qu'aboutissent toutes les informations ; il a ses hommes à lui dans le sein du conseil général de la commune, du comité de surveillance, dans les simulacres de tribunaux institués au greffe des prisons ; il sait à quoi s'en tenir sur le dévouement et la solidité de tous ces scribes du ruisseau qui sont à sa dévotion ; à chacun il assigne le rôle auquel il est propre, à chacun il donne ses instructions secrètes ; il marque d'une croix, sur les listes qu'il se fait apporter, les noms des victimes qu'il faut sacrifier, et laisse le reste à la discrétion de ses complices. De minimis non carat prœtor.

Au 2 septembre, comme au 10 août, Robespierre se tient à moitié dans l'ombre. La veille au soir, il avait lancé le trait du Parthe contre ses ennemis particuliers, les Girondins, en les dénonçant comme les complices de Brunswick. Les mandats d'arrestation lancés contre Roland, Brissot et trente autres députés, au moment même où l'on commençait à égorger dans les prisons, firent assez voir que la dénonciation avait porté. Plus tard, il est vrai, Robespierre déclara qu'il avait maudit les journées de septembre ; mais qu'avait-il fait pour les empêcher lui, l'homme populaire par excellence, le tribun qui venait chaque jour intimer ses ordres à l'Assemblée législative, l'idole du club des Jacobins et du conseil général de la commune ?

Comment faire la part de la responsabilité qui pèse sur chacun de ces deux hommes ? Nous laissons ce soin à quelqu'un qui ne saurait être suspect aux partisans des idées ultra-révolutionnaires.

Entre Danton, dit M. Louis Blanc[6], concourant aux massacres parce qu'il les approuve, et Robespierre, ne les empêchant pas, quoiqu'il les déplore, je n'hésite pas à déclarer que le plus coupable, c'est Robespierre.

Manuel, procureur-syndic, Hébert et Billaud-Varennes, les deux substituts que la commune insurrectionnelle lui avait donnés, étaient au fait de tout parce que tout leur passait par les mains. Manuel visitait les prisons la veille et le jour même des massacres ; Hébert présidait aux tueries de la Force, et Billaud-Varennes à celles de l'Abbaye. Ce fut ce dernier qui régla le salaire des travailleurs, c'est-à-dire des égorgeurs.

Fabre d'Églantine et Camille Desmoulins étaient les amis, les confidents, les commensaux de Danton ; ils furent ses complices. Fabre d'Églantine faisait partir, sous le couvert du ministre de la justice, la circulaire que le comité de surveillance adressait à toutes les municipalités de France pour les engager à imiter l'exemple qu'on venait de leur donner à Paris. Camille Desmoulins prenait une part active aux conciliabules de la place Vendôme, dans lesquels Danton donnait le mot d'ordre aux journalistes affidés, afin qu'ils eussent à justifier, à préconiser les mesures de rigueur prises contre les prisonniers.

Quant à Panis, à Sergent[7] et aux autres membres du comité de surveillance, leur complicité est manifeste, palpable, éclatante. Plusieurs des membres de la commune président, revêtus de leur écharpe, aux massacres de la Force, d'autres se tiennent en permanence dans le greffe de l'Abbaye ou se présentent dans diverses prisons, s'informant si tout marche bien et si l'on n'a pas besoin de renfort.

Quant aux mobiles qui firent concevoir, méditer, préparer, exécuter le crime de septembre, il y en avait de deux sortes. Pour certains organisateurs des massacres, il s'agissait de se perpétuer dans la dictature qu'ils avaient usurpée ; pour d'autres il fallait, n'importe à quel prix, ne pas rendre de comptes ; pour tous, il fallait meure un fleuve de sang entre eux et leurs ennemis.

Dans ce but, ils cherchèrent à inoculer au corps social tout entier le mal de la peur, ce mal qui surexcite les passions, exaspère les souffrances, en désigne arbitrairement les auteurs vrais ou faux à d'aveugles soupçons, et qui, après ce moment d'exaltation et de fièvre, jette les masses populaires dans l'abattement et la prostration, pour les livrer aux expériences aventureuses du premier empirique s'offrant à les régénérer. Vous avez horreur du sang, s'écriait un des sicaires de la commune, en donnant aux portes de l'Abbaye le signal des massacres, il faudra bien que vous vous y accoutumiez. Tels étaient le calcul et l'espérance de Marat et de ses

Les organisateurs des massacres ne réussirent qu'à demi dans leurs projets. Paris ne fut pas amené au paroxysme de la rage, il fut seulement frappé de ; stupeur ; il y eut même, quelques jours après, une réaction assez violente, qui permit un instant d'espérer que la liberté n'irait pas s'abîmer et se perdre dans la plus effroyable des tyrannies, la tyrannie de la rue. Il fallut encore près d'un an aux Danton, aux Robespierre, aux Billaud-Varennes, pour établir sans conteste leur sanglante dictature. Leur crime à peine consommé, ils avaient, il est vrai, réalisé la première partie de leur programme : ils s'étaient imposés aux électeurs de la capitale ; ils avaient fait entrer dans la fameuse députation de Paris, leurs principaux complices, tous ceux qui, suivant l'expression de Collot-d'Herbois, avaient adopté pour Credo la glorification des massacres de septembre[8] ; enfin, ils avaient assuré l'impunité des vols et des déprédations de leurs agents subalternes.

La Convention, aussitôt après son arrivée, voulut, il est vrai, voir clair dans la gestion des dictateurs de l'Hôtel de Ville ; elle réclama, exigea même avec insistance la production des comptes et la punition des concussionnaires ; mais ceux-ci avaient, dans le sein même de l'Assemblée, de puissants protecteurs qui ne souffrirent pas qu'on poursuivît les recherches jusqu'au bout. La lutte soutenue par les voleurs et leurs patrons contre ceux qui avaient l'audace de vouloir porter l'œil de la justice dans les ténébreuses affaires de la commune et du comité de surveillance, dura, tantôt latente, tantôt déclarée depuis l'installation de la Convention jusqu'à la chute de la Gironde. Les usurpateurs du 10 août eurent ainsi deux comptes à régler : le premier, avec ceux qu'ils avaient fait arrêter à la suite des visites domiciliaires : ils le terminèrent en les massacrant le 2 septembre à l'Abbaye et à la Force ; le deuxième, avec ceux qui voulaient leur faire rendre gorge : ils le réglèrent en les chassant, le 31 mai, du sein de la représentation nationale, et en les faisant monter sur l'échafaud le 31 octobre 1793.

Que l'on ne nous accuse pas de donner des motifs si bas à des actions si grandes, et de faire descendre l'histoire de la sphère élevée où elle doit toujours se maintenir. Pour sonder la profondeur des crimes que nous nous sommes donné la mission de raconter, nous ne devons pas craindre de pénétrer dans les bas-fonds de la société, de tirer de la fange et de tramer à la lumière ces hommes que le sang qui les couvre n'a pu rendre inviolables. Si le vol et la rapine ont accompagné l'assassinat, nous devons à la vérité, que nous avons promis de dire tout entière, (le conduire nos lecteurs dans les bouges, où se comptent et se partagent les pièces d'or encore tâchées du sang des victimes. Nos tableaux sont, il est vrai, bien loin de ressembler aux peintures fantastiques que quelques écrivains se sont plu à tracer, lorsqu'ils nous ont représenté les massacreurs, leurs chefs et leurs complices comme des sacrificateurs d'hécatombes nécessaires, comme des Titans escaladant le ciel sur des montagnes de cadavres, comme des Curtius se précipitant, pour le salut de la patrie, dans le gouffre béant de l'impopularité. Non, les hommes qui se firent les complices de Marat n'étaient rien de tout cela ; pour la plupart, c'étaient des comptables infidèles, des violateurs de .dépôts publics, des briseurs de scellés[9], des escrocs, pis encore, — des mouchards[10].

 

III

Nous avons vu, dès le 19 août, Marat prêcher l'assassinat des prisonniers. C'est à cette date qu'il faut faire remonter la pensée première du complot qui éclata le 2 septembre.

Le comité de surveillance s'était chargé de préparer les esprits à cette effroyable idée ; il faisait répandre partout ce mot d'ordre qu'il comptait exploiter plus tard : Avant de voler aux frontières, il faut être sûr de ne laisser derrière soi aucun traître, aucun conspirateur[11].

Non contents de toutes les captures qu'ils avaient faites au moyen des visites domiciliaires, les émissaires de la commune établissaient leurs tables de proscription sur les listes des pétitions des huit mille et des vingt mille ; ils étaient allés en réclamer les originaux à l'Assemblée législative, ils en opéraient le dépouillement par sections dans la salle même des Jacobins, qu'on leur avait généreusement prêtée pour cette œuvre d'inquisition patriotique[12]. L'ami de Danton, l'imprimeur de la liberté, comme il s'intitulait lui-même, Momoro, mit ses presses à la disposition des proscripteurs qui, de leur autorité privée, y inscrivirent, à titre de suspects, tous ceux qui étaient, à tort ou à raison, soupçonnés d'avoir fait partie du club monarchique de la Sainte-Chapelle ou du club constitutionnel des Feuillants. Ces listes, imprimées et divisées par sections, furent répandues à profusion et affichées aux portes mêmes des maisons que les individus désignés habitaient[13].

Le décret du 30 août qui cassait la commune insurrectionnelle vint un instant arrêter le comité de surveillance dans ses préparatifs ; ils n'étaient pas, d'ailleurs, complètement achevés[14].

Suspendre les élections municipales qui, aux termes du décret, devaient avoir lieu dans les vingt-quatre heures, tel est le mot d'ordre qui semble avoir été donné par les meneurs de la commune dans les journées du 31 août et du 1er septembre. Sous main, leurs affidés mettent le temps à profit ; ils exploitent, au milieu des groupes répandus autour du palais de justice et sur la place de l'Hôtel de Ville, l'acquittement de Montmorin[15], débitent mille mensonges sur les fabriques de faux assignats qu'ils prétendent être établies dans les prisons, et épouvantent les porteurs de cette nouvelle monnaie en leur annonçant qu'elle va subir une dépréciation énorme par suite des contrefaçons. Ils lisent, font lire et commentent une lettre que quelque espion subalterne avait écrite d'Allemagne I, et qu'on avait trouvée éminemment propre à enfiévrer la population parisienne. Par une coïncidence remarquable, les journaux de toute nuance la reproduisirent les uns après les autres, comme si l'insertion en eût été sollicitée, sinon commandée, par des gens ayant pouvoir de l'exiger.

Cette lettre contenait tous les détails d'un plan adopté pour la direction des forces coalisées contre la France ; elle avait été, disait-on, reçue d'Allemagne et provenait d'une main sûre. Ce n'était qu'un véritable tissu d'absurdités.

On y lisait notamment les phrases suivantes : Le roi de Prusse marchera sur Paris qu'on réduira d'abord par la famine ; alors aucune considération, pas même celle du danger de la famille royale, ne pourra rien changer à ces dispositions. Arrivés dans Paris, les habitants seront conduits en rase campagne où on en fera le triage, les révolutionnaires seront suppliciés, les autres (voile jeté sur leur sort). Peut-être suivra-t-on le système de l'empereur de n'épargner que les femmes et les enfants. En cas d'inégalité de forces, brûler les magasins, faire sauter les poudres, mettre le feu aux villes, car les déserts sont préférables à des peuples révoltés (expression des rois ligués). Dans tous les cas, les maisons des révolutionnaires seront sur l'instant livrées au pillage, les biens épargnés confisqués par le roi[16].

Un autre incident commenté, amplifié, propagé par les affidés de la commune, sert encore à surexciter les passions des masses déjà si perfidement éveillées.

Un charretier de Vaugirard, nomme Jean-Julien, avait été condamné par le tribunal criminel ordinaire à douze ans de travaux forcés et à l'exposition. Pendant qu'il subit cette dernière peine sur une estrade dressée en place de Grève, il insulte la foule par des gestes obscènes et se met à crier : Vive le roi ! Vive la reine ! Vive le Fayette !... A bas la nation !

Les spectateurs s'ameutent et veulent faire un mauvais parti au criminel exposé. Le procureur syndic de la commune accourt, harangue le peuple, fait détacher Jean-Julien et l'emmène lui-même directement à la Conciergerie pour être traduit devant le tribunal du 17 août.

Le bruit se répand sur la place que ce charretier est un agent de la coalition, que les cris qu'il a poussés devaient être le signal de la guerre civile. Bientôt on annonce que Julien, devant ses juges, vient de révéler l'existence d'un immense complot royaliste ayant des ramifications dans toutes les prisons[17].

