ESSAI SUR TITE LIVE

PREMIÈRE PARTIE. — L'HISTOIRE CONSIDÉRÉE COMME UNE SCIENCE.

CHAPITRE VI. — PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE ROMAINE DANS LES MODERNES.

 

 

§ 1. — MACHIAVEL.

Un politique du seizième siècle. — Son livre n'est qu'un recueil de maximes pratiques. — L'esprit chirurgical en politique. — Lois vraies rencontrées par hasard et par justesse d'esprit. — Un manuel d'hommes d'État n'est point une philosophie de l'histoire.

Les anciens n'ont pas considéré l'histoire comme un ensemble de lois. Les modernes seuls lui ont donné son nom et son but, j'entends les plus modernes ; et Machiavel ne sait et ne veut encore en tirer que des maximes de gouvernement. Secrétaire d'État de Florence, cinq fois ambassadeur, puis destitué, il écrivit la politique qu'il avait pratiquée, n'observa le passé que pour mieux régler le présent, et fit de l'histoire un traité de conduite : traité admirable où les idées générales ne sont que des résumés d'observations particulières, écrit par la raison sous la dictée de l'expérience, tout pratique, et qui semble fait pour être lu la veille de chaque grande entreprise. — Au reste, nul plus que lui ne fut capable de comprendre les anciens. Age étrange que ce seizième siècle, antiquité moderne, presque aussi païenne que l'autre, et qui en eut l'activité, la volonté héroïque, la sensualité, la force ! Est-ce un chrétien qui a écrit ces paroles : Notre religion couronne plutôt les vertus humbles et contemplatives que les vertus actives. Elle place le bonheur suprême dans l'humilité, l'abjection, le mépris des choses humaines, et l'autre au contraire faisait consister le souverain bien dans la grandeur d'âme, la force du corps, et toutes les qualités qui rendent l'homme redoutable. Si la nôtre exige quelque force d'âme, c'est plutôt celle qui fait supporter les maux que celle qui pousse aux grandes actions. Les méchants ont vu qu'ils pouvaient tyranniser sans crainte des hommes qui, pour aller en paradis, sont plus disposés à supporter les injures qu'à les venger[1]. Ailleurs il oublie entièrement quel est son culte. Les dieux, dit-il, ne crurent pas les lois de Romulus capables d'accomplir les grands desseins qu'ils avaient sur Rome. Ils inspirèrent au sénat romain de lui donner pour successeur Numa[2]. Il croit, selon les doctrines antiques, que les affaires humaines tournent nécessairement, sans progrès et à l'infini, dans un cercle borné de révolutions fixes : royauté, aristocratie, démocratie, tyrannie[3] Mais il aime en vrai Romain l'État populaire. L'expérience prouve, dit-il, que les peuples n'ont jamais augmenté leur puissance et leur richesse que sous un gouvernement libre, parce que le gouvernement républicain cherche l'utilité commune, et le prince son intérêt particulier[4]. Son style a la vigueur, la gravité, la simplicité, l'éloquence mâle et sévère d'un philosophe de l'antiquité.

