§ 1. NARRATIONS. I. Redites. — Lieux communs. — Admirer n'est pas raconter. — II. Élan et enchaînement du récit. — Fabius et Papirius. — Force de la narration oratoire. — Les Fourches caudines. — Récit de la mort de Lucrèce par Tite Live et par Denys. — Récit du passage des Alpes par Polybe et par Tite Live.Comment dans Tite Live agissent et parlent les personnages ? Ici les défauts sont moindres et les qualités plus grandes : non qu'à son éloquence s'ajoute un talent nouveau ; mais le récit et le discours conviennent mieux à. l'esprit oratoire que la composition des caractères, la critique ou la philosophie. Tite Live reste le même, mais son ouvrage est plus parfait. Quelles narrations fait l'orateur ? Des narrations oratoires. Ses narrations ne sont donc pas toujours parfaites. Il faut choisir dans celles de Tite Live ; et, même quand on a choisi, le plaisir que l'on éprouve n'est pas toujours pur ni complet. I. C'est que les actions dépendent des caractères. Dans Tite Live, ils sont peu marqués, sans traits personnels, les mêmes dans les temps de politesse et dans les âges de barbarie. Vous prévoyez que les récits seront parfois trop semblables, et renfermeront des lieux communs. Que de fois, dans les dix premiers livres, ne revoit-on pas la même bataille ! Les cavaliers ôtent la bride à leurs chevaux, et s'élancent avec tant d'impétuosité qu'ils enfoncent l'ennemi. Les fantassins entrent par cette brèche, tout est pris ou tué, et l'armée revient à Rome chargée de butin. Cette monotonie ôte l'intérêt ; et mieux vaudrait omettre un fait que se répéter tant de fois. Lei orateurs de profession ont au fond de leur mémoire plusieurs phrases toutes faites, utiles ou plutôt inutiles partout, moyens de métier, touchants peut-être ou habiles, mais qui conviendraient mieux dans une école que dans une histoire. Tite Live en a comme Cicéron[1] : des enfants qui pleurent, des femmes qui, en gémissant, s'attachent à leurs maris, les temples des dieux renversés, les tombeaux des ancêtres violés, etc. Ces détails vrais, mais communs, ne méritent d'être mis nulle part, parce qu'ils peuvent être mis partout. L'art et le besoin d'agrandir sont oratoires ; car le but de l'orateur n'est pas de peindre, mais de toucher l'auditeur par ses peintures ; il traite la vérité comme un moyen, non comme une fin. Au lieu de raconter, Tite Live prouve. Il veut, non qu'on connaisse ses héros, mais qu'on les admire ; il n'expose pas leurs actions, il les exalte. Quand il ouvre le récit du combat des Horaces : Les glaives en avant, dit-il, comme une armée en bataille, les six jeunes gens, portant le courage de deux grandes armées, s'avancent l'un contre l'autre. Ils n'ont pas devant les yeux leur propre péril, mais la domination ou la servitude de leur patrie, et la fortune de l'État qui sera ce qu'ils l'auront faite[2]. Jamais Tite Live ne nous laisse la liberté de juger. Il se tient derrière ses personnages, attentif à les faire paraître, à les mettre dans un jour éclatant, préparant la place avant leur venue, ne les montrant que lorsqu'il a mis notre esprit dans la disposition qui convient. Il les annonce. Voyez cet exorde de la bataille de Zama[3] : Le lendemain, pour décider cette querelle, s'avancent les deux plus braves armées, les deux plus illustres[4] généraux des deux plus puissants peuples de la terre, devant, ce jour-là même, mettre le comble à tant de gloire acquise on la renverser. Cette magnificence de langage est d'une oraison funèbre. Tite Live emporte l'admiration de haute lutte, à coups redoublés d'épithètes ; il ferait mieux de la laisser naître. Ce luxe de style met en défiance ; nous voulons voir, non être éblouis. Les faits qu'on nous montre ainsi ne sont plus intacts ; transformés dans la pensée de l'auteur, ils en portent la marque. Il valait mieux les laisser purs dans leur nudité native que les parer de tout cet éclat. Quand les trois cents Fabius partent contre les Véiens : Jamais, dit Tite Live[5], armée si petite par le nombre, si grande par la renommée et l'admiration publique, ne traversa la ville. Trois cent six soldats, tous patriciens, tous d'une même maison, dont aucun n'eût paru indigne de présider le sénat dans les plus beaux temps de la république, partaient, menaçant de ruiner le peuple véien avec les forces d'une seule famille. Cet accent est celui d'une harangue. Bossuet prend le même ton pour célébrer les campagnes du prince de Condé. Seulement, l'éloquence approche ici de la déclamation, et le besoin d'embellir conduit à l'emphase : dans une famille de trois cent six membres, trois cent six dignes d'être princes du sénat ! Cela est d'un rhéteur. — Ces exemples distinguent nettement l'orateur du peintre. Celui-ci, qui ne songe ni à juger, ni à imposer son jugement, n'a d'autre désir que de voir clairement tous les sentiments, toutes les résolutions, toutes les actions, toutes les attitudes de ses personnages, ni d'autre but que de les imprimer telles qu'elles sont dans l'esprit du spectateur. L'autre, uniquement attaché à nous toucher ou à nous convaincre, traite les faits en moyens oratoires, ne raconte que pour émouvoir, choisit, ordonne, expose, pour exciter en nous, non une image vive ou une idée exacte, mais une persuasion solide ou une forte passion. Si j'admire les Fabius, si à Zama l'attente de la bataille me tient suspendu, si je loue le courage des Horaces, Tite Live m'a gagné à son opinion, il est content. Des redites, quelques développements communs, plusieurs exagérations passionnées, tels sont les défauts que l'esprit oratoire met dans la narration. II. Mais il y apporte le plus noble mérite, le talent d'animer et de lier toutes les parties du récit. Car l'éloquence est l'art de bien convaincre c'est-à-dire d'assembler en un corps de preuves toutes les parties d'un sujet, de transformer une suite de faits en un raisonnement continu, de disposer les idées concordantes en vue d'une conclusion unique ; et elle est encore le talent de bien persuader, c'est-à-dire la sagacité prompte qui incessamment devine les passions qu'un événement ou une situation peut faire naître, compte leurs attaches et leurs contrecoups, sait les abattre et les exciter. Les objets de l'imagination oratoire ne sont point les couleurs, les sons, les formes corporelles, mais le monde intérieur de l'âme ; elle n'est pas capricieuse, brusque, ailée, comme l'imagination poétique ; elle ne peint pas par un mot ; elle n'enferme pas tout un caractère dans le raccourci d'une expression ; elle n'a pas d'éclairs. Elle développe régulièrement, avec un enchaînement rigoureux et une abondance extrême, une multitude d'idées et de sentiments ; au lieu de mettre les événements sous nos yeux, par des images, elle les rend sensibles à notre âme par des émotions. Par elle, l'historien, en apercevant les faits, saisit, sous la forme qui les manifeste, la passion qui les vivifie, et retrouve le drame intérieur qui les amène et qu'ils dénouent. Il est beau de le voir ainsi marcher parmi les documents inertes et morts, les toucher tour à tour pour y découvrir les signes de la vie, et tout à coup, par une conjecture certaine, tressaillir en comprenant la force et l'ardeur des sentiments éteints, comme un homme qui voit des jets de fumée sortir des toits d'un large édifice ? et devine l'embrasement caché derrière les murs. Voyons dans l'histoire de Papirius et de Fabius l'exemple de cet ordre régulier et de ces passions ranimées. La narration est si oratoire qu'elle est composée de discours. On partit pour le Samnium avec des auspices douteux. Ce vice des formes religieuses tourna, non contre l'issue de la guerre, qui fut heureusement conduite, mais contre les généraux, dont il causa la haine et les fureurs. Le dictateur Papirius, averti par le pullaire, étant retourné à Rome pour prendre une seconde fois les auspices, prescrivit au maître de la cavalerie de se tenir en place, et, lui absent, de ne point en venir aux mains avec l'ennemi. Fabius, après le départ du dictateur, ayant appris par ses éclaireurs que la négligence était aussi grande parmi les ennemis que s'il n'y avait pas de Romains dans le Samnium, soit poussé par une fierté de jeune homme, et indigné que le salut public parût reposer sur le dictateur, soit entraîné par l'occasion d'un succès, ayant disposé et préparé con armée, marcha sur Imbrinium (c'est le nom du lieu), et livra aux Samnites une bataille rangée. Le sort de ce combat fut tel que, le dictateur présent, la chose en aucun point n'eût pu mieux être conduite[6]. Dans cette dernière phrase, Tite Live plaide d'avance pour Fabius. La première est un exorde qui annonce et résume tout le récit. Cicéron n'eût pas désavoué la grande période qui expose si longuement les raisons de Fabius et exagère la négligence des Samnites. Lisez six lignes de suite dans Tite Live ; involontairement la voix s'élève, vous prenez le ton soutenu, vous défendez une cause, et vous prononcez un discours. Le maître de la cavalerie, comme il est naturel dans un si grand carnage, ayant conquis beaucoup de dépouilles, rassembla en un grand monceau les armes de l'ennemi, y mit le feu et les brûla, soit qu'il eût fait un vœu à quelque dieu, soit, si l'on en veut croire le témoignage de Fabius, pour empêcher le dictateur de prendre le fruit de sa gloire, d'y inscrire son nom ou de porter les dépouilles à son triomphe. D'ailleurs la lettre dans laquelle il annonçait sa victoire, adressée au sénat, non au dictateur, montrait qu'il ne voulait nullement lui faire part de sa gloire. Tite Live, ici, justifie le dictateur, un peu auparavant le maître de la cavalerie ; il explique et raisonne. Son récit n'est pas la narration pure ; cet enchaînement est d'un orateur. Puis aussitôt la passion déborde, et avec elle l'éloquence. Du moins le dictateur le prit de telle sorte que, tandis que les autres se réjouissaient de la victoire gagnée, il en montra de la colère et du chagrin. Il congédia donc brusquement le sénat, et sortit précipitamment de la curie, répétant que les légions des Samnites, moins que la majesté dictatoriale et la discipline militaire, étaient vaincues et renversées par le maître de la cavalerie, si, après avoir méprisé son autorité, il demeurait impuni. Aussi, plein de colère et de menaces, il partit pour le camp ; mais, quoiqu'il allât à grandes journées, il ne put prévenir le bruit de son arrivée. Car plusieurs de la ville l'avaient devancé en toute hâte, annonçant que le dictateur venait avide de châtiments et louant l'action de Manlius presque à chaque parole. Le discours qui suit manque peut-être de naturel. Il est de Tite Live et non de Fabius. Mais quel art pour irriter et envenimer les passions, pour joindre la cause du général à celle des soldats, pour rendre le dictateur odieux ! Fabius, ayant aussitôt convoqué
les soldats en assemblée, les conjure d'employer le courage avec lequel ils
ont défendu la république contre ses ennemis les plus acharnés, pour le
protéger, lui, sous les auspices de qui ils ont vaincu, contre la cruauté
effrénée du dictateur. Il vient, égaré par l'envie, irrité contre la vertu et
le bonheur des autres, furieux de ce que, lui absent, la république a été
bien servie. Il aimerait mieux, s'il pouvait changer la fortune, que la
victoire fût aux Samnites qu'aux Romains. Il répète que son autorité a été
méprisée, comme s'il n'avait pas défendu de combattre dans le même esprit
qu'il s'afflige qu'on ait combattu. Alors c'était par envie qu'il avait tenté
d'enchaîner le courage des autres et qu'il avait voulu ôter les armes à des
soldats impatients de s'en servir, pour que, en son absence, ils ne pussent
seulement remuer. Maintenant il est furieux, il est désolé que, sans L.
