L'art est l'achèvement de la science. — La science des caractères donne les portraits. — La science des lois donne l'ordre. — La science des faits, des caractères et des lois donne le style.Qui décomposerait un corps vivant n'y trouverait que des parties de matière diversement figurées, réunies suivant certaines lois fixes. Serait-ce en donner une image exacte que d'énumérer ces lois et ces parties ? Non, car elles ne se manifestent que par des formes, des mouvements et des couleurs. De même, après avoir traversé les dissertations de la critique et les abstractions de la philosophie, l'historien entre enfin dans l'histoire. Car la vie humaine qu'il imite n'est pas une for-. mule, mais un drame, et les lois n'y agissent que par des événements. Si sa copie n'est pas animée, elle n'est ni complète ni fidèle. En effet, qu'y a-t-il de plus précieux dans les choses et dans la pensée que le mouvement, la beauté, la vie ? Si vous ôtez aux faits la passion originale qui les suscite et la couleur sensible qui les éclaire, ils n'entrent dans l'esprit ni purs, ni entiers. Changeons donc les abstractions et les raisonnements en émotions et en images. Que l'histoire, pareille à la nature, touche le cœur et les sens en même temps que l'intelligence. Que le passé, reconstruit par la raison, ressuscite devant l'imagination. Jusqu'à présent nous n'avions que des matériaux inertes et des rois inactives. Les voilà qui se meuvent au souffle divin de rime. La science devient art. Elle ne prend point pour cela un habillement étranger et extérieur. Elle ne reçoit que sa forme naturelle et définitive. Ses ornements sont inséparables d'elle ; ils la figurent aux yeux, comme les feuilles d'une plante manifestent la force qui les produit. Elle devient portrait, récit, comme les lois qu'elle exprime deviennent action et mouvement. L'artiste dans l'historien n'est pas séparé 'du savant. Les deux génies s'entraident, ou plutôt il n'y en a qu'un, qui tantôt prépare et raisonne, tantôt achève et raconte, et, appliqué deux fois au même objet, y découvre, par la même clairvoyance, d'abord la vérité, puis la vie. Car prenons dans l'histoire les diverses parties de l'art ; on verra qu'elles ne sont parfaites que par la perfection des diverses parties de la science, et que la science achevée produit d'elle-même l'art accompli. — Le savant étudie dans les particuliers et dans les peuples le caractère, parce que le caractère est la vraie cause des actions privées et publiques. Pour cela, il remarque les passions originales, parce qu'il a pour charge de trouver des vérités nouvelles, et que les sentiments communs à tous sont déjà connus ; il les ordonne en un système sous une inclination dominante, parce que son office est de classer et de lier les faits. Mais le plus grand talent d'un ponte est de bien figurer les caractères, parce que, s'ils manquent, les personnages sont des masques et non des hommes. Dans ce dessein, il saisit les traits distinctifs, parce que seuls ils peignent le personnage et intéressent le lecteur ; il les accorde entre eux, et les soumet à une disposition maîtresse, parce que l'harmonie est une beauté et donne un plaisir. Ainsi, l'historien fait des portraits en cherchant des causes, et, parce qu'il veut instruire, il plait. Au milieu des textes et des -formules, il voit se dresser des figures, et trouve le beau parce qu'il cherche le vrai. — Maintenant le savant rassemble tous les événements, car ils sont le corps de la science. Ne doit-il pas, s'il est érudit et critique, recueillir les moindres particularités, les plus minces accidents, et tout ce qu'on a retrouvé ou deviné des usages, des sentiments, des gestes, des discours ? Ne faut-il pas encore, s'il est philosophe, qu'il choisisse dans cette multitude, qu'il mesure aux divers faits leur importance diverse, les range dans leur ordre, en tire les lois, distribue ces lois particulières sous une loi plus générale ? Or, l'artiste réunit les mêmes événements, parce qu'ils composent sa narration ; il se munit des mêmes détails, parce que les détails seuls figurent à l'imagination les lieux, les actions, les physionomies, et qu'un récit doit être sensible ; il les classe dans le même ordre, néglige les mêmes, met les mêmes en lumière, parce que la narration animée retranche les faits inutiles, s'attache aux grands événements, marche selon un plan marqué. N'est-ce pas dire que l'art reçoit de l'érudition les détails, de la philosophie l'arrangement et le choix des faits, que le récit devient vivant par les compilations, un par les théories, et que des dissertations sort l'épopée ? — Quant au style, il n'est pas loin. d'être parfait lorsque la science est complète. Car, lorsque l'historien, à force d'accumuler et de classer les événements, aperçoit, dans sa mémoire comblée, toutes les parties et l'ordre exact de chaque caractère, les sentiments et leur correspondance, les actions et leur nécessité, et, par-dessus tout, le courant irrésistible des faits pressés qui roulent vers leur terme, il faut bien que ce mouvement l'emporte, que ces douleurs ou ces joies le touchent, qu'il aime et qu'il haïsse, qu'il combatte de cœur avec ses acteurs. Or, en quoi consiste le style, sinon dans la part que l'auteur prend à la narration, dans les émotions qu'elle soulève en lui, dans les accents passionnés, les tons variés, les agitations de l'âme que manifestent le choix des mots et des tours, le son et la symétrie des phrases ? Si, enfin, l'historien s'est figuré nettement les faits, s'il a médité chaque partie de son idée, s'il en sait précisément la force, l'espèce et l'emploi, il saura sa langue, et l'expression vraie ira trouver la conception exacte, parce que l'art d'écrire n'est que l'art de penser, et que, pour bien dire, il suffit d'avoir beaucoup réfléchi. Ainsi portrait, narration, style, expression, toutes les parties de l'art sont produites par la science. Plus elle est complète, plus il est parfait ; elle s'achève par lui comme une plante par sa fleur. Par cette correspondance, les peintures de caractères, le style et le récit de Tite Live ont les mérites et les imperfections de sa critique et de sa philosophie. Les mémés causes appliquées à des objets semblables ont produit les mêmes effets. |