ESSAI SUR TITE LIVE

DEUXIÈME PARTIE. — L'HISTOIRE CONSIDÉRÉE COMME UN ART.

CONCLUSION.

 

 

§. 1.

Construction du génie de Tite Live. — Comment le talent oratoire transforme et produit le talent de l'historien.

Il est fâcheux, puisque le génie d'un homme est une chose indivisible, d'en séparer les parties ; dès qu'il n'est plus un, il n'est plus vivant, et l'on ne connaîtra bien Tite Live qu'en rassemblant ses traits dispersés. Ils forment un système. Ils sont les effets d'une qualité unique. Ils montrent, par un illustre exemple, que le monde moral comme le monde physique est soumis à des lois fixes, qu'une âme a son mécanisme comme une plante, qu'elle est une matière de science, et que, dès qu'on connaît la force qui la fonde, on pourrait, sans décomposer ses œuvres, la reconstruire par un pur raisonnement.

Son génie oratoire, conforme à son caractère, qui est celui d'un citoyen et d'un honnête homme, romain comme son caractère, explique le reste. Voyons-le transformer tour à tour toutes les parties de l'histoire.

D'abord la critique. Par conscience, Tite Live appuie chaque fait sur des preuves, s'autorise des documents les plus accrédités, donne parfois tort à sa :patrie, avoue ses doutes, use de règles sages dans le choix des témoignages, et, quand ses auteurs sont exacts, peint les mœurs avec vérité. Par éloquence et amour de Rome, il conserve la poésie oratoire des anciennes légendes et la grandeur du caractère romain. Mais, parce qu'il aime Rome, il est involontairement 'partial envers les siens ; parce n'est qu'orateur, il manque du sens et de la passion critiques, néglige les monuments originaux, contrôle mal les annalistes qu'il consulte, ne raconte que les faits oratoires, et efface la rudesse de la barbarie sous l'uniformité d'un style trop parfait.

Le génie oratoire, en touchant la philosophie de l'histoire, la transforme en discours qui résument et expliquent les révolutions et les guerres ; en s'appliquant à la morale, il blâme la corruption des mœurs et trouve la loi dominante de l'histoire romaine. Mais il n'ordonne pas tous les faits sous des idées générales, en une science régulière ; il omet un grand nombre de lois, il cache les autres sous la forme de motifs oratoires, et laisse les événements se ranger, année par année, dans un ordre que la science n'admet pas.

Ces discours d'un orateur, tout animés de passions, expriment des caractères. Ces discours d'un orateur homme de bien et romain expriment avec une force extraordinaire tout ce qu'il y a de grand et d'héroïque dans le caractère de Rome et des grands hommes. Mais une passion dominante, source vive d'éloquence, ne compose pas un caractère. Ses personnages, qui plaident tous dans un même style achevé, se ressemblent tous ; et, par amour de Rome, l'orateur efface tout ce qu'il y a de petit et de grossier dans l'esprit romain.

La narration oratoire approche quelquefois du lieu commun, cherche à embellir et à agrandir son sujet, montre rarement dans les objets la forme physique et la couleur sensible ; mais elle décrit avec force et vérité le jeu dramatique des passions, et s'ordonne avec la perfection d'un discours. Le discours lui-même est quelquefois trop habile, parce que la régularité de la harangue étudiée ne convient pas aux émotions brusques, aux tumultes populaires, à l'aventureuse et naturelle improvisation. Mais l'éloquence, atteignant ici son domaine, s'y déploie par la multitude la plus variée des chefs-d'œuvre les plus complets, et, développant la raison et la passion l'une par l'autre, fait presque de Tite Live l'égal de Cicéron.

Enfin elle rencontre le style ; si elle écarte quelques termes expressifs, utiles à l'histoire, si parfois elle élargit trop la période, elle assemble des mots si naturels, si choisis, si animés, en phrases si variées et si claires, qu'elle est agréable en restant noble ; et, quand arrive le torrent de la passion, elle couvre le style d'expressions splendides et superbes, parure de diamants sur la pourpre de son manteau.

Ainsi, à mesure que traversant l'histoire elle s'applique à une matière mieux appropriée à sa nature, son œuvre devient plus achevée ; et le dernier sentiment qu'elle laisse en nous est l'admiration. Tel était celui qu'imprimait alors la Rome d'Auguste. Dans cet entassement de monuments qui couvraient le Forum, on sentait la main puissante de la cité souveraine ; mais à l'aspect de ces marbres précieux, de ces colonnes du Capitole enlevées à Jupiter Olympien, de ces lames d'airain doré qui étincelaient au soleil sur les toits du temple, on reconnaissait que l'art et la magnificence des vaincus ornaient la force des vainqueurs. Ainsi, dans le souffle puissant qui court parmi les débris de cette histoire immense, dans les caractères grandioses, et dans l'épopée de la guerre éternelle, vit l'esprit romain. Mais l'heureuse abondance, la convenance et l'harmonie soutenues du récit montrent que l'art grec a réglé et tempéré l'inspiration romaine, et que la beauté s'est jointe à la grandeur.

 

§ 2.

Tite Live parmi les historiens anciens. — Hérodote. — Xénophon. — César. — Salluste. — Tacite. — Thucydide.

