§ 1. — Sa préface. Mon livre vaudra-t-il le travail
qu'il m'en coûtera pour écrire, depuis l'origine de Les faits qui se passèrent, avant
que la ville fût fondée ou qu'on voulût la fonder, sont plutôt ornés de
fables poétiques que transmis par des sources pures. Je ne veux ni les
réfuter ni les affirmer. Laissons à l'antiquité le droit de mêler le divin à
l'humain pour rendre plus augustes les commencements des villes. Que s'il est
permis à un peuple de consacrer ses origines et de prendre des dieux pour ses
auteurs, c'est au peuple romain ; et, quand il veut faire de Mars le père de
son fondateur et le sien, sa gloire dans la guerre est assez grande pour que
les nations de l'univers le souffrent, comme elles souffrent son empire. Au
reste, de quelque façon qu'on regarde et qu'on juge ces récits et d'autres
semblables, je n'y mets pas grande différence. Ce qu'il me faut, c'est que
chacun, pour sa part, s'applique fortement à connaître quelles furent les
mœurs, quelle fut la vie à Rome, par quels hommes, par quels moyens, dans la
paix et dans la guerre, cet empire a été fondé et accru. Qu'on suive alors le
mouvement insensible par lequel, dans le relâchement de la discipline, les
mœurs d'abord s'affaissèrent, puis tombèrent chaque jour plus bas, et enfin
se précipitèrent vers leur chute, jusqu'à ce qu'on en vint à ces temps où
nous ne pouvons souffrir ni nos vices ni leurs remèdes. S'il y a dans la
connaissance des faits quelque chose de fructueux et de salutaire, c'est que
vous y contemplez, en des monuments éclatants, les enseignements de tous les
exemples ; c'est que vous y trouvez, pour vous et pour votre patrie, ce qu'il
vous faut imiter, ce qu'au contraire vous devez fuir, parce que l'entreprise
et l'issue en sont honteuses. Au reste, ou l'amour de mon sujet m'abuse, ou
il n'y eut jamais de république si grande, ni si sainte, ni si riche en bons
exemples ; ni de cité où la débauche et l'avidité aient pénétré si tard, où
l'on ait tant et si longtemps honoré la pauvreté et l'économie : tant il est
vrai que, moins on avait, moins on désirait. C'est tout récemment que les
richesses et l'abondance des plaisirs ont apporté la cupidité et la passion
de périr et de tout perdre par le luxe et la débauche. Mais ces plaintes, qui
déplairont lors même peut-être qu'elles seront nécessaires, doivent du moins
être écartées du commencement d'une si grande œuvre. J'aimerais mieux, si
c'était la coutume des historiens, commencer comme les poètes par de bons
présages, en offrant des vœux et des prières aux dieux et aux déesses, pour
qu'ils donnent un heureux succès aux débuts d'une si vaste entreprise. Cette noble préface montre dans quel dessein et avec quels sentiments écrit Tite Live. C'est l'œuvre d'un moraliste qui présente aux hommes des exemples de conduite, et d'un citoyen qui veut louer la vertu de sa patrie. On reconnaît le lettré dans cet amour du beau langage, l'honnête homme dans ces promesses d'impartialité et dans ces aveux d'ignorance ; et, dans les solennelles périodes et les fiers accents d'orgueil national, on entend la voix de l'orateur, qui ouvre le récit des victoires romaines en dressant un arc de triomphe au peuple roi. § 2. I. Il n'avance rien que sur des autorités. — II. Sur beaucoup d'autorités. — III. Ses aveux. — Son équité. — IV. Sa bonne foi. — Ses doutes. — V. La noblesse d'âme est un instinct critique. — Imbécillité de Denys. — VI. L'exactitude est un talent critique — Vérité croissante des derniers livres.Ce génie de l'auteur annonce les mérites et les défauts du critique. Tite Live approche de la parfaite vérité, parce qu'il l'aime et parce qu'il comprend la grandeur de Rome, mais sans y atteindre, parce qu'il n'a pas l'amour unique et absolu du vrai, parce qu'il a pour sa patrie une partialité involontaire, parce qu'il a trop de goût pour le beau style et l'éloquence. Il est aussi exact qu'on peut l'être, quand on est naturellement orateur et non historien. I. Jamais il n'avance un fait sans preuves. Pour les plus minces détails, il avait les auteurs sous les yeux. Les députés, dit-il, trouvèrent Cincinnatus dans son champ, selon les uns, creusant un fossé et appuyé sur sa bêche ; selon les autres, conduisant sa charrue ; mais, ce dont on est d'accord, occupé à un travail champêtre[1]. Sans doute il ne cite pas à chaque événement ses autorités ; son début n'est point le catalogue de ses sources ; cela est bon pour un pauvre Grec, rhéteur et sans crédit, comme Denys. Tite Live n'a pas besoin de prouver sa bonne foi ; elle se