§ 1. I. Caractère et faiblesse des Gaulois, des Samnites, des Carthaginois, de Philippe, des Athéniens, d'Antiochus. — II. Lutte des plébéiens et des patriciens. — III. Causes de la décadence du peuple romain. — Utilité de l'émotion et de la logique oratoire.I. Ne peut-on voir d'avance en abrégé et par raisonnement ce que sera dans Tite Live la philosophie de l'histoire ? L'esprit oratoire contient quelque chose de l'esprit philosophique aussi bien que de l'esprit critique ; mais il n'est ni l'un ni l'autre. H découvre les faits généraux comme il a vérifié les faits particuliers, incomplètement. Obligé dans les discours de donner des émotions et des arguments à ses personnages, il ranime les passions et les raisons qui ont causé les événements ; Moraliste, parce que la morale est de toutes les parties de la philosophie la plus oratoire, il s'attache à décrire les anciennes vertus, le lent changement des mœurs, la corruption profonde où toutes les âmes s'engloutissent, et rencontre ainsi l'idée principale qui résume et gouverne l'histoire de Rome ; il trouve des explications, parce qu'il donne des renseignements, et qu'il compose des harangues. Mais le goût et le don de l'éloquence ne sont pas l'amour de la science. Occupé à faire parler des personnages et à louer de belles actions, il ne montre les causes qu'en passant, il en omet plusieurs, il range mal les faits, il ne sait pas choisir entre eux, il fait moins une histoire qu'un recueil de matériaux et de morceaux d'éloquence. Il rencontre tous les faits généraux qu'on peut trouver quand on n'en cherche pas. L'histoire de Rome, au dehors, est la conquête du monde,
et s'explique par la faiblesse des vaincus et la force des vainqueurs. Cette
opposition est marquée presque à chaque guerre dans les discours. Voici dans
celui de Manlius les raisons de la défaite des Gaulois : Corps gigantesques, chevelures longues et rousses, vastes
boucliers, épées démesurées ; ajoutez, quand ils commencent le combat, des
chants, des hurlements, des danses, lé bruit horrible des armes et des
boucliers qu'ils entrechoquent, suivant un antique usage de leurs pères ;
tout est chez eux arrangé à dessein pour jeter la terreur. Mais laissons les
peuples à qui cet épouvantail est inconnu, Phrygiens, Cariens, Grecs, s'en
effrayer. Les Romains, accoutumés aux tumultes gaulois, en connaissent aussi
toute la vanité. Une seule fois, à la première rencontre de l'Allia, nos
ancêtres jadis s'enfuirent devant eux ; depuis, voilà près de deux cents ans
qu'ils les égorgent et les dispersent aussi consternés que des troupeaux. Les
Gaulois nous ont fourni plus de triomphes, je crois, que l'univers tout
entier. On sait par expérience que, si l'on soutient le premier choc où les
emportent leur colère aveugle et leur naturel bouillant, leur corps se fond
de sueur et de lassitude ; les armes leur échappent ; ces membres mous, ces
âmes molles, dès que leur rage s'affaisse, le soleil, la soif, la poussière,
au défaut du fer, les abattent[1]. Ailleurs, une
peinture de Camille achève le raisonnement de Manlius. Cette nation, dit-il, qui
arrive en hordes tumultueuses, n reçu de la nature des corps et des courages
plutôt grands que fermes. Aussi dans tout combat ils excitent plus d'effroi
qu'ils n'apportent de force. La défaite de l'armée romaine en est une preuve
; ils ont pris une ville ouverte ; de la citadelle et du Capitole, une
poignée d'hommes leur résiste. Déjà vaincus par l'ennui du siège, ils
s'écartent et errent en vagabonds dans la campagne, gorgés de vin et de
viandes gloutonnement avalées, quand la nuit approche, sans retranchements,
ni postes, ni gardes, ils s'étendent près des ruisseaux comme des bêtes
sauvages[2].