Pour le but et la composition, son Discours ressemble fort à la Politique d'Aristote. Il commente sans plan marqué les diverses maximes de la politique, et l'histoire de Rome ne lui sert que d'exemple. Sans s'inquiéter de l'ordre des faits, des temps, des lieux, des causes, il va de Manlius Capitolinus à Romulus[5], puis à Tibère et Caligula, comparant à Rome Venise, Sparte et Florence, introduisant dans son récit les rois de Judée et les sultans de Constantinople, parce que son but est de prouver sa maxime, et non d'expliquer l'histoire. Il l'annonce lui-même dans sa préface : Qu'est-ce que la médecine, sinon l'expérience des médecins anciens prise pour guide par leurs successeurs ? Et cependant, pour fonder une république, maintenir des États, gouverner un royaume, organiser une armée, conduire une guerre, dispenser la justice, accroître son empire, on ne trouve ni prince, ni république, ni capitaine, ni citoyen, qui ait recours aux exemples de l'antiquité[6]. Son Discours sur Tite Live est une théorie de la république, comme son Prince est une théorie de la tyrannie, et, si on y trouve de grandes vues sur la constitution de Rome, c'est par aventure et en passant. — En morale, il est beaucoup moins honnête que Tite Live, et son principe est que les hommes sont méchants et malfaisants[7] ; opinion fort naturelle dans un contemporain de César Borgia, de Ferdinand le Catholique, de Ludovic le More ; mais il aime l'Italie comme Tite Live aime Rome ; et, si sa politique paraît criminelle, c'est qu'il raisonne en médecin, examinant quel remède comporte tel danger, quand et jusqu'à quel point les opérations cruelles sont nécessaires, abstraction faite du juste et de l'injuste. Vous voyez un savant qui divise les conspirations en plusieurs genres[8], distinguant les trois sortes de personnes qui peuvent les entreprendre, les trois moments que chacune présente, les deux moyens par lesquels on les découvre, les quatre espèces de dangers qui en accompagnent l'exécution ; il note les variétés et éclaircit par des faits chaque point de théorie. On ne pouvait pas, dit-il quelque part, présenter un exemple qui servit davantage aux conspirateurs et à ceux contre qui on conspire. C'est le mot d'un homme qui aime son art et sel réjouit d'avoir trouvé un cas instructif. Si j'ai dessein, dit-il ailleurs, de faire la guerre à un prince, j'attaquerai plutôt son ennemi que lui ; ensuite.....[9] Ainsi parle le maitre lorsqu'il prend la place de son élève et fait l'opération lui-même, afin que la démonstration soit plus claire. Tel est l'effet d'une longue pratique des hommes et des choses. On est disposé à les regarder comme des ressorts, et l'on fait de la politique une mécanique morale. Le peuple commit une faute, dit Machiavel, en demandant les décemvirs pour les brûler vifs ; il fallait les demander sans dire pourquoi. Il n'y a point ici mépris, mais oubli du juste, et l'auteur n'est pas un scélérat, mais un raisonneur. Après avoir dit qu'un prince nouvellement établi doit tout renouveler : Ces moyens, ajoute-t-il, sont cruels et destructeurs, je ne dis pas seulement du christianisme, mais de l'humanité. Tout homme doit les abhorrer, et préférer une condition privée à l'état de roi au prix de la perte de tant d'hommes. Néanmoins, quiconque se refuse à suivre la bonne voie et veut conserver la domination, doit se charger de tous ces crimes. Mais les hommes se décident ordinairement à suivre les voies moyennes, qui sont encore bien plus nuisibles, parce qu'ils ne savent pas être ni entièrement bons ni entièrement mauvais[10]. Par cette précision de raisonnement, Machiavel, qui ne songeait pas à être historien, a compris l'histoire de Rome.

Le peuple romain, dit-il, a conquis le monde plutôt par vertu que par fortune[11]. Et il en donne deux raisons : l'une est la prudence de Rome, son courage, son amour de la liberté. Cette ville n'a eu pour magistrats que de grands hommes[12]. Toute république bien constituée doit produire une pareille succession[13], parce que dans le danger le mérite y arrive aux charges[14]. Son armée, composée de citoyens, presque toute infanterie, formée de trois lignes qui se soutenaient les unes les autres, fut la meilleure de l'antiquité[15]. Les généraux, maîtres des opérations, ne craignant point, comme à Carthage, le supplice s'ils étaient vaincus, pouvaient et osaient agir à propos[16] Le sénat, qui hâtait la guerre et réservait le butin, avait toujours des troupes et de l'argent pour de nouvelles conquêtes, et les colonies conservaient les anciennes[17] ; intraitable par système, il persuadait aux nations qu'il faudrait détruire Rome pour la vaincre[18]. Au dedans la constitution, mélangée d'aristocratie, de monarchie et de démocratie, avait les avantages de tous les gouvernements sans en avoir les défauts[19]. Les tribuns, défenseurs de la liberté, défendaient l'État, et maintenaient le peuple dans la possession de ses droits, les magistrats dans l'obéissance du sénat[20]. Rome au besoin changeait sa constitution, inventait des remèdes à ses vices, établissait la censure pour conserver ses mœurs[21]. Ces mœurs si honnêtes ôtaient leur danger aux magistratures dangereuses, arrêtaient la dictature sur la pente de la tyrannie, duraient avec la religion qui les maintenait. — L'autre cause de la grandeur romaine fut le traitement qu'ils firent aux vaincus. Sparte[22], comme Venise, devenue conquérante, périt parce qu'elle leur ferme ses portes ; Rome se fortifie parce qu'elle les fait citoyens, reste maîtresse, parce qu'elle les tient dans un rang inférieur[23]. Mais toutes les choses du monde ont un terme et des bornes à leur durée. La république tombe parce que les lois agraires y mettent la discorde et que les commandements prolongés rendent les particuliers trop puissants[24].