Rien n'était plus faux, Jean-Julien n'avait pas fait la moindre révélation. A peine avait-il été déposé à la Conciergerie qu'il avait été interrogé par le directeur du jury chargé de dresser dans les vingt-quatre heures son acte d'accusation. Cet acte, rédigé sur-le-champ, conclut à l'application, contre Jean-Julien, d'une peine afflictive et infamante, attendu qu'il avait risqué de provoquer Une émeute populaire. Mais, comme il importe de faire croire à la réalité des conspirations ourdies entre les envahisseurs étrangers et les aristocrates emprisonnés, on change, à l'audience même, la nature de l'accusation dirigée contre le charretier de Vaugirard, et on soumet au jury les questions suivantes :

1° A-t-il existé une émeute populaire, une sédition, le 1er septembre, tendant à exciter une guerre civile, par les cris proférés par Jean-Julien, lesquelles émeute et sédition sont une dépendance naturelle de la conspiration qui a éclaté le 10 août ;

2° Jean-Julien en est-il complice ?

Le jury répond affirmativement à l'une et à l'autre de ces deux questions. Jean-Julien est condamné à mort et exécuté immédiatement, sans qu'il ait été question davantage de ses révélations qui n'existèrent jamais.

Ne croirait-on pas être reporté au temps racontés par Tacite, où l'on torturait et suppliciait des esclaves pour faire croire à des complots imaginaires et motiver l'égorgement des citoyens romains qui offusquaient le tyran ? Peut-on se jouer plus impudemment de la crédulité publique ? Peut-on, suivant la belle expression de Racine, être ainsi prodigue du sang des misérables[18] ?

 

IV

Le 1er septembre, l'Assemblée s'occupa exclusivement des mesures que nécessitaient les nouvelles, de plus en plus inquiétantes, qui arrivaient du théâtre de la guerre, et spécialement de la levée non encore exécutée de la moitié des grenadiers et chasseurs de tous les bataillons de la garde nationale parisienne. Guadet, au nom de la commission extraordinaire, annonça la découverte d'une conspiration à Grenoble, et Roland celle d'un complot qui devait éclater dans le Morbihan.

Cependant la matinée fut calme et même marquée, à l'Hôtel de Ville, par un semblant de retour à la légalité. Les administrateurs municipaux que la commune avait voulu écarter de leurs fonctions et que, le 30 août[19], elle avait été obligée de rétablir, avaient été convoqués pour le samedi 1er septembre, à l'effet de reprendre le cours de leurs travaux. Leur réinstallation s'effectua avec une certaine solennité, sous la présidence du maire en personne. Le conseil général leur céda la salle ordinaire de ses délibérations, parce que, les objets dont les administrateurs avaient à s'occuper devant être soumis à sa sanction, il ne pouvait y prendre dans ce moment aucune part[20].

On pouvait croire à une sincère réconciliation de l'ancienne et de la nouvelle municipalité, mais dans l'après-midi les choses changent de face. A quoi bon dissimuler davantage ? le comité de surveillance était prêt.

Quand, à cinq heures, le conseil général rouvre sa séance, ce n'est plus Pétion, c'est Huguenin qui préside ; c'est Robespierre qui occupe la tribune et dirige les débats. Dans un discours rempli de fiel, le futur dictateur revient sur la réinstallation, selon lui trop hâtivement faite, des anciens administrateurs. Comment la véritable représentation du peuple de Paris a-t-elle pu céder un instant la place à ces élus d'un régime tombé, qui n'ont été rappelés que par grâce ? Avant de leur permettre de reprendre tout ou partie des fonctions administratives qu'ils ont remplies jusques à la glorieuse révolution du 10 août, il fallait les épurer par un scrutin sévère et patriotique. Les membres du bureau municipal qui ont conservé la confiance publique peuvent être maintenus en fonctions ; mais il faut chasser de l'Hôtel de Ville, il faut mettre en état d'arrestation, comme suspects au premier chef, ceux qui ont signé des procès-verbaux contre la municipalité à l'occasion du 20 juin, ces Leroux, ces Borie, ces Cahier, ces complices des égorgeurs du peuple.

Et du geste, Robespierre désigne le courageux Cahier qui était à la barre, armé de sa convocation officielle comme d'un sauf-conduit. Ce geste équivalait à un ordre d'arrestation. Cahier est immédiatement appréhendé au corps et emmené à l'Abbaye par ordre du conseil général[21]. Robespierre ne s'arrête pas en si beau chemin. Débarrassé des adversaires qu'il pouvait encore compter dans l'administration municipale, il tonne contre ses ennemis politiques. Il n'a plus à s'inquiéter des constitutionnels ; les uns sont en fuite, les autres viennent d'être jetés dans les prisons ; mais Brissot et les brissotins dominent à l'Assemblée législative ; ce sont eux qui ont entrepris de briser la commune et fait rendre le décret du 30 août. Le bilieux tribun peut donc se venger d'eux en paraissant venger le conseil général, et satisfaire ses haines privées par dévouement à la patrie. Il recommence l'énumération, qu'il a déjà faite si souvent depuis vingt jours à la barre de l'Assemblée législative et à la tribune du conseil général, des services éclatants que la commune insurrectionnelle a rendus à la liberté, des injustices dont on a voulu l'abreuver ; il exalte, aux applaudissements de ses auditeurs, le désintéressement, le courage, l'énergie dont lui et ses collègues ont fait preuve ; puis, découvrant le fond de sa pensée, il s'écrie : Personne n'ose nommer les traîtres. Eh bien ! moi, pour le salut du peuple, je les nomme ; je dénonce le liberticide Brissot, la faction de la Gironde, la scélérate commission des Vingt et un de l'Assemblée nationale ; je les dénonce pour avoir vendu la France à Brunswick et pour avoir reçu d'avance le prix de leur lâcheté. . . . . . . . . .

Dans ces circonstances difficiles, il ne se présente à mon esprit aucun moyen de sauver le peuple, si ce n'est de lui remettre le pouvoir que le conseil général a reçu de lui.

Que voulaient dire ces dernières paroles ? Les historiens qui veulent à tout prix justifier Robespierre ont cherché à donner un sens inoffensif à la fin de son discours. Mais il y avait une signification dans les moindres mots tombés de la bouche de ce sphinx de la révolution qui, lui aussi, dévorait sans pitié tous ceux qui ne savaient pas comprendre ses énigmes. N'était-il pas dans ses habitudes de lancer, comme au hasard, des paroles d'une portée inappréciable pour le vulgaire, mais dont ses séides étaient habitués à faire le lendemain le sanglant commentaire ? N'était-ce pas au nom du peuple souverain que les massacres allaient s'exécuter ? Or, Robespierre et ses amis parlaient et agissaient conformément à cette théorie, par eux mainte fois proclamée : l'Assemblée législative, depuis le jour où elle a convoqué une Convention nationale, a abdiqué tous ses pouvoirs entre les mains du peuple. Seulement ils entendaient bien que ce fût par leur organe que le peuple exprimât sa volonté, que ce fût par leurs mains qu'il exerçât sa souveraine puissance[22].

Dès que Robespierre a fini sa harangue, Manuel remercie l'illustre orateur d'avoir exposé les vrais principes, rappelle le serment qu'ont prêté les membres du conseil général de ne point abandonner leur poste jusqu'à ce que la patrie ne soit plus en danger, et conclut à ce que le conseil continue à remplir ses fonctions.

Dans l'organisation municipale, le procureur syndic était institué le représentant spécial de la loi. C'était à lui d'en rappeler l'observation stricte à quiconque s'en écartait. Mais Manuel était accoutumé à intervertir le rôle que le législateur lui avait assigné ; il avait organisé la rébellion de l'ancien conseil contre le trône constitutionnel, il organisait la rébellion du nouveau contre l'Assemblée législative.

Les Deux cent quatre-vingt-huit adoptent avec enthousiasme les conclusions de Manuel et de Robespierre, et se séparent à une heure et demie du matin en se promettant de résister ouvertement au décret de dissolution dont ils ont été frappés.

Déjà, rien qu'en se tenant immobile, la commune a réussi à paralyser dans les sections l'exécution du décret du 30 août. Maintenant elle compte sur ses amis de la Montagne, qui lui ont promis de faire revenir l'Assemblée sur le seul acte de virilité qu'elle ait osé faire depuis la chute du trône ; elle compte principalement sur l'audace de son comité de surveillance, prêt à ne reculer devant aucun crime pour la faire triompher de ses ennemis.

 

V

Mais qui proposera à l'Assemblée de retirer le décret qu'elle a voté solennellement il y a déjà trois fois vingt-quatre heures, et qu'elle a maintenu depuis lors avec une fermeté dont elle a jusqu'ici donné peu d'exemples ? Il faut, pour faire réussir cette entreprise difficile, faire choix d'un député qui ne puisse être suspect de modérantisme, et qui ait cependant donné certains gages à ceux qui veulent se débarrasser de la tyrannie insupportable de la commune, qui ait parlé, agi contre elle, et que l'on pourra supposer encore parlant et agissant contre elle lorsqu'il viendra assurer son triomphe.

Danton se charge de tout. Après avoir si vivement conduit la grossè affaire des visites domiciliaires, le ministre démagogue sent que tout ce qu'il a déjà fait sera perdu s'il ne réussit pas à prolonger, ne fût-ce que d'un seul jour, l'existence du conseil général de la commune.

Un jour, un jour encore de puissance, et ses amis de l'Hôtel de Ville sont sauvés, et les complots qu'ils ont formés avec lui reçoivent leur exécution. Tout est disposé ; on est arrivé au dimanche 2 septembre, à la date fatale assignée par les conspirateurs pour les massacres qu'ils combinent depuis près de dix jours. Mais toutes les mesures concertées d'avance peuvent tout d'un coup venir à manquer si le contreseing des membres du comité de surveillance peut être méconnu, si une autre autorité légale peut requérir la garde nationale qui ne doit pas avoir d'ordres, si les gardiens des prisons ne sont pas obligés de s'incliner, par devoir d'aveugle subordination, devant les firmans dont seront porteurs les sicaires du comité de surveillance.

Danton était l'intime ami de Thuriot ; il va le trouver, le circonvient, lui dépeint Paris divisé, déchiré par deux factions, à la veille peut-être de voir la guerre civile éclater dans son sein pendant que l'ennemi n'en est plus séparé que par quelques étapes. Il lui montre la commune, sous le prétexte qu'elle est dissoute, se tenant immobile, compromettant par son inertie le salut public dans un moment de péril extrême où les minutes sont des jours, et cependant ne voulant pas céder la place qu'elle a prise, au nom du peuple, dans la nuit du 9 au 10 août. Si l'Assemblée nationale est résolue à anéantir la commune insurrectionnelle, il lui faut employer la force ; mais osera-t-elle aller jusqu'au bout ? Et, si elle l'ose, est-elle sûre de vaincre ? Puisque la lutte entamée entre la Législative et la commune est sans issue, puisque la patrie ne peut être sauvée de la guerre civile et de l'invasion étrangère que si l'on revient sur un décret inexécuté et peut-être inexécutable, il faut se hâter de faire un appel à la concorde.

Vaincu par les sollicitations véhémentes, par l'éloquence révolutionnaire de Danton, qui lui présente un projet de décret tout rédigé, Thuriot accepte des mains de son ami le papier fatal ; il y fait quelques changements dans le but d'en diminuer la portée, qu'il se dissimule peut-être à lui-même[23], et court à la salle du Manège, où la séance vient de s'ouvrir. A peine arrivé, il monte à la tribune et débute par le sombre tableau des dangers de la patrie. Il insiste vivement sur la nécessité de presser l'armement des places frontières, l'approvisionnement de l'armée, l'arrivée des volontaires ; puis, changeant brusquement l'ordre de ses idées, il dit :

Il est encore un objet digne de toute votre attention ; l'union entre tous les citoyens de la capitale est de la plus haute importance. L'intrigue a cherché à l'altérer par les mesures que l'on a récemment prises. Dans les grandes circonstances où nous nous trouvons, il est essentiel que le service de la commune de Paris soit très-actif. Pour cela, il faut que le nombre des membres qui la composent soit très-considérable. En 1.789, nous étions trois cents à la ville et nous n'avions à surveiller que les trames du château de Versailles ; tous les citoyens de Paris étaient unis pour conquérir la liberté ; aujourd'hui la commune doit porter sa surveillance sur un bien plus grand nombre d'objets et de travaux. Nous ne voyons pas que l'on s'occupe des moyens d'assurer autour de Paris les apports de grains, fourrages et autres approvisionnements nécessaires à la capitale ; il faut que la commune puisse donner des soins à ces immenses et importants objets. La représentation de la ville de Paris ne peut rester telle qu'elle est constituée par le décret que vous avez rendu le 30 août ; il faut la porter à trois cents personnes ; la municipalité a repris ses fonctions, mais elle est insuffisante ; le conseil général est également insuffisant. Je pense qu'on pourrait concilier les mesures qu'exigent les besoins publics avec le décret rendu, en adoptant celui que j'ai l'honneur de vous présenter[24].

 

Et aussitôt, aux applaudissements de la Montagne, Thuriot lit le projet convenu entre lui et Danton :

L'Assemblée nationale, considérant que le danger de la patrie augmente, que la direction des armées parait être principalement contre Paris ; qu'il importe, par conséquent, que l'administration de cette commune, dont les travaux vont se multiplier, soit surveillée et aidée par un plus grand nombre de citoyens ; considérant, d'ailleurs, que l'organisation provisoire du conseil général de la commune et la fixation du nombre des commissaires de chaque section dont il peut être formé sont d'un objet purement local et particulier à la ville de Paris, décrète qu'il y a urgence.