On voit comment les raisons des faits sont contenues dans les discours des
personnages, comment la science est devenue éloquence, et comment l'historien
se trouve philosophe parce qu'il est orateur. A ce titre, les harangues de Tite Live sont la partie la
plus utile de son histoire. C'est là qu'il raisonne et réfléchit. Les
jugements de ses capitaines sont des théories ; et il arrive qu'en observant
les âmes il explique les événements. Rome a vaincu les Samnites, parce que
les pâtres des montagnes, habiles aux embuscades, n'avaient pas la discipline
des légions massives, et qu'un homme n'est pas un soldat. Le tribun Decius
s'étonne, en bon militaire, de voir des troupes qui savent mal leur métier. Quelle est cette paresse et cette ignorance de la guerre,
et comment de telles gens ont-ils pu gagner la victoire sur les Sidicins et
les Campaniens ! Voyez leurs enseignes qu'ils portent çà et là, que tantôt
ils rassemblent, et que tantôt ils font sortir. Personne ne se met à
l'ouvrage quand nous pourrions déjà être entourés d'un retranchement[3]. Les Romains
s'échappent de nuit, rejoignent l'armée, qui, revenant sur ses pas, égorge
les Samnites dispersés, la plupart sans armes. Par cette indiscipline, ce
peuple si vaillant et si opiniâtre périt. Ils ne surent que dresser des
pièges en brigands, se couvrir d'armes éclatantes en barbares, s'engager par
des rites sanglants en fanatiques. Rome dévasta leur pays avec méthode, tua
tous les ans la jeunesse qui s'armait, et maintint par ses colonies ces
solitudes soumises. Les modernes ont beaucoup raisonné sur les guerres
puniques. Deux mots de Scipion et d'Annibal contiennent la plupart de leurs
dissertations. Ce fut en frémissant, en gémissant,
en retenant à peine ses larmes, qu'Annibal, dit-on, écouta les paroles des
envoyés. Après qu'ils lui eurent délivré leur message : Ce n'est plus,
dit-il, par des moyens cachés, c'est ouvertement qu'ils me rappellent,
ceux qui, en empêchant qu'on ne m'envoyât des renforts et de l'argent, ont
travaillé depuis si longtemps à m'arracher d'ici. Annibal est vaincu, non par
le peuple romain tant de fois massacré et mis en fuite, mais par les
calomnies et l'envie du sénat carthaginois. Cet opprobre de mon retour
réjouira et enorgueillira Scipion moins qu'Hannon, qui, faute d'autres
moyens, a écrasé notre maison sous les ruines de Carthage. Rarement,
dit-on, exilé partit plus triste de son pays qu'Annibal du pays ennemi. Il
regarda souvent les rivages de l'Italie, accusant les hommes et les dieux, se
maudissant et appelant le malheur sur sa tête, pour n'avoir pas mené à Rome
le soldat sanglant encore de la victoire de Cannes. Scipion, qui, consul,
n'avait pas vu l'ennemi en Italie, osait aller à Carthage ; lui qui avait tué
cent mille hommes armés à Trasimène et à Cannes, avait vieilli autour de
Casilinum, de Cumes, de Noles[4]. Changez un mot
dans ces imprécations éloquentes ; dites qu'Annibal, avec vingt-six mille
hommes, ne pouvait pas, après Cannes, aller attaquer une ville armée, dont le
courage était entier, éloignée de quatre-vingts lieues, et qu'il a dû
s'épuiser coutre le rempart de colonies qui la protégeaient ; vous aurez en
abrégé l'histoire de la guerre, que Tite Live ailleurs achève ainsi : Alliés infidèles, maîtres pesants et tyranniques, les
Carthaginois n'ont rien de ferme ni de stable en Afrique. Nous encore,
abandonnés par nos alliés, nous nous sommes soutenus par nos propres forces,
avec des soldats romains. Chez les Carthaginois, point d'armée nationale ;
ils n'ont que des mercenaires, des Africains, des Numides, naturels si
prompts à changer leur foi[5]. Montesquieu n'a
pas mieux dit. Je ne parle pas des explications que le récit porte en
lui-même, et.que l'historien n'a pas besoin de commenter au lecteur, par,
exemple, des traits de constance et de magnanimité que fit Rome après Cannes
; l'exposé nu des faits suffit là pour indiquer les forces des partis et
l'issue de la lutte, et l'admiration du lecteur vaut un raisonnement. Peu
importe sous quelle forme l'idée générale entre dans rame, émotion ou formule
abstraite. Il faut seulement que les faits épars se groupent sous leur cause
unique, que l'esprit sente ou voie leur lien, en un mot, qu'il comprenne.