Mais ces idées, presque toutes justes et grandes, sont perdues dans une poussière de commentaires et de maximes utiles pour la pratique, inutiles pour la science. Le génie n'agit que là où on l'applique. Machiavel en recueillant des leçons politiques, Tite Live en cherchant des matières d'éloquence, ne font pas la théorie de l'histoire romaine. Il faut, pour expliquer les faits, vouloir les expliquer. On reçoit de Machiavel des conseils pratiques, on admire dans Tite Live des modèles oratoires, et l'on demande la philosophie de l'histoire à Montesquieu.

 

§ 2. MONTESQUIEU.

Son style. — Causes de la puissance de Rome. — Erreurs sur l'histoire intérieure. — L'esprit légiste. — Un recueil de réflexions n'est point un système de lois. — Construction moderne de l'histoire romaine. — Système du génie romain et de son œuvre.

Saint-Évremond avait écrit sur Rome quelques observations fines, souvent moqueuses, en homme du monde un peu frondeur. Bossuet n'avait guère ajouté à Tite Live. Il résumait l'histoire avec un grand sens, dans un grand style, sous une idée imposante, et rapportait à un seul but toute la vie du genre humain. Mais il parcourait les événements à pas précipités, et l'idée qu'il leur donnait pour règle, éclatante et contestée, était l'improvisation d'un orateur chrétien plutôt que la découverte d'un historien exact. L'ouvrage de Montesquieu, chapitre détaché de l'Esprit des Lois, est le fragment d'une science.

Dans ce livre, il oublie presque les finesses de style, le soin de se faire valoir, la prétention de mettre en mots spirituels des idées profondes, de cacher des vérités claires sous des paradoxes apparents, d'être aussi bel esprit que grand homme. Il ne garde de ses défauts que les qualités. Il parle de Rome avec plus d'apprêt que Tite Live, mais avec la même majesté poétique. Ses jugements tombent comme des sentences d'oracle, détachés, un par un, avec une concision et une vigueur incomparables, et le discours marche d'un pas superbe et lent, laissant aux lecteurs le soin de relier ses parties, dédaignant de leur indiquer lui-même sa suite et son but. Si l'on ôte quelques passages où la simplicité est affectée et la sagesse raffinée, on croit entendre un des anciens jurisconsultes ; Montesquieu a leur calme solennel et leur brièveté grandiose ; et du même ton dont ils donnaient des lois aux peuples, il donne des lois aux événements.