L'Assemblée nationale, après avoir décrété l'urgence, décrète ce qui suit :

ART. 1er. — Le nombre des citoyens qui, aux termes de la loi du 30 août dernier, doivent former le conseil général de la commune de Paris, sera augmenté et porté à deux cent quatre-vingt-huit, non compris les officiers municipaux, le maire, le procureur de la commune et ses substituts.

ART. 11. — Les commissaires en exercice à la maison commune de Paris depuis le 10 août dernier seront membres du conseil général de la commune, à moins qu'ils n'aient été remplacés par leurs sections.

ART. III. — Les sections qui, en exécution de la loi du 30 août dernier, ont nommé deux citoyens pour être membres du conseil général de la commune, désigneront ceux de leurs six commissaires qu'ils doivent remplacer.

ART. IV. — Dans le jour de la publication du présent décret, les sections dont le nombre des commissaires n'est pas complet seront tenues de le compléter.

ART. V. — Les sections auront toujours le droit de rappeler les membres du conseil général de la commune par elles nommés, et d'en élire de nouveaux.

 

Le projet présenté par Thuriot avait été conçu dans une forme des plus captieuses ; au premier abord il paraissait maintenir la loi du 30 août qu'il mentionnait formellement à deux reprises différentes ; en y regardant de plus près, on aurait pu voir qu'il la détruisait de fond en comble. Il semblait donner gain de cause aux sections qui s'étaient empressées d'élire de nouveaux représentants et avaient soutenu leur droit de révoquer les membres du conseil général dont elles pouvaient être mécontentes ; mais en réalité, il maintenait en fonctions les commissaires qui s'étaient installés le 10 août à l'Hôtel de Ville, n'exigeait plus qu'ils représentassent leurs pouvoirs, par conséquent reconnaissait implicitement la légalité de tout ce qu'ils avaient fait et de tout ce qu'ils feraient désormais.

A la simple lecture, il était difficile de discerner ces nuances délicates, de comprendre toutes ces réticences. Aussi beaucoup de députés, empressés de subir le joug de la commune ou seulement fatigués de lui avoir résisté, effrayés de l'avoir combattue, demandent-ils à aller aux voix et à voter immédiatement le projet qu'on leur présente comme le gage de la réconciliation. Cependant d'autres, plus circonspects ou mieux avisés, proposent le renvoi de la motion de Thuriot à la commission extraordinaire. Il est ordonné malgré l'insistance des amis de Danton.

Une heure après, Gensonné vient, au nom des Vingt et un, présenter un projet de décret qui, en principe. maintient le renouvellement du conseil général provisoire de la commune de Paris, mais admet que ceux de ses membres, actuellement en exercice, qui ont conservé la confiance publique, pourront être réélus. Jusque-là tout était bien, tout était dans les règles ordinaires ; malheureusement le projet ajoutait que chaque section pourrait, à son choix, envoyer au conseil général six commissaires comme cela avait eu lieu depuis le 10 août, ou deux seulement, comme le voulait la loi votée depuis trois jours.

Dans cette circonstance, comme dans toutes les crises en présence desquelles ils se trouvèrent[25], les Girondins, en tergiversant, en offrant des solutions équivoques, laissaient échapper de leurs mains le gouvernement de l'Assemblée et donnaient sans le vouloir à leurs adversaires, les Montagnards, toute facilité pour s'en emparer ; ceux-ci au moins savaient qu'on ne peut rallier les volontés flottantes et indécises des corps délibérants qu'en leur soumettant, au moment décisif, des propositions simples, nettes et tranchées. Ce fut là le secret de leur force et la cause de leur triomphe.

Quand Gensonné a fini d'exposer le plan présenté par la commission extraordinaire, Thuriot remonte à la tribune et n'a pas de peine à faire ressortir les inconséquences que renferme le projet des Vingt et un. Pouvait-on subordonner la composition du conseil général au bon plaisir de chacune des sections parisiennes ? Était-il admissible que telle comptât six représentants et telle autre deux ? A l'anarchie dont on se plaignait n'était-ce pas substituer une nouvelle anarchie que de laisser indécis à la fois et l'existence et le renouvellement toujours provisoire de la commune ?

Personne ne répond à Thuriot ; son projet est adopté sans discussion aucune, sans qu'on veuille en entendre une seconde lecture.

Voilà donc la commune insurrectionnelle rétablie dans la plénitude des pouvoirs dont elle avait si fort abusé depuis vingt jours, dont elle va, dans quelques heures, abuser bien plus encore. Dès lors la voie est libre à ceux qui, comme Danton et ses complices, savent, pour nous servir des expressions de madame Roland, que c'est par l'accumulation des crimes qu'on s'en assure l'impunité.

 

VI

Mais pendant ce temps que se passe-t-il à l'Hôtel de Ville, au sein du comité de surveillance et dans les sections ?

Le conseil général, sachant qu'il n'a plus rien à craindre pour lui-même, se résout à déployer le plus grand zèle pour la défense nationale. Manuel annonce que les Prussiens ont investi Verdun ; il ajoute que cette place est la seule qui puisse encore arrêter l'ennemi sur la route de Paris, mais qu'il est à peu près certain que sa brave garnison sera impuissante à la sauver. En conséquence, il propose de rassembler immédiatement au Champ-de-Mars tous les citoyens en état de porter les armes. Le conseil vote par acclamation la motion du procureur-syndic et arrête, en outre, que, pour faire comprendre aux patriotes toute l'étendue du péril qui menace la capitale, le canon d'alarme sera tiré, le tocsin sonné, la générale battue. Deux officiers municipaux sont à l'instant même choisis par aller prévenir la Législative des mesures prises par la commune. On ne tient pas à la remercier de son dernier décret : car, aux yeux des dictateurs de l'Hôtel de Ville, ce n'est qu'une réparation des infâmes calomnies dont on a osé les abreuver, ce n'est qu'une restitution des pouvoirs qui n'auraient jamais dû leur être contestés ; mais on veut lui persuader qu'en donnant gain de cause à sa rivale elle a sauvé la patrie.

Pendant ce temps, le comité de surveillance s'est assemblé à la mairie ; son président, Panis, a compris que l'heure est venue d'exécuter les sinistres desseins conçus depuis plusieurs jours. Il importe de conférer des pouvoirs réguliers à ceux des conjurés qui ne sont pas membres reconnus du comité, bien qu'ils assistent ce jour-là même à ses délibérations ; sans cette précaution, les ordres qu'ils pourraient avoir à donner personnellement risqueraient d'être méconnus par quelques agents subalternes trop soucieux des formes de la légalité.

Il fabrique à l'instant même un arrêté ainsi conçu :

Nous, soussignés, constitués à la mairie en comité de police et de surveillance, en vertu d'un arrêté du conseil général qui porte que l'un de nous, Panis. se choisira trois collègues pour former avec lui le comité, avons statué que, vu la crise des circonstances et les importants travaux auxquels il nous faut vaquer, nous nous choisissons pour administrateurs adjoints nos six concitoyens : Lenfant, Guermeur, Leclerc, Duffort, Marat, l'ami du peuple, Des Forgues, chef de bureau à la mairie ;

Lesquels auront avec nous la signature sous notre inspection, attendu que le tout est sous notre plus grave responsabilité à nous quatre soussignés.

Les administrateurs de police et de surveillance,

PIERRE DUPLAIN, PANIS, SERGENT, JOURDEUIL[26].

A la mairie, le 2 septembre 92, an 1er.

 

Le premier acte du comité de surveillance ainsi reconstitué est de préparer des mandats d'amener contre les traîtres, que Robespierre a dénoncés, la veille, du haut de la tribune du conseil général, à savoir : Brissot, le président de la commission des Vingt et un, Roland, le ministre de l'intérieur, et trente autres députés girondins.

Au même moment sont expédiés de divers côtés des émissaires chargés de faire adopter par les sections des mesures qui puissent servir de prétexte aux meurtres dont le programme est arrêté d'avance.

Que trois ou quatre sections votent en principe l'égorgement des prisonniers, cela suffira pour que les organisateurs des massacres puissent prétendre que leur crime a reçu la sanction du peuple.

Le faubourg Poissonnière s'était montré dès longtemps l'un des plus ardents. C'est là que les affidés se rendent d'abord ; ils font prendre aux quelques citoyens qui se trouvent dans la salle, qui peut-être y avaient été apostés, cette exécrable délibération, par laquelle la section :

Considérant les dangers imminents de la patrie et les manœuvres infernales des prêtres, arrête :

1° Que tous les prêtres et personnes suspectes, enfermés dans les prisons de Paris, Orléans et autres, seront mis à mort ;

2° Que les femmes, enfants des émigrés et personnes qui n'ont pas paru, ni ne se sont montrés citoyens, seront mis sur une ligne en avant des volontaires qui partent pour les frontières, afin de garantir les braves sans-culottes des coups que pourraient porter les ennemis.

 

Du faubourg Poissonnière, les affidés du comité de surveillance se répandent dans les autres sections et y arrivent armés du formidable arrêté. Dans beaucoup ils sont éconduits, mais dans d'autres ils trouvent quelque écho. Au Luxembourg, où présidait un révolutionnaire fougueux, Joachim Ceyrat, ils font prendre, avec son assistance, un arrêté encore plus terrible, si cela est possible, que celui du faubourg Poissonnière :

La motion d'un membre de purger les prisons en faisant couler le sang des détenus de Paris avant de partir, les voix prises, a été adoptée ; trois commissaires ont été nommés, Lahire, Lemoine, Richard, pour aller à la ville communiquer ce vœu, afin de pouvoir agir d'une manière uniforme.

 

Quant à agir d'une manière uniforme, ce soin regardait le conseil de surveillance, et il n'y manqua pas[27].

 

VII

Cependant les commissaires municipaux se sont rendus à l'Assemblée et lui annoncent que toute la population valide est convoquée au Champ-de-Mars. Les représentants du peuple étaient eux-mêmes très-vivement émus des nouvelles désastreuses qu'on ne cessait de recevoir du théâtre de la guerre ; les communications avec Verdun étaient coupées, la place pouvait être considérée comme perdue.

A ce même moment Vergniaud monte à la tribune, et, plein d'un noble enthousiasme, s'écrie :

C'est aujourd'hui que Paris doit se montrer dans toute sa grandeur ; s'il se montre comme on vient de l'annoncer, la patrie est sauvée.

Que les citoyens de cette grande ville renoncent un moment aux pétitions, aux défiances, aux soupçons ; qu'ils s'occupent enfin des ennemis extérieurs, et nous n'avons rien à craindre. Le plan de Brunswick est d'arriver à Paris en laissant derrière lui nos places fortes et même nos armées.....

Que nos armées se replient sur lui, que Paris marche au-devant ! Alors les hordes étrangères seront dévorées par cette terre souillée de leur présence.....

Mais nos ennemis ont un grand moyen sur lequel ils comptent beaucoup, c'est celui des terreurs paniques. Ils sèment l'or, ils envoient des émissaires pour répandre au loin l'alarme et la consternation ; et vous le savez, il est des hommes pétris d'un limon si fangeux qu'ils se décomposent à l'idée du moindre danger.

Il faut que le peuple se mette en garde contre ces désorganisateurs par système, contre ces exagérateurs qui sèment les fausses alarmes et montrent les dangers où ils ne sont pas.

Vergniaud est interrompu par les applaudissements les plus vifs. Il félicite la commune de l'énergie qu'elle déploie, mais il ne craint pas de rappeler combien peu l'on a fait de tout ce qu'on a promis, combien peu est avancée la création du camp sous Paris, décrété depuis près de vingt jours, et dont, malgré un grand étalage de zèle et de dévouement, les retranchements sont à peine commencés.

Où sont, s'écrie l'éloquent député de la Gironde, les bêches, les pioches et tous les instruments qui ont élevé l'autel de la fédération et nivelé le Champ-de-Mars ? Vous avez manifesté une grande ardeur pour les fêtes ; sans doute, vous n'en aurez pas moins pour les combats. Vous avez chanté, célébré la liberté, il faut la défendre ; nous n'avons plus à renverser des rois de bronze, mais des rois environnés d'armées puissantes. Il n'est plus temps de discourir, il faut piocher la fosse de nos ennemis, ou chaque pas qu'ils font en avant pioche la nôtre[28].

Électrisée par l'énergie que vient de déployer son plus grand orateur, l'Assemblée vote, par acclamation et à l'unanimité, toutes les mesures qui lui sont proposées. En présence de l'ennemi victorieux, il ne peut plus y avoir de partis.

Envoyez des courriers extraordinaires qui portent dans tout l'Empire le tocsin général qui doit s'y sonner. Ainsi parle la gauche par l'organe de Cambon. La droite, par la voix de Mathieu-Dumas, demande que le pouvoir exécutif prenne sur-le-champ les mesures propres à accélérer les armements ; en même temps, elle recommande l'union de tous les pouvoirs constitués pour diriger les efforts des citoyens.