On peut maintenant amener Tite Live dans le chœur de ses pareils. Il n'y sera pas le dernier.

I. Quintilien lui a comparé Hérodote. Autant vaudrait mettre ensemble Froissard, voyageur et curieux comme Hérodote, et un historien du dernier siècle. Hérodote, un des premiers en Grèce qui aient écrit en prose, est un autre Homère ; s'il n'invoque pas la muse en commençant, chacun de ses livres porte le nom d'une muse, et son ouvrage est une épopée, recueil de toutes les connaissances et de toutes les fables de son temps. Il prend tant de plaisir aux beaux contes, que, comme Nestor, il resterait volontiers cinq ou même six ans à en faire ou à en écouter. Non qu'il y croie fermement ; la critique a déjà commencé avec la prose. Mais s'il les donne comme des traditions, il les développe tout au long, avec autant de complaisance que des faits. Son imagination, comme celle des Grecs, que son histoire à Olympie transportait de plaisir, est celle d'un enfant qui devient homme, demi-crédule, mais déjà amateur du vrai, qu'une grossière fausseté choque, et qui pourtant est encore rempli des gracieuses et fabuleuses images dont son âme toute nouvelle a d'abord été enchantée, qui volontiers quitte le récit des guerres et l'exposé des institutions pour le songe de Mandane, pour les aventures de Gygès, de la fille de Rhampsinit, de la déesse monstrueuse, mère des premiers Scythes, qui se lasse vite du visage sévère de la vérité, et tourne les yeux vers les doux et riants mensonges avec lesquels il s'est joué si longtemps. Nulle idée préconçue. S'il a un plan, c'est, comme Homère, moins par réflexion que par bonheur et par instinct. Il s'arrête, ici pour expliquer une coutume, là pour citer une anecdote, pour répéter un mot singulier, une inscription, un oracle, attiré par tout ce qui brille. Je vais parler plus au long de l'Égypte, dit-il, parce qu'elle a plus de choses étonnantes que toute autre terre, et fournit, plus que les autres terres, des ouvrages au-dessus de toute parole. A cause de cela j'en dirai davantage sur elle[1]. Ne cherchez en lui ni un choix raisonné de faits généraux, ni un ordre régulier, ni une idée dominante. Il n'est ni philosophe, ni politique, ni géographe, ni moraliste, mais simplement curieux, et raconte aussi volontiers la manière dont les Égyptiens font l'huile, que la distribution du peuple en castes, ou la conquête de Cambyse. Mais s'il est conteur comme Homère, il n'est pas créateur comme Homère. Il est chroniqueur et non poète ; point de caractères marqués ; point de souffle oratoire dans ses discours, ni de rapidité entraînante dans sa narration ; son ton est toujours facile, son récit toujours abondant ; les idées et les événements se reflètent dans son imagination limpide, sans l'émouvoir ni la troubler. On songe, en l'écoutant, à ce jeune homme et à cette jeune fille dont parle Homère, et qui, vers le soir, s'entretiennent longuement sous les chênes, au bruit des sources. Il rapporte la bataille de Marathon aussi simplement et tranquillement qu'un conte, avec force historiettes fabuleuses et minutieuses, qu'on n'ose appeler puériles, tant elles sont aimables. Ses pensées incessamment tombent sans bruit et en foule, comme les flocons de neige qui en une nuit couvrent la campagne. Son style est l'image de son esprit. Sa prose, mal dégagée de la poésie, bégaye encore : ses phrases ne savent s'unir en une période solide ; nul effort pour mettre un mot en saillie, pour flatter l'oreille et l'esprit par la symétrie des constructions. Il répète le même terme deux ou trois fois de suite. Il quitte une tournure commencée, parce qu'elle le gène. Cette liberté est charmante. Les phrases se suivent, sans qu'on pense à les distinguer ; on va d'un seul mouvement si doux, qu'il est insensible ; c'est la mollesse et la fluidité d'une eau pure. Ajoutons, si l'on veut, que parmi des grâces si simples il y a de la grandeur, que l'idée de la fatalité pèse comme un nuage sur ce monde brillant de jeunesse, qu'un lien lâche, mais continu, unit les événements dispersés. Hérodote n'en reste pas moins au seuil de l'histoire, et l'on ne peut comparer le conteur grec à l'historien romain.