On n'est pas ici, comme dans Machiavel et Tite Live, obligé de ramasser et de réunir de rares théories éparses. Elles abondent et se suivent. A la vérité, il explique avec une assurance trop crédule les premiers règnes ; Voltaire lui a déjà reproché d'être mauvais critique. Mais, dès l'abord, il devine que Rome naissante fut un camp de brigands, comme les villages de Crimée, faits pour renfermer le butin, les bestiaux et les fruits de la campagne ; et, au bout d'une page, il entre dans les faits certains, dans les raisonnements solides. Il montre que Rome conquit la domination, parce qu'elle fut la plus forte dans la guerre, et la plus habile dans la politique[25]. Les Romains apprennent la guerre, parce qu'ils la font sans cesse ; ils la font, parce que le sénat veut occuper le peuple, parce que les consuls cherchent à se distinguer, parce que le peuple a besoin de gagner du butin et des terres. Ils ne s'y corrompent pas, parce que leurs voisins sont pauvres, parce que l'ignorance des sièges et le manque de solde prolongent la lutte. Ils s'endurcissent par les exercices du champ de Mars, par les travaux des camps, par la résistance de leurs ennemis. Es s'approprient tout ce qu'il y a de bon dans la tactique et dans les armes des autres peuples. Ils inventent la légion, le plus flexible et le plus solide de tous les corps, le mieux préparé pour la défense et l'attaque. Soutenus par l'orgueil national, disciplinés par une règle inflexible, ils sont multipliés par le partage égal des terres[26]. Nul État n'eut des soldats plus braves, plus nombreux, plus obéissants. Il faut voir ici comment Montesquieu oppose à Rome les différents peuples qu'elle a vaincus, les Gaulois, Pyrrhus, Carthage, la Macédoine, la Grèce, la Syrie, l'Égypte, comment il mesure leur force et leur faiblesse d'après leur climat, leur gouvernement, leur sol, leur génie, leur éducation militaire, leurs moyens d'attaque ou de défense, la discipline de leurs armées, leur concorde ou leur discorde, le courage et les talents de leurs rois. Pour la première fois, on trouve cette description minutieuse et complète qui, comparant les forces opposées, substitue aux chances du hasard des problèmes de mécanique, et met le calcul dans l'histoire.

Pendant que les armées consternaient tout, le sénat tenait à terre ceux qu'il trouvait abattus. Ni Polybe ni personne n'a exposé comme Montesquieu cette politique. Le sénat est par maximes l'ennemi de la liberté du monde. Il divise pour régner ; il offre son alliance à ceux qui lui sont utiles, pour les asservir quand il n'aura plus besoin d'eux. Il accorde des trêves à ses ennemis pour les détruire quand ils n'auront plus d'amis ; il dissout les ligues sous prétexte de rendre la liberté aux cités. Il épargne les vaincus pour se servir d'eux contre leurs libérateurs ; il soutient les traîtres pour commander par eux chez les peuples libres. Il exige pour otages les proches parents des princes, afin de pouvoir exciter chez eux des révoltes. Il trouve des prétextes de guerre en se portant comme arbitre entre deux rois ennemis, en se disant héritier d'un pays, en s'attirant des insultes par les paroles insolentes de ses ambassadeurs. Vaincus, les Romains se dispensent du traité en disant qu'il n'est pas ratifié ; vainqueurs, ils abusent des mots ambigus pour exiger au delà des conventions. ils ruinent le vaincu par la paix comme par la guerre, le condamnant à payer des tributs énormes, à brûler ses vaisseaux, à tuer ses éléphants, à ne plus entretenir de mercenaires, à ne plus faire la guerre que de leur consentement. Ils tolèrent en lui une liberté douteuse pour l'acheminer à la servitude ; ils l'enchaînent par la terreur pour prévenir ses attaques. Rome mit d'abord les rois dans le silence, et les rendit comme stupides ; il ne s'agissait pas de leur puissance, mais leur personne propre était attaquée. Risquer une guerre, c'était s'exposer à la captivité, à la mort, à l'infamie du triomphe ; ainsi les rois, qui vivaient dans les délices et le faste, n'osaient jeter des regards fixes sur le peuple romain ; et, perdant courage, ils attendaient de leur patience et de leurs bassesses quelque délai aux misères dont ils étaient menacés.