Danton voit le moment propice pour abriter ses projets de terreur sous le masque du patriotisme ; il s'élance à la tribune et ne semble préoccupé que de donner une vie nouvelle aux sentiments qu'ont exprimés les précédents orateurs. Mais en réalité il présente à mots couverts le programme des forfaits que vont oser ses amis du comité de surveillance. Tout s'émeut, s'écrie-t-il, tout s'ébranle, tout brûle de combattre ; que quiconque refusera de servir de sa personne ou de remettre ses armes soit puni de mort. Le tocsin qu'on va sonner n'est point un signal d'alarme, c'est la charge sur les ennemis de la patrie : pour les vaincre, messieurs, il faut de l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace, et la France est sauvée.

Aussitôt, sur la motion de Lacroix, l'ami et le confident de Danton, l'Assemblée nationale décrète la peine de mort contre tous ceux qui, soit directement, soit indirectement, refuseraient d'exécuter ou entraveraient les ordres donnés et les mesures prises par le pouvoir exécutif provisoire.

Pendant que l'on rédige le décret qui lui décerne à lui-même et à ses collègues une sorte de dictature, Danton disparaît et court au Champ-de-Mars haranguer les nombreux volontaires qui s'y rassemblent. Il sait la véritable signification du signal qui va partir du terre-plein du Pont-Neuf, il tient à ne se trouver, au moment décisif, ni dans la salle des Feuillants, ni à l'Hôtel de Ville, ni au ministère de la justice. La haute position qu'il occupe l'oblige de rester derrière le rideau, tant que le crime se consomme, sauf à, paraître, une fois le crime accompli, pour en recueillir les fruits.

Danton vient de quitter l'Assemblée ; presque aussitôt le canon d'alarme tonne, les cloches de toutes les églises sonnent à la fois le tocsin, la générale retentit à travers toutes les rues, le drapeau noir de la patrie en danger s'élève dans les airs.

A ce signal, donné en même temps sous tant de formes diverses, le héros et le sicaire répondent. L'un court rejoindre ses camarades déjà rassemblés au Champ-de-Mars et se disposant à partir pour les plaines de Valmy. L'autre se glisse le long des murailles de l'Abbaye pour être exact au rendez-vous que lui a donné Maillard.

Jamais peuple au monde ne se leva avec tant de majesté et d'enthousiasme pour chasser de son territoire les armées étrangères. Pourquoi fallut-il que le grand mouvement patriotique, qui doubla en un seul jour le contingent de Paris, fût, à son origine même, souillé du plus horrible des crimes par le fait de quelques scélérats ?

 

VIII

Il était naturel que le premier acte du drame sanglant, médité depuis quelques jours par les décemvirs, se passât au lieu même où tout avait été préparé et ordonné.

Le dépôt de la Mairie, situé sous les appartements qu'occupait Pétion, était l'antichambre des diverses prisons de Paris et spécialement de celles où s'entassaient les suspects que le comité de surveillance faisait arrêter, interrogeait sommairement et envoyait rejoindre les malheureux incarcérés les jours précédents.

Le 2 septembre, le dépôt contenait vingt-quatre personnes, dont vingt-deux prêtres coupables de refus ou de retrait de serment ; parmi eux était l'abbé Sicard[29].

A deux heures, au moment même où le canon d'alarme fait entendre ses premières détonations, la grande salle du dépôt est envahie par une bande de Marseillais[30] qui se saisissent des prisonniers et les entraînent dans la cour. Là on leur annonce qu'on va les transférer à l'Abbaye ; on les entasse dans quatre fiacres, et le chef de la bande donne aux cochers l'ordre d'aller très-lentement, sous peine d'être massacrés eux-mêmes sur leurs sièges. Les soldats — si on peut donner ce nom à des misérables qui déshonoraient l'uniforme français — annoncent hautement aux prisonniers qu'ils n'arriveront pas vivants à leur destination, que rien ne pourra les soustraire à la rage du peuple. Pour que cette menace puisse plus sûrement s'accomplir et que la populace ait toute facilité d'exercer ses outrages, les portières des fiacres sont laissées ouvertes. Les Marseillais les maintiennent ainsi pendant toute la route, malgré les supplications qui leur sont adressées.

Durant le trajet, effectué avec la lenteur commandée, le long du quai des Orfèvres, sur le Pont-Neuf, à travers la rue Dauphine, les gens de l'escorte ne cessent de vomir les invectives les plus grossières et d'exciter la fureur populaire contre les malheureux prisonniers. Avec la pointe de leurs sabres ils les désignent aux passants, comme s'ils montraient des bêtes féroces enchaînées. Voyez ces hommes, répétaient-ils, ce sont vos ennemis, ce sont les complices de ceux qui viennent de livrer Verdun — qui n'était pas livré alors —, ils n'attendent que le départ de vos défenseurs pour égorger vos femmes et vos enfants ! La foule s'arrête, regarde, écoute, pousse quelques huées, mais n'agit pas ; elle semble avoir conscience de l'horreur du crime dont on veut lui faire prendre la responsabilité.

Au carrefour Bucy, il y avait un très-grand rassemblement autour de l'estrade dressée pour les enrôlements. C'est le moment de faire croire que l'idée du massacre des prisonniers se rattache aux pensées patriotiques qui font affluer là les volontaires. Les excitations des Marseillais redoublent ; quelques-uns vont jusqu'à offrir leurs piques et leurs sabres aux hommes du peuple afin qu'ils s'en servent contre les prisonniers ; mais il ne se trouve dans la foule personne d'assez lâche pour se ruer sur des malheureux sans défense. Un des Marseillais se décide alors à exécuter lui-même l'ordre qu'il a reçu à la mairie ; il monte sur le marche-pied de l'une des voitures et plonge son sabre dans la poitrine du premier prêtre qui lui tombe sous la main[31].

A ce signal, les plus animés de ses camarades suivent son exemple et frappent au hasard à travers les portières ouvertes. En vain les prisonniers demandent grâce et poussent des cris lamentables : la fureur des assassins ne fait que s'accroître, 4pendant peu de victimes sont atteintes mortellement car les coups sont mal dirigés ; les voitures marchent toujours et les sicaires n'osent en arracher les prêtres, de peur que, dans la confusion et le tumulte, ils ne trouvent moyen de s'échapper.

Enfin on arrive à l'Abbaye ; l€4 voitures entrent dans la grande cour du cloître et viennent successivement se ranger au bas du perron qui conduisait au réfectoire des anciens moines, là même où siégeait le comité civil de la section des Quatre-Nations. Aussitôt quelques misérables de la meute maratiste se précipitent sur le premier fiacre, en font sortir ceux qui s'y trouvent et les égorgent.

Les malheureux prêtres sont successivement tirés des autres voitures. Les uns sont blessés et mourants ; on les achève ; d'autres sont couverts du sang de leurs compagnons qui a jailli sur eux, mais ils n'ont pas reçu d'atteintes graves ; ils essaient de fuir, on leur barre le passage ; ils sont atteints, ramenés au pied du perron et immolés sur les cadavres qui l'encombrent déjà. Trois ou quatre, et notamment l'abbé Sicard, réussissent à pénétrer dans la salle du comité civil de la section ; ils se précipitant dans les bras des citoyens qui y siègent en s'écriant : — Sauvez-nous ! sauvez-nous !

La peur rend égoïste et cruel. Allez-vous-en ! répondent à ces malheureux les membres du comité ; voulez-vous nous faire égorger ? Par bonheur on reconnaît l'abbé Sicard, on le laisse entrer avec ses compagnons, on promet de les garder aussi longtemps que l'on pourra.

Mais une femme qui a vu les prêtres s'introduire au comité court les dénoncer aux égorgeurs. Ceux-ci ayant achevé leur besogne dans la cour, viennent les réclamer. Comme leurs hôtes ne portent pas le costume ecclésiastique, les commissaires espèrent qu'ils resteront confondus au milieu d'eux. Par malheur, un des prêtres est reconnu, saisi par les cheveux, renversé, tué sur place à coups de piques. Sicard va être massacré à son tour, lorsque l'horloger Monnot, un des membres du comité, se précipite entre la victime et les assassins, et s'écrie : Voilà la poitrine par où il faudra passer pour arriver à celle-là ; c'est l'abbé Sicard, un des hommes les plus utiles à son pays, le père des sourds-muets ! Sicard est sauvé. Deux de ses compagnons le sont aussi grâce à la ruse ingénieuse des membres du comité, qui les font asseoir à la table où ils délibèrent sur les affaires de la section.

A peine le massacre des prêtres amenés de la mairie est-il achevé, qu'une voix se fait entendre : Il n'y a plus rien à faire ici ; allons aux Carmes ! C'était là qu'étaient renfermés les principaux ecclésiastiques mis en arrestation par le comité de surveillance.

Le matin, le démagogue Joachim Ceyrat[32], depuis le 10 août juge de paix et président de la section du Luxembourg, était venu faire l'appel nominal des prisonniers renfermés, au nombre de cent cinquante environ, aux Carmes de la rue de Vaugirard. Après cet appel, ils avaient été tous réunis dans le jardin de l'ancien couvent. C'est là que les trouvent les assassins.

Le premier qu'ils rencontrent est l'abbé Girault, si profondément occupé à lire qu'il ne les a pas entendus entrer ; ils l'écharpent à coups de sabres. Puis, frappant de droite et de gauche tous ceux qui se trouvent à leur portée, ils se précipitent vers l'oratoire placé au fond du jardin en demandant à grands cris l'archevêque d'Arles. Celui-ci s'avance à leur rencontre, écartant ceux de ses compagnons qui veulent le retenir : Laissez-moi passer, leur dit-il ; puisse mon sang les apaiser ! — C'est donc toi, vieux coquin, qui es l'archevêque d'Arles ? dit l'un des chefs des assassins. — Oui, messieurs, c'est moi, répond le prélat. — C'est toi qui as fait verser le sang de tant de patriotes à Arles ? — Je n'ai jamais fait de mal à qui que ce soit. — Eh bien ! moi, je vais t'en faire, réplique le misérable, et il assène un coup de sabre sur le front de l'archevêque. L'infortuné en reçoit un second sur le visage, puis un troisième et un quatrième. Étendu sur le sol, il est achevé d'un coup de pique.

Des coups de fusil tirés à bout portant sur les groupes voisins abattent un grand nombre de prêtres. Une poursuite furieuse commence dans le jardin, d'arbre en arbre, de buisson en buisson. Traqués comme des bêtes fauves, un grand nombre d'ecclésiastiques tombent sous les balles des assassins. Quelques-uns cependant parviennent à s'échapper en escaladant les murs et trouvent un refuge dans lès cours et les maisons du voisinage.

Mais bientôt les assassins voient que cette chasse au prêtre n'est pas le meilleur moyen d'avancer la besogne dont ils sont chargés. Les chefs donnent l'ordre de rassembler tous les prisonniers dans l'église ; on y rapporte jusqu'aux blessés. Un commissaire de la section du Luxembourg, porteur de la liste dressée quelques heures auparavant par Joachim Ceyrat, procède à l'appel nominal. On force chaque prêtre dont le nom est prononcé à descendre l'escalier qui conduit au jardin ; sur les dernières marches, les assassins les attendent et les tuent.

Après l'archevêque d'Arles, les deux principaux ecclésiastiques renfermés aux Carmes étaient deux frères du nom de Larochefoucauld ; l'un évêque de Saintes, l'autre évêque de Beauvais. Ce dernier avait eu la cuisse cassée par une balle, à la première décharge faite dans le jardin, et avait été transporté dans l'église, où il gisait sur un mauvais matelas. L'évêque de Saintes n'avait pas quitté son frère, on l'appelle ; il donne un dernier baiser au blessé et va courageusement à une mort qui rachètera, il l'espère du moins, la vie de celui qu'il laisse mourant.

Mais à peine l'évêque de Saintes a-t-il succombé sous le fer des assassins qu'on appelle l'évêque de Beauvais. Le malheureux prélat se soulève sur son lit de douleur et dit aux sicaires qui l'entourent : Je ne refuse pas d'aller mourir comme les autres, mais vous voyez, je ne puis marcher ; ayez, je vous prie, la charité de me soutenir et d'aider vous-mêmes à me porter où vous voulez que j'aille. On satisfait à son désir ; on le porte à la place même où vient d'être assassiné l'évêque de Saintes, on le jette tout sanglant sur le cadavre encore chaud de son frère qu'il étreint en expirant.

A quelques pas de là, dans l'église même de Saint-Sulpice, siégeait l'assemblée de la section du Luxembourg sous la présidence de Joachim Ceyrat. L'égorgement durait encore quand plusieurs citoyens viennent demander aide et assistance pour les victimes et s'offrent à arrêter l'effusion du sang.