II. Xénophon a le génie attique, qui est la perfection dans la mesure, plutôt exquis que grand, semblable à l'architecture de son pays. Il est plus attique que Thucydide, comme Lysias est plus attique que Démosthène. Son sujet, l'expédition des Dix mille[2], d'une étendue médiocre, est un tout indivisible, qui se détache brillant et simple sur la suite de l'histoire, comme le temple de marbre sur le promontoire de Sunium. Le récit n'est point embelli d'ornements, ni agité de passions oratoires, ni arrangé en éloge, ni composé pour donner une leçon morale. Le goût exquis consiste à maintenir chaque genre dans la pureté, et la narration parfaite n'est ni une argumentation, ni une harangue, ni une pièce de poésie, mais une narration. Rien de plus net, de plus simple, de plus sobre que ce récit. L'auteur s'efface ; il semble qu'on n'ait plus un livre sous les yeux ; on aperçoit les objets en eux-mêmes ; la narration transparente n'ôte ni n'ajoute à leur couleur. D'autres, Hérodote et Thucydide, ne cherchent comme lui qu'à rendre les faits visibles ; mais avec le même but, ils n'ont pas la même mesure. Xénophon ne choisit que les faits importants, mais les recueille tous, évitant les longueurs du curieux Hérodote et la concision de l'austère Thucydide. On ne voudrait ni lui ajouter, ni lui retrancher une seule idée ; ni sa force ni sa facilité ne sont excessives ; elles se tempèrent mutuellement ; aucun talent en lui ne gouverne et n'asservit les autres ; ils sont tous égaux ; on ne trouve aucune louange particulière à lui donner ; il les mérite toutes, et non plus l'une que l'autre ; on fait son portrait en deux mots ; c'est celui des deux jeunes chefs assassinés par Artaxerne : il est irréprochable. Voyez ses caractères : lorsqu'il peint les généraux massacrés, il ne songe ni à les louer, ni et les blâmer, mais à, les faire connaître. Il ne lui manque aucun des talents nécessaires pour composer un portrait ; il a l'imagination des faits sensibles, et parle de la voix rude et de l'air dur de Cléarque. Il a la vue nette des faits précis, et peint Cléarque par le récit de sa vie toute militaire et de ses perpétuelles expéditions. Il sait abréger tout un tableau par une comparaison frappante : les soldats obéissaient à Cléarque comme des enfants à leur maître. Mais remarquez que le portrait est un raisonnement, et que les détails y sont donnés comme preuve de la qualité dominante ; le goût attique garde inviolablement l'ordre des pensées, ménage les couleurs, repousse les caprices éblouissants de l'imagination descriptive, et ne croit pas que la parole soit la peinture. Pareillement, dans les discours, il cache la passion sous la multitude pressée des idées ; il veut qu'elle naisse du simple arrangement des raisons et des faits ; il n'a pas besoin, pour l'exciter, de recourir aux épithètes et aux ressources oratoires ; il juge que la perfection d'un discours est d'être une preuve décisive : il exhorte les Grecs à ne pas se rendre et à bien espérer d'eux-mêmes, avec une lucidité de raisonnement et une sobriété d'expressions étonnantes ; l'esprit -attique est toute lumière, si pur qu'il serait offusqué par la passion ou les images. De là enfin ce style uni, sans métaphores ni figures ni mots brillants, simple vêtement de la pensée, léger et serré, qui en dessine la forme, et qui est achevé, puisqu'on ne le remarque pas. La phrase, mieux construite et plus remplie que dans Hérodote, n'est point périodique de parti pris. Elle n'indique ni la négligence ni le travail ; ses membres sont bien liés sans être symétriques ; nulle qualité dominante. Le style est mesuré, parce qu'il est parfait. On dirait que cette pensée est née tout exprimée, que les mots n'en sont pas distincts, tant ils lui conviennent, tant ils semblent faire partie d'elle-même. Si maintenant vous comparez les deux esprits, songez que, pour faire son livre, Xénophon n'a besoin ni de critique, ni d'érudition, ni de philosophie, mais de mémoire, que le goût exquis ne vaut pas le génie, que la grandeur est plus belle que la beauté même, et qu'un petit temple d'Athènes, si achevé qu'il soit, n'égale ni le Colisée ni le Panthéon.

III. César est l'écrivain le plus attique de Rome. Il fut grammairien, antiquaire de style, si amateur de la justesse et de la netteté qu'il descendit dans les minuties du dictionnaire. L'extrême délicatesse du goût impose cette étude infinie de la forme ; on a des esquisses de Raphaël où le même trait est recommencé dix-sept fois. — Mais ce puriste scrupuleux fut principalement un homme d'action, ce qui le distingue de Xénophon ; ses Commentaires ne sont que des mémoires, matériaux d'histoire qu'il rassembla, selon Cicéron, pour conserver le souvenir des faits, non pour les raconter. Il ne songe point à composer des portraits ; nulle recherche des traits originaux, distinctifs, qui plaisent tant aux philosophes et aux artistes. S'il décrit la Gaule, c'est presque à la fin, et en politique, résumant en quelques pages les institutions, les droits des différentes classes, leurs divisions, sans en dire plus sur les Gaulois qu'il n'en fallut savoir pour les vaincre, bien différent de l'historien qui décrit en savant tout un caractère, ou le représente en peintre. De là vient aussi que ses discours sont de simples précis de raisons, sans passion ni mouvements d'éloquence ; César est trop occupé des faits et des intérêts pour s'amuser à ressentir ou à exprimer des émotions ; c'est un général d'armée qui, dans le tumulte de la bataille, aperçoit en pleine lumière les difficultés, les chances, ne considère dans les hommes que des quantités de forces, et n'est tout entier que pensée et action. Telle est la différence de sa narration et de celle de Xénophon. — Si sobre que soit le Grec, il marque à l'occasion les traits sensibles. Entendant de loin l'avant-garde sur le mont Thécès pousser un grand cri, il approche, le bruit augmente, les soldats les plus avancés se mettent à courir ; La mer ! la mer ! Et l'arrière garde elle-même, les cavaliers, les chariots courent. Arrivés sur la hauteur les soldats s'embrassent, et embrassent leurs chefs en pleurant, et aussitôt ils apportent des pierres en morceau, et dressent un monument. — Dans César, les faits qui fixent l'issue de la bataille ou de la guerre sont seuls décrits ; pour un esprit habitué à conquérir et à gouverner, ce sont les seuls qui méritent de l'être. Il expose les affaires, et rien de plus, avec une célérité merveilleuse, comme il les a faites. C'est une course que ce récit, tant les événements s'y pressent, tous importants, tous enchaînés ; et cependant c'est un raisonnement : car les actions y sont expliquées, les difficultés exposées, les moyens de les surmonter présentés[3], les causes du succès marquées. Il est chargé de raisons, et pourtant agile. On dirait un soldat romain qui court avec toutes ses armes, et n'en est pas plus embarrassé que de ses mains. — Le style est aussi correct, aussi pur, aussi simple que celui de Xénophon. César choisit le sens primitif des mots[4], le rétablit quand l'usage l'a altéré, observe la force d'une terminaison, d'une préposition ajoutée, et, en grammairien érudit, pousse le bon goût jusqu'au scrupule. La multitude des raisons ordonnées suivant leurs dépendances mutuelles étend la phrase en une période, qui reste rapide, parce que toutes ses parties sont claires et importantes. — Louons donc  cette suite, cette correction, cette célérité, cette science des affaires ; reconnaissons que ces mémoires sont les plus accomplis que puisse rédiger un politique. Mais avouons avec César que ce sont des mémoires ; et laissons-le, puisqu'il s'est défendu d'écrire l'histoire, au rang où il s'est mis lui-même, au-dessous de notre historien.