L'histoire Intérieure est moins parfaite. On ne savait pas encore au dix-huitième siècle que les dissensions des deux ordres furent la lutte de deux nations réunies, l'une conquise, l'autre maîtresse. Montesquieu attribue la révolte du peuple à l'amour de la liberté que le sénat lui inspira pour repousser Tarquin : faible raison d'un mouvement si grand, si nécessaire, si durable. Mais, quand il faut montrer et mesurer les ressources et les armes politiques des patriciens et de la plèbe, exposer comment deux nouvelles classes s'élèvent, les nobles et le bas peuple, expliquer pourquoi les nobles, appuyés sur leurs richesses, résistent mieux que les patriciens odieux par leur prérogative, il retrouve son génie et la vérité. Mêmes erreurs, même clairvoyance, quand il s'agit de la décadence. Il comprend, comme Machiavel, que la république périt par la prolongation des commandements et pur l'éloignement des armées qui se donnent à leur général. Mais il remarque à peine les pernicieux effets de la conquête, et juge à tort que le droit de cité, accordé aux Italiens, ruina l'amour de la patrie, la concorde des citoyens, et changea les tumultes populaires en guerres civiles. La plupart des nouveaux citoyens, trop éloignés, ne vinrent pas voter et n'eurent qu'un titre. On les mit dans huit tribus nouvelles qui donnaient leur suffrage après les autres. Celui des trente-cinq tribus romaines annulait leurs voix. D'ailleurs, avant la guerre Sociale, l'État était déjà la propriété de quelques nobles[27]. C'est la conquête qui abolit la liberté. En détruisant la classe moyenne, elle ne laissa contre les grands qu'une populace impuissante ; en corrompant leurs mœurs, elle leur donna le mépris des lois.

Mais Montesquieu est admirable lorsqu'il développe chaque groupe d'événements, les guerres de Mithridate, de Sylla, de Pompée, de César, le règne d'Octave, le progrès insensible de la tyrannie, l'établissement de la monarchie militaire, l'affermissement du despotisme oriental. Il a le rare talent de comprendre la pratique par la théorie. Ordinairement, les idées générales portent la philosophie si haut qu'elle n'aperçoit plus les vérités particulières. La philosophie de Montesquieu, loin de lui cacher les détails, les lui découvre, et ces ailes de l'âme, dont parle Platon, au lieu de l'emporter dans les nuages, le mènent plus aisément et plus vite dans toutes les parties du pays qu'il doit explorer. — Cette qualité pourtant n'en diminue-t-elle point une autre ? Il suit les faits pas à pas, et les commente tour à tour, avec les-raisons précises et pratiques d'un jurisconsulte, d'un financier, d'un géographe, exact et soigneux jusqu'à employer de longs chapitres pour expliquer la chute de ce misérable empire byzantin. Sa méthode rappelle celle du légiste qui s'appesantit volontiers sur un texte. Montesquieu s'arrête sur chaque guerre, sur chaque révolution, sur chaque grand caractère, comme sur un article du code ; il prend plus de plaisir à placer des commentaires qu'à saisir des lois universelles ; quoique ses idées se suivent, elles paraissent détachées. Quelquefois même le lien manque ; ce sont des considérations plutôt qu'une théorie ; il assemble des notes plutôt qu'il ne forme un système. Or, une suite de remarques, même bien distribuées, n'est pas la philosophie d'une histoire. On sent qu'une idée unique devait embrasser tout l'ouvrage, et démontrer par quatre ou cinq idées subordonnées, qui résumeraient et expliqueraient les moins générales. — Ce système imparfait est encore incomplet ; ajoutez-y l'histoire de la législation et de la religion romaine qu'il a mise ailleurs, et ses lacunes ne seront pas comblées. Les arts, les sciences, les mœurs, les événements de l'économie politique et domestique ont leurs lois qui tiennent aux autres, et toutes s'unissent en une seule. Il faut que la science soit une et multiple comme la vie du peuple qu'elle doit représenter.

Essayons en quelques mots de résumer cette philosophie telle qu'elle est dans les contemporains[28] ; ce n'est point s'éloigner de Tite Live que montrer comment on a complété son ouvrage. Grande reine, dit Bossuet devant la tombe d'Henriette d'Angleterre, je satisfais à vos plus tendres désirs quand je célèbre ce grand monarque, et ce cœur, tout poudre qu'il est, se réveille pour m'écouter. Tite Live n'entendrait point avec indifférence les philosophes modernes qui expliquent, retrouvent et complètent l'histoire de son pays.