Mais Ceyrat répond : Nous avons bien d'autres choses à penser ; il faut laisser faire : d'ailleurs tous ceux qui sont aux Carmes sont coupables. Un dès commandants de la force armée de la section ne se paie cependant pas de cette réponse, rassemble une centaine de gardes nationaux et se dirige avec eux vers la rue de Vaugirard. Mais il était déjà trop tard quand ils arrivèrent, tout était consommé[33].

Commencé vers les quatre heures de l'après-midi, le massacre des Carmes n'avait pas duré deux heures. On apporta presque aussitôt après, dans l'église Saint-Sulpice, les valeurs et les bijoux trouvés sur les malheureuses victimes. Ces effets, tout maculés du sang des ministres de Dieu, furent déposés sur l'autel même où naguère s'immolait chaque jour la Divinité, — coïncidence providentielle qui consacre encore mieux le martyre de ces nouveaux confesseurs de la foi[34].

 

IX

Aussitôt que les assassins ont terminé leur effroyable besogne, ils retournent vers le premier théâtre de leurs forfaits, au cloître de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés. Dans leur précipitation, ils avaient oublié d'y égorger les prêtres renfermés dans une prison dite de supplément. Cette prison donnait dans le cloître même, près du lieu où siégeait le comité civil et où Sicard avait été miraculeusement sauvé quelques heures auparavant.

Les massacreurs reviennent couverts de sang et de poussière, fatigués mais non rassasiés de carnage ; ils demandent à boire : Du vin ou la mort ! s'écrient-ils en envahissant la salle du comité. Les commissaires des Quatre-Nations leur donnent des bons de vin à prendre chez un marchand du voisinage. Tandis que les uns boivent, les autres vont chercher leur proie. Une trentaine de prêtres sont successivement amenés et immolés sans merci. Mais bientôt un des assassins, plein d'une rage nouvelle, crie : Que faisons-nous ici ? allons à l'Abbaye ! Il y a du gibier là. — Allons à l'Abbaye ! répète en chœur la bande presque tout entière[35].

On laisse à quelques tueurs subalternes le soin de poursuivre l'opération commencée contre les prêtres ; le reste des égorgeurs revient vers la rue Sainte-Marguerite, et arrive au pas de course au guichet de la prison. A la voix des affidés du comité de surveillance, les portes s'ouvrent sans résistance aucune. Ceux-ci envahissent les guichets, se répandent dans les cours intérieures, s'emparent des registres d'écrou. Mais il faut jouer jusqu'au bout la comédie arrangée d'avance, il faut que le peuple ait l'air d'avoir participé aux massacres, de les avoir sanctionnés par ses délégués, par des juges institués par lui. L'un de ceux qui se sont emparés des registres d'écrou s'avance donc sur le pas de là porte extérieure de la prison et propose l'érection d'un tribunal populaire qui jugera les prisonniers sur la mention même du motif de leur arrestation ; de cette façon, ajoute-t-il hypocritement, on pourra distinguer les innocents des coupables.

Les envahisseurs étaient secrètement commandés par le fameux Maillard, qui, depuis le commencement de la révolution, avait été mêlé à presque toutes les émeutes, et avait fini par avoir à ses ordres une nombreuse escouade de gens de sac et de corde, propres à toutes les expéditions, prêts à tous les crimes. C'était probablement un de ses hommes qui avait fait la proposition du tribunal, ce sont ses amis qui la soutiennent de leurs applaudissements. Après quelques débats entre les gens attroupés à la porte de l'Abbaye, affidés ou non affidés, entraînés ou apostés, la motion est unanimement adoptée. Aussitôt les gens, qui ont le mot d'ordre, s'écrient en chœur : Monsieur Maillard, le citoyen Maillard ; président ! C'est un brave homme ! Le citoyen Maillard, président ! Celui-ci était là, dans la foule, attendant la fin de la scène avait lui-même arrangée à loisir ; il s'avance aussitôt, déclare qu'il va travailler en bon citoyen, institue, au nom du peuple souverain, douze hommes de sa bande pour l'aider dans les jugements qu'il va rendre[36]. On convient qu'afin d'éviter aux juges toute émotion violente et aux détenus toute velléité de résistante, le président, en condamnant, aura l'air de ne prononcer qu'un simple transfèrement d'une prison l'autre : A la Force ; dira-t-il ; et les tueurs sauront ce que cela veut dire.

Avant que le tribunal, organisé Par Maillard et composé ; pour plus de sûreté, de ses propres affidés, ait eu le temps de fonctionner, on vient avertir les juges qu'il est une catégorie de détenus qu'il faut se bâter d'expédier. Il y a des Suisses ici, s'écrie l'un des assassins pressé d'entrer en besogne, ne perdons pas de temps à les interroger, ils sont tous coupables, il ne doit pas en échapper un seul.

Ces derniers défenseurs de la royauté avaient été, par deux décrets formels, du 10 et du 11 août, placés sous la sauvegarde de la nation ; on ne s'en souvint guère le 2 septembre. Sur l'ordre de Maillard, on ouvre la salle où étaient ces infortunés, on leur annonce qu'ils vont être transférés à la Force. Les Suisses ne comprennent que trop ce que cela veut dire, ils restent immobiles. Deux des sicaires du comité de surveillance, l'un garçon boulanger, l'autre Marseillais, leur crient de la porte du cachot : Allons, décidez-vous, marchons ! Mais, pour la première fois de leur vie, ces braves militaires ont peur ; oui ! ils ont peur de la mort hideuse qui se présente devant eux, car cette mort, ce n'est pas celle du soldat dans l'enivrement du combat, sous l'œil de ses chefs, au milieu des chants de la victoire ; c'est l'agonie lente, sous des coups mal assurés, tels qu'en portent de lâches assassins, c'est la mort reçue sans gloire, loin du drapeau, loin de la patrie.

Tandis que les Suisses, au lieu d'obéir aux injonctions qui leur sont faites, se pressent au fond de leur cachot et s'enlacent en quelque sorte dans les bras les uns des autres, les assassins restent, eux aussi, immobiles sur le seuil, guettant leur proie, mais n'osant la saisir. Enfin l'un des prisonniers, jeune homme d'une trentaine d'années, à la physionomie noble, à l'air martial, s'avance résolument. Je passe le premier ! s'écrie-t-il en lançant son chapeau en l'air. Par où faut-il aller ? On lui ouvre les deux guichets, il paraît sur le seuil de la porte extérieure. Les assassins reculent, forment un cercle hérissé de sabres, de baïonnettes, de haches et de piques. Le jeune soldat, avec un calme sublime, promène ses regards autour de lui, croise les bras, et après s'être recueilli un instant, s'élance sur les armes dont les assassins se couvrent comme s'ils avaient quelque chose à craindre d'un homme sans défense.

Ses compagnons, arrachés successivement de leur prison, sont livrés un à un aux égorgeurs, qui les massacrent, aux cris chaque fois répétés de Vive la nation ! Sont également mis à mort, sans la moindre apparence de jugement, vingt-cinq gardes du roi enfermés dans un cachot contigu à celui des Suisses.

Après cette expédition préliminaire, qui a jonché la rue Sainte-Marguerite de plus de cinquante cadavres, Maillard pense qu'il est temps de faire fonctionner son tribunal ; car, dans les meurtres en masse, le hasard peut faire échapper certains personnages dont il importe avant tout de se débarrasser. On lui avait désigné d'avance les prisonniers qui devaient nécessairement périr. Pour les autres, on lui avait laissé une certaine latitude ; il lui était loisible d'épargner ou d'égorger ceux dont la vie ou la mort était indifférente aux promoteurs des massacres. Quelques acquittements entraient même dans le programme : n'était-il pas important de faire croire à une certaine impartialité dans les jugements du prétendu tribunal populaire ?

Les falsificateurs d'assignats étaient abhorrés par le peuple de Paris, parce qu'il leur attribuait la déprédation toujours croissante de ce signe monétaire, déprédation qui le frappait dans le taux de ses salaires et dans le prix des choses les plus nécessaires à la vie. Maillard, pont populariser dans le quartier son œuvre exécrable, commence par faire comparaître devant lui les prévenus de fabrication de faux assignats qui se tom. : vent dans la prison. A peine leur demande-t-il, pour la forme, leurs noms et prénoms ; il se bitte de les envoyer à la Force.

Ces misérables expédiés, Maillard ordonne que l'on amène M. de Montmorin, l'ex- ministre des affaires étrangères. Sa qualité d'ami et de confident de Louis XVI suffisait pour le désigner spécialement aux fureurs de ce que Maillard et ses acolytes appelaient LE PEUPLE. M. de Montmorin ignorait complètement les meurtres dont, depuis une heure, l'Abbaye était le théâtre ; relégué dans une chambre placée à l'extrémité de la prison, les cris des mourants, les hurlements des tueurs n'avaient point frappé son oreille. Amené devant Maillard, il discute avec sang-froid, même avec hauteur, et prétend que sa cause n'est pas de la compétence du tribunal devant lequel on le fait comparaître. C'est juste, dit un des juges, et puisque l'affaire de monsieur ne nous regarde pas, je demande qu'il soit envoyé à la Force. Oui, à la Force ! disent les autres juges.

M. le président, puisqu'on vous appelle ainsi, réplique M. de Montmorin du ton d'un grand seigneur qui est habitué à être respecté, je vous prie de me faire avoir une voiture. — Vous allez l'avoir, lui répond froidement Maillard. Un instant après on vient annoncer que la voiture est à la porte. M. de Montmorin réclame ses effets, un nécessaire, une montre ; on répond qu'ils lui seront envoyés à la Force. Il sort tranquillement, et, au moment où il apparaît dans la rue, il tombe percé de coups.

Après M. de Montmorin vient le tour de Thierry de Ville-d'Avray, premier valet de chambre de Louis XVI. Tel maitre, tel valet ! se hâte de dire en ricanant un membre du tribunal ; je demande au président que l'on fasse transférer. Monsieur à la Force. On pousse aussitôt Thierry hors du guichet ; il trébuche sur le cadavre de M. de Montmorin, pousse le cri de Vive le roi ! et meurt en le répétant à demi-voix.

 

X

Mais éloignons-nous un instant de ces scènes d'horreur ; sachons ce que vont faire l'Assemblée et la commune en apprenant ce qui se passe.

Sur le théâtre des massacres, à l'Abbaye, il n'a encore paru que deux représentants de l'autorité municipale : Manuel, le procureur-syndic de la commune, et Billaud-Varenne, son substitut.

Manuel e harangué les assassins dans la rue Sainte, Marguerite et les a conjurés d'apporter an milieu des vengeances légitimes qu'ils exercent une certaine justice. Billaud-Varenne est venu dans la cour de l'église de l'Abbaye encourager les travailleurs, leur dire qu'ils n'avaient pas besoin de voler les coquins d'aristocrates dont ils faisaient justice, car on aurait soin de les payer, comme on en était convenu avec eux !

Mais la démarche de ces organes de la loi est peut-être tout individuelle ; elle ne saurait être le dernier mot des autorités auxquelles il appartient de sauvegarder la tranquillité publique et l'honneur de la nation. Interrogeons donc les procès-verbaux officiels de l'Assemblée et de la commune. Rien qu'en les suivant servilement, nous y trouverons la plus terrible condamnation que l'histoire puisse prononcer contre ceux qui ne voulurent ou n'osèrent pas se précipiter entre les victimes et les bourreaux.

Le conseil général de la commune reprend sa séance à quatre heures du soir, sous la présidence de Huguenin. Un officier de la garde nationale annonce qu'on a égorgé plusieurs prisonniers pendant leur translation. La foule, ajoute-t-il, commence à entrer dans les prisons. Le conseil répond à cette communication en envoyant six commissaires protéger les détenus pour dettes de mois de nourrice, ainsi que pour des causes purement civiles. C'était implicitement abandonner tous les autres prisonniers à la fureur des assassins.

Plus tard, un des membres du conseil vient rendre compte de ce qui se passe à l'Abbaye : Les citoyens enrôlés, dit-il, craignant de laisser la ville au pouvoir des malveillants, ne veulent point partir que tous les scélérats du 10 août ne soient exterminés. On se contente de consigner cette nouvelle au procès-verbal, sans prendre aucune mesure. C'était accréditer et consacrer cette rumeur vague que le comité de surveillance avait lait répandre dans les masses par ses agents secrets.

Plus tard encore, la commune envoie quatre commissaires rendre compte à l'Assemblée nationale de ce qui se passe aux prisons, et lui demander quelles mesures on peut prendre pour garantir les prisonniers ; comme si le conseil général de la commune avait besoin d'en référer aux représentants de la nation, pour apprendre creux quel est le devoir des magistrats chargés de veiller à la sûreté des citoyens et surtout des prisonniers confiés à leur garde !