Papirius, les soldats aient eu des armes et des bras, que Q. Fabius se soit
cru général de la cavalerie et non valet[7] du dictateur. Qu'aurait-il fait si, comme le hasard de la
guerre et Mars, dieu des deux armées, pouvaient l'ordonner, le combat eût été
malheureux, puisque, les ennemis étant vaincus et la république bien servie,
si bien que lui, ce chef unique, n'eût pu mieux la servir, il menace du
supplice le maitre de la cavalerie ? Ce n'est pas qu'il soit plus ennemi du
maitre de la cavalerie que des tribuns des soldats, que des centurions, que
des soldats. S'il le pouvait, il se vengerait sur tous ; ne le pouvant, il se
venge sur un seul. Mais l'envie, comme la flamme, se prend toujours à ce
qu'il y a de plus élevé : c'est au chef, c'est à la tête de l'entreprise
qu'elle s'attaque. S'il étouffait à la fois le général et sa gloire, alors
vainqueur et tyran de son armée prisonnière, tout ce qu'on lui aura permis
contre le maitre de la cavalerie, il l'osera contre les soldats. Ainsi, que
dans sa cause ils sauvent la liberté de tous ; si Papirius voit que l'armée,
unanime tout à l'heure dans le combat, l'est maintenant pour défendre sa
victoire, et que tous veillent au salut d'un seul, il inclinera vers un avis
plus doux. Enfin, il confie à leur foi et à leur courage sa vie et sa fortune. Certes, le discours n'est pas un ornement dans ce récit ; il en est la substance. Animés par la pitié, l'orgueil, la crainte, l'affection et la haine, les soldats vont résister ; c'est bien raconter les passions que nous les faire ressentir. On dira que ce tissu de raisons est trop fort. En cela, ce style ressemble au dessin des anciens peintres. Dans chaque corps ils marquent le mouvement des moindres muscles ; dans chaque phrase, Tite Live enchaîne et accumule les preuves secondaires. Dans les deux, c'est un excès de vigueur, de science et de travail. Un cri s'élève de toute
l'assemblée, chacun lui disant d'avoir bon courage, que nul ne touchera à sa
personne tant que vivront les légions romaines. Peu après, le dictateur
arriva, et aussitôt il convoqua l'armée au son de la trompette. Alors le
silence s'étant fait, le héraut cita Q. Fabius maitre de la cavalerie. Dès
que celui-ci, qui était au-dessous du tribunal, se fut approché, le dictateur
: Je veux savoir de toi, dit-il, Q. Fabius, puisque le dictateur a
l'autorité suprême, et que les consuls, pouvoir royal, les préteurs créés
sous les mêmes auspices que les consuls lui obéissent, si tu trouves juste ou
non que le maitre de la cavalerie écoute ses ordres. Je te demande encore si,
sachant que j'étais parti de la ville avec des auspices douteux, je devais
hasarder l'État parmi des présages troublés, ou aller une seconde fois
prendre les auspices afin de ne rien faire sous des dieux incertains. Je te
demande enfin si, quand un scrupule religieux était un empêchement pour le
dictateur, le maitre de la cavalerie pouvait en être affranchi et dégagé.
Mais pourquoi toutes ces questions, quand, si j'étais parti sans te rien
dire, tu aurais dû, pour diriger ta conduite, interpréter et conjecturer ma
volonté ? Réponds seulement à ceci. Ne t'ai-je pas défendu, moi absent, de
rien tenter ? Ne t'ai-je pas défendu d'en venir aux mains avec l'ennemi ? Au
mépris de cet ordre, sous des auspices incertains, parmi des présages
troublés, contre la discipline militaire, la règle de nos ancêtres, la
volonté des dieux, tu as osé livrer bataille ! Réponds à ce que je te
demande. Pas un mot hors de là, prends-y garde. Approche, licteur. Dans ce terrible raisonnement qui enchaîne l'accusé pour le tuer, la passion contenue d'abord grandit, s'amasse menaçante, puis, au dernier mot, éclate ; c'est la colère nourrie par la logique. Le développement des preuves est le développement de la passion. Comme il n'était pas facile de
répondre à chacune de ces questions, et que Fabius tantôt se plaignait
d'avoir dans une affaire capitale son accusateur pour juge, tantôt criait
qu'on pouvait lui arracher la vie plutôt que la gloire de ce qu'il avait
fait, et tour à tour se défendait et accusait, Papirius, reprenant toute sa
colère, ordonna de dépouiller le maître de la cavalerie, et d'apprêter les
verges et les haches. Fabius, implorant la foi des soldats, se déroba aux
licteurs qui lui arrachaient ses vêtements, et se réfugia vers les triaires
qui déjà excitaient du tumulte dans l'assemblée. De là les clameurs se
répandirent dans tous les rangs ; on entendait ici des prières, là des
menaces. Ceux qui, par hasard, se trouvaient le plus près du tribunal, et
qui, placés sous les yeux de Papirius, pouvaient être reconnus de lui, le suppliaient
d'épargner le maître de la cavalerie, et de ne pas condamner l'armée avec
lui. Les derniers rangs de l'assemblée et le groupe qui entourait Fabius blâmaient
violemment l'impitoyable dictateur, et là on n'était pas loin d'une sédition.
Le tribunal lui-même n'était pas tranquille[8]. Les lieutenants, entourant le siège du dictateur, le
suppliaient de remettre l'affaire au lendemain, de donner un peu de relâche à
sa colère, un peu de temps à la réflexion. La jeunesse de Fabius a été assez
punie, sa victoire assez flétrie. Le dictateur ne doit pas pousser le
châtiment à son dernier terme, ni attacher cette ignominie à un jeune homme
d'un mérite unique, à son père, homme si illustre, à la maison Fabia. Et,
comme ils ne gagnaient rien, ni par prières, ni par raisons, ils
l'engageaient à regarder l'assemblée en tumulte. Mettre le feu à ces âmes
déjà furieuses n'était ni de son âge ni de sa prudence. On ne blâmera pas Q.
Fabius, qui veut échapper au supplice, mais le dictateur, si, aveuglé par la
colère, il tourne contre lui-même, par une obstination fâcheuse, la multitude
irritée. Enfin, qu'il ne croie pas qu'ils parlent ainsi par faveur pour
Fabius ; ils sont prêts à en jurer. Il leur parait contre l'intérêt public de
sévir en ce moment contre Fabius. — Mais ces
paroles l'irritaient plus contre eux qu'elles ne l'apaisaient en faveur du
maître de la cavalerie. Il leur ordonne de descendre du tribunal. Le héraut
essaya, mais en vain, de rétablir le silence. Dans le bruit et le tumulte, ni
la voix du dictateur, ni celle des appariteurs ne pouvait être entendue. La
nuit, comme dans un combat, mit fin à cette lutte. Le maître de la cavalerie,
sommé de comparaître le lendemain, voyant chacun lui affirmer que Papirius
serait plus acharné et plus enflammé, agité comme il l'était et exaspéré par
la lutte même, s'échappa du camp en secret et s'enfuit à Rome. Là, de l'avis
de M. Fabius, son père ; qui avait été déjà consul trois fois et dictateur,
ayant aussitôt convoqué le sénat, au moment où il se plaignait devant les
Pères de la violence et de l'injustice du dictateur, tout à coup on entendit
devant la curie le bruit des licteurs qui écartaient la foule. C'était le
dictateur irrité, qui, ayant su qu'il était parti du camp, l'avait suivi avec
une troupe de cavalerie légère. Voilà, pour la première fois, un fait sensible et comme un coup de théâtre. Le récit en est-il moins animé parce qu'il se passe tout entier dans l'âme ? Tite Live ressemble à nos tragiques du dix-septième siècle. Peu de décorations, point de cris, d'agonies physiques, mais des suites d'idées et de sentiments ; plus de raison et de passion que d'imagination. Les sens du lecteur ne sont pas très émus, mais son cœur l'est beaucoup, et aux émotions les plus vives se mêle le plaisir pur et sain que donnent toujours l'expression mesurée et l'enchaînement régulier des sentiments. Alors la lutte recommença et
Papirius ordonna qu'on saisit Fabius. Mais, comme, malgré les prières des
premiers des Pères et du sénat tout entier, cette âme inflexible persistait
dans sa décision, M. Fabius le père lui dit : Puisque ni l'autorité du sénat,
ni ma vieillesse que tu veux priver d'un fils, ni la noblesse et la vertu
d'un maitre de cavalerie nommé par toi-même ne peuvent rien sur toi, ni les
prières qui souvent ont apaisé les ennemis et fléchissent la colère des dieux[9], j'invoque les tribuns et j'en appelle au peuple ; c'est
lui, puisque tu veux échapper au jugement de ton armée, au jugement du sénat,
c'est lui que je te donne pour juge, lui qui tout seul a certainement plus de
pouvoir et plus d'autorité que ta dictature. Je verrai si tu céderas à cet
appel, quand un roi de Rome, T. Hostilius, y a cédé. On sort de la
curie et l'on va à l'assemblée, le dictateur avec peu de monde, le maitre de
la cavalerie avec toute la foule des premiers de l'État. Comme il était monté
à la tribune aux harangues, Papirius lui ordonna de descendre en un lieu
moins élevé. Son père le suivit en disant : Tu fais
bien de nous faire descendre à une place où, simples particuliers, nous
pourrions encore élever la voix. Là, d'abord, on
entendit moins des discours suivis que des altercations. Le bruit fut enfin
dominé par la voix et l'indignation du vieux Fabius, qui reprochait à
Papirius sa tyrannie et sa cruauté : lui aussi avait été dictateur à Rome, et
n'avait maltraité personne, ni homme du peuple, ni centurion, ni soldat. Pour
Papirius, il demandait la victoire et le triomphe sur un général romain.