Agir en vue d'un intérêt personnel, et partant organiser des moyens, tel est le trait dominant de l'histoire et du génie de Rome. C'est pourquoi son esprit est la réflexion qui calcule, non l'invention poétique ou la spéculation philosophique : et son caractère consiste dans la volonté raisonnée, non dans les sentiments et les affections.

De là cette lutte infatigable contre une terre ingrate, ce mépris versé sur celui qui perd son patrimoine, la renommée de celui qui l'augmente, l'économie, la frugalité, l'avidité, l'avarice, l'esprit de chicane, toutes les vertus et tous les vices qui engendrent et conservent la richesse ; la propriété tenue pour sainte et sacrée, la borne des champs devenue une divinité, les terres et les créances protégées par des lois terribles, les formes des contrats minutieuses et inviolables ; en un mot, toutes les institutions qui peuvent garantir le bien acquis[29].

Tandis qu'ailleurs la famille naturelle, établie sur la communauté d'origine, est gouvernée par les affections, la famille romaine, toute civile, fondée sur une communauté d'obéissance et de rites[30], n'est que la chose et la propriété du père, gouvernée par sa volonté, subordonnée à l'État, léguée chaque fois par une loi en présence de l'État[31], sorte de province qui est dans la main du père et fournit des soldats au public[32].

Formé de races différentes, violemment réunies, œuvre de la force et de la volonté, non de la parenté et de la nature, l'État contient deux corps organisés qui luttent régulièrement et légalement, non par passion, mais par intérêt, et s'unissent sous la constitution la plus composée et la mieux combinée qui fut jamais. Conquérant par système et avec méthode, pour conserver et exploiter, il pousse au plus haut degré l'art militaire, l'habileté politique, le talent d'administrer, et réunit par la force le monde alors connu en un empire organisé sous une ville maîtresse. Sa politique consiste à changer en soldats de Rome les peuples vaincus, en ministres de Rome les princes et les magistrats étrangers, c'est-à-dire à se donner beaucoup de forces avec peu de dépense. Son art militaire consiste à former les soldats les plus robustes et les plus braves sous la plus stricte obéissance, c'est-à-dire à tirer le plus grand profit de forces très grandes. foute sa sagesse est de s'accroître et de se ménager. Institution de la volonté, machine de conquête, matière d'organisation, l'État occupe toutes les pensées, absorbe tous les amours, se soumet toutes les actions et toutes les institutions.

Cette domination de l'intérêt personnel et de l'égoïsme national produit le mépris de l'humanité. Le genre humain non conquis est une matière à conquêtes ; conquis, une proie dont on use et abuse[33]. Les esclaves sont foulés avec une dureté atroce, des peuples entiers détruits, les rois vaincus menés en triomphe et mis à mort.

Les dieux sont des abstractions sans vie poétique, telle que la sèche réflexion en démêle par l'analyse d'une opération d'agriculture ou des différentes parties d'une maison[34], des fléaux adorés par crainte, des dieux étrangers reçus dans les temples par intérêt, comme des vaincus dans la cité, mais soumis au Jupiter du Capitole, comme les peuples au peuple romain. Les prêtres sont laïques, organisés en corps, simples administrateurs de la religion, sous l'autorité du sénat, qui règle l'expiation des prodiges, et seul avec le peuple peut innover. Le culte consiste en cérémonies minutieuses, scrupuleusement observées, parce que l'esprit philosophique et poétique, interprète des symboles, manque, et que le triste raisonnement ne s'attache qu'à la lettre. Il sert au sénat de machine politique, et n'est, comme le reste, qu'un instrument d'administration.