manifeste d'elle-même sans qu'il y songe ; à chaque instant on s'aperçoit qu'il ne fait que transcrire les témoignages conservés. Il est consciencieux jusqu'au scrupule ; nos critiques, si sévères, se croient le droit d'ajouter aux faits leurs causes ; Tite Live ne choisit même pas entre celles qui sont rapportées : Les malheurs, dit-il, commencèrent par une famine, soit que l'année eût été mauvaise pour les récoltes, soit que l'attrait des assemblées et de la ville eût fait délaisser la culture. On donne l'une et l'autre raison[2]. Lorsque les matrones vont trouver Coriolan, il ne sait si c'est d'elles-mêmes ou par le conseil des magistrats. Quand on doute entre deux noms, il n'ose décider, dire Furius ou Vopiscus, plutôt que Fusius ou Virginius. Enfin plus tard, quand il suit le seul Polybe, si du doigt, à chaque ligne, on compare les deux pages, on se convainc qu'il n'ajoute aucun fait, qu'au contraire il en retranche, que la seule licence qu'il prenne est de souffler un peu de vie dans les phrases traînantes de ses froids devanciers. Je trouve encore dans l'ordre de son récit une grande marque de son exactitude. Il va d'année en année, selon le plan de ses annalistes, disant comme eux les noms des magistrats, les prodiges, les expiations, les disputes civiles et les guerres étrangères, sans intervenir, sinon par des aveux d'ignorance et par des discours, sans essayer d'expliquer les événements par des conjectures, ou de lier les faits par des idées générales. Il s'efface lui-même pour laisser parler ses auteurs. Ce qu'à travers lui nous lisons aujourd'hui, c'est Fabius Pictor, c'est Pison, ce sont les premiers annalistes, plus corrects, plus clairs, plus éloquents, mais avec leur plan, leurs détails, leurs erreurs, tels qu'il le' déroulait dans la bibliothèque de Pollion, parmi les bustes d'airain et d'argent qui conservaient leurs traits et leur mémoire. Il a le mérite rare de n'altérer jamais un témoignage, et de ne dire rien sans une autorité. II. Et ces autorités sont nombreuses : dans les dix premiers livres, Fabius Pictor, le plus ancien historien de Rome, Cincius Alirnentus, qui fut prisonnier d'Annibal et témoin de toute la seconde guerre punique, Calp. Pison, Valerius Antias, Licinius Macer, qui consultait les livres de lin dans le temple de Monéta, Claudius Quadrigarius, Ælius Tubéron ; dans les vingt-six autres, outre ceux-ci, Polybe, le plus réfléchi et le plus exact des historiens anciens, le Sicilien Silénus, ami d'Annibal, Cœlius Antipater, Cécilius, P. Rutilius, Clodius Licinius, plusieurs écrits de Caton le Censeur ; et partout enfin, les Fastes et les Livres des magistrats qui lui servent à vérifier et à corriger les dates[3]. Tite Live lit tous ces auteurs ensemble, et cite parfois jusqu'à quatre opinions sur un seul fait. Quand, plus tard, il rencontre Polybe, si savant, si soigneux, qu'il consulte et estime selon son mérite, il lui joint encore les contemporains, Fabius Pictor, Cincius et d'autres, sans dédaigner même Val. Antias qu'il méprise avec raison. Parmi les phrases régulières du récit, tout à coup éclate une description brillante, comme la prise de Sagonte ; une narration éloquente, comme la bataille de Trasimène. C'est que le Grec politique et raisonneur vient d'être abandonné, et que Tite Live, creusant autour de lui, a retiré d'entre les monuments quelque riche peinture enfouie. Ailleurs[4], trouvant du premier coup le récit pittoresque, il le suit jusqu'au bout, l'animant encore, sans plus penser au reste, et content d'une telle rencontre. Mais la page achevée, il aperçoit, à côté de lui, sur sa table, les autres annalistes qu'il a laissés là ; il s'arrête et met leurs versions diverses dans le chapitre qui suit. Il a donc lu beaucoup d'auteurs, plusieurs à la fois, et avec grand soin. C'est assez, sinon pour un critique, savant insatiable, du moins pour un honnête homme de tout point consciencieux. III. Dans cette
lecture, il est impartial autant qu'un Romain peut l'être, toujours fier, mais
jamais flatteur avec préméditation et par intérêt, comme Denys. Il laisse le
Grec fonder Rome avec une colonie de gens de bien, et avoue que l'asile fit
le peuple. Entre deux récits, il ne choisit point partout le plus honorable,
mais le plus vraisemblable ; et par exemple, le maître de la cavalerie,
Fabius, ayant combattu contre les Samnites, il ne lui accorde qu'une seule
victoire, contre plusieurs auteurs qui en rapportaient deux. Il se défie
beaucoup de Valerius Antias, qui exagère le nombre des ennemis morts ou pris.