Quelle différence entre la modération des anciens et la cruauté et la
tyrannie d'aujourd'hui ! Le dictateur Q. Cincinnatus, après avoir délivré
d'un siège le consul Minucius, pour toute peine l'avait laissé lieutenant
dans l'armée au lieu de consul. M. Furius Camille, quoique L, Furius,
méprisant sa vieillesse et ses conseils, eût livré bataille avec l'issue la
plus honteuse, non seulement avait si bien retenu sa colère sur le moment
qu'il n'avait rien écrit contre son collègue, ni au peuple, ni au sénat ;
mais encore de retour à Rome, le sénat lui ayant donné le choix d'un
collègue, il l'avait choisi entre tous les tribuns consulaires pour
l'associer à son commandement. Le peuple lui-même, qui a le souverain pouvoir
en toute chose, quand un général, par témérité ou incapacité, a perdu une
armée, s'est toujours, dans sa colère, contenté de le punir par une amende ;
jusqu'à ce jour, on n'a fait à aucun chef une affaire capitale d'un mauvais
succès. Maintenant qu'il s'agit d'un général romain vainqueur, d'un homme qui
a mérité les plus beaux triomphes, on fait ce qui ne serait pas permis même
contre des vaincus, on lève sur lui les verges et les haches. Qu'aurait-on
fait souffrir à son fils, s'il avait perdu son armée, s'il avait été battu,
mis en fuite, dépouillé de son camp ? La violence de Papirius pouvait-elle
s'emporter plus loin que les coups et la mort ? Comme il serait convenable
que la cité Mt, grâce à Fabius, dans la joie, la victoire, les supplications,
les félicitations, et que celui-ci, grâce auquel les temples des dieux sont
ouverts, les autels fument de sacrifices, sont comblés d'offrandes, soit mis
à. nu et déchiré de verges, sous les yeux du peuple romain, tournant ses
regards vers le Capitole et la citadelle, et les dieux qu'il n'a pas en vain
implorés dans ses deux combats ! Dans quels sentiments l'armée qui a vaincu
sous sa conduite et sous ses auspices supporterait-elle ce spectacle ? Quel
deuil dans le camp romain ! quelle joie parmi les ennemis ! Ici l'art oratoire est un peu trop visible ; les dernières raisons étaient déjà dans le plaidoyer du vieil Horace. Mais le lieu commun est bien éloquent. Ainsi parlant avec des plaintes
et des reproches, implorant l'aide des dieux et des hommes, il tenait son
fils embrassé en pleurant. De son côté étaient la majesté du sénat ; la
faveur du peuple, l'appui des tribuns, le souvenir de l'armée absente ; de
l'autre, on mettait en avant le commandement absolu donné par le peuple, et
la volonté du dictateur toujours respectée comme celle d'un dieu[10], et l'ordre de Manlius et l'amour paternel sacrifié à l'intérêt
public. L. Brutus, fondateur de la liberté romaine, avait déjà auparavant
donné cet exemple sur ses deux fils. Maintenant des pères et des vieillards
indulgents laissent mépriser l'autorité des autres, pardonnent à la jeunesse,
comme une faute légère, le renversement de la discipline militaire. Il
persistera pourtant dans sa résolution, et, pour celui qui, contre ses
ordres, a combattu avec des présages troublés et des auspices douteux, il ne
lui remettra rien de la peine qu'il mérite ; s'il n'est pas au pouvoir de
Papirius que la majesté du commandement demeure entière, Papirius du moins
n'affaiblira en rien le droit suprême. Il souhaite que la puissance
tribunitienne, respectée elle-même, respecte aussi le commandement à Rome, et
que le peuple n'anéantisse pas en lui le dictateur et le droit de la
dictature ; s'il le fait, ce n'est pas Papirius, ce sont les tribuns et le
funeste jugement du peuple qu'accusera la postérité, bien vainement, alors
que, la discipline militaire une fois profanée, le soldat n'obéira plus au
centurion, le centurion au tribun, le tribun au lieutenant, le lieutenant au
consul, le maitre de la cavalerie au dictateur ; que personne n'aura plus de
respect, ni pour les hommes, ni pour les dieux ; qu'on n'observera ni les
ordres des généraux, ni les auspices ; que les soldats, à l'aventure, sans
permission, iront errer en pays ami ou ennemi, et qu'oubliant leur serment
ils se mettront en congé à leur caprice, où il leur plaira ; lorsque le
drapeau, moins entouré d'abord, finira par être tout à fait désert ;
lorsqu'on ne se rassemblera plus à l'ordre ; lorsque sans distinction, le
jour, la nuit, en lieu favorable ou désavantageux, sans l'ordre ou par
l'ordre du général, on combattra ; lorsqu'on ne gardera plus son rang ni son
drapeau, et que le service militaire se fera au hasard comme un brigandage,
au lieu de s'exercer comme une institution consacrée. Tribuns du peuple,
offrez-vous à tous les siècles pour répondre à ces accusations ; dévouez vos
têtes à leur jugement pour le caprice de Q. Fabius. Cette complète décomposition d'une idée en ses moindres parties, cette logique pénétrante qui suit sans s'arrêter les dernières conséquences d'un pardon téméraire, cette multitude de mouvements qui se réunissent en une même passion, ce souffle continu et croissant, qui finit par tout renverser, sont l'éloquence même. La riche imagination oratoire coule à pleins bords, comme un grand fleuve, d'un élan irrésistible et régulier. Les tribuns étaient dans la
stupeur, et déjà plus inquiets pour eux-mêmes que pour celui qui implorait
leur aide, lorsqu'ils furent délivrés de ce fardeau par le concours du peuple
romain, qui, passant aux prières et aux supplications, demanda au dictateur
de faire grâce du châtiment au maître de la cavalerie. De leur côté, les
tribuns, suivant le mouvement qui poussait tout le monde à la prière,
conjurèrent instamment le dictateur de pardonner à la faiblesse humaine, à la
jeunesse de Fabius. Il était déjà assez puni. Déjà le jeune homme lui-même,
déjà son père, M. Fabius, cessant toute résistance, tombaient à ses genoux et
essayaient de fléchir sa colère ; alors le dictateur, imposant silence : C'est
bien, dit-il, Romains. La victoire reste à la discipline militaire, à
la majesté du commandement, qui aujourd'hui ont couru danger de périr. Q. Fabius
n'est pas absous du crime qu'il a commis en combattant contre l'ordre du
général ; mais, condamné pour ce crime, il doit sa grâce au peuple romain, il
la doit à la puissance tribunitienne, qui lui accorde la protection non pas de
son autorité, mais de ses prières. Vis, Q. Fabius, plus heureux de l'accord
que montre la cité pour te défendre que de cette victoire dont tu te
glorifiais tout à l'heure. Vis, après avoir osé un attentat que ton père
lui-même, s'il eût été à la place de Papirius, ne t'eût point pardonné. Tu
rentreras en grâce avec moi quand tu le voudras. Pour le peuple romain, à qui
tu dois la vie, tu ne peux lui rendre de plus grand service que d'avoir appris
en ce jour à te soumettre en paix et en guerre aux commandements légitimes.
Ayant déclaré qu'il ne retenait plus le maitre de la cavalerie, il descendit
du temple ; le sénat plein de joie et le peuple encore plus joyeux les
entourèrent et les suivirent, félicitant ici le maître de la cavalerie, là le
dictateur ; et le commandement militaire paraissait aussi bien affermi par le
péril de Fabius que par le supplice déplorable du jeune Manlius. Cette phrase est une péroraison ; Tite Live résume les
faits et conclut, comme dans un discours. Au fond, dans ses récits, tout est
discours ; quand il raconte, son ton est aussi véhément que lorsqu'il
harangue ; soit qu'il parle, soit, qu'il fasse parler les autres, il garde le
même génie et le même accent. Voyez cette peinture des Romains après la capitulation
des Fourches caudines : Le retour des consuls
renouvela dans le camp le désespoir, au point que les soldats s'abstenaient à
peine de porter les mains sur ceux dont la témérité les avait poussés dans ce
piège, et dont la lâcheté allait les en faire sortir plus honteusement qu'ils
n'y étaient tombés. Ils n'ont point pris de guides, ils n'ont point eu
d'éclaireurs : ils se sont jetés en aveugles, comme des bêtes féroces, dans
une fosse. Les soldats se regardent les uns les autres, ils regardent
leurs armes qu'ils vont livrer tout à l'heure, leurs mains qui seront
désarmées, leurs corps qui seront livrés à la merci de l'ennemi. Ils voient
déjà par avance le joug détesté, les railleries des vainqueurs, leurs visages
insultants, et ce passage d'hommes sans armes au milieu d'hommes armés, puis
cette lamentable marche de soldats déshonorés à travers les villes alliées,
ce retour dans leur patrie et dans leurs familles, où souvent eux-mêmes et
leurs ancêtres sont revenus triomphants. Seuls, ils ont été vaincus sans
blessures, sans coups, sans combat. Ils n'ont pas même pu tirer leurs épées,
en venir aux mains avec l'ennemi ; c'est pour rien qu'ils ont eu des armes,
des forces, du courage. Voilà ce qu'ils disaient en frémissant,
lorsqu'arriva l'heure fatale de l'ignominie, moins amère encore dans la
prévision que dans l'effet. D'abord on leur ordonne de sortir des
retranchements, sans armes, avec un seul vêtement. Les otages sont livrés les
premiers, et mis sous une garde ; puis on Ôte aux consuls le paludamentum, et
on renvoie leurs licteurs. Cette vue excita une si grande pitié, que ceux qui
tout à l'heure les maudissaient et voulaient les livrer et les déchirer,
oubliant leur propre sort, détournaient les yeux de cette profanation d'une
si haute majesté, comme d'un spectacle infâme. Les consuls, les premiers,
passèrent sous le joug ; puis chacun, selon son grade, subit à son rang
l'ignominie ; puis les légions tour à tour. Les ennemis armés les entouraient
et les chargeaient de railleries et d'insultes ; des épées même furent
souvent levées sur eux, et plusieurs blessés ou tués, lorsque l'indignation
trop visible sur leurs visages offensait le vainqueur. Ils passèrent ainsi
sous le joug, et, ce qui était pire peut-être, devant les yeux des ennemis.
Lorsqu'ils furent sortis du défilé, quoiqu'ils fussent arrachés pour ainsi
dire aux enfers, et qu'ils crussent voir pour la première fois la lumière, la
lumière en leur montrant leur déplorable troupe leur parut plus pénible que
toute mort. Ils auraient pu arriver à Capoue avant la nuit ; mais, doutant de
la fidélité de leurs alliés et retenus par la honte, non loin de Capoue,
manquant de tout, ils se jetèrent à terre au bord du chemin.... Ni l'accueil affable de leurs alliés, ni leur air de
bonté, ni leurs propos ne purent, je ne dis pas leur arracher une parole,
mais leur faire lever les yeux et regarder en face les amis qui les
consolaient.... Ils s'en allèrent silencieux
et presque muets.... Ils ne rendaient point
le salut, ils ne répondaient pas quand on les saluait ; pas un d'eux
n'ouvrait la bouche. Ce silence obstiné, ces yeux fixés à terre, ces oreilles sourdes à toutes les consolations, cette honte de voir la lumière indiquaient un grand amas de colère qui s'amoncelait au plus profond de leurs cœurs, et le souvenir de Caudium devait être un jour plus douloureux pour les Samnites que pour les Romains[11]. — Dans tout ce passage respire une sombre et farouche douleur, digne d'un de ces soldats si humiliés et si braves ; et Tite Live n'eût pas mieux dit, si le lendemain, à Rome, il eût voulu les exhorter à la vengeance et au combat. Cette passion si vive est vraie. Le cœur, comme l'esprit, a sa logique, et l'orateur sait l'une aussi bien que l'autre. Le grand sens de Tite Live est mis au jour par la maladresse de Denys. Comparons les deux récits de la mort de Lucrèce. Voici la narration de Tite Live[12] : Quelques jours après, Sextus
Tarquin, à l'insu de Collatin vint à Collatie avec un seul compagnon.
Personne ne soupçonnant son dessein, il fut reçu avec amitié et conduit après
souper dans la chambre des hôtes. Là, brûlant d'amour, dès qu'il crut chacun
endormi et son entreprise sûre, il vint l'épée nue vers Lucrèce qui dormait,
et lui appuyant la main gauche sur la poitrine : Silence, Lucrèce,
dit-il, je suis Sextus Tarquin ; mon épée est dans ma main. Tu mourras, si
tu pousses un cri. Quelles gaucheries et quelles bévues dans Denys
! La femme s'étant éveillée au bruit, et demandant
qui était là, il lui ordonna de se taire et de rester dans la chambre,
menaçant de la tuer, si elle essayait de fuir ou de crier. Elle eût
fui ou crié, si les choses se fussent passées ainsi. Le malheureux Grec la
déshonore. Il faut, pour qu'elle soit chaste, qu'elle n'ait pu prononcer un
mot, qu'elle ait l'épée sur la gorge et la main de Sextus sur la poitrine. Il
faut la montrer, comme Tite Live, éveillée en
sursaut, effrayée, ne voyant d'aide nulle part, et la mort sur sa tète,
pendant que Tarquin avoue son amour, la supplie, mêle les menaces aux
prières, la tente de toutes les manières dont on attaque le cœur d'une femme.