Dans les arts, rien d'indigène, sauf des mémoires de famille écrits par intérêt de race, des annales sèches rédigées par intérêt public, des rituels, des livres de comptes, des recueils de lois, des livres de sentences morales[35], le souvenir d'âpres satires politiques ; bref, des documents d'administration, des maximes de conduite et des pamphlets. Le reste est étranger, importé ou conquis. Le théâtre vient d'Étrurie, puis de Grèce, simple imitation que le peuple abandonne pour des combats d'ours, et qui se change en un défilé d'armes et d'ornements magnifiques[36], parade de guerre et de triomphe. Les monuments des arts sont pillés en Grèce, et du temps de Cicéron[37] encore méprisés. En poésie, nulle fiction originale, nulle invention de caractères. Les seuls genres où le génie national soutienne l'imitation étrangère sont l'éloquence, arme de forum, la satire, plaidoyer versifié et enseignement de morale, l'histoire, souvenir des faits politiques, et qui n'est à Rome qu'un recueil de mémoires ou un exercice d'éloquence : tous ces genres touchent à la pratique et au gouvernement. Si Rome a des poètes, c'est quand son génie périt sous un esprit nouveau. Les seuls spectacles qu'elle invente sont les triomphes et les jeux du cirque, où la victoire continue par l'humiliation et la mort des vaincus, où le spectateur reste conquérant et meurtrier.

Les sciences sont des traductions. On a des compilateurs comme Varron et Pline, des imitateurs comme Cicéron et Lucrèce, quelques recherches dans l'agriculture, la rhétorique, la médecine, l'architecture, toutes sciences appliquées. Nulle métaphysique ; on ne copie que la grossière physique d'Épicure et des stoïciens. On n'étudie dans la philosophie que la partie pratique, la morale, et dans un but pratique. La seule science romaine, toute pratique et politique, est la jurisprudence. Encore, tant qu'elle reste romaine, elle n'est qu'un recueil de formules dont la lettre tue l'esprit ; elle est un manuel de procureurs et non un corps de science ; il faut attendre que la philosophie grecque la forme en système, et la rapproche du droit naturel par les mains de Labéon.

De la nature du génie romain suit son histoire. Puisque la famille et la religion sont subordonnées à l'État, puisque l'art et la science sont nuls ou tout pratiques, puisqu'enfin l'État n'a d'autre but que de conquérir et d'organiser la conquête, l'histoire de Rome est celle de la conquête et de ses effets.

Dans le travail de cette guerre immense, la classe moyenne se ruine ou périt. Dès le temps des Gracques, au-dessus d'une populace de pauvres et d'affranchis, il ne reste qu'une classe de grands, maîtres de richesses énormes, de clientèles formidables, d'armées entières, des charges et de la chose publique, d'abord unis, puis divisés, et dont l'un, après un siècle, devient maître. Ce pouvoir, fondé sur la force, passe aux armées qui ont la force. Cependant l'univers, dépeuplé et ruiné par la conquête, par les guerres civiles, par le pillage des proconsuls, par à fisc impérial, ne fournit plus de soldats. Dans la décadence des armées, un despotisme oriental, exercé par une administration savante, se fonde. Par la conquête et ses suites, vainqueurs et vaincus, peuples et libertés, tout a péri. Rien ne subsiste qu'un système d'institutions vaines sous le caprice d'un maître qui souvent est à peine un homme.

Dans la contagion des idées grecques et des mœurs orientales, l'ancienne famille se dissout. Les interprétations des jurisconsultes et des préteurs ont éludé la puissance du mari et du père. La famille civile, devenue naturelle, se fond dans l'excès des plaisirs de la conquête. En dépit des lois d'Auguste, les mariages diminuent, et ne sont qu'une matière pour l'adultère et le divorce. Le mysticisme, la misère, l'accablement des curiales ajoutent aux effets de la débauche par le mépris de la vie terrestre et par le désespoir.

Par ces changements de la famille et sous l'effort des philosophies étrangères, le caractère romain de la propriété change. Renfermée d'abord dans la seule main du père (mancipium), elle devient un bien de famille (dominium), et finit par s'attacher à l'individu (proprietas). Mais, améliorée en théorie, en fait elle cesse d'être, parce que, selon le droit, l'empereur en est le maître, parce que le fisc en prend les fruits, parce que l'impôt, la tyrannie, :'ignorance, la dépopulation croissante la rendent stérile on la réduisent au néant.