Pendant ces inutiles allées et venues, le conseil général maintient toutes les précautions de police prises précédemment, il renouvelle les ordres donnés le jour des fameuses visites domiciliaires, fait de nouveau fermer les barrières et autorise les sections à empêcher l'émigration par la rivière. Robespierre, reprenant sa thèse de la veille, tonne contre Brunswick et ses complices ; il est soutenu dans ses diatribes, dans ses calomnies, dans ce que le procès-verbal appelle ses sentiments civiques, par l'agent le plus actif des massacres, par l'orateur que nous venons de voir haranguer les assassins, par l'homme dont les vêtements sont encore imprégnés de l'odeur du sang des victimes, Billaud-Varennes. Puis le conseil envoie de nouveaux commissaires dans les prisons, pour tâcher de calmer les esprits et éclairer les citoyens sur leurs véritables intérêts. Enfin, sans s'inquiéter davantage de ce qui se passera dans cette nuit funeste, il se sépare, laissant à quelques-uns de ses membres le soin de maintenir la permanence sous la présidence de Mehée.

L'Assemblée législative rouvre sa séance à six heures du soir. Une députation de l'île Saint-Louis vient l'instruire des alarmes causées par le discours incendiaire de Robespierre. Depuis la veille au soir on ne parle que de la trahison des ministres ; il serait utile de faire savoir aux citoyens de la capitale s'il est vrai, comme semble l'annoncer un arrêté de la commune, que le conseil exécutif a perdu la confiance de la nation[37].

A cette demande ; l'Assemblée ; répond par des dénégations unanimes. Mais ce démenti, la députation de l'île Saint-Louis est seule à l'entendre ; le pouvoir exécutif, au moment même où l'on vient de lui confier des pouvoirs extraordinaires et de prononcer la peine de mort contre tous ceux. qui oseraient lui désobéir, n'eh continue pas moins à être représenté, dans tout Paris, comme Composé de vils traîtres pactisant avec l'étranger.

Cet incident vidé, l'Assemblée reprend tranquillement son ordre du jour. A lire son procès-verbal, on croirait qu'il ne se passe rien d'extraordinaire dans Paris. C'est seulement deux heures après la réouverture de la séance, six heures après les premiers meurtres de l'Abbaye et des Carmes, que la nouvelle en est apportée par les délégués de la commune qui annoncent qu'il se fait des rassemblements autour des prisons, et que le peuple veut en forcer les portes. Ils prient l'Assemblée de délibérer sur cet objet, en lui faisant observer que le peuple est à la porte et attend sa décision. Sur la proposition de Bazire, on se contente d'envoyer des commissaires pour parler au peuple et rétablir le calme !

Pendant que les commissaires vont remplir leur mission, le président reçoit une lettre de l'abbé Sicard. L'instituteur des sourds-muets y fait connaître le dévouement du brave Monnot, qui lui a sauvé la vie. L'Assemblée nationale, un moment émue, ordonne l'impression de la lettre avec une mention honorable au procès-verbal, et déclare que le citoyen Monnot a bien mérité de la patrie. Satisfaite de ce vain décret qui assure la gloire d'us honnête homme, mais qui aurait dû aussi apprendre aux. représentants du peuple quel exemple ils avaient eux-mêmes à suivre, elle reprend le cours de ses délibérations, sans même se préoccuper de la mise en liberté immédiate de l'abbé Sicard[38].

Les commissaires sont de retour après une absence de deux heures environ. L'un d'eux, qui a été au Temple, rapporte qu'il ne s'y est manifesté aucun mouvement extraordinaire. Au nom des autres, le vieux Dassault prend la parole : Les députés, raconte-t-il, ont reçu, sur leur passage et aux environs de l'Abbaye, les témoignages de la confiance populaire ; mais, arrivés sur le seuil de la prison, ils ont vainement essayé de se faire entendre. L'un d'eux, Audrein, a même été grandement exposé à cause du costume ecclésiastique qu'il portait. Les commissaires ont dû se retirer, ils ne peuvent rassurer l'Assemblée sur les suites de ce malheureux événement[39].

Dussault, d'après le Moniteur, termine son récit par cette phrase tristement significative : — Les ténèbres ne nous ont pas permis de voir ce qui se passait. C'est-à-dire que les représentants du peuple n'avaient pas voulu voir le sang qui ruisselait sous leurs pieds, qu'ils n'avaient pas voulu entendre les cris des victimes qu'on égorgeait à quelques pas d'eux[40].

L'Assemblée courbe la tète et passe à l'ordre du jour. Elle entend et adopte la rédaction des décrets rendus dans la journée, reçoit des dons patriotiques, écoute des pétitions, une entre autres, dans laquelle un citoyen propose de décerner des honneurs publics aux citoyens illustres qui méritent bien de la patrie, tels que les Danton, les Manuel[41]. Ce pétitionnaire candide choisissait bien son moment !

Enfin, à onze heures du soir, l'Assemblée, ainsi que la commune vient de le faire, suspend sa séance ; pour maintenir la permanence qui n'a pas cessé depuis le 10 août, elle laisse, comme dans les nuits ordinaires, une commission de quelques représentants.

 

XI

Dans la soirée du dimanche 2 septembre, toutes les autorités qui avaient en main le pouvoir exécutif, maire, ministres, commandant de la force armée, présidents de section, étaient rassemblés à la mairie, par suite d'une convocation qui datait déjà de deux jours, afin de s'entendre sur les mesures de salut public à adopter pour repousser l'ennemi en marche sur la capitale.

Ah ! la première mesure à prendre dans l'intérêt de Paris, de la France, de la liberté, de la révolution, n'était-ce pas de courir aux prisons, d'arrêter les massacres, de sauver l'honneur de la nation qui s'écoulait à flots précipités par les plaies béantes de tant de victimes déjà égorgées ? Mais toutes les préoccupations des assistants étaient concentrées sur la question de savoir qui l'emporterait de Robespierre ou de Brissot ; on se regardait avec méfiance, on s'interrogeait avec crainte ; aussi se sépara-t-on sans rien décider.

Pendant ce temps, les mandats lancés contre Roland et Brissot par le comité de surveillance étaient mis à exécution. L'hôtel du ministre de l'intérieur était envahi par une bande d'hommes armés comme l'avait été, quelques jours auparavant, l'hôtel du ministre de la guerre, à l'occasion de l'affaire Girey-Dupré. Roland était absent. Sa femme fut obligée de recevoir les étranges visiteurs, elle eut beaucoup de peine à s'en débarrasser[42].

Brissot reçut une visite à peu près semblable ; ses papiers furent examinés avec soin pendant plusieurs heures ; enfin les commissaires se retirèrent en lui laissant un certificat qui constatait qu'ils n'y avaient trouvé absolument rien qui parût contraire à l'intérêt public.

Du reste, de ces deux visites, les dictateurs de l'Hôtel de Ville retirèrent tout le succès qu'ils en attendaient. Roland fut annihilé, l'Assemblée fut frappée de stupeur, et le comité de surveillance n'eut plus à redouter de résistances d'aucun genre.

Entre minuit et une heure, les députés qui tenaient la permanence de l'Assemblée, apprenant que les massacres continuaient, se hasardèrent à se mettre en communication avec la municipalité afin de connaître officiellement le véritable état des choses[43].

Au moment où la lettre des représentants du peuple parvint aux commissaires de la commune, ceux-ci s'occupaient de tout autre chose que du sort des prisonniers. Ils ordonnaient des recherches de fusils, des appositions de scellés, des visites dans les maisons des suspects, recevaient des communications sur des objets parfaitement indifférents, tels que les théâtres, la Bourse. A peine retrouve-t-on, dans leur procès-verbal, quelques traces de ce qui se passe au dehors ; on y lit seulement, par intervalle, des mentions telles que celles-ci :

MM. Truchon et Duval-Destain sont nommés commissaires pour faire une visite à l'hôtel de la Force, au quartier des femmes. — On dépose sur le bureau une somme de cent louis en or, etc., formant ensemble de 2.463 livres, ladite somme trouvée dans la poche d'un Suisse renfermé à l'Abbaye et qui a été immolé.

Rien de plus.

A la demande de renseignements formulée par la commission de l'Assemblée législative, la municipalité répond en envoyant quatre commissaires, Truchon, Duval-Destain, Tallien et Guiraut, chargés de l'instruire de l'état des choses, et de se concerter avec elle sur les mesures à prendre dans les circonstances[44].

Les délégués de la commune arrivent dans la salle du Manège vers deux heures et demie du matin. A la lueur blafarde de quelques lampes, en présence d'un petit nombre de membres épars sur les bancs sombres et déserts, ils débitent successivement leurs sinistres rapports. La plupart des prisons sont maintenant vides, dit Truchon ; environ quatre cents prisonniers ont péri, on a fait sortir les prisonniers pour dettes et quelques femmes. — On s'est d'abord porté à l'Abbaye, ajoute Tallien ; le peuple a demandé au gardien les registres. Les prisonniers détenus pour l'affaire du 10 et pour cause de fabrication de faux assignats ont péri sur-le-champ ; onze seulement ont été sauvés. La commune, par l'organe de ses magistrats, a fait tous ses efforts pour faire entendre la voix de l'humanité, mais ses efforts ont été impuissants. On a donné au commandant général l'ordre de faire transporter aux diverses prisons des détachements de la force armée, mais le service des barrières exige un si grand nombre d'hommes qu'il ne reste point assez de monde pour assurer complètement le bon ordre.

Pitoyable excuse ! comme si, de tous les services, le plus urgent n'était pas la garde des prisons, au moment même où elles étaient envahies par des bandes d'assassins !

Guiraut ajoute le dernier trait aux récits de ses collègues en signalant un fait important, suivant lui, pour l'honneur du peuple :

C'est que le peuple avait organisé un tribunal composé de douze hommes, et que, d'après l'écrou et d'après quelques questions faites au prisonnier, les juges apposaient les mains sur sa tête (sic) et disaient : Croyez-vous que dans votre conscience nous puissions élargir M*** ..... ? Ce mot élargir était la condamnation. Quand on disait oui, l'accusé était relâché en apparence e il était aussitôt précipité sur les piques[45]. S'il était jugé innocent, les cris de : Vive la nation ! se faisaient entendre et on rendait à l'accusé sa liberté.

 

Que l'historien puisse et doive maîtriser son émotion en racontant des faits depuis de longues années accomplis, et sur lesquels il appelle le jugement de la postérité. cela se conçoit ; mais qu'au moment même où l'on tue et où les tueurs se livrent à la sacrilège parodie de toutes les formes de la justice, un orateur vienne froidement étaler les plus hideux détails de la plus épouvantable violation des lois et de la morale et cela en présence d'une Assemblée nationale qui froidement les écoute, voilà une énormité qu'on devrait se refuser à croire s'il restait le moindre moyen d'en douter !

 

 

 



[1] Expression employée par M. Alphonse Esquiros dans son Histoire des Montagnards, p. 449.

[2] A. Marrast et Dupont (de Bussac), Fastes de la Révolution. p. 342.

[3] Voir la lettre que M. Louis Blanc a écrite, le 10 décembre 1856, à M. Cuvillier-Fleury, lettre qui fut insérée dans le Journal des Débats du 19 décembre suivant, et reproduite dans les Dernières études historiques de M. Cuvillier-Fleury, page 418 du 1er volume (1859).

[4] Ce mot, parfaitement juste et profondément caractéristique, n'est pas de nous ; il est des auteurs de l'Histoire parlementaire, MM. Buchez et Roux, qui déclarent que les journées de septembre furent une affaire administrative. (t. XVII, p. 605).

[5] Nous avons réuni dans une note, à la fin de ce volume, les preuves de la préméditation des massacres. Dans cette même note, nous avons discuté les allégations des historiens qui ont adopté un système différent du nôtre ; le lecteur jugera entre eut et nous.

[6] Révolution française, t. VII, p. 193.

[7] Sergent, dans les notes qu'il a laissées, a nié cette complicité et a prétendu qu'il avait passé toute la journée du 2 septembre à la campagne. C'est un mensonge impudent. Toutes les pièces émanées ce jour-là du comité de surveillance sont revêtues de sa signature. Il est impossible de s'arrêter un instant aux assertions contenues dans les Mémoires de Sergent. Toutes celles que nous avons pu vérifier se sont trouvées fausses. Nous avons dû écarter soigneusement son témoignage de notre récit et nous plaignons sincèrement les historiens qui l'ont pris pour guide.

[8] Voir la discussion relative aux causes des massacres de septembre qui eut lieu aux Jacobins. (Moniteur du 14 novembre 1792, p. 1354). Voici les paroles textuelles de Collot-d'Herbois : Le 2 septembre est le grand article du Credo de notre liberté. Sans cette journée, la révolution ne se serait jamais accomplie. Il n'y aurait pas de liberté, il n'y aurait pas de convention.

[9] Nous nous servons des expressions mêmes de la délibération du conseil général de la commune, en date du 10 mai 1793. Cette délibération et les autres pièces qu'on trouvera à la fin de ce volume, prouvent surabondamment toutes les déprédations qui furent reprochées, à bon droit, aux organisateurs des massacres de Paris et de Versailles.

[10] Voir à la fin du volume la note sur Maillard et sa bande.

[11] Journal du Club des Jacobins, n° CCLV.

[12] Procès-verbaux de la commune :

Séance du 24 août. — Sur un arrêté de la section de l'Oratoire, le conseil arrête que les deux membres qui iront à l'Assemblée nationale y demanderont les pétitions qui ont été faites contre la journée du 20 juin et en faveur de M. de La Fayette.