IV. Salluste écrit pour montrer son talent plutôt que pour faire connaître les faits. Il exploite l'histoire à son profit, comme sa province d'Afrique, égoïste et artiste de génie, moins occupé à instruire le lecteur qu'à bien dire et à se faire louer par lui. Aussi, dans les vastes documents qu'Attéius lui a rassemblés, il ne recueille[5] que les faits éclatants, capables d'être ornés par le récit et d'exciter l'admiration, la guerre de Jugurtha, la conspiration de Catilina[6]. Il ne manque pas de coudre au commencement de ses ouvrages quelque brillant lambeau de philosophie, qui pourra lui donner la réputation de penseur profond et de moraliste sévère : c'est la censure des voluptueux, c'est l'éloge de la vertu ; de la pensée, de l'âme, de la gloire, et, en dernier lieu, de l'histoire. On a besoin, pour s'expliquer ces maximes austères et ce ton solennel, de se souvenir qu'il fut chassé du sénat à cause de ses mœurs. — Est-il toujours impartial ? On en doute, quand on voit avec quelle habileté il dissimule la gloire de Cicéron, son ennemi. Lorsqu'il fait un portrait, son but n'est pas d'imprimer en nous l'image nette et précise de l'homme qu'il dépeint[7]. Il se complaît à découvrir des antithèses heureuses, des phrases symétriques, des ressemblances délicates ; il s'arrête au moment où les conjurés vont être mis à mort, pour comparer Caton à César, opposant les qualités une à une, et les périodes membre à membre, avec une justesse et une vérité étonnantes, écrivain admirable, s'il cherchait moins à se faire admirer. Ses portraits sont des morceaux d'apparat comme ses préfaces. — Pour la narration, elle est d'une vivacité extrême ; toute composée de petites phrases, elle va aussi vite que les événements ; ses idées courent devant les yeux, détachées les unes des autres, non plus en solides bataillons, comme dans Tite Live ou César, mais une à une. A chaque instant le spectacle est nouveau ; l'esprit est lancé comme sur une pente, sans pouvoir se retenir ni réfléchir, tout entier à l'action et au mouvement qui lui est communiqué. Mais on sent que Salluste n'écrit ainsi que par système : car sa tactique est toujours la même ; dès qu'il rencontre un siège, une bataille, une expédition, une action quelconque, il décoche une grêle de petites phrases concises, toutes construites de la même manière. On finit par se lasser de ces éternels infinitifs de narration ; on prévoit, dès qu'on arrive à un fait nouveau, qu'on va voir rouler dans l'ordre habituel toutes les parties d'une énumération, verbe sur verbe, adjectif sur adjectif. On regrette de voir un grand écrivain asservir à une règle uniforme les mouvements inégaux de faits si divers, s'étudier pour frapper notre esprit, perdre à dessein le naturel qui est la perfection. — Il semble aussi que, dans ce désir de briller, il ait parfois négligé l'ordre et la proportion. Ses préfaces sont mal composées, et trop longues ; on y suit difficilement la liaison des idées ; arrivé à la fin, on cherche en vain dans son esprit une conclusion distincte. Cela est plus visible encore lorsqu'on compare ses discours à ceux de Tite Live, si réguliers, dont toutes les raisons sont si bien distribuées, qui laissent après eux une conviction si pleine de clarté ; Salluste saisit une idée, et l'exprime en plusieurs manières, toujours par des mots brillants, énergiques ; mais il cherche moins à conduire sa pensée à une conclusion par des preuves qu'à se montrer grand orateur. Si, une page plus loin, il retrouve la même idée[8], il la développe une seconde fois, ou empiète sur une autre qu'il dira plus tard. Parfois même il est embarrassé de finir, et se tire d'affaire par une sentence[9]. — Pour le style, il est incomparable ; il marche avec une certaine négligence fière, d'artiste et de grand seigneur. Il est aussi serré que celui de Tacite et moins pénible, aussi riche que celui de Tite Live et plus sobre. En arrivant au bout d'une phrase, on est parfois frappé comme d'un coup subit : ce sont deux mots simples qui, par un rapprochement nouveau, ont pris un sens accablant. Des métaphores audacieuses, cachées dans un verbe, illuminent toute une idée. Ce sont de ces coups de génie, comme il en éclate dans les Pensées de Pascal, un discours entier, une longue et furieuse passion enfermée dans l'enceinte d'un mot ; un mélange de familiarité, de poésie, d'éloquence ; par-dessus tout le don de créer, et ces brusques et puissants élans d'invention originale qui plaisent plus que la perfection unie. — Mais le style n'est pas tout l'homme. Un historien qui dissimule le vrai pour servir ses ressentiments, qui ordonne imparfaitement ses discours, qui fatigue par la monotonie de ses narrations, qui éblouit par les antithèses de ses portraits, et qui pour œuvre laisse deux ou trois brillants morceaux, si grand écrivain qu'il soit, ne surpasse pas celui qui compose l'immense histoire de Rome, et dont la raison, le cœur et l'éloquence sont dignes de son pays.