Comprendre des événements, c'est embrasser leur ensemble en saisissant leur
loi. Si au bout du livre on admire la vertu de Rome, sa discipline, sa
prudence croissante, on saura, qu'on l'exprime ou non, la raison de son
succès. Dans la guerre de Macédoine, Philippe, par ses cruautés,
concilia Il y a des cas où l'exposition, pour être vraie, doit être
éloquente, et où l'on ne doit raisonner que par des peintures vives. C'est
ainsi qu'il fallait exposer la faiblesse d'Antiochus si malhabile, si
imprévoyant, si confiant dans l'attirail de ses troupes et dans les forfanteries
de ses courtisans. Toutes ces troupes de différentes
armes, disait T. Quintius aux Achéens, tant de nations aux noms inconnus,
Dahes, Mèdes, Cadusiens, Élymmens, ne sont que des Syriens, race d'esclaves
plutôt que de soldats. Et plût aux dieux, Achéens, que je pusse mettre sous
vos yeux les allées et les venues de ce grand roi, tantôt de Démétriade à
Lamia, tantôt de l'assemblée des Étoliens à Chalcis ? Vous verriez à peine
dans son camp l'apparence de deux petites légions mal complètes. Vous verriez
le roi, tantôt mendiant presque du blé aux Étoliens pour le mesurer à ses
soldats, tantôt empruntant pour les solder de l'argent à usure, tantôt debout
aux portes de Chalcis, bientôt chassé de là et retournant en Étolie sans
avoir rien fait que voir Chalcis et l'Euripe[9]. Et ailleurs,
Acilius Glabrion ajoute : Ce roi qui a passé d'Asie
en Europe pour porter la guerre contre le peuple romain n'a rien fait, en
tout un hiver, de plus mémorable que de prendre, par amour, une épouse dans
la maison d'un simple particulier, qui est obscur même chez les siens ;
maintenant nouveau mari, comme engraissé par les festins de noce, il vient
livrer bataille[10]. Un instant
auparavant, on voit par les discours d'Annibal combien le roi eut tort de
s'aliéner Philippe et de ne pas porter la guerre en Italie. Celle qu'il fait
n'est qu'une longue déroute. Il perd ou abandonne tous les postes où il
pouvait arrêter l'ennemi. Il fallait défendre
Lysimachie, lui dit Scipion, pour nous empêcher d'entrer dans II. L'histoire de
Rome au dedans est le progrès de la classe moyenne qui conquiert des droits
et reçoit des terres. Ces deux idées sont dans les harangues, mais enflammées
par la passion, telles qu'on les agitait au milieu du bruit de la place
publique. Un vieillard avec les marques de tous ses
maux se jette dans le Forum. Ses vêtements sales, son corps exténué, plus hideux
encore par sa pâleur et sa maigreur, sa longue barbe, ses cheveux lui
donnaient un air sauvage. On le reconnaissait pourtant, tout défiguré qu'il
était ; on disait qu'il avait été centurion : la foule en le plaignant
célébrait ses autres récompenses militaires. On lui demande pourquoi cet
aspect, qui l'a ainsi défiguré ; et le peuple s'amassait autour de lui en
forme d'assemblée. Pendant qu'il servait contre les Sabins, dit-il, non
seulement il avait perdu sa récolte par les ravages de l'ennemi, mais sa
ferme avait été brûlée, tout son bien pillé, son troupeau enlevé ; dans cette
détresse on avait exigé de lui l'impôt. Il avait emprunté ; sa dette grossie
par l'usure l'avait dépouillé d'abord du champ de son père et de son aïeul,
puis du reste de son bien, puis comme une lèpre avait atteint son corps.