Séance du 29 août. — La section des Sans-Culottes se présente au conseil pour demander un local où les députés des sections nommés ad hoc puissent se réunir pour constater les signatures des vingt mille. On applaudit à leur zèle et on leur accorde la salle de la Société fraternelle, aux Jacobins, avec invitation à la Société des Jacobins de vouloir bien accéder à cette mesure.

[13] A propos de ces listes de proscription que l'on affichait aux portes mémos des suspects, nous donnons une lettre qui prouve que les gardes nationaux, dont les tergiversations et l'indifférence avaient amené les catastrophes du 20 juin et du 10 août, ne trouvaient pas grâce devant les proscripteurs. Elle est de ce commandant de bataillon de Sainte-Marguerite, Bonnaud, dont nous avons déjà, dans notre 2e volume, livre XII, § III, donné une autre lettre dans laquelle se reflète admirablement le caractère du bourgeois indécis qui veut être bien avec tous les partis, et qui prend ses précautions en conséquence. On voit que Bonnaud y réussit fort mal. Comme bien d'autres, il dut comprendre trop tard qu'il n'y a jamais rien de bon à attendre de la démagogie, quand bien même on a cherché à pactiser avec elle et qu'on lui a sacrifié ses convictions et sa conscience.

Voici la lettre qu'il adressait, le 1er septembre, au président de l'Assemblée législative (nous en respectons le style et l'orthographe) :

M. le Président,

J'ai l'honneur de vous observer que le sieur Momoro, présidant la section des Cordeliers, dite de Marseille, vient de faire imprimer au Cercle social, rue du Théâtre-Français, n° 4, la liste des électeurs qui s'assemblaient à la Sainte-Chapelle, dans laquelle il a inséré et fait insérer mon nom. Cependant, je jure que je n'y ai jamais entré. Cette calomnie atroce m'a fait perdre la confiance de mon quartier, qu'une conduite sans reproche m'avait méritée après quarante ans que j'y demeure, parce que le peuple confond cette liste anonyme avec la civile. C'est d'après cette calomnie, contre laquelle j'ai protesté et fait imprimer, que la section de la rue de Montreuil, où je demeure, vient de faire imprimer et afficher, jusqu'à ma porte, une liste dans laquelle elle a mis mon nom sans autre formalité ni information. On m'a fait, en conséquence, toutes sortes d'outrages, désarmé jusqu'à mon épée, après les avoir commandés honorablement depuis le premier jour de la révolution jusqu'au 45 de ce mois, que les vexations m'ont forcé à donner ma démission. On me menace de me pendre, je n'ose sortir de chez moi ; si l'Assemblée n'a la bonté de venir à mon secours et de me mettre sous sa protection aujourd'hui, peut-être demain il ne sera plus temps. J'ai fait part de ma triste situation à M. le maire, je n'en al pas eu de réponse.

D'après ce fidèle exposé, dont je ne suis pas la seule victime, je sous prie, N. le président, d'engager l'Assemblée à faire exécuter la loi contre le sieur Momoro et tout autre calomniateur, sans quoi vous prévoyez que vos pénibles travaux deviendraient inutiles et la France déserte, puisque l'honneur, la réputation et la vie du plus honethome dépendrait du premier individu inconsidéré ou mal intentionné.

J'ai l'honneur, etc.

Signé : BONNAUD, ex-commandant et électeur, rue de Montreuil, faubourg Saint-Antoine.

Ce 1er septembre, an I de l'égalité.

[14] Les conjurés n'étaient pas tout à fait prêts, dit Louvet dans sa philippique contre Robespierre (séance de la convention, 29 octobre 4792, Moniteur, n° 305).

[15] Nous l'avons raconté dans le livre précédent, § V.

[16] La plupart des historiens de notre époque, et notamment MM. Buchez et Roux, dans leur Histoire parlementaire, t. XVII, p. 404, M. Louis Blanc, t. VII, p. 138, ont commis une erreur capitale à l'occasion de cet article ; cette erreur les a entraînés dans une série de raisonnements par lesquels ils établissent la complicité des Girondins dans les massacres de septembre. Singulière complicité, il faut le reconnaître, qui se traduisait par des mandats d'arrêt lancés contre Roland, Brissot et leurs amis ! Mais les contradictions ne coûtent pas à ceux qui veulent, afin de diminuer le poids qui pèse sur chacune, étendre sur le plus de têtes possible la responsabilité du crime.

Nous nous sommes assez sévèrement expliqué, à maintes reprises, à l'égard des Girondins, pour ne pas être taxé de partialité envers eux lorsque nous croyons devoir défendre leur mémoire d'une attaque aussi injuste qu'absurde. Les historiens jacobins accusent Gorsas, rédacteur du Courrier des départements, d'avoir sonné le tocsin de septembre en imprimant lui seul, ou du moins le premier, dans son numéro du septembre, une pièce si manifestement fabriquée, ainsi que le reconnaissent dans leur bonne foi MM. Buchez et Roux eux-mêmes. Or, tout l'échafaudage des raisonnements en tassés pour bâtir cette accusation tombe par le seul fait que le journal de Gorsas et les autres feuilles girondines furent les dernières à reproduire le fameux plan. Nous avons fait à cet égard les recherches les plus minutieuses, et voici quel en a été le résultat :

Le premier journal qui ait donné cette pièce est la Gazette nationale de France (numéro du 31 août), qui était alors dans les mêmes mains que le Moniteur, celles de l'imprimeur Pankoucke ; le lendemain l'article est reproduit par le Moniteur lui-même, où tous les historiens dont nous venons de signaler l'erreur grossière auraient pu le lire à la colonne 3e de la page 1037. Le 2 septembre, il est donné par le Journal universel, d'Audouin, par la Chronique de Paris et par le Courrier des départements ; le 3 septembre, par le Patriote français, de Brissot, et par les Annales patriotiques, de Mercier et de Carra. Les Révolutions, de Prudhomme, feuille hebdomadaire, ne le donnent ni dans le numéro du 1er ni dans celui du 8. L'Ami du Peuple, de Marat, ne paraissait pas dans ce moment.

[17] Tallien, dans son écrit : La vérité sur les événements de septembre, réimprimé dans l'Histoire parlementaire, t. XX, p. 159, donne une très-grande importance à ce fait. Sa version a été naturellement adoptée par MM. Marrast et Dupont (de Bussac), dans les Fastes de la Révolution ; par M. Villiaumé et par M. Louis Blanc.

[18] Nous donnons à la fin de ce volume le texte même du jugement de Jean-Julien.

[19] Voir le livre X, § XII.

[20] Expressions mêmes du procès-verbal, Histoire parlementaire, t. XVII, p. 256.

[21] Nous avons vu, dans le premier volume, la courageuse attitude que Cahier avait prise, le 23 juin et le 6 juillet, devant le conseil général de la commune, à l'occasion de l'attentat du 20 juin. Nous avons raconté, dans le deuxième volume, la conduite énergique de Leroux et de Borie qui, au 10 août, firent aux Suisses et à la garde nationale les réquisitions légales, afin que la force fût repoussée par la force ; il en fallait beaucoup moins pour exciter contre eux le courroux de Robespierre et de ses amis.

J.-J. Leroux et Borie ne purent être arrêtés. Cahier, conduit à l'Abbaye, fut énergiquement réclamé par sa section, qui obtint de le garder à vue dans l'enceinte du lieu de ses séances. Voici la soumission que, suivant les expressions mêmes du procès-verbal, les courageux commissaires envoyés pour le sauver furent obligés de signer sur la table même devant laquelle siégeait Maillard :

Nous, commissaires de la section de la Grange-Batelière, répondons aux citoyens de leur représenter M. Cahier sous la responsabilité de nos têtes.

Signé : CHAMONIN, PINEAU, PERNOT, LE GUIN, NOSTRY.

Paris, le 8 septembre 1792.

[22] Nous avons trouvé cette théorie professée dans un grand nombre de délibérations des sections parisiennes, mais jamais aussi clairement que dans celle qui est inscrite, à la date du 31 août, sur les registres de la section du Finistère :

Considérant que l'Assemblée nationale, depuis l'époque où elle a invité le peuple souverain à convoquer la convention nationale, ne peut, par aucun décret, porter atteinte à aucune partie de la souveraineté... déclare qu'aucun décret rendu depuis celui qui a appelé le peuple souverain à former une convention nationale ne peut entraver la marche de la souveraineté.

[23] Nous avons tenu entre les mains la minute même du projet proposé par Thuriot. Aux ratures et aux corrections nombreuses dont elle cet surchargée, il est facile de reconnaître que ce dut être après une longue hésitation et avec certains remaniements que Thuriot consentit à porter à l'Assemblée le décret qui devait consolider dans son pouvoir dictatorial la commune insurrectionnelle du 10 août.

[24] Voir le Journal des Débats et Décrets, n° 341, p. 48 ; le Moniteur, p. 1048, et l'Histoire parlementaire, de Buchez et Roux, t. XVII, p. 336.

[25] Nous avons vu, le 10 août, les Girondins voter en même temps le maintien et la destruction de la royauté ; nous les verrons le 17 janvier voter l'amendement de Mailhe qui, au moyen d'un misérable faux-fuyant, avait la prétention de sauver le malheureux Louis XVI tout en le sacrifiant. Nous les verrons, le 31 mai, déclarer que les citoyens de Paris ont bien mérité de la patrie au moment où, au nom de ces mêmes citoyens, la commune vient exiger leur expulsion du sein de la représentation nationale.

[26] Cet arrêté n'est inscrit sur aucun registre, mais l'original en a été providentiellement conservé et se trouve dans les archives de la préfecture de police. Nous l'avons tenu plusieurs fois entre les mains. Le fac-simile en a été donné dans le deuxième volume de l'Histoire des Journées de septembre, par M. Granier de Cassagnac. Tout y révèle le trouble de celui qui l'écrivit et de ceux qui étaient réunis près de la table auteur de laquelle, pendant quarante-huit heures, délibérèrent les chefs des assassins.

A chaque ligne il y a des surcharges et des ratures. La rédaction est remplie de contradictions. Ainsi, Panis se déclare autorisé à se choisir trois collègues, et il s'en choisit six ! De ces six il en est trois qui ne font partie ni de l'ancien conseil ni du nouveau : Guermeur, Marat, Desforgues.

La signature de Lenfant s'y lit très-distinctement, quoique biffée. On s'aperçut après coup qu'il était par trop irrégulier que l'un des administrateurs, nommés par l'arrêté lui-même, signât sa propre nomination. Cette signature biffée prouve de la façon la plus manifeste que ceux que l'on nommait étaient présents, que même ils étaient déjà entrés en fonctions avant qu'un arrêté illégal leur eût donné même l'ombre d'un mandat officiel.

Les deux derniers noms, ceux de Marat et de Desforgues, sont intercalés au moyen d'un renvoi à la marge. Probablement, tout en se laissant dominer par l'Ami du peuple, les conspirateurs se souciaient peu de l'avoir pour collègue et pour chef avoué ; ils ne l'avaient pas compris dans l'arrêté primitif. A ce moment, sans doute, Marat survint, et s'imposa avec son impudence ordinaire.

Desforgues est qualifié, dans l'arrêté même, de chef de bureau à la mairie, emploi qui parait incompatible avec la nouvelle fonction dont on l'investit ; mais Desforgues était l'ami particulier de Danton (voir les Mémoires si intéressants du comte Miot de Mélito). Le ministre révolutionnaire devait tenir à avoir dans le sein du comité de surveillance un homme à lui, qui le tint au courant de tout ce qui pouvait s'y tramer ; il fit dire probablement au dernier moment qu'on eût à nommer Desforgues, et on le nomma.

[27] On trouvera à la fin de ce volume une note relative aux délibérations prises par diverses sections, dans les premiers jours de septembre 1792, et indiquant l'état des registres des quarante-huit circonscriptions parisiennes pour ce qui concerne ce sinistre événement.

[28] Nous avons pris les traits les plus saillants du discours de Vergniaud dans le Moniteur, p. 1050, et dans le Journal des Débats, n° 311, p. 22. Ce dernier journal donne de la dernière phrase du discours de Vergniaud la version suivante : Il faut creuser la fosse de nos ennemis, ou bien le sommeil de Paris nous précipiterait dans la nôtre.

[29] Les deux prisonniers laïques étaient M. Martin de Marivaux, ancien avocat au parlement de Paris, et Labrouche, surveillant de l'institution des sourds-muets, que l'on avait arrêté avec l'abbé Sicard, à casse de son attachement pour ce bienfaiteur de l'humanité.