V. Voici enfin une grande histoire égale à celle de Tite Live, dont l'auteur a les défauts de son temps, mais aussi le don divin qui manque à Tite Live : Tacite est poète. — Ce genre d'imagination est une sorte de génie philosophique, qui éclaire par illumination subite, et pénètre dans la vérité aussi profondément que la raison même. Car l'esprit poétique ne consiste pas seulement dans la folie charmante ou dans l'exaltation rêveuse qui ôte l'homme du monde réel, pour l'égarer dans le pays de la fantaisie ; c'est la puissance de créer ou de reproduire des êtres aussi vrais, aussi vivants que ceux que nous pouvons voir et toucher. Les personnages de nos classiques, par exemple l'Agrippine de Racine, ressemblent à ceux de Tite Live. Qu'on compare cloné l'Agrippine de Racine à celle de Tacite ; on sentira combien un historien diffère d'un orateur. Il y a dans Tacite des couleurs crues, des traits saisissants ; une violence de vérité, qui font comprendre, non plus une âme humaine en général, mais cette chose multiple, tortueuse, profonde, compliquée, infinie, qui est une âme particulière. Tout ce qu'une lente décomposition fait incomplètement et péniblement entrevoir au savant, le poète le résume par un mot, par un geste, parce que l'imagination, touchée en un certain point, produit subitement la figure précise et entière, comme dans une fleur, dès qu'un grain de poussière est tombé sur l'organe préparé, la vie éclate et un nouvel être est formé. — Il faut bien encore que Tacite soit coloriste, puisqu'il est poète. Aussi, avec lui enfin, nous touchons le monde réel ; nous vivons parmi des corps ; nous voyons des âmes, mais à travers des faits sensibles ; et nous les voyons plus nettement : car notre imagination est ainsi faite, que, pour bien saisir les passions spirituelles, nous devons nous figurer les apparences physiques, semblables à la nature dont les forces impalpables n'agissent que par des mouvements corporels. Si le but de l'histoire est de ressusciter le passé, nul historien n'égale Tacite. — Maintenant avouons que, selon la mode du temps, il ne se contente pas d'être grand écrivain, mais qu'il veut l'être, qu'il pousse la concision à l'excès, que partout il est tendu et fait effort ; qu'il charge sa phrase de tant d'idées, qu'accablée de richesses elle manque d'aisance et de mouvement, qu'à force de ramasser ses pensées dans un petit espace, il les étouffe ou les obscurcit. Il est vrai encore qu'il affecte la profondeur, et approche parfois du mauvais goût, qu'il poursuit l'originalité même à travers la fausseté, la prétention et la subtilité, en un mot, qu'en fuyant la médiocrité, il s'éloigne du naturel et de la raison. Il faut enfin confesser que souvent ses discours sont des déclamations, bien plus choquantes que celles de Tite Live, qu'il y cherche non seulement l'occasion d'être éloquent mais celle de bien dire ; que l'élégance excessive, les antithèses recherchées, les finesses de langage les plus surprenantes, ornent les harangues de ses barbares ; bref, qu'il fut l'ami de Pline le jeune. — Mais on est obligé de réfléchir pour trouver ses fautes ; et on les oublie en écoutant son accent douloureux et contenu. Sous Domitien, ayant vu, pendant quinze ans, ce qu'il y a d'extrême dans la servitude, contraint au silence, il était descendu aux dernières profondeurs de la tristesse et de la réflexion. S'il est énergique et concis, ce n'est pas seulement parce qu'il veut bien écrire, mais parce qu'il a médité son indignation. Cet éclat d'un style que la poésie, la haine, l'étude, ont enflammé et assombri, ne s'est rencontré qu'une fois dans l'histoire, et il a fallu cette âme, cette civilisation et cette décadence pour l'inventer.

Au-dessus de Tacite peut-être est Thucydide, le plus étonnant des historiens. Aucun livre ne laisse une impression si accablante et È étrange ; on croit voir se dresser devant soi une statue d'airain. Son don particulier est l'amour absolu de la vérité pure. — Parmi ce peuple de conteurs et de poètes, il a inventé la critique et la science ; il fonde, comme il le dit lui-même, quelque chose d'éternel (κτήμα είς άεί). Entre tous ces faits vérifiés, il choisit les événements qui sont la substance de l'histoire ; il les présente nus, sans les expliquer comme César, sans plaider sur eux comme Tite Live, sans les colorer comme Tacite. Ils apparaissent seuls, tellement qu'on croirait l'historien absent. Rien de terrible comme ce sang-froid qui est naturel ; il marche à travers les meurtres, les séditions, les pestes, comme un homme affranchi de l'humanité, qui, les yeux fixés sur le vrai, ne peut s'abaisser jusqu'à la colère ou à la pitié. La mort, la vie, les belles et les laides actions, tout est égal pour la science ; le bien et le mal, les crimes et les vertus ne sont à ses yeux que dès événements et des causes. Thucydide n'est pas même emporté par le mouvement des faits ; son récit n'entraîne pas ; aucune passion ne peut l'atteindre ; s'il a une muse, elle ressemble à la froide Diane de la Tauride, qui, le front calme, égorgeait les hommes et trempait ses bras de vierge dans le sang. Habitués à nous troubler, à pousser des cris à chaque événement, nous ne concevons pas comment cet homme, témoin des massacres de cette guerre, qui a combattu et plaidé sur cette place publique, a pu garder cette immobilité sublime. Le génie grec, quand il touche un genre de perfection, le pousse jusqu'au bout, avec une audace de raison qui accable. Thucydide, ayant conçu la nature du vrai, méprise le reste. C'est parce qu'il est d'accord avec lui-même qu'il ne s'amollit pas un seul instant. — Il est philosophe et orateur de la même façon que narrateur et critique. Sa philosophie est dans ses discours, comme celle de tous les anciens. Mais elle ne ressemble ni à celle de Tite Live ni à celle des autres. Un moderne n'aurait qu'à transcrire le portrait des Athéniens et des Lacédémoniens, le tableau que fait Pélias de la politique et des mœurs d'Athènes, les harangues qui exposent les forces des deux partis. Les idées n'y sont point embellies ni voilées par le vêtement oratoire, mais pures et nues comme les faits eux-mêmes, et les discours ne sont que des précis de raisons. Thucydide connaît les causes comme Tacite connaît les hommes ; la philosophie de l'un est aussi précise que les peintures de l'autre, et il me semble que, par des chemins opposés, l'imagination et la raison, ils ont atteint tous deux la parfaite vérité. — De cet excès de pensées naît le seul défaut de Thucydide : ses narrations sont aussi belles et aussi claires que celles de Xénophon ; mais le style de ses harangues est pénible. Elles sont chargées d'idées abstraites que leur concision rend obscures, et d'antithèses qui font vainement effort pour y porter la clarté. Les phrases, tournées et retournées cent fois par une méditation intense, sont comme des étrangères à qui les voit pour la première fois. Les mots pressés par cette main puissante, presque déformés, sont parfois détournés de l'usage ordinaire. Les constructions souffrent de la domination de la pensée ; et le style tout entier est comme opprimé et violent& par sa propre énergie. Cet homme extraordinaire ne tombe que par l'excès de sa force ; une seule de ses armes d'historien se brise, et c'est dans l'embrassement trop violent dont il étreint la vérité.

Tite Live, ce semble, est ici en illustre compagnie, et, comme Dante dans les champs Élysées, parmi des hommes qu'il est glorieux de vaincre et à qui sans honte on peut céder. Au-dessus d'Hérodote, de Xénophon, de Salluste, de César, il reste au-dessous de Tacite et de Thucydide. Songeons pourtant, avant de lui donner des maîtres, que Thucydide et Tacite, annalistes comme lui, n'ont pas su mieux que lui ordonner les faits selon les idées générales, que leur tâche fut plus aisée puisqu'ils écrivaient l'histoire contemporaine, que l'on a perdu les plus beaux livres do Tite Live, puisqu'on voit par ceux qui restent, qu'en approchant de son temps, son récit devenait plus complet et plus vrai. Les voilà maintenant tous trois assez près l'un de l'autre, et fou aime mieux les admirer tous ensemble que leur chercher des rangs.

 

§ 3.

Tite Live devant les historiens modernes. — Progrès du la critique, de l'érudition et de la philosophie. — L'histoire moins animée et plus décousue. — L'histoire moins certaine et trop anecdotique. — La véritable histoire est celle des passions, et son expression naturelle est l'éloquence. — Ce que nous avons gagné et ce que nous avons perdu. Ce que nous avons oublié et ce que nous pouvons apprendre.

Les modernes ont renouvelé l'histoire comme le reste ; mais chacun a les défauts de ses qualités ; et, puisque Tite Live reçoit des leçons de nus historiens, il leur en donne. Nous pourrions beaucoup lui apprendre ; il peut beaucoup nous enseigner.