Emmené par son créancier, il avait trouvé, non un maître, mais un geôlier et
un bourreau. En même temps il montrait son dos meurtri par les coups récents
des verges[13]. On comprend
maintenant ces fortes paroles du peuple : Ils
disaient en frémissant que combattant au dehors pour la liberté et pour
l'empire, ils étaient au dedans traités en captifs et opprimés par leurs
concitoyens, et que la liberté du peuple était plus en danger dans la paix
que dans la guerre, parmi leurs concitoyens que parmi des ennemis. Que les
patriciens fassent le service, que les patriciens prennent les armes, qu'ils
aient les périls de la guerre, puisqu'ils en ont les récompenses. Mais
la misère moins que l'insulte touche des âmes libres. Déjà, Romains, dit Canuléius, j'ai remarqué souvent combien les
patriciens vous méprisent, combien ils vous jugent indignes d'habiter avec
eux dans la même ville, entre les mêmes murs ; mais je le sens aujourd'hui
mieux que jamais, en voyant avec quelle fureur ils s'emportent contre nos
propositions. Eh quoi ! si l'on donne au peuple romain la liberté des
suffrages pour qu'il puisse confier le consulat à qui il voudra, si l'on ne
retranche pas au plébéien digne de cet honneur suprême l'espoir de parvenir à
cet honneur suprême, cette ville ne pourra subsister ? C'en est fait de
l'empire ? Demander qu'un plébéien soit consul est un scandale, comme si l'on
disait qu'un esclave ou un fils d'affranchi sera consul ? Sentez-vous enfin
sous quel mépris vous vivez ? Ils vous empêcheraient, s'ils pouvaient,
d'avoir part à cette lumière ; ils s'indignent que vous parliez, que vous
respiriez, que vous ayez figure humaine..... Peut-on
inventer un plus grand affront que de séparer comme souillée une partie de la
nation, en la tenant indigne du mariage ? Qu'est-ce autre chose que de
souffrir dans l'enceinte des mêmes murs l'exil et la déportation ? Pourquoi
n'établissez-vous pas aussi qu'il n'y aura point mariage entre les pauvres et
les riches ? Pourquoi ne défendez-vous pas qu'un plébéien soit le voisin d'un
patricien, qu'il aille par le même chemin, qu'il s'asseye à la même table,
qu'il se tienne dans le même Forum ? — Consuls,
que cette guerre soit feinte ou véritable, le peuple est prêt à vous suivre,
si, en lui rendant les mariages, vous faites de cette cité un seul État, s'il
a le droit de se joindre, de s'unir, de se mêler à vous par des alliances
privées, si l'on ouvre aux hommes actifs et courageux l'espérance et l'accès
des honneurs ; si on lui accorde sa part et son rang dans la chose publique ;
si, selon les droits d'une liberté égale, il lui est permis dans les
magistratures annuelles de commander et d'obéir tour à tour. Si on s'oppose à
ces demandes, déchaînez dans vos discours et multipliez les guerres : personne
ne donnera son nom, personne ne prendra les armes, personne ne combattra pour
des maîtres orgueilleux qui ne veulent avec nous ni, alliance publique par le
partage des honneurs, ni alliance privée par le droit de mariage[14]. Ainsi Tite Live
explique la révolte des plébéiens en plaidant leurs sentiments, et leur
succès en montrant leur force. Ils finissent par vaincre ; parce qu'ils sont
l'armée, et que depuis Servius ils forment un corps. Il faut bien qu'on leur
cède, sous peine de voir Rome se retirer de Rome. comme il arriva pour
l'établissement des tribuns, après le meurtre de Virginie, au retour des
révoltés de Capoue, au temps du dictateur Hortensius. Pressés par les
Volsques, les Èques et tant d'autres, les patriciens sont forcés, pour garder
leurs soldats, d'en faire des propriétaires et des citoyens. III. Tite Live,
ayant marqué les causes générales qui forment en groupes les événements
particuliers, n'a pas laissé cet immense journal de sept cents années sans un
lien commun. Son abrégé de l'histoire est que les mœurs, d'abord pures, se
sont corrompues ; il le dit au commencement de son livre, quand il conseille
au lecteur de s'attacher à considérer l'antique vertu romaine, à en suivre le
déclin insensible, puis à contempler la chute qui l'enfonce dans les vices et
les débauches les plus extrêmes. A chaque instant, dans les premiers livres,
il s'arrête pour louer ou mettre en lumière des traits de courage, de
probité, de dévouement, et il se trouve historien parce qu'il est moraliste.