J'admire ce même discours dans Denys ! Comme Lucrèce doit être tranquille en
écoutant la tranquille dissertation de Sextus ! Si
tu consens à me satisfaire, dit-il, je ferai de toi ma femme, tu régneras
avec moi sur la ville que mon père m'a donnée, et, après sa mort, sur les
Romains, sur les Sabins, sur les Étrusques, et tous les autres peuples
auxquels il commande. Car je sais que j'hériterai du royaume de mon père,
comme il est juste, étant l'aîné de ses fils. Quant aux autres biens dont
jouissent ceux qui règnent, et dont tu seras maîtresse avec moi, qu'est-il
besoin de te les dire, puisque tu les connais bien ? — Il y a de
l'amour et de la fureur dans ces menaces de Tite Live : Dès qu'il la voit inflexible, inébranlable même à la
crainte de la mort, il ajoute à la terreur le déshonneur ; il déclare qu'il
la tuera, et mettra près d'elle un esclave égorgé, afin qu'on la dise poignardée
dans un ignoble adultère. Par cette menace, sa brutalité triompha d'une
chasteté inflexible. Quand Tarquin fut parti, fier d'avoir vaincu l'honneur
d'une femme, Lucrèce, accablée d'un si grand malheur, envoya un messager à
Rome et à Ardée pour avertir son père et son mari de venir chacun avec un ami
fidèle : une chose horrible est arrivée. Denys ne comprend pas que ce
corps et ce cœur sont brisés, qu'elle a honte de paraître au jour, qu'elle
voudrait se cacher à la lumière, aux yeux des autres, à sa propre pensée. Elle monte sur un char, dit-il, et se rend au plus vite à Rome. Mais laissons Denys
qui gâte et glace ce qu'il touche. Le récit de Tite Live est trop beau maintenant
pour qu'on l'interrompe : Ils trouvent Lucrèce dans
sa chambre, assise, le visage sombre. A l'arrivée des siens, ses larmes
coulent, et son mari lui demandant : Tout va-t-il bien ? — Non, dit-elle ; car
quel bien reste à une femme qui a perdu l'honneur ? Les traces d'un autre
homme, Collatin, sont dans ton lit. Pourtant le corps seul a été souillé,
l'âme est innocente : ma mort en sera le témoin. Mais donnez-moi vos mains
pour gage et votre promesse que l'adultère ne sera pas impuni. C'est Sextus
Tarquin qui, ennemi sous le nom d'hôte, la nuit dernière, armé, a remporté
d'ici un plaisir mortel pour moi, et pour lui, si vous êtes des hommes. Tous
lui donnent tour à tour leur parole ; ils consolent son âme malade,
l'excusent puisqu'elle a été contrainte, rejettent le crime sur l'auteur de
l'attentat : l'âme pèche et non le corps ; quand l'intention a manqué, il n'y
a pas de faute. C'est à vous de voir, dit-elle, ce qui est dû à
l'autre. Pour moi, si je m'absous du crime, je ne m'exempte pas de la peine.
Nulle femme désormais n'aura l'exemple de Lucrèce pour être flétrie et vivre.
Elle enfonce dans son cœur un couteau qu'elle avait sous son vêtement, et
tombe sur sa blessure, mourante ; son père et son mari s'écrient. Ceci ne ressemble guère à tant de tragédies où l'on meurt facilement, pour finir la pièce, et comme en cérémonie. Lucrèce est calme et sombre avant l'arrivée de son père, car sa résolution est fixe. La nature fléchit un instant quand elle les voit ; elle pleure. Mais quand elle commence ce discours si court, si ferme, si libre[13], sa volonté est de nouveau tendue ; elle a sa justification toute prête. Les mots qui la trahiraient sont obscurs et certainement prononcés à voix basse, et le dernier, qui est clair, rejeté au bout de la phrase, arrive avec le coup de poignard. Par cette imagination dramatique, Tite Live transforme ses originaux, entre autres Polybe ; Ôtons Polybe de Tite Live ; ce qui reste est le talent de Tite Live, c'est-à-dire l'art de raconter. Annibal, dit Tite Live[14], de Ici, comme ailleurs, Tite Live ne décrit les circonstances physiques que pour expliquer les émotions morales, et c'est en vue de l'âme qu'il observe le corps. Polybe ne peint ni l'un ni l'autre. Le passage des Alpes n'est pour lui qu'une ascension, άναβολή, qu'il s'agit non de faire voir, mais de faire comprendre. C'est pourquoi il a la maladresse de nous prévenir qu'Annibal court de grands dangers, et que les montagnards sont en embuscade sur les côtés de la route. Tite Live n'ôte pas l'imprévu, de peur d'ôter l'intérêt. Il suit les sentiments des soldats, il marche avec eux, et ne peut voir les ennemis avant eux. Comme les files gravissaient les
premières pentes, on aperçut les barbares postés sur les hauteurs qui les
dominaient. S'ils s'étaient tenus dans les vallées plus cachées, pour fondre
brusquement tous ensemble sur les Carthaginois, ils auraient tout renversé et
mis en fuite. Annibal fait arrêter les drapeaux, envoie les Gaulois en avant
pour examiner les lieux, et apprenant qu'il n'y a point de passage en cet
endroit, place son camp au milieu de ce terrain tout escarpé et abrupt, dans
la vallée la plus étendue qu'il peut trouver. Puis ces mêmes Gaulois, qui
sans doute ressemblaient aux montagnards pour la langue et les mœurs, s'étant
mêlés à leurs entretiens, lui apprennent que les ennemis n'occupent le défilé
que le jour, et que la nuit chacun se retire sous son toit. Dès l'aurore, il
s'avance vers les hauteurs, comme s'il voulait ouvertement et en plein jour
forcer le passage. Puis, après avoir usé tout le jour à feindre autre chose
que ce qu'il préparait, ayant fortifié le camp à l'endroit même où il s'était
arrêté, dès qu'il aperçoit que les montagnards sont descendus des hauteurs et
que la garde ne se fait plus, il fait allumer, afin de tromper l'ennemi, plus
de feux qu'il n'en fallait pour ce qui restait d'hommes ; et, ayant laissé
ses bagages, sa cavalerie et la plus grande partie de ses fantassins, il
franchit à la bitte les défilés avec les plus braves armés à la légère, et
s'établit sur les hauteurs que l'ennemi avait occupées. Dans ce morceau, point de passions à décrire. L'important est d'expliquer brièvement les faits. Tite Live supprime seulement plusieurs longues phrases qui traînent après chaque période de Polybe, et ralentissent le mouvement. Puis, dans sa matière grecque, il arrive à ce mot : Le jour étant venu, les barbares ayant vu ce qui s'était passé, s'abstinrent d'attaquer. Il le voit comme eux, et d'une sèche indication, il fait une peinture : Au point du jour, on leva le camp
et l'armée commença à marcher. Déjà les montagnards, au signal donné,
sortaient de leurs forts pour venir à leur poste ordinaire, quand tout d'un
coup ils aperçoivent les Carthaginois, les uns sur leur tête, maîtres de
leurs postes, les autres s'avançant sur la route. Ce double spectacle,
frappant à la fois leurs yeux et leurs esprits, les tint un instant
immobiles. Ensuite, quand ils virent le trouble de l'armée dans le défilé et
la confusion excitée par ce trouble lui-même, surtout par les chevaux qui
s'effrayaient, persuadés que pour peu qu'ils ajoutent de crainte à ce
désordre, c'en sera assez pour perdre l'ennemi, de toutes parts, habitués aux
endroits escarpés et sans chemin, ils s'élancent. Je traduis littéralement le même passage dans Polybe : Ils furent invités par l'occasion à attaquer la marche. Cela s'étant fait, et les barbares étant tombés sur l'ennemi en plusieurs points à la fois, les Carthaginois périssaient vaincus encore plus par les lieux que par les hommes. C'est faire tort à Polybe et à la science que les comparer à Tite Live et à l'imagination. Alors les Carthaginois eurent à
la fois à combattre les ennemis et les difficultés du lieu ; et, chacun
s'efforçant d'échapper le premier au péril, ils avaient plus à lutter entre
eux qu'avec l'ennemi. Les chevaux surtout rendaient la marche désastreuse,
troublés et effarouchés par les cris discordants que les bois et l'écho des
vallées augmentaient encore ; et, frappés ou blessés par hasard, ils
s'effrayaient tellement qu'ils renversaient autour d'eux les hommes et les
bagages de toute sorte. Comme des deux côtés le défilé était bordé par des
précipices, la foule fit tomber beaucoup d'hommes à une profondeur immense,
quelques-uns tout armés ; mais les plus grandes chutes étaient celles des
bêtes de somme, qui roulaient avec leur charge comme un vaste éboulement.
Quoique cela fût horrible à voir, Annibal demeura quelque temps immobile, et
retint les siens pour ne pas augmenter la tumulte et le désordre ; puis,
voyant que la colonne était coupée, et qu'il courait risque, s'il perdait ses
bagages, d'avoir en vain fait passer son armée sauve, il accourut de la
hauteur ; et, ayant chassé l'ennemi du premier choc, il augmenta aussi le
tumulte des siens. Mais ce trouble fut apaisé en un moment, dès que les
chemins furent libres par la fuite des montagnards, et bientôt tous
passèrent, non seulement paisiblement, mais presque en silence. Un peu plus loin, d'autres montagnards viennent avec
des-paroles de paix. Annibal, sans les croire
aveuglément, sans les repousser de peur qu'un refus n'en fit des ennemis
déclarés, leur répondit avec bienveillance, reçut leurs otages, usa des
vivres qu'ils avaient eux-mêmes apportés sur la route, et suivit leurs
guides, ne permettant pas à son armée de marcher en désordre comme on fait en
pays ami. Polybe avait eu soin de décrire l'ordre de l'armée aussitôt
après la première attaque. Tite Live a différé et réservé cette remarque ; il
attend, pour la faire, qu'elle soit utile, et que la tactique d'Annibal se
montre par ses effets. Il suit des yeux le défilé et marque les sentiments du
chef : Les éléphants et les chevaux marchaient
d'abord ; lui-même à l'arrière-garde avec l'élite de ses fantassins, il
s'avançait regardant autour de lui et inquiet. Dès qu'on fut arrivé dans un chemin étroit dominé d'un côté par une montagne qui s'avançait au-dessus, les barbares de toutes parts sortent de leurs embuscades, attaquent en tête, en queue, frappent de haut, de près, roulent des pierres énormes ; la bande la plus nombreuse pressait les derrières. L'infanterie rangée leur lit face, et montra que si l'arrière-garde n'avait été renforcée, on aurait subi de grandes pertes dans ces gorges. Toutefois, l'armée courut les derniers dangers et faillit périr. Car, tandis qu'Annibal hésite à engager sa troupe dans le défilé, parce qu'elle n'est pas soutenue par derrière comme les cavaliers le sont par lui-même, les montagnards, prenant l'armée en flanc et rompant la colonne par le milieu, occupèrent la route, et Annibal passa une nuit sans cavalerie ni bagages. Le lendemain, les barbares ralentissant leurs attaques, les troupes se rejoignirent. Enfin l'on arrive au sommet. Voyez dans Polybe ce style de savant : La neige s'était accumulée déjà sur les montagnes, parce que le coucher des Pléiades coïncidait avec leur venue. Annibal, voyant la foule dans un état de découragement, à cause des misères passées et de celles qu'elle attendait, essaya de les encourager, n'ayant qu'un moyen pour cela, le spectacle de l'Italie. — Le mot grec est bien autrement pédant : Ένάργεια, terme philosophique, qui signifie évidence. — Ils étaient déjà las et rebutés de tant de maux, dit Tite Live, lorsque la chute de la neige, au coucher des Pléiades, les remplit encore de consternation. Au point du jour, les enseignes ayant été levées, l'armée marchait lentement au milieu de la neige qui couvrait tout. L'abattement et le désespoir se montraient sur tous les visages, quand Annibal, devançant les drapeaux, fait arrêter les soldats sur une hauteur d'où la vue s'étendait au loin, et leur montre l'Italie et les plaines traversées par le Pô, au pied des Alpes. Vous escaladez, dit-il, non pas seulement les murs de l'Italie, mais ceux de Rome. Le reste du chemin est facile ; en un combat ou deux, tout au plus, vous aurez dans vos mains et en votre pouvoir la tête et la citadelle de l'Italie. Ces mots, dans le grec, sont une réflexion de Polybe ; ici, ils sont un discours d'Annibal. Tite Live ne perd jamais l'occasion de faire agir ses personnages. Dans Polybe : Les Alpes ont la disposition d'une citadelle de l'Italie. Dans Tite Live : Vous escaladez les murailles de Rome. Telle est la différence d'un géographe et d'un orateur. On arriva ensuite à une roche beaucoup plus étroite et tellement à pic, que le soldat, sans bagages, tâtonnant et se retenant des mains aux broussailles et aux souches qui sortaient de Terre, pouvait à peine descendre. Ce lieu naturellement escarpé était devenu, par un éboulement récent, un précipice de mille pieds de profondeur. Les cavaliers s'arrêtèrent comme si la route eût fini là. Annibal s'étonne et demande ce qui retarde la marche ; on lui répond qu'il n'y a pas de chemin. Cette halte, cet étonnement, ce dialogue ne sont pas dans Polybe. L'imagination, sinon la raison, demande les détails expressifs. S'ils n'entrent point dans la science, ils font la vie ; et Polybe n'est froid que parce qu'il ne les marque pas. Annibal, dit Tite Live, va lui-même reconnaître l'endroit ; il vit clairement
qu'il fallait faire un long détour, et conduire l'armée par des lieux non
frayés et sans route. Mais le chemin fut impraticable. — Ce qui arriva alors, ajoute Polybe, est fort particulier et fort singulier. Laissez
donc le lecteur porter lui-même ce jugement. On n'a que faire ici de vos
réflexions ; on ne vous demande que des faits. Tachez plutôt, comme Tite
Live, de peindre ce tumulte hideux, l'effort des muscles roidis, ce combat
d'hommes et de chevaux contre un sol qui leur manque. Comme sur la neige ancienne et intacte il y avait une nouvelle couche
d'une médiocre épaisseur, le pied portait d'abord assez solidement sur cette
couche molle et peu profonde ; mais dès qu'elle fut fondue sous les pas des
hommes et des chevaux, il fallut marcher sur la glace nue qui était
au-dessous, et sur le verglas liquide de la neige fondante. Il y eut là une
lutte affreuse, parce que la glace glissante faisait trébucher les hommes, et
que sa pente à chaque instant trompait les pas ; et, quand ils s'aidaient des
mains et des genoux pour se relever, ils glissaient sur leur appui même, et
tombaient une seconde fois, sans qu'il y eût alentour ni souches ni racines
où ils pussent s'accrocher du pied ou de la main. De sorte qu'ils ne
faisaient que rouler sur la glace unie et sur la neige fondue. Les chevaux,
parfois, crevaient même la couche inférieure ; ils trébuchaient, et, frappant
du sabot avec un grand effort, ils la perçaient profondément, tellement que
la plupart, pris comme au piège, restaient engagés dans la neige durcie et
gelée profondément. Enfin, après avoir en vain fatigué les hommes et les
chevaux, on plaça le camp sur le sommet de la montagne. Il fallut, pour cela
déblayer la neige à grand'peine, tant il y en avait à creuser et à enlever.