Il choisit souvent le plus petit nombre, et, dans les temps trop anciens, il
n'ose le marquer. En plusieurs endroits, il raconte librement les défaites et
les cruautés de Rome[5]. Quelque temps
après la fuite des Tarquins, l'armée avait été battue par les Aurunces, et
l'un des deux consuls laissé pour mort. L'année
suivante, dit-il, on revint avec plus de
colère et aussi avec des forces plus grandes contre Pométia ; et comme, après
avoir refait les mantelets et autres ouvrages de guerre, le soldat était sur
le point d'escalader les murailles, la ville se rendit ; mais, quoiqu'elle
eût capitulé, elle fut traitée aussi cruellement que si on l'eût prise
d'assaut. Les principaux Aurunces, sans distinction, furent frappés de la
hache, les autres habitants vendus sous la lance, la ville détruite, et le
territoire vendu. Parfois, ayant avoué les mauvaises actions, il les
juge ; il est homme autant que citoyen, et s'indigne des perfidies de Rome
comme de ses défaites. S'il ne blâme pas lui-même le parjure légal des
Fourches Caudines, c'est que le discours du Samnite est assez éloquent. On
sent que ces fortes paroles viennent de l'amour du juste et non du besoin de
bien plaider. Aurez-vous toujours des prétextes,
Romains, quand vous êtes vaincus, pour ne pas tenir votre promesse ? Vous
avez donné des otages à Porsenna, et vous les avez dérobés par fraude. Vous
avez racheté à prix d'or votre cité aux Gaulois, et ils ont été massacrés
dans l'instant où ils recevaient l'or. Vous avez conclu la paix avec nous,
afin qu'on vous rendit vos légions prisonnières, et voilà que vous éludez
cette paix, couvrant toujours vos perfidies de quelque semblant de justice....
Je ne reçois pas, je ne regarde pas comme livrés
ceux que vous feignez de livrer.... Faites la
guerre maintenant parce. que Sp. Postumius vient de frapper du genou le
fécial, votre envoyé. Sans doute les dieux croiront que Postumius est un
citoyen samnite, non un citoyen romain, et que le droit des gens a été violé
dans le Romain par le Samnite ! Et l'on n'a pas honte de jouer en plein four
ces comédies religieuses ! Des vieillards, des consulaires, cherchent pour
manquer à leur foi des détours indignes de petits enfants ![6] »Tite Live met
ainsi ses sentiments et ses jugements dans les discours, et se retire à
dessein du reste de l'histoire. Caché derrière les personnages, il peut être
sincère, même aux dépens des siens. Mais on reconnaît, à son accent, quand il
faut distinguer de l'orateur le juge, el ; quand ce n'est plus la cause qui
parle, mais la vérité. Lorsqu'Annibal prend le poison : Délivrons, dit-il, le
peuple romain d'une longue inquiétude, puisqu'ils n'ont pas la patience
d'attendre la mort d'un vieillard. La victoire que Flamininus remporte sur un
homme trahi et désarmé n'est ni grande ni mémorable ; et ce jour même
prouvera combien les mœurs du peuple romain ont changé. Leurs pères
prévinrent un ennemi armé, qui avait son camp en Italie, le roi Pyrrhus, de
se garder du poison ; eux, ils envoient un ambassadeur consulaire pour
engager Prusias à assassiner son hôte. Ce contrasie est de Tite Live
plutôt que d'Annibal, et, tandis que le personnage accuse une perfidie,
l'historien marque une décadence. Souvenons-nous encore que les Grecs ont eu
moins pitié que lui de la malheureuse Grèce. Denys et Polybe ont écrit les louanges des vainqueurs, celui-ci vantant leur
vertu, celui-là leur noblesse, sans grand souci de leur patrie, fort disposés
à justifier sa servitude, concluant tous deux que la puissance fait le droit,
et. que le devoir du faible est d'obéir au fort[7]. Tite Live avait
plus de raisons qu'eux pour louer Rome ; et pourtant, quand son Lycortas
plaide devant Appius pour la triste Achaïe, à son accent d'indignation
contenue, à ses élans de fierté douloureuse, on sent que le Romain a entendu
le dernier soupir de la justice et qu'il est un moment du 'parti de
l'opprimé. IV. Il est encore mieux en garde contre la vanité d'auteur que contre les préférences de citoyen. Il avoue librement ses incertitudes et ses ignorances[8], ne voulant point paraître plus instruit qu'il n'est, ni affirmer au delà de ce qu'il sait. Il laisse au lecteur le soin de prononcer sur les traditions qui précèdent la naissance de Rome ; il ose à peine décider si les Horaces étaient Albains ou Romains, quel fut le premier dictateur, combien il y eut d'abord de tribuns ; il évite de nous imposer son jugement ; pour peu que l'opinion contraire ait de vraisemblance, il la donne après la sienne. Il ôte lui-même beaucoup d'autorité à son récit, en disant que la plupart des monuments périrent dans l'incendie, et que, par vanité, les familles ont altéré leurs archives[9] ; non qu'il abandonne les premiers temps pour mieux sauver la certitude des autres. Même dans la guerre samnite, il garde ses doutes, et s'arrête pour dire que là dans les annales tels consuls manquent, qu'ici les récits diffèrent, que les dates sont peu précises, que dans telle bataille on ne sait qui fut vainqueur[10]. Jusque dans les guerres puniques, Par exemple à la prise de Carthagène, il déclare qu'on n'est d'accord ni sur le nombre