Lorsque les plébéiens reçurent le droit d'être tribuns militaires, les
patriciens indignés et sans espérance voulurent d'abord se tenir à l'écart. Mais l'issue des comices leur apprit qu'autres sont les
esprits lorsqu'ils luttent pour la liberté et pour l'honneur, autres lorsque,
le combat fini, rien n'altère plus la droiture de leur jugement. Car le
peuple ne créa tribuns que des patriciens, satisfait qu'on eût tenu compte
des plébéiens. Trouverait-on maintenant dans un seul homme cette modération,
cette équité, cette hauteur d'âme, qui furent alors celles d'un peuple entier
![15]
Ces regrets de moraliste lui font remarquer la faiblesse de Rome en même
temps que ses vices. L'an 346 (avant J. C.),
les Latins refusèrent les secours de troupes qu'ils devaient donner d'après
les traités. Rome suppléa à l'armée des alliés par une armée de citoyens. On rapporte qu'on enrôla non seulement la jeunesse de la ville,
mais celle des campagnes, et qu'on en forma dix légions de 4.200 fantassins
chacune et de 300 chevaux. Lever aujourd'hui une pareille armée, si du dehors
quelque danger fondait sur nous, ne serait pas chose facile, même en
réunissant toutes les forces de ce peuple romain que l'univers a peine à
contenir. Tant il est vrai que nous n'avons grandi qu'en ce qui nous mine, en
richesses et en luxe ![16] Telles sont les
causes de la grandeur romaine : de fortes vertus et une multitude de soldats.
C'est pourquoi Rome déchoit quand ses mœurs s'altèrent et que sa population
diminue. Tite Live a marqué le moment et les raisons de ce changement. Il se
déclara après le brigandage de Manlius en Asie. La
renommée rapportait qu'il avait corrompu la discipline militaire par tous les
genres de licence. Il était décrié, non seulement par les récits de ce qu'il
avait fait loin des yeux, dans sa province, mais encore par le spectacle que
ses soldats donnaient tous les jours. En effet, ce fut l'armée d'Asie qui
introduisit à Rome les commencements du luxe étranger. Les premiers ils
apportèrent des lits ornés d'airain, des tapis précieux, des voiles et autres
tissus déliés, ces buffets, ces tables à un seul pied, qui passaient alors
pour des meubles magnifiques. Ce fut alors qu'on ajouta aux festins des
chanteuses, des joueurs de harpe et des baladins pour amuser les convives,
que les repas eux-mêmes commencèrent à être préparés avec plus de soin et de
frais, que le cuisinier, le dernier des esclaves chez les anciens pour le
prix et pour l'emploi, fut tenu en estime, et que ce qui n'était qu'un office
de valet fut regardé comme un art[17]. Déjà, dans la
guerre samnite, la garnison de Capoue a comploté, comme celle de Rhégium,
pour tuer les habitants et s'établir dans la ville. Ces paysans, plébéiens et
patriciens, ne résistèrent pas à la conquête de l'Asie voluptueuse et de Une idée dominante qui explique toute l'histoire, des idées subordonnées qui résument les grandes guerres et les révolutions politiques, voilà ce que les réflexions morales et les harangues oratoires ont fourni à Tite Live. Que manque-t-ii donc à la philosophie de son histoire ? L'esprit philosophique. Il a vu les causes, mais par rencontre, et en allant ailleurs. § 2. I. L'ordre des années n'est point l'ordre des idées. — Obscurité des campagnes et de la politique. — Il. Beaucoup de lois manquent. — III. Détails inutiles. — Les grands faits confondus parmi les petits. — L'esprit oratoire n'est pas l'esprit philosophique.I. De là ses défauts : Il a fait des annales, et partant, il n'a pas disposé les