L'antique religion, fondue avec celles de la Grèce et de l'Orient, disparaît dans le Panthéon des dieux accru des empereurs morts, et ne laisse de soi qu'une pompe officielle et un prétexte de persécutions. La jalousie des despotes, l'avilissement de la servitude, la perte de tout intérêt et de toit espoir, l'abus des plaisirs, la ruine de la Grèce et de l'Orient éteignent ce qu'on voyait encore d'arts et de sciences. Les jurisconsultes seuls ordonnent un code, dernier effet de l'esprit d'organisation.

Ainsi la conquête, effet du génie romain, détruit le génie des peuples et les peuples, laissant, parce qu'elle fut un système, un système d'institutions sur une matière morte. Mais, dans cet abattement de toutes les forces et de toutes les espérances terrestres, l'homme se réfugie en lui-même. Aidé du mysticisme oriental, il découvre et prépare un nouveau monde, dans une nouvelle religion.

Voilà ce que les modernes ont ajouté à Tite Live. La critique commencée par lui, renouvelée dans Beaufort, presque achevée dans Niebuhr, la philosophie couverte sous son éloquence, détournée dans Machiavel vers la pratique, incomplète dans Montesquieu, deviennent chaque jour encore plus exactes et plus profondes. Ces corrections honorent ceux qui les font, sans rabaisser ceux qui les souffrent. Les premiers auteurs sont les pères de la science, et le seul Tite Live a fait plus pour l'histoire de Rome que tous ceux qui ont voulu le redresser.

 

 

 



[1] Machiavel, Discours sur Tite Live, liv. II, chap. 2.

[2] Machiavel, Ibid., liv. I, chap. 11.

[3] Machiavel, Ibid., liv. I, chap. 2.

[4] Machiavel, Ibid., liv. I, chap. 58; liv. II, chap. 2.

[5] Machiavel, Ibid., liv. I, chap. 9, 8.

[6] Machiavel, Ibid., liv. I, chap. 54.

[7] Machiavel, Ibid., liv. I, chap. 3.

[8] Machiavel, Ibid., liv. II, chap. 6.

[9] Machiavel, Ibid., liv. II, chap. 9.

[10] Machiavel, Ibid., liv. I, chap. 26.

[11] Machiavel, Ibid., liv. II, chap. 1.

[12] Machiavel, Ibid., liv. I, chap. 20.

[13] Machiavel, Ibid., liv. III, chap. 16.

[14] Machiavel, Ibid., liv. I, chap. 21 ; liv. II, chap. 16, 17..

[15] Machiavel, Ibid., liv. II, chap. 33.

[16] Machiavel, Ibid., liv. II, chap. 6.

[17] Machiavel, Ibid., liv. II, chap. 30, 1.

[18] Machiavel, Ibid., liv. I, chap. 2.

[19] Machiavel, Ibid., liv. I, chap. 5, 7, 50.

[20] Machiavel, Ibid., liv. I, chap. 49 ; liv. II, chap. 49 ; liv. III, chap. 1.

[21] Machiavel, Ibid., liv. I, chap. 34, 22.

[22] Machiavel, Ibid., liv. I, chap. 6 ; liv. II, chap. 3, 21.

[23] Machiavel, Ibid., liv. III, chap. 1.

[24] Machiavel, Ibid., liv. III, chap. 24.

[25] Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains ; Éd. Panthéon, p. 127.

[26] Montesquieu, Considérations, etc., p. 130.

[27] Salluste, Jugurtha, ch. 41.

[28] Ortolan, Michelet, Creutzer, Ganz, Hegel.

[29] Voir les Douze Tables : le sens primitif de fides est crédit, solvabilité ; res signifie fortune.

[30] Agnatio.

[31] Testament devant les curies.

[32] Discours du censeur Metellus sur le mariage.

[33] Douze Tables, Hostis vel peregrinus.

[34] Serrator, Occæcator, Domiduca, Prema, Pertunda, Subigus, Honos, Virtus, Pudicitia, Limen, Carduus, Porta, etc.

[35] Celui d'Appius Cœcus.

[36] Cicéron, Lettres.

[37] Cicéron, Discours contre Verrès sur les Statues.