Quelques historiens, et notamment M. Granier de Cassagnac (p. 449 du t. II), parlent d'autres prisonniers renfermés également le 2 septembre au dépôt de la Mairie, et qui, dirigés sur la Force et la Conciergerie, auraient été également massacrés. Ils ont été trompés par les indications erronées du journal de Marat et du procès-verbal du conseil général de la commune. Dans la précipitation des événements, les rédacteurs ont sans doute écrit à la place du mot d'Abbaye celui de Force ou de Conciergerie. Tous les prisonniers du dépôt de la mairie furent transportés en même temps à l'Abbaye. Le récit de l'abbé Sicard est positif à cet égard. Si des individus avaient été conduits de la Mairie dans d'autres prisons et massacrés sur la voie publique, il serait évidemment resté quelques traces du fait dans les récits contemporains.

[30] La coopération ardente et presque exclusive des Marseillais aux massacres de septembre est constatée par la plupart de ceux qui échappèrent à ces scènes hideuses, et notamment par les abbés Sicard et Saurin, qui étaient l'un à l'Abbaye, l'autre aux Carmes, par Journiac de Saint-Méard, et par le frère de Bertrand de Molleville. Les individus avec lesquels ils furent en contact parlaient tous le patois provençal, ce fut même à la connaissance de ce patois que les trois derniers durent leur salut.

[31] Nous avons eu le bonheur, au début de nos recherches, de découvrir au greffe criminel de la cour impériale de Paris le volumineux dossier des poursuites dirigées, en l'an IV, contre les septembriseurs. Plus tard nous avons retrouvé à Londres, au British muséum, le discours que le président du tribunal criminel, Gohier, depuis ministre de la justice et membre du directoire, prononça pour résumer les débats qui eurent lieu devant le jury à l'occasion de ces poursuites. Nous avons pu ainsi recomposer toute l'instruction orale et écrite de ce procès, dont les éléments épars gisaient dans la poudre des greffes et des bibliothèques. Nous nous en sommes servi dans tout le cours de notre récit. C'est ainsi que nous avons pu ajouter des détails nouveaux à ceux déjà connus. On trouvera à la fin de ce volume un résumé de cette immense procédure ; après chaque épisode, nous donnons l'indication aussi précise que possible du dossier spécial auquel nous l'empruntons.

Jusqu'ici, les deux seuls récits dont avaient pu se servir les historiens pour décrire la première scène des massacres étaient ceux de Mehée fils et de l'abbé Sicard. Mehée raconte que le fédéré qui donna le signal du massacre avait été provoqué par un des prêtres, qui l'avait frappé d'un coup de canne à la tète. Les écrivains qui ont pris à tache de fausser la vérité sur les événements de septembre se sont naturellement emparés de cette assertion. Cependant elle n'est appuyée sur le dire d'aucun autre témoin oculaire ; les journaux et les discours de l'époque, même ceux qui font l'apologie des massacres ou cherchent à les justifier, n'y font aucune allusion. Le simple bon sens se refuse à admettre cette version. Est-il supposable qu'un malheureux prisonnier résiste et frappe, lorsqu'il sait que toute résistance est impossible, que toute voie de fait peut être suivie de terribles représailles ? Est-il surtout supposable qu'un homme, quel qu'il soit, un prêtre surtout, se laisse entraîner à un acte de colère absurde, alors qu'il se voit entouré de furieux vomissant contre lui des torrents d'injures ? On pourrait tout au plus admettre que, pour écarter une pique ou un sabre dirigé de trop près contre son visage, ou pour ramener à lui la portière de la voiture, l'un des prisonniers ait fait un geste inoffensif avec sa canne. Mais il faut avoir l'esprit par trop prévenu en faveur des massacreurs pour voir dans ce geste, si même il a été fait, une excuse, quelque minime qu'elle soit, à ces affreux assassinats.

Un historien avec lequel nous sommes souvent en désaccord, M. Michelet, a décrit admirablement cette épouvantable scène, p. 439 du t. IV de son Histoire de la Révolution.

[32] C'était sous sa présidence, et avec son appui déclaré, qu'avait été adoptée, le matin même, dans la section du Luxembourg. la motion sanguinaire dont nous avons donné le texte plus haut.

[33] Le procès-verbal de la section du Luxembourg s'exprime ainsi : Le citoyen Tanche déclare qu'il s'est efforcé de prendre toutes les mesures convenables pour prévenir les accidents qu'on avait lieu de craindre, relativement aux prisonniers détenus aux Carmes, mais que sa prudence n'a pu les empêcher.

Les accidents survenus aux Carmes ! Que cette expression caractérise bien le langage officiel de l'époque !

Sur cet exposé, l'Assemblée se contente de donner des éloges à la prudence et au patriotisme du commandant, et arrête qu'il sera fait part sur-le-champ au conseil général de la commune des événements qui viennent d'arriver et des circonstances qui les ont accompagnés.

[34] Nous renvoyons, pour tous les détails relatifs aux massacres du couvent des Carmes, à l'ouvrage si intéressant et si minutieusement exact que M. Alexandre Sorel vient de consacrer à cet épisode des journées de septembre : Le couvent des Carmes et te séminaire Saint-Sulpice pendant la Terreur. Il serait bien vivement à désirer que des écrivains aussi consciencieux que lui consentissent à nous donner la monographie de chacune des prisons où se passèrent les horribles scènes que la rapidité de notre récit ne nous a permis que d'esquisser. Pour notre part, nous remercions bien sincèrement M. Sorel du service qu'il vient de rendre à l'histoire en mettant au jour des documents que nous aurons plus d'une fois l'occasion de citer dans le cours de cet ouvrage.

[35] Cette prison avait été spécialement désignée pour servir de maison d'arrêt aux auteurs ou complices de ce que les démagogues appelaient la conspiration du 10 août.

La plupart des historiens n'ont pas établi une distinction suffisante entre les deux emplacements parfaitement distincts où eurent lieu les massacres de l'Abbaye. Les grèves, venant de la mairie, ceux qui étaient renfermés dans la prison de supplément et ceux que l'on alla plus tard chercher en ville, d'après le dire formel de l'abbé Sicard, furent égorgés dans la cour, près de la salle où siégeait le comité civil. C'est à ces scènes de meurtre que se rapportent et le récit de Sicard et celui de Jourdan, président du comité civil des Quatre-Nations. Les suisses, les gardes du roi et les autres prisonniers régulièrement écroués furent massacrés dans la rue Sainte-Marguerite, au pied de la tourelle qui a longtemps subsisté à l'angle de la petite place. C'est à ces massacres que se rapportent le récit de Saint-Méard et celui de madame de Fausse-Landry. Mehée fils raconte les uns et les autres, mais en n'indiquant pas toujours le lieu où se passe la scène qu'il raconte. Un espace de deux cents pas environ et un large pâté de maisons séparaient les deux emplacements que nous venons de décrire. Au moyen de cette distinction capitale, tous les passages obscurs des récits des témoins oculaires s'expliquent et se fortifient l'un par l'autre.

[36] Méhée fils, qui raconte lui-même cette scène et qui était un révolutionnaire fougueux, dit que les douze juges de Maillard étaient douze escrocs. On trouvera à la fin de ce volume, sur Maillard et sa bande, des détails circonstanciés qui prouveront ce qu'étaient le chef et ses acolytes.

[37] Nous avons retrouvé l'arrêté que les délégués de l'île Saint-Louis vinrent apporter à la barre de l'Assemblée, à l'ouverture de la séance du 2 septembre au soir. Il est signé Royer-Collard ; le jeune publiciste avait cessé ses fonctions de secrétaire-greffier de la commune légale, le 10 août au matin ; mais la section de Ille Saint-Louis, à laquelle il appartenait, avait eu le courage de l'élire pour son président, et il avait eu, lui, le courage d'accepter ces fonctions périlleuses et d'apposer son nom au bas de la délibération suivante :

SECTION DE L'ILE SAINT-LOUIS.

Séance de l'Assemblée générale permanente du 2 septembre 1792, l'an IV de la liberté et le 1er de l'Égalité.

Appert par le procès-verbal, sur la proposition de plusieurs membres, qu'il a été unanimement arrêté d'envoyer une députation à l'Assemblée nationale :

1° Pour l'assurer de toute la soumission des citoyens de cette section à ses décrets ;

2° Savoir d'elle si le décret relatif à la municipalité est rapporté ;

3° Enfin si, d'après la proclamation qui a été faite aujourd'hui dans Paris par la municipalité qui a annoncé que le pouvoir exécutif actuel trahissait les citoyens français et que la preuve de cette trahison consiste dans un avis qu'a dû donner le pouvoir exécutif aux ennemis pour intercepter un renfort de 4.000 hommes qui était envoyé à Verdun, savoir de nos législateurs si le ministère actuel a encore la confiance de la nation.

Pour extrait, etc.

ROYER, président ; FRANÇOIS, secrétaire.

Le 2 septembre, à Paris, 1782.

[38] Le décret de l'Assemblée n'ordonnait pas d'une manière péremptoire la mise en liberté de Sicard. Aussi, ce respectable ecclésiastique fut-il retenu prisonnier dans une petite pièce attenant à la salle du comité civil des Quatre-Nations. Il y resta trente-six heures, depuis le milieu de la nuit du 2 au 3 jusqu'au 4 septembre. fi entendit massacrer dans la cour de l'église de l'Abbaye les malheureux prêtres qu'on y amenait. Ce ne fut que le 4, sur une nouvelle lettre écrite par lui, que MM. de Pastoret, Hérault de Séchelles et Romme firent prendre par le comité d'instruction publique un arrêté formel de mise en liberté.

[39] Journal des Débats et Décrets, p. 33 et 34, n° 342.

[40] Suivant le récit de Louvet, qui déclare tenir le fait de Dussault lui-même, il parait qu'a l'instant où le traducteur de Juvénal haranguait les assassins, l'un d'eux lui dit : Monsieur, vous m'avez l'air d'être un brave homme, mais rangez-vous donc ! Il y en a derrière vous, deux que vous nous empêchez de tuer depuis un quart d'heure, et après eux nous en aurions déjà expédié vingt !

Nous avons trouvé une lettre confidentielle et non achevée de Bazire, qui avait été un des commissaires de l'Assemblée ; quoiqu'elle ne soit en grande partie qu'un spécimen de la phraséologie sentimentale si fort de mode à cette époque, elle nous a paru assez curieuse pour être reproduite ici :

Ma chère amie, si quelque chose peut me consoler de ne pas vous voir, c'est de penser que vos beaux yeux n'ont pas été souillés des tableaux hideux dont nous avons eu tous ces jours-ci le spectacle déchirant. Mirabeau disait : Rien de plus épouvantable et de plus révoltant dans ses détails qu'une révolution, rien de plus beau dans ses conséquences pour la régénération des empires. Cela peut être, mais comme il faut du courage pour être homme d'État et conserver une tète froide dans de pareils bouleversements et dans des crises aussi terribles ! Vous connaissez mon cœur, jugez de la situation de mon âme et de l'horreur de ma position ! Il faut que l'homme sensible s'enveloppe la tète de son manteau et qu'il se précipite à travers les cadavres pour s'enfermer dans le temple de la loi et n'envisager que la masse. C'est ainsi que toujours je veux m'arracher du théâtre des massacres et que l'Assemblée, dans la vue d'apaiser les furieux, comptant sur l'intérêt que doivent exciter ma jeunesse et quelque peu de popularité me renvoie au milieu d'eux et ne pense pas que l'humanité, dont elle me constitue l'organe, devient mon propre bourreau.

Écoutez le récit de ce que j'ai vu, et croyez que je vous épargne encore bien des détails pour ne pas abuser de votre sensibilité et parce qu'il me répugne de les retracer. Hier au soir, des membres du conseil général de la commune de Paris annoncent à l'Assemblée que le peuple s'est porté sur les prisons et qu'il égorge les détenus. Je suis aussitôt nommé commissaire avec cinq de mes collègues pour lui porter des paroles de paix. Nous partons, quelques amis me peignent l'état actuel des choses devant la prison de l'abbaye de Saint-Germain. Je précipitais mes pas, je gémissais de la lenteur de notre cortège ; nous arrivons. La porte de la prison donne sur une rue longue et étroite que l'on appelle la rue Sainte-Marguerite, les maisons en sont très-hautes, il y fait nuit beaucoup plus tôt que partout ailleurs. Alors il y régnait une obscurité profonde à laquelle on n'avait opposé que la lueur sépulcrale de quelques flambeaux et de plusieurs chandelles qui se trouvaient placées sur les croisées...

[41] Journal des Débats et Décrets, p. 36.

[42] Mémoires de Mme Roland, p. 67, 1re édition.

Le ministère de l'intérieur était alors établi rue Vivienne, dans l'ancien hôtel du contrôle général. Cet hôtel fait aujourd'hui partie de la Bibliothèque impériale.

[43] Rapport du député Baignoux à l'ouverture de la séance du 3 septembre. Journal des Débats et Décrets, p. 37, n° 343.

[44] Procès-verbal de la commune. Histoire parlementaire, t. XVII, p. 368.

[45] Nous copions la minute du procès-verbal de l'Assemblée législative. Le Moniteur porte : l'accusé était lâché et il allait se précipiter sur les piques. Notre version est la vraie. Ces mots en apparence méritent bien d'être conservés ; ils ajoutent, s'il est possible, à l'horreur d'un pareil récit.