événements comme ils doivent l'être. Si nous les lisons, non pas comme tout à
l'heure en notant les idées, en démêlant les lois, mais en simples auditeurs,
attachés à répéter sa pensée, nous ne gardons que quelque vague impression
dominante dans la confusion des faits innombrables. Accablé sous cette multitude
de batailles, de décrets, de dissensions, l'esprit ne sait vers quel but il marche,
ni quelle est la pente des événements. Que Tacite les range par années, il en
a le droit, parce que, sous les premiers Césars, la révolution est insensible
et que les faits sont dispersés, parce que, dans la servitude et la
tranquillité publique, l'histoire peut se changer en peintures des mœurs et en mémoires contre les tyrans. Cela est permis à
César, qui ne compose que des commentaires et sur une seule guerre, simples
documents proposés aux historiens. Au contraire Tite Live, qui raconte les
événements de sept cents années et le développement régulier de la
constitution et de t'empire, devait classer les faits selon leurs lois, non
selon leurs dates. Des annales conviennent quand les événements sont
contemporains, quand leur suite incomplète ne laisse pas encore apercevoir
leur but, leur marche ou leur cause, et la chronique vient à sa place quand
l'histoire est prématurée. Mais, lorsqu'on écrit après Polybe, quand on voit le
monde conquis, l'empire établi, les mœurs changées, quand on peut embrasser
d'un coup d'œil ce progrès réglé et continu de corruption, d'asservissement
et de puissance, il faut mettre les faits dans leur ordre, et, de toutes ces
pierres éparses, bâtir un monument. Ce monument dans Tite Live n'est point
construit ; une esquisse indiquée dans une préface, ou cachée dans un
discours, n'est pas un édifice. Il lui manque le besoin d'expliquer qui
achève l'historien et fait le philosophe. Est-de assez de jeter dans une
harangue la raison des faits ? Oui, peut-être, lorsque, comme Thucydide, les
discours sont des dissertations destinées au lecteur plutôt qu'à l'auditeur,
plus propres à lier les faits qu'à imprimer une persuasion, mais non, lorsqu'un
courant d'éloquence change les théories en arguments, et cache les raisons
qu'il contient sous les passions qu'il agite. Serait-ce même assez de noter
la cause à la fin ou au commencement du groupe de faits qu'elle régit ? On ne
peut faire ainsi deux personnage ; are annaliste dans son récit, philosophe
dans sa conclusion ou dans sa préface. Il faut que la cause ou l'effet
principal des événements soit visible dans chacun d'eux, qu'à chaque pas
l'esprit sente l'action croissante de la cause qu'il a quittée, et la
proximité plus grande de l'effet qu'il va toucher, que dans une guerre, à
chaque mouvement, à chaque bataille, on découvre la force et la faiblesse des
deux partis, les progrès de l'un, les pertes de l'autre, et qu'au moment où
arrive l'événement suprême et l'explication dernière, le lecteur prévoie
l'issue préparée et devance la conclusion annoncée. Ainsi disposée, la
narration est un tissu continu où les premiers faits attirent et nécessitent
les derniers, où la logique, non le hasard, gouverne les choses, où la raison
retrouve une image de son ordre et de sa beauté. Au contraire, Tite Live
laisse tomber de sa main les événements un à un : aujourd'hui une guerre
contre les Volsques ; l'an suivant, les Sabins sont battus ; un peu plus
tard, Fidènes est prise ou se révolte. Sans cesse on est tenté de noter et
détacher les faits pour mettre ensemble ceux qui se conviennent. On lui dit :