Nous avons de la science une idée plus exacte que lui. — D'abord nous la voulons plus solide ; instruits parles méthodes des sciences physiques, nous contrôlons mieux les faits. La critique, qui par hasard s'est rencontrée autrefois dans Polybe et dans Thucydide, est devenue un corps de règles et d'exemples universellement suivis, patrimoine de tout historien. — Nous voulons aussi que la science soit plus complète. L'histoire embrasse maintenant plusieurs ordres de faits que jusqu'alors elle avait laissés hors de soi : les arts mécaniques, l'industrie, le commerce, méprisés par les anciens comme serviles, aujourd'hui réhabilités parce qu'ils sont exercés par des hommes libres ; les mœurs domestiques, oubliées autrefois pour les événements politiques, aujourd'hui étudiées parce que la famille intéresse l'homme autant que l'État ; les religions, les sciences, les lettres, les arts, qui alors semblaient l'œuvre de quelques hommes, et qui aujourd'hui semblent l'œuvre de toute la nation. L'histoire agrandie a reçu enfin dans son enceinte la nature humaine tout entière. — On voulut alors qu'elle devint plus philosophique, et, trouvant par le progrès des sciences physiques que les changements des corps arrivent selon des lois fixes, on soupçonna que des lois fixes gouvernent les changements de l'esprit. Deux mille ans ajoutés au souvenir, étendant la perspective, permirent d'entrevoir cet ordre ; et tant d'espèces d'histoire, ajoutées à l'histoire politique, firent saisir les dépendances mutuelles des divers ordres de faits qui composent la vie humaine. Au lieu de suites d'événements, on vit des classes de faits ; on rangea ces classes en un système, on résuma le tout en des formules, et l'on jugea que l'histoire universelle doit expliquer et enchaîner sous une seule loi toutes les actions et toutes les pensées du genre humain.

Cette conception est fort belle ; mais ne réduisons pas l'histoire à n'être qu'une science. — Plusieurs de nos historiens auraient dû apprendre de Tite Live qu'il ne faut pas mêler les disserta. lions au récit, ni entourer un fait du cortège des discussions, des conjectures, des raisonnements qui l'établissent. C'est laisser sur l'édifice les échafaudages qui ont servi à le construire. Le récit languit dès que la suite des événements est interrompue par la comparaison des textes et la critique des témoignages. Pour que l'œuvre soit vivante comme la nature, il faut que, comme la nature, elle ne comprenne que des événements et des actions. Le livre de Niebuhr n'est que la matière d'une histoire ; et combien d'autres moins choquantes, où tel chapitre entier est une dissertation ! A grand'peine trouveriez-vous une véritable histoire des faits anciens qu'on atteint par conjecture, ou des faits récents qu'on interprète avec passion ; le récit disparaît sous la controverse, et la critique ôte la vie. — D'autre part, l'érudition Ôte l'unité. Où placer les différentes espèces d'histoire qui composent celle d'une nation ? Comment les ordonner de manière à reproduire dans le récit le mouvement unique et continu dont elles sont les parties ? Comment recomposer le drame indivisible avec ces scènes éparses ? Ce qu'on appelle au dix-huitième siècle l'histoire philosophique est l'histoire démembrée. Dans l'Histoire d'Angleterre de Hume, dans le Siècle de Louis XIV de Voltaire, on rencontre ici la politique, là-bas la religion, plus loin les arts, les lettres ou le commerce, chaque ordre de faits. dans un lieu séparé, comme les divers organes du corps dans un cabinet d'anatomie. — Sans trouver encore le plan véritable, Tite Live imite mieux la distribution naturelle des faits. Il présente ensemble ceux qui sont arrivés ensemble ; il veut qu'ils marchent de front dans l'histoire, puisqu'ils marchent de front dans le temps. Il ne revient pas trois ou quatre fois sur ses pas pour ramasser des séries d'événements laissés sur la route et faire une armée de ces corps dispersés ; son récit est mieux ordonné, parce qu'il est moins érudit. Enfin on apprend de lui qu'il faut fondre la philosophie dans le récit ; elle ne peul, en être séparée, puisqu'elle en est. l'âme ; et on ne doit l'y apercevoir que par l'ordre qu'elle y met ; celui qui à chaque instant s'arrête pour raisonner sur les effets et les causes n'est plus un artiste, mais un savant. N'oublions pas que l'histoire est surtout une narration, que Tite Live a mieux indiqué la corruption insensible de Rome en énumérant chaque année les crimes des généraux, qu'en donnant à part une sèche formule, et qu'en changeant les théories en discours, il les a changés en faits. Dans l'historien, il y a le critique qui vérifie les faits, l'érudit qui les recueille, le philosophe qui les explique ; mais tous les personnages restent cachés derrière le poète qui raconte. Ils lui soufflent toutes ses paroles et ne parlent pas. L'histoire ne garde les traces ni des controverses de la critique, ni des compilations de l'érudition, ni des abstractions de lit philosophie. Abstractions, compilations, controverses, doivent se fondre en une œuvre d'art au souffle de l'imagination, comme dans le moule de ce sculpteur d'Italie, l'argent, le plomb, le cuivre, les vases précieux se fondirent pour former la statue d'un dieu.

On a de nos jours ouvert des voies nouvelles dans l'art comme dans la science, et changé la manière d'écrire l'histoire, comme la manière de la composer. Depuis cinquante ans, les poètes et les artistes ont compris que nul homme n'est une idée ou une passion en général, que chaque caractère est une empreinte personnelle et originale, et que, pour représenter un peuple ou un personnage, il faut dessiner ses traits distinctifs et personnels. Cette maxime pratiquée a repeuplé aussitôt tout le champ du passé. Des figures nettes se sont levées en pleine lumière, en foule, avec une diversité infinie, là où de vagues ombres, toutes semblables entre elles, assoupissaient l'attention et confondaient les souvenirs. Le Grec, le Romain, l'Espagnol, l'Égyptien, le Numide, sont entrés dans l'histoire avec leur physionomie propre ; et l'art, comme la science, s'est rapproché de la vérité.

Cette recherche des traits particuliers finit par changer l'histoire en une suite d'anecdotes. Tel écrivain, au lieu de peindre des hommes à grands traits, comme Tite Live, explique au long ses occupations d'enfance, le caractère de ses parents, l'aspect de sa chambre, la couleur de ses habits ; à force de poursuivre les détails distinctifs, on tombe dans des biographies interminables, et le récit d'une révolution est un roman de mœurs. Tel autre, pour expliquer la ruine d'un trône, va chercher une histoire de prison ou un paragraphe de théologie ; un geste, une parole, un simple accident nous semble l'abrégé d'un caractère, d'un siècle, d'un peuple. Une divination aventureuse et poétique invente des vérités qu'elle laisse sans preuves et entoure d'erreurs. — Comprenons, par l'exemple de Tite Live, que, sous le Romain, le Grec, le Barbare, il y a toujours l'homme, que les lieux communs sont les vérités universelles, que les vastes révolutions ont pour cause les passions générales, et que la misère et l'oppression les ont faites à Rome comme chez nous. La faim, la douleur, les différences de religion et de race, le besoin de jouir et d'agir, sont partout les ressorts de l'histoire, comme la pesanteur et la chaleur sont partout les moteurs de la nature. Pour embrasser tout le vrai, il faut imiter Tite Live aussi bien que les modernes ; et, si l'on fait agir un personnage ou un peuple, on doit montrer les inclinations générales sous les penchants personnels.

Les modernes donnent trop à la science et aux détails particuliers ; Tite Live, à l'art et aux traits généraux. Mais, dans ce commerce d'enseignements, Tite Live, par son éloquence, fournit le principal. Car le propre de l'éloquence est de reproduire les passions humaines dans un style parfait. — Or, les passions, étant les causes des événements, sont là substance même de l'histoire. Nous l'oublions trop aujourd'hui : les questions de finances, de tactique, de politique, d'administration, les détails du dogme, de la philosophie, des arts, de la science, tous les traits doivent entrer dans le tableau de la vie humaine, mais pour servir à la peinture des passions humaines, et le véritable objet de l'histoire est l'âme. — Maintenant une peinture de passions, sans l'expression parfaite, est fausse ou froide. Pour être historien, il faut donc être grand écrivain. Aujourd'hui sans doute l'on pense et l'on sent avec force, et nos histoires ont plus de science et de vie que les anciennes. Mais l'art d'écrire s'est corrompu. Nous respirons la contagion dans l'air en dépit de nous-mêmes ; toute langue se gâte à l'usage ; la nôtre s'est chargée de métaphores, de termes abstraits, d'expressions toutes faites, que la réflexion, la philosophie, la poésie, le travail des littérateurs et des penseurs ont apportés. La plupart de nos auteurs écrivent comme au quatrième siècle, avec autant d'incorrection et de recherche que saint Augustin. Nous n'entendons plus ce que nous disons, et nous voulons dire plus que nous ne pensons. Nous songeons à nous grandir, et nous ne songeons point à nous comprendre. Saint Augustin étudiait, pour se corriger, le style exact et naturel des anciens maîtres. Nous souffrons du même mal que lui, et nous devons employer le même remède. Nul plus que Tite Live n'est digne de nous l'offrir. De nos jours, l'histoire, accrue par la critique, l'érudition et la philosophie, a coulé plus large, plus réglée et plus profonde ; mais, conduite par lui, elle était plus pure, et son cours plus rapide et plus droit.

 

FIN DE L'OUVRAGE.

 

 

 



[1] Hérodote, II, 35.

[2] Ses Histoires ne sont que le complément de Thucydide.

[3] César, Guerre des Gaules, II, 20, bataille contre les Nerviens.

[4] César, Guerre des Gaules, II, 20. Successus hostium, telum adjici, etc.

[5] Salluste, Catilina, ch. 4 : Statut res gestas populi Romani, ut quæque memoria digna videbantur, carptim perscribere.

[6] Sa grande histoire n'allait que de la mort de Sylla à la conjuration de Catilina.

[7] Salluste, Catilina, ch. 54, portraits de Caton et de César.

[8] Salluste, Jugurtha, ch. 21, discours du tribun Memmius.

[9] Salluste, Jugurtha, ch. 21, discours du tribun Memmius.