De là, on conduisit les soldats pour pratiquer un chemin dans la roche qui
seule pouvait donner passage. Et comme il fallait tailler le rocher, ils
abattirent tout à l'entour et ébranchèrent des arbres énormes, et firent un
grand monceau de bois. Un vent violent s'étant levé, propre à entretenir la
flamme, ils y mirent le feu, et versèrent sur la pierre brûlante du vinaigre
pour la dissoudre. Ils ouvrent alors avec le fer la roche calcinée par
l'incendie, et par de légers circuits adoucissent la pente, de sorte qu'on put
faire descendre non seulement les bêtes de somme, mais encore les éléphants.
Polybe ne mesure pas les travailleurs à l'œuvre. Il n'a pas ces phrases
fortes et pressées, qui combattent contre la roche avec les soldats ; il
avait commencé en dissertant aigrement contre les historiens qui embellissent
leurs narrations. Il termine dignement par ces paroles : Maintenant que nous avons conduit en Italie le récit, les
deux chefs et la guerre même, avant de raconter la lutte, nous voulons expliquer
brièvement ce qui convient à notre histoire. Brièvement ! Il ouvre un
long plaidoyer pour prouver que ce qu'il a fait est bien fait. Tite Live fait
mieux et ne le dit pas[15]. § 2. DISCOURS. I. Développements à contretemps. — Harangues sur le champ de bataille. — Phrases symétriques. — Un général moraliste et académicien. — II. Art de développer et de prouver. — Discours d'Appius sur les campements d'hiver. — Art d'émouvoir et d'entraîner. — Discours de Valerius. — Discours de Vibius Virius.I. On pourrait croire, puisque le génie de Tite Live est tout oratoire, que tous ses discours sont parfaits. Quelques-uns d'entre eux sont imparfaits, parce qu'il a partout le génie oratoire. C'est que l'éloquence n'est pas le drame, ni toute parole
une harangue. Faire un discours, c'est distribuer exactement un sujet en ses
parties, appuyer chaque raison principale sur un grand nombre de preuves
secondaires, unir les arguments par des transitions régulières, annoncer la
conclusion dans l'exorde, réunir toutes les preuves dans la péroraison.
L'expression de la passion, brève et brusque, ne souffre ni ces liaisons, ni
ces développements. On ne s'occupe guère à décomposer ni à ordonner son
sentiment ou sa pensée, dans l'élan de l'action ou dans l'angoisse de la
douleur. Des cris, des larmes, des mots entrecoupés, des phrases inachevées,
des attitudes violentes, voilà nos raisonnements et notre langage. Tel n'est
pas celui des personnages de Tite Live : les passions vivantes, entrant dans
son esprit, y prennent la forme oratoire ; les voilà classées en arguments,
accompagnées d'explications, soutenues par des expressions choisies. Elles
gardent leur force, mais elles perdent leur figure ; un homme hors de soi ne
trouve pas cette disposition savante. Que tous ces motifs soient en lui, à la
bonne heure ; mais il ne les démêle pas ; c'est l'auteur qui lui prête son
style, et la harangue devient pathétique, mais fausse. C'est abuser du
discours, que le plier à tout emploi ; il se refuse à ces nouvelles charges,
et gâte ce qu'il ne doit pas porter. Cela s'excuse au théâtre, car on peut
répondre que le poète a le droit d'embellir ses personnages, de leur donner
avec la passion le génie, de faire d'un héros ou d'une princesse un orateur
parfait. Mais, comme l'histoire est une œuvre de vérité au tant qu'une œuvre
d'art, elle doit ressembler au drame, non à la tragédie, et faire parler les
personnages en hommes, non en grands écrivains. Reconnaissez vous ici des
femmes éplorées, agenouillées entre les soldats, parmi
les traits qui volent ? Elles supplient leurs pères et leurs maris de ne pas
se couvrir d'un sang sacré pour eux. Ne souillez pas nos enfants d'un
parricide, vous vos fils, vous vos petits-fils. Si cette parenté, si ce
mariage vous est odieux, tournez contre nous vos colères. Nous sommes la
cause de cette guerre ; nous sommes la cause des blessures et du meurtre de
nos maris et de nos pères. Il nous vaut mieux périr que vivre sans nos maris
ou sans nos pères, veuves ou orphelines[16]. Ces oppositions
si nettement marquées, ce dilemme si fortement construit, ces raisons si
habilement présentées et résumées ressemblent aux dissertations des Horaces[17], et n'en sont
pas pour cela plus naturelles. On craint pour les personnages de Tite Live
les circonstances imprévues et accablantes. Ils ont toujours en réserve, dans
je ne sais quel coin de leur esprit, des périodes si parfaites qu'elles
feraient honneur à une harangue de cabinet. Gracchus tombe dans une embuscade
avec quelques hommes et se voit tout d'un coup enveloppé. Il les exhorte à honorer par leur courage le dernier parti
que la fortune leur laisse. A une poignée de soldats entourés par une
multitude d'ennemis dans une vallée qu'enferment une forêt et des montagnes,
que laisse-t-elle, sinon la mort ? Ce qui importe, c'est de décider si,
offrant leurs corps comme des troupeaux, ils se laisseront égorger sans
vengeance, ou si, au lieu de souffrir et d'attendre l'événement, tournant
toute leur âme à l'attaque, combattant et osant tout, couverts du sang des
ennemis, ils tomberont parmi les armes et les corps amoncelés de leurs
ennemis expirants[18]. C'est Tite Live
qui en ce moment exhorte ses braves ; il en était digne, et il fallait son
grand cœur pour trouver ces généreux accents ; mais Gracchus n'avait pas le
loisir d'être aussi éloquent que lui[19]. Après le danger d'être trop orateur, le plus grand inconvénient pour l'orateur est de n'avoir pas d'auditoire. Celui de Tite Live est fictif comme ses discours. Assis dans sa bibliothèque, il oublie qu'il doit être à la tribune, clans un camp, ou sur un champ de bataille. Il n'entend pas les cris de la multitude ; il ne se figure point son impatience ni sa grossièreté. Il devrait plus souvent songer que la foule est vivante, que chaque parole s'enfonce dans les âmes, soulève des applaudissements, des clameurs, de sourds murmures, qu'une harangue est un dialogue, où les émotions, l'assentiment, le mécontentement du peuple haussent, baissent, changent à chaque instant le ton de l'orateur, où l'on suit enfin, non le régulier développement d'une passion maîtresse et d'une idée unique, mais les variations soudaines et les mouvements imprévus de la vie. Écoutez un discours dans une assemblée politique, ou lisez seulement le Coriolan et le Jules César de Shakespeare ; vous jugerez que dans Tite Live les auditeurs sont dociles, disciplinés, raisonnables à l'excès, que trop complaisamment ils laissent l'orateur leur imposer l'ordre de ses raisonnements et le développement de sa passion. Ou plutôt, dans la harangue, on démêle deux hommes, Tite Live et le personnage ancien. L'exposé des raisons est de Tite Live ; le débit, du personnage. L'un prête ses idées, l'autre sa parole, et le discours ordinairement est un mélange invraisemblable et très beau. Les personnages de nos tragédies donnent une idée exacte, quoique exagérée, de ce défaut, lorsqu'ils parlent à leur confident ou au peuple. Le confident ou le peuple sont des êtres abstraits et ne servent qu'à donner lieu à une exposition de, sentiments ou d'arguments. Ils écoutent, et n'ont rien de plus à faire. Le discours s'adresse à tout ! ile monde aussi bien qu'à eux. L'auditeur est l'homme en général ; c'est pourquoi le personnage parle 'comme un livre ; et sa tirade, excellente en soi, manque, au moment où elle est faite, de naturel et de vérité. J'ose dire enfin que Tite Live tombe parfois dans le
mauvais goût. Né orateur, il a vécu en lettré. Lorsqu'on plaide sur la place
publique, ou qu'on opine dans les assemblées, on tourne uniquement sa pensée
vers les raisons ; lorsqu'on compose un discours dans son cabinet, on devient
un artisan de style. On n'est plus soutenu par la nécessité présente
d'emporter les convictions ; on ne songe plus qu'à bien dire ; on s'habitue
aux figures de rhétorique, aux sentences, à tous les artifices de la parole.
On a trouvé ridicule cette antithèse de Tout le camp s'écriait dans une
joie extrême : Que ne vaincra-t-il pas ? il s'est vaincu lui-même ! Certaines phrases de Tite Live sont presque aussi
mauvaises. Quand Virginius parait tout sanglant du meurtre de sa fille,
l'armée romaine lui crie cette phrase symétrique, dont le français ne saurait
rendre la fâcheuse perfection : Nec illius
dolori, nec suæ libertati se defuturos. Et ailleurs, un général
arrêtant ses soldats qui fuient devant les torches de l'ennemi : Détruisez Fidènes par ses flammes, puisque vous n'avez pu
la gagner par vos bienfaits[20]. — Le jeune
Pérolla, sur les prières de son père, renonce à tuer Annibal. Que de recherches
dans son discours ! La dette de piété que j'ai
envers ma patrie, je la payerai à mon père. Je te plains, car il te faut
soutenir le reproche d'avoir trois fois trahi ta patrie : la première fois,
en lui conseillant d'abandonner Rome ; la seconde, en l'engageant à faire la
paix avec Annibal ; la troisième, en portant obstacle et empêchement à ce que
Capoue soit rendue aux Romains. Toi, ma patrie, reçois ce fer dont je m'armai
pour toi, quand j'entrai dans cette maison d'ennemis, et que mon père
m'arrache[21]. Cette
apostrophe est affectée. Ailleurs, quand Camille reçoit le maître d'école des
Falisques, trouve-t-on bien naturel le cliquetis de ses antithèses ? Tu ne trouveras ici ni un général ni un peuple qui te
ressemblent, infâme qui viens avec un infâme présent. Il n'y a pas entre nous
et les Falisques cette alliance que font les conventions humaines ; il y a,
il y aura toujours celle qu'établit -la nature. La guerre comme la paix a ses
droits, et nous savons les maintenir aussi bien par l'équité que par le
courage. Nous avons des armes, min contre ce qu'on épargne même dans les
villes prises, mais contre des hommes armés, contre ceux-là qui, sans être
attaqués ni insultés par nous, ont assiégé auprès de Véies le camp romain.
Autant qu'il a été en ton pouvoir, toi, tu les as vaincus par un crime
jusqu'ici inconnu ; moi je les vaincrai comme Véies, en Romain, par le courage,
le travail et les armes[22]. Le pauvre
pédagogue a trouvé son maitre ; il écoute une leçon de rhétorique, avant
d'être reconduit à la ville de la manière que chacun sait. — Déjà les
sentences, fléau du style dramatique, commencent à paraitre. Camille vient
d'en faire dans sa docte réprimande ; et son ennemi Manlius excitant le
peuple à la révolte débute par une maxime philosophique : Jusques à quand enfin ignorerez-vous vos forces, quand la
nature n'a pas laissé les brutes mêmes ignorer les leurs ? Tite Live
assistait aux lectures de son gendre le rhéteur ; il avait été nourri dans
les écoles de déclamation qui gâtèrent Sénèque et d'autres beaux génies. — J'ai honte pourtant d'insister sur ces critiques
minutieuses, rarement méritées, couvertes par tant de beautés. Nous pouvons
maintenant le louer comme nous le voulons, et comme il en est digne ; la
matière ne nous manque pas. II. C'est qu'en effet personne, non pas même Cicéron, n'a mieux possédé les deux grands talents oratoires, je veux dire l'art de développer une idée et le don de manier les passions. Car d'abord, puisque l'éloquence a pour but la persuasion, le meilleur orateur est celui qui, dans un sujet, sait trouver le plus de moyens de persuasion ; ces moyens sont les preuves ; or, développer une idée, c'est la prouver par des idées secondaires, celles-ci par d'autres, et ainsi de suite, jusqu'à ce que le raisonnement soit partout invincible, jusqu'à ce que les objections soient prévenues, les arguments épuisés, la clarté entière, et la croyance surabondante ; c'est pour la raison un plaisir pur et extrême que d'embrasser cette multitude d'idées, de passer si aisément de l'une à l'autre, de sentir leur enchaînement, d'éprouver qu'elles sont toutes solides par elles-mêmes et affermies les unes par les autres, d'appuyer sur elles sans qu'elles enfoncent ni fléchissent, de comprendre que toutes ensemble elles forment un édifice destiné à porter une seule proposition. Cet art est le même dans Cicéron que dans Tite Live. Mais Tite Live, obligé par son œuvre de resserrer ses raisons, ne tombe jamais en des développements excessifs. En lisant Cicéron, on saute parfois une phrase et même une page[23]. En lisant Tacite, on revient souvent deux ou trois fois sur la même ligne. Pour Tite Live, on lit tout et on ne lit qu'une fois chaque chose, tant il a de mesure, évitant à la fois l'abondance, trop grande qui rassasie et la concision extrême qui fatigue. L'esprit du lecteur va toujours du même pas que le sien. Mais il vaut mieux traduire que décrire ; un exemple prouve plus qu'un commentaire ; et je ne dirai rien sur la suite et l'abondance des idées qui ne soit d'avance et sensiblement dans la harangue qu'on va lire. Les tribuns déclamaient contre le sénat qui venait d'établir la solde militaire, et, pour la première fois. retenait les soldats l'hiver autour des murs de Véies[24] ; Appius Claudius, qui avait une éloquence naturelle et qui, d'ailleurs, était exercé à la parole, fit ce discours : Si jamais on a douté, Romains,
que les tribuns du peuple aient excité des séditions dans leur intérêt plutôt
que dans le vôtre, je suis sûr que cette année le doute a cessé. Je me
réjouis donc de vous voir enfin tirés d'une si longue erreur, et, comme cette
erreur est dissipée dans un moment où vos affaires sont particulièrement
prospères, je vous en félicite vous, et, à cause de vous, la république. Y
a-t-il quelqu'un qui ne voie que jamais injustice, si l'on a pu en commettre
contre vous, n'a blessé et irrité les tribuns comme le bon vouloir que les
Pères ont montré pour le peuple en instituant la solde des soldats ? Que
croyez-vous qu'ils aient redouté alors, ou qu'ils désirent troubler
aujourd'hui, sinon la concorde des ordres, pensant qu'elle aura pour
principal effet de dissoudre la puissance tribunitienne ? On les prendrait,
par Hercule, pour de méchants ouvriers qui cherchent de l'ouvrage. Ils
veulent qu'il y ait toujours quelque chose de malade dans la république, afin
que vous les appeliez pour la guérir. Mais défendez-vous, ou attaquez-vous le
peuple ? Êtes-vous les adversaires des soldats, ou plaidez-vous leur cause ?
A moins peut-être que vous ne disiez : Tout ce que font les Pères nous
déplaît, que ce soit pour le peuple ou contre le peuple ; et, comme les
maîtres défendent à leurs esclaves d'avoir affaire avec les étrangers,
jugeant convenable qu'ils n'en reçoivent ni bien ni mal, de même vous
défendez tout commerce entre les Pères et le peuple, de peur que nous
n'attirions à nous le peuple par notre douceur et notre libéralité, et que le
peuple ne s'avise d'écouter nos conseils et d'y obéir. Combien plutôt
devriez-vous, s'il y avait en vous, je ne dis pas une âme de citoyen, mais
quelque chose d'humain, favoriser et, autant que vous le pourriez, entretenir
la bienveillance des Pères et la déférence du peuple ! Car, si cette concorde
est perpétuelle, qui hésiterait à promettre que cet empire sera bientôt le
plus grand entre tous ses voisins ? J'expliquerai tout à l'heure
combien mes collègues, en refusant de ramener l'armée de Véies avant la fin
du siège, ont pris une résolution, non seulement utile, mais nécessaire. Je
veux parler d'abord de la condition des soldats. Là-dessus, je crois, mon
discours paraîtrait juste, non seulement à vous, mais dans le camp même, si
je le faisais avec l'armée pour juge. Aussi bien, s'il ne me venait à
l'esprit aucune raison, j'aurais assez du discours de mes adversaires.
Dernièrement, ils ne voulaient pas qu'on donnât une solde aux soldats, parce
qu'on ne leur en avait jamais donné. Comment donc peuvent-ils maintenant
s'indigner que, les soldats ayant reçu un nouvel avantage, on leur impose en
proportion un travail nouveau ? Il n'y a jamais de travail sans payement ;
mais d'ordinaire aussi, sans travail dépensé, il n'y a pas de payement. La
peine et le plaisir, si dissemblables de nature, sont joints entre eux par
une sorte d'alliance naturelle. Auparavant, le soldat trouvait pénible de
servir la république à ses frais ; mais il était content d'avoir une partie
de l'année pour cultiver son champ et récolter de quoi se nourrir lui et les
siens, en paix et en guerre. Il se réjouit maintenant de trouver profit à
servir l'État, et reçoit sa solde avec plaisir. Qu'il se résigne donc à
rester un peu plus longtemps éloigné de sa maison et de son bien, qui n'ont
plus de charge pesante ; si la république l'appelait à compter, n'aurait-elle
pas le droit de lui dire : Tu es payé pour un an ; tu me dois un an de
travail. Trouves-tu juste, pour un service de six mois, de recevoir la solde
entière ? Je m'arrête malgré moi, Romains,
sur cette partie de mon discours. On ne doit agir ainsi qu'avec un soldat
mercenaire. Nous, nous voulons agir avec vous comme avec des concitoyens, et
nous trouvons juste qu'on agisse avec nous comme avec la patrie. Ou bien il
fallait ne pas entreprendre la guerre, ou bien il faut la faire selon la
dignité du peuple romain et l'achever au plus tôt. Or, nous l'achèverons, si
nous pressons le siège, si nous ne nous retirons pas avant d'avoir, par la
prise de Véies, touché le but de notre espérance. Et, par Hercule, quand nous
n'aurions pas d'autre motif, la honte devrait nous imposer la persévérance.
Jadis, pendant dix ans, à cause d'une seule femme, une ville fut assiégée par
Si une juste haine ne vous touche
pas, ceci, je vous prie, vous touchera-t-il ? La ville est enfermée par de
grands ouvrages qui resserrent l'ennemi entre ses murs. Il n'a pas cultivé
ses champs, et ce qu'il a cultivé a été ravagé par la guerre. Si nous
ramenons l'armée, qui ne voit que, non seulement par le désir de se venger,
mais par la nécessité de piller les récoltes des autres, puisqu'ils ont perdu
les leurs, ils viendront envahir nos campagnes ? Ainsi, par ce conseil, nous
ne différons pas la guerre, nous l'amenons sur notre territoire. — Mais quoi ! l'intérêt propre des soldats à qui ces
excellents tribuns veulent du bien tout d'un coup, après avoir tenté de leur
arracher leur solde, quel est-il ? Ils ont conduit, par tout ce vaste
circuit, un retranchement et un fossé, deux ouvrages d'un grand travail. Ils
ont fait des redoutes d'abord peu nombreuses, puis, quand l'armée s'est
accrue, très rapprochées. Ils ont élevé des fortifications non seulement du
côté de la ville, mais encore du côté de l'Étrurie, contre les secours qui
pourraient venir de là. Parlerai-je des tours, des mantelets, des tortues, de
tout l'appareil dont on a besoin pour le siège des villes ? Maintenant que
tant de travaux sont achevés, et qu'on est enfin parvenu au terme de
l'ouvrage, pensez-vous qu'il faille abandonner tout cela pour venir
recommencer l'été prochain et s'épuiser dans un nouveau labeur ? Combien il
est moins pénible de défendre les ouvrages faits, de poursuivre, de
persévérer, d'en finir avec ce souci ? La chose sera courte, si nous
l'achevons d'une haleine et si, par ces interruptions et ces relâches, nous
ne ralentissons pas nous-mêmes l'accomplissement de nos espérances. Je vous parle de l'ouvrage et de
la perte de temps. Mais quoi ! le péril où nous nous jetons en différant la
guerre, pouvons-nous l'oublier, après les conseils si fréquents tenus en
Étrurie pour envoyer du secours à Véies ! A présent, ils sont irrités, pleins
de ressentiment ; ils disent qu'ils n'enverront rien ; autant qu'il dépend
d'eux, ils vous permettent de prendre Véies. Qui peut promettre que, si nous
différons la guerre, ils resteront dans les mêmes sentiments ? Car, si vous
donnez à Véies quelque relâche, des députations plus nombreuses et plus fréquentes
iront en Étrurie ; ce qui choque aujourd'hui les Étrusques, cette royauté
instituée à Véies, pourra cesser au bout d'un temps, soit par une décision de
la cité qui voudra regagner les Étrusques, soit par l'abdication du roi
lui-même qui ne voudra pas que sa royauté soit un obstacle au salut de ses
concitoyens. Voyez que d'embarras, quels inconvénients suivent ce parti : la
perte d'ouvrages faits avec tant de labeur, le ravage imminent de nos champs,
et, au lieu de la guerre contre Véies, la guerre contre l'Étrurie. Tels sont
vos conseils, tribuns, semblables, par Hercule, à ceux d'un homme dont le
malade pourrait se rétablir à l'instant, s'il souffrait un traitement énergique,
et qui, en lui offrant un aliment, un breuvage, un plaisir d'un instant,
rendrait la maladie longue et peut-être incurable. Si ce n'est l'intérêt de cette
guerre, par le dieu Fidius, c'est grandement l'intérêt de la discipline que
nos soldats s'habituent, non seulement à jouir d'une victoire gagnée, mais
encore, si l'affaire traîne en longueur, à souffrir l'ennui, à attendre
l'issue, même tardive, de leur espérance, et, si l'été ne suffit pour achever
la guerre, à la continuer l'hiver, à ne pas faire comme les oiseaux d'été,
qui, dès l'automne, regardent autour d'eux pour trouver un toit ou un abri.
Voyez, je vous prie : le plaisir et le goût de la chasse entraînent les
hommes, parmi les neiges et les frimas, clans les montagnes et dans les
forêts. N'appliquerons-nous pas aux nécessités de la guerre cette patience
que fait déployer un amusement, un plaisir ? Croyons-nous les corps de nos
soldats si efféminés, leurs âmes si molles, qu'ils ne puissent endurer un
hiver, au camp, hors de leurs maisons ? Faudra-t-il que, comme dans les
guerres navales, ils consultent le temps et choisissent la saison ? Ne
pourront-ils, supporter le chaud ni le froid ? Ils rougiraient, j'en suis
sûr, si on leur opposait ces raisons. Ils soutiendraient qu'il y a dans leurs
corps et dans leurs âmes une patience virile, qu'ils peuvent faire la guerre
l'hiver comme l'été, qu'ils n'ont pas confié aux tribuns le patronage de la
lâcheté et de la mollesse, qu'ils se souviennent que cette même puissance
tribunitienne n'a pas été fondée par leurs ancêtres à l'ombre et sous les
toits. Il est digne du courage de vos soldats, il est digne du nom romain de
considérer non seulement la guerre présente, mais de chercher une renommée
pour l'avenir, pour les autres guerres, devant les autres peuples.
Pensez-vous que la différence dans l'opinion sera médiocre, si les peuples
voisins croient qu'une ville n'a plus rien à craindre du peuple romain quand
elle a soutenu quelques jours son premier choc, ou s'ils conçoivent une telle
terreur de notre nom qu'ils estiment que ni l'ennui d'un siège éloigné, ni la
rigueur de l'hiver ne peuvent arracher d'une place investie une armée
romaine, qu'elle ne connaît de fin à une guerre que la victoire, qu'elle fait
la guerre avec autant de persévérance que de hardiesse ? Nécessaire dans
toute entreprise militaire, la 'persévérance l'est plus encore dans le siège
des villes, puisque la plupart d'entre elles sont inexpugnables par la force
de leur position et de leurs remparts, et que le temps seul, par la famine et
la soif, les réduit et les emporte. De même, il réduira Véies, à moins que
les tribuns du peuple ne viennent en aide à l'ennemi, et que les Véiens ne
trouvent à Rome les défenseurs qu'ils cherchent vainement en Étrurie. Peut-il
arriver aux Véiens une chose plus désirable que de voir la ville romaine,
puis, par sa contagion, le camp, se remplir de séditions ? Au contraire, par
Hercule, chez l'ennemi, la modération est si grande, que ni la fatigue du siège
ni l'ennui de la royauté n'ont fait chez eux aucune innovation. Le refus de
secours fait par les Étrusques n'a point irrité les esprits. Quiconque excite
chez eux une sédition est puni de mort à l'instant. Personne n'a le droit de
dire ce qu'on dit impunément devant vous. Nous châtions du bâton celui qui
abandonne son drapeau ou qui quitte son poste ; et ceux qui conseillent
d'abandonner les drapeaux et de déserter le camp, non pas à un ou deux
soldats, mais à des armées entières, sont écoutés publiquement en pleine
assemblée ! Tant vous êtes accoutumés à entendre avec faveur toute parole
d'un tribun, quand même ils vous engagent à trahir la patrie et à dissoudre
la république ; séduits par la douceur de cette puissance, vous souffrez que
sous elle se cachent tous les crimes. Il ne leur reste plus qu'à déclamer
dans le camp et devant les soldats comme ici, à corrompre les armées, à leur
défendre d'obéir, puisque enfin, à Rome, la liberté consiste à ne respecter
ni le sénat, ni les magistrats, ni les lois, ni les coutumes de nos ancêtres,
ni les institutions de nos pères, ni la discipline militaire. D'un discours sur les campements d'hiver le patricien a fait un réquisitoire contre les tribuns ; il parle pour son parti en parlant pour la république ; je crois que la passion n'a jamais fait un plus habile usage de la raison. Mais les hommes, n'étant pas de purs esprits, ont besoin
d'être touchés autant que convaincus ; l'éloquence se nourrit de sentiments
comme de raisonnements, et l'on doit souvent donner des tableaux pour
preuves. Car il n'y a que les faits sensibles qui émeuvent, et, pour que la
démonstration ait son effet, il faut que l'auditeur croie voir les faits
eux-mêmes, qu'assiégé et accablé par une multitude d'images saisissantes, il
soit emporté, bon gré mal gré, par son émotion. A chaque instant, dans Tite
Live, le raisonnement devient une peinture : Sommes-nous
ici, dit Minucius, pour jouir comme d'un
spectacle du massacre et de l'incendie de nos alliés ? Tout à l'heure,
indignés qu'on assiégeât Sagonte, nous invoquions non seulement les hommes,
mais les traités et les dieux : et nous regardons tranquillement Annibal qui
escalade les murs d'une colonie romaine. La fumée de l'incendie des maisons
et des champs vient dans notre visage et dans nos yeux ; nos oreilles
retentissent des cris de nos alliés qui se lamentent, implorant notre aide
encore plus souvent que celle des dieux ; et nous conduisons nos légions,
comme des troupeaux, par des pâturages d'été et des gorges écartées, cachés
dans les bois et les nuages ![25] C'est
l'imagination qui enfante les passions ; plus elle est vive, plus elles sont
violentes ; plus un homme voit nettement un spectacle douloureux ou indigne,
plus il est porté à s'indigner ou à s'attendrir. Pourquoi la péroraison du
discours pour Milon est-elle si touchante ? Parce que Cicéron met en scène
son client, fait assiste' les juges à un entretien, donne des larmes et des
plaintes en spectacle. De même les députés de Capoue : Un signe de tête, Pères conscrits, accordez aux Campaniens
votre divine et invincible protection ; dites-leur d'espérer le salut de
Capoue. De quelle foule de citoyens de toute classe pensez-vous que nous
ayons été suivis à notre départ ? Comme tout était rempli de vœux et de
larmes ? Dans quelle anxiété pensez-vous que soient maintenant le sénat et le
peuple campaniens ? Toute la multitude est aux portes, j'en suis sûr ; Pères
conscrits, debout, regardant au loin sur la route qui mène ici, l'âme pleine
d'angoisse, suspendue dans l'attente de ce que vous nous ordonnerez de leur
rapporter[26]. — Le propre de
la passion est d'exagérer les images, parce qu'elle naît elle-même d'une
image : Quels changements, combien de changements
entreprend Canuléius ? La confusion des familles, le trouble des auspices
publics et privés, en sorte qu'il n'y ait plus rien de pur ni d'intact et
que, toute distinction étant ôtée, personne ne reconnaisse ni soi, ni les
siens. Car pourquoi ces mariages mixtes, sinon pour que les plébéiens et les
patriciens s'accouplent au hasard comme des brutes ?[27] Les traits de ce
genre abondent dans Tite Live. Si on les rassemblait, on aurait le recueil
complet des passions humaines. Car rien de si flexible que son éloquence ; elle
s'accommode à toutes les causes : Tite Live plaide pour tous les partis,
plébéiens, patriciens, Romains, Samnites, Grecs, Carthaginois, non par
réflexion et avec effort, mais naturellement et sans peine, tant ses idées et
ses émotions se changent d'elles-mêmes en discours ! Chacun des siens est le
développement d'une passion dont les mouvements variés font un mouvement
unique, comme les ondulations dans un courant. Au bout d'un instant, on cesse
de juger des idées, on écoute la voix d'un homme. Chaque phrase a son accent.
Ce sont les inflexions les plus diverses du ton le plus naturel ; nulle part,
comme dans Salluste, on n'est fatigué par la monotonie d'un même style. Ses
orateurs ne travaillent pas à être toujours brillants, concis, profonds ; les
uns le sont, les autres point. La libre variété des sentiments et des
facultés humaines se déploie en eux sans contrainte, et l'auteur ne vient pas
la resserrer sous la discipline étroite d'un genre unique. Nul talent dominant,
nul goût particulier n'asservit et ne fausse son éloquence. Au contraire,
esprit, imagination, science, dialectique, tout est soumis chez lui à
l'esprit oratoire. Il prend les tons les plus opposés et reste toujours
parfait. Voyez dans le discours du consul Valerius[28], la véhémence,
l'indignation, l'étonnement, l'enthousiasme religieux, toutes les passions
les plus extrêmes : Qu'est-ce que cela, tribuns ?
Sous la conduite et les auspices d'Appius Herdonius, voulez-vous renverser la
république ? A-t-il été assez heureux pour vous corrompre, celui qui n'a pu
soulever vos esclaves ! Quand l'ennemi est sur nos têtes, vous ordonnez qu'on
quitte les armes et qu'on vote des lois ? Si vous n'avez souci, Romains, ni
de la ville, ni de vous-mêmes, respectez du moins vos dieux, captifs de l'ennemi.
Jupiter très bon, très grand, Junon reine, Minerve, les autres dieux et
déesses sont assiégés ; un camp d'esclaves occupe vos pénates publics.
Trouvez-vous que ce soit là l'aspect d'une cité saine ? Cette foule d'ennemis
est, non seulement dans vos murs, mais dans la citadelle, au-dessus du Forum
et de la curie, et cependant au Forum, on tient les comices ; le sénat est
dans la curie ; comme au sein de la paix, le sénateur donne son avis, les
autres Romains vont au vote. Tout ce qu'il y a de peuple et de patriciens,
consuls, tribuns, dieux et hommes, ne devrions nous pas, armés, aller à
l'aide, courir au Capitole, délivrer, pacifier cette auguste maison de
Jupiter très bon, très grand ? Romulus, notre père, qui jadis as reconquis la
citadelle dont ces mêmes Sabins s'étaient emparés à prix d'or, donne ton
esprit à ta race ; ordonne-leur de prendre le chemin que toi, que ton armée
vous avez pris ! Le premier me voici, moi consul ; autant qu'un mortel peut
suivre un dieu, je vais te suivre, marcher sur tes traces... Il finit
en disant : qu'il prenait les armes, qu'il appelait
tous les Romains aux armes. Si quelqu'un s'y oppose, sans plus songer à
l'autorité consulaire, à la puissance tribunitienne, aux lois sacrées, quel
que soit cet homme, en quelque lieu qu'il soit, dans le Forum, dans le
Capitole, il le traitera en ennemi. Que les tribuns qui défendent qu'on s'arme
contre Appius Herdonius ordonnent qu'on s'arme contre le consul Valerius. Il
osera contre les tribuns ce que le chef de sa famille a osé contre les rois.
— Cette violence impétueuse s'adoucit quand il le faut, par exemple, lorsque,
Caton ayant parlé contre la loi Oppia, le tribun Valerius prend en main la
cause des femmes. C'est plaisir de voir avec quelle mesure et quelle
convenance il présente leurs raisons, avec quelle délicatesse et quelle
dextérité il passe de preuve en preuve, combien il montre de respect pour
l'austérité du consul, avec quelle déférence il réfute sa diatribe, comment
néanmoins, avec un demi-sourire, il indique les excès de sa vertu, d'autant
plus modéré que les femmes sont accusées d'indiscipline et que le ton de leur
avocat doit prouver leur douceur. Les arguments arrivent en foule contre la
loi, précis, concluants, mais sans bruit ni fracas, l'ébranlant paisiblement
et la jetant à terre, sans que les juges puissent se plaindre de violence, ni
trouver le moindre prétexte pour s'irriter et résister. Peu à peu l'âpre
conviction enfoncée dans l'esprit par la réprimande de Caton s'amollit ; on
la sent qui se fond ; on essaye en vain de la retenir, on ne la trouve plus ;
je ne sais quelle puissance s'est insinuée dans l'âme ; une nouvelle croyance
est entrée, sans qu'on y ait songé. La voilà maîtresse ; on ne peut plus, on
ne veut plus la chasser ; et nous savons presque gré à l'aimable orateur,
qui, par une conquête si insensible, a tourné notre avis et subjugué notre
assentiment. Je trouve un discours où l'art de prouver et le talent d'émouvoir sont tellement unis et éclatants qu'on y voit tout le génie de Tite Live en raccourci. — Capoue est sur le point d'être prise. Plusieurs sénateurs proposent d'envoyer des députés aux Romains et de leur demander grâce. Vibius Virius s'y oppose. Écoutons un homme décidé à mourir, non par un élan de colère, mais par une longue et complète méditation, d'autant plus désespéré qu'il est plus clairvoyant, dont la raison nourrit la passion, qui, par un raisonnement infranchissable, ferme aux timides les issues de la lâcheté et de l'espérance, et qui, avec une résolution sombre, les conduit au bûcher qu'il s'est dressé. On verra en même temps comment l'art de l'écrivain aide l'éloquence du personnage, comment la première phrase contient d'avance la masse de toutes les preuves, comment un simple récit est une suite irrésistible d'arguments menaçants, comment le commentaire des faits devient à chaque instant plus désespéré et plus amer, jusqu'à ce qu'enfin éclate la nécessité de mourir[29] : Il dit que ceux qui parlent
d'ambassade, de paix, de soumission, ont oublié ce qu'ils eussent fait, s'ils
avaient eu les Romains en leur pouvoir, et ce qu'ils doivent eux-mêmes
souffrir. Quoi ! pensez-vous que, si nous nous rendons, nous serons traités
comme autrefois, lorsque, pour obtenir du secours contre les Samnites, nous
avons livré aux Romains nos personnes et nos biens ? Avez-vous oublié dans
quels temps, dans quelle fortune, nous avons abandonné le peuple romain ?
comment, dans notre défection, au lieu de renvoyer leur garnison, nous
l'avons fait périr dans les tourments et dans les outrages ? combien de fois,
avec quel acharnement nous nous sommes jetés sur leurs troupes qui nous
assiégeaient ? combien de fois nous avons attaqué leur camp, appelé Annibal
pour les accabler, et tout récemment envoyé Annibal d'ici pour assiéger Rome
? — Regardez maintenant tout ce qu'ils ont
fait par haine contre nous, et par là vous jugerez ce que vous devez
attendre. Lorsqu'il y avait dans l'Italie un ennemi étranger, et que cet
ennemi était Annibal, lorsque la guerre mettait tout en feu, oubliant tout, oubliant
Annibal lui-même, ils ont envoyé les deux consuls et les deux armées
consulaires pour assiéger Capoue. Depuis deux ans, ils nous tiennent
renfermés et resserrés et nous minent par la faim, souffrant avec nous les
derniers périls et les plus rudes travaux, souvent massacrés autour de leurs
fossés et de leurs retranchements, à la fin presque dépouillés de leur camp.
Mais je passe cela. C'est une chose ancienne et ordinaire que de souffrir des
périls et des travaux dans le siège d'une ville d'ennemis. Voici une marque
de haine et de ressentiment implacable. Annibal, avec de grandes troupes de
cavalerie et d'infanterie, a assiégé leur camp et l'a pris en partie. Un tel
péril ne leur a point fait quitter le siège. Ayant passé le Vulturne, il a
incendié le territoire de Calés. Ce grand désastre de leurs alliés ne les a
pas rappelés d'ici. Il a fait marcher ses étendards contre Rome elle-même.
Ils ont méprisé cette tempête qui fondait sur eux. Ayant traversé l'Anio, il
a placé son camp à trois milles de la ville ; enfin il s'est approché des
murs mêmes et des portes ; il leur a fait voir qu'il leur enlèverait Rome,
s'ils ne lâchaient pas Capoue. Ils ne l'ont point lâchée. Les bêtes féroces,
emportées par une rage et un élan aveugles, sitôt qu'on va vers leurs tanières
et leurs petits, se détournent pour les défendre. Rien n'a pu détourner les
Romains de Capoue, ni Rome assiégée, ni leurs femmes et leurs enfants dont
ils entendaient presque d'ici les plaintes, ni leurs autels, ni leurs foyers,
ni les temples des dieux, ni les tombeaux de leurs ancêtres profanés et
violés. Tant ils sont avides de notre supplice, tant ils ont soif de boire
notre sang. Il n'ont pas tort peut-être ; nous aurions fait la même chose, si
la fortune eût été pour nous. C'est pourquoi, puisque les dieux immortels en
ont ordonné autrement, et que je ne dois pas même refuser la mort, je puis du
moins, tant que je suis libre et maitre de moi-même, éviter les tourments et
les outrages sur lesquels compte l'ennemi, par une mort non seulement honorable,
mais douce. Je ne verrai pas Appius Claudius et Q. Fulvius assis dans leur
victoire insolente ; je n'irai point les mains liées, traille dans la ville
de Rome, servir d'ornement au triomphe, puis dans un cachot, ou attaché à un
poteau, le dos déchiré de verges, tendre mon cou à la hache romaine ; je ne
verrai pas détruire et incendier ma patrie, les femmes, les jeunes filles,
les fils d'hommes libres, traînés au viol. Ils ont ruiné jusqu'aux fondements
Albe d'où ils étaient issus, afin qu'il ne restât aucun souvenir de leur
souche, de leurs origines ; ce n'est pas pour croire qu'ils épargneront
Capoue, qu'ils haïssent plus que Carthage. C'est pourquoi ceux d'entre vous
qui veulent céder au destin, avant de voir tant de misères, trouveront
aujourd'hui, chez moi, un festin disposé et préparé. Quand ils seront
rassasiés de vin et de nourriture, la coupe qu'on m'aura donnée sera portée à
la ronde. Ce breuvage délivrera notre corps des tourments, notre âme des
outrages, nos yeux et nos oreilles de la nécessité de voir et d'entendre
toutes les misères et toutes les indignités qui attendent le vaincu. Il y
aura des gens tout prêts qui jetteront nos corps inanimés sur un grand bûcher
allumé dans la cour de la maison. Cette voie est la seule honnête et libre que
nous ayons pour mourir. Nos ennemis eux-mêmes admireront notre courage, et
Annibal saura qu'il a abandonné et trahi des hommes de cœur. Par ces discours et ces narrations, nous connaissons maintenant l'imagination, la raison et la passion de l'orateur et de Tite Live. Cette imagination n'a pas pour objet les formes corporelles, mais les mouvements de l'âme, et représente moins bien les faits sensibles que les combats de sentiments. Cette raison est féconde en idées, mesurée dans sa démarche, régulière dans ses œuvres ; elle est plus propre à prouver et à développer qu'à raconter ou à peindre. Cette passion est variée, véhémente, soutenue par le raisonnement et ordonnée dans toutes ses parties ; elle convient mieux dans les longs discours que dans les courtes paroles, aux plaidoyers qu'aux cris du cœur, dans le cabinet que sur la place publique. Décrire ces qualités oratoires, c'est dire les défauts et les mérites qu'elles donnent ; c'est peindre et juger Tite Live que définir l'orateur. |
[1] Tite Live, V, 40 ; I, 29 ; III, 52. Discours de Scipion avant la bataille du Tésin ; discours de Fabius contre Scipion ; discours de Vibius Virius, etc.
[2] Tite-Live, I, 25.
[3] Tite Live, XXX, 32.
[4] Le latin est plus fort : Longe præclarissimi.
[5] Tite Live, II, 49.
[6] Tite Live, VIII, 30.
[7] Mot à mot : un accensus.
[8] Le lecteur voit avec quel soin Tite Live marque les transitions. Autre habitude d'orateur.
[9] Réflexion trop savante, qui sent l'école du rhéteur.
[10] Tite Live agrandit parce que la passion exagère.
[11] Comparez à cette narration celle de Thucydide (les Spartiates à Sphactérie). C'est la narration pure opposée à la narration oratoire.
[12] Tite Live, I, 58.
[13] Vestigia viri alieni in lecto tuo sunt, etc.
[14] Tite Live, XX, 32.
[15] Comparez Tite Live, liv. VII, 9, et Claude Quadrigarius dans Aulu-Gelle, liv. IX, ch. 13. C'est le récit du combat singulier de Manlius Torquatus et du Gaulois. On y voit comment Tite Live transforme une ancienne narration, avec quelle circonspection il hasarde les détails crus et minutieux rapportés par les anciens auteurs, comment il insère des discours, et met en scène des sentiments, avec quel soin il corrige les négligences, lie les idées, ennoblit le style. de n'ose traduire ces deux récits, de peur de trop souvent traduire ; d'ailleurs, il faudrait les comparer phrase par phrase, noter les tournures, les sons, le choix des mots, imiter la critique de Denys d'Halicarnasse, et ennuyer plus que jamais le lecteur.
[16] Tite Live, I, 13.
[17] Corneille, les Horaces :
Quand il faut que l'un meure et par la main de l'autre,
C'est un raisonnement bien mauvais que le vôtre.
[18] Tite Live, XXV, 16.
[19] Voici des harangues vraies : Masséna à Essling disait à ses hommes pour les ramener à la charge : F.... polissons, j'ai quarante millions, vous avez six sous par jour, et vous me laissez seul, en avant, sous les balles ! — A la retraite de Russie, un corps de troupes se trouva coupé. Ne croyez pas qu'on dit alors : Braves soldats ! etc. Non. Tas de canailles, vous serez tous morts demain, car vous êtes trop j... f... pour prendre un fusil et vous en servir ! (Mérimée, préface des œuvres de Stendhal.)
[20] Tite Live, IV, 33.
[21] Tite Live, XXIII, 9.
[22] Tite Live, V, 27.
[23] Dans les Catilinaires, par exemple.
[24] Tite Live, V, 3.
[25] Tite Live, XXII, 14.
[26] Tite Live, VII, 30.
[27] Tite Live, IV, 2.
[28] Tite Live, III, 17.
[29] Tite Live, XXVI, 13.