Pourquoi telle guerre ? Au moment où nous sommes,
quels progrès a fait Rome ? De grâce, servez-vous de votre haute raison, et
non plus seulement de votre mémoire et de votre éloquence. Nous ne venons pas
vous écouter pour entendre un recueil d'aventures. Fabius Pictor suffisait
pour cela. Faites au moins ce que demandait Sempronius Asellio, un de vos
premiers historiens, si rude de style, si peu exercé au raisonnement ; que
des idées générales rangent chacune sous elle un groupe de ces dissensions et
de ces expéditions, et nous en fassent retenir le détail ; sinon le lecteur
se fatigue et quitte le livre ; ou du moins, l'ordre manquant, au bout du
volume, il a tout oublié. Ne voyez-vous pas que vous vous lassez vous-même de
la monotonie de ces batailles[20] ? Au moins, pour l'honneur de Rome, montrez la sage
disposition de ses entreprises et la fatalité divine de sa domination. II. Parmi ces lois impuissantes à classer les faits, que de lois manquent ! On n'est pas impunément amateur d'éloquence. Il faut poursuivre partout les causes pour les trouver Lou tes, ct, quand on les cherche d'un désir languissant, on en laisse échapper beaucoup. Ne parlons pas de l'histoire des rois tout altérée et fabuleuse, si abrégée dans Tite Live, si poétique. Mais à partir du tribunat, quel lecteur entend un mot à toutes ces marches d'armées ? A grand'peine, les cartes sous les yeux, en conjecturant les intentions, on découvre les signes d'un progrès et les traces d'un plan ; et il faut être un Niebuhr pour mettre quelque ordre dans les guerres volsques. Si l'on s'en tient à Tite Live, on ignore comme lui la tactique des chefs et les conseils du sénat. Peut-on suivre les opérations militaires dans les guerres samnites ? Que dire des expéditions d'Espagne et de Gaule ? On marche sur des monceaux d'ennemis, en aveugle, comme le soldat qui les a tués. Tite Live essaye-t-il en un seul endroit d'expliquer la tactique d'Annibal ou les mouvements des armées de Macédoine et d'Asie ? Qu'un historien ignore l'art militaire, qu'il s'abstienne de juger les plans de campagne, et d'assigner aux vaincus deux cents ans après leur mort ce qu'ils devaient faire, on l'excuse. Mais encore doit-il rendre raison des principaux mouvements ; sinon, qu'il abrège et qu'il cesse d'énumérer des faits qu'il n'entend pas. Quand on raconte toutes les prises de villes, toutes les marches, toutes les batailles, on est tenu de les comprendre. C'est fausser les événements que de changer en jeux du hasard les calculs de la réflexion. Ici, comme ailleurs, les faits ne valent que par la pensée qu'ils révèlent, et c'est leur ôter l'âme que d'omettre leurs raisons. Tite Live eût-il pu les connaître, lui qui s'inquiète si peu de la géographie, et ne décrit pas une seule fois les pays où il conduit la guerre[21] ? Il n'y a touché que par hasard, et pour remplir ses discours. Par la même raison, il a laissé obscure la politique du sénat. Il a cité les décisions sans montrer les maximes ; il a marqué les fondations de colonies et les conditions des traités, sans en rechercher les motifs ni les effets. Comment le ferait-il, étant aussi peu politique que tacticien, aussi peu attentif à la constitution des États qu'à la géographie des pays ? A plus forte raison, il n'a pas expliqué les changements qu'il n'a pas rapportés. Lorsqu'il s'agit de droit, de littérature, de science, de commerce, d'industrie, de mœurs domestiques, les lois chez lui comme les faits manquent. Et pourtant tout contribue à chaque événement ; chacun d'eux tient aux autres par cent mille chaînes invisibles ; pour le comprendre, il faut voir agir toutes ces causes éparses, ouvriers innombrables, qui travaillent sourdement et tissent la trame infinie de l'histoire. La vérité est qu'après avoir lu Tite Live, il reste à étudier chez lui et ailleurs le climat, le sol, les institutions, le plan de conduite des différents peuples, et bien d'autres choses ; on connaît par ses discours certains intérêts et certaines passions dominantes, mais rien de plus, et l'on juge l'auteur plus admirable qu'instructif. S'il raisonne, c'est par un bonheur oratoire, quand son personnage doit être meilleur politique et capitaine que lui-même. Il y a, pour un historien, un moyen certain d'omettre des causes : c'est d'attendre que sur son passage un personnage orateur se rencontre pour les exposer. III. Le même défaut accumule les détails inutiles, et laisse dans l'ombre les faits importants. Les événements doivent être pesés et non comptés, et c'est étouffer les grands que de donner à tous une place égale. Tel combat contre les Èques ou les Volsques peut être négligé sans grand dommage. Mais l'alliance conclue avec les Herniques et les Latins, qui soutient Rome débile contre ses voisins, la loi des Douze Tables, qui établit la liberté civile, la loi Licinia, qui renouvelle la classe des petits propriétaires, l'institution régulière des municipes et des colonies, qui fait de l'Italie un État unique, discipliné et stable, voilà des faits qu'il faut mettre dans un lieu éclatant et élevé, d'où ils puissent dominer et éclairer tous les autres. Les événements forment une armée, et chacun n'y tient que la place d'un homme. Mais les uns sont des chefs et mènent les autres ; on peut oublier plusieurs soldats, pourvu qu'on voie le général. Tite Live passe rapidement sur les faits notables, pour s'arrêter complaisamment sur ceux qui prêtent à l'éloquence, se croyant fort exact, parce que chaque année il dit les noms des consuls, les pestes, les prodiges, toutes les expéditions, tous les sièges. Ce n'est là qu'une revue et un dénombrement ; quelques chiffres et une phrase générale auraient pu en tenir lieu, et l'on en eût su tout autant ; on en eût su davantage : car on aurait remarqué plus aisément les faits remarquables ; on ne serait pas réduit à écarter la foule importune des de :ails monotones, pour saisir le combat ou le traité qui décide de la guerre. Pour mieux instruire, il fallait mieux choisir. Tels sont les effets de l'esprit oratoire. Tite Live en louant la vertu et en composant des discours, fournit à ses successeurs plusieurs lois ; mais il leur laisse le soin de les dégager d'entre les harangues, de leur ajouter celles qu'il a omises, de distribuer les faits dans un ordre meilleur, d'en effacer un grand nombre, de donner aux plus importants plus d'importance, et de changer une narration éloquente de faits mal liés en un système de lois régulières et d'événements expliqués. |
[1] Tite Live, XXXVIII, 17.
[2] Tite Lire, XXXVIII, V, 44.
[3] Tite Live, VII, 34.
[4] Tite Live, XXX, 20.
[5] Tite Live, XVIII, 44.
[6] Tite Live, XXXI, 30.
[7] Tite Live, XXXII, 21.
[8] Tite Lite, XLIV, 41.
[9] Tite Live, XXXV, 49.
[10] Tite Live, XXXVI, 17.
[11] Tite Live, XXXVII, 36.
[12] Tite Live, XXXVI, 17.
[13] Tite Live, II, 23.
[14] Tite Live, IV, 3.
[15] Tite Live, IV, 6.
[16] Tite Live, VII, 25.
[17] Tite Live, XXXIX, 6.
[18] Duruy, Histoire romaine, tome II, ch. I.
[19] Tite Live, XLII, 34.
[20] Tite Live, VI, 12.
[21]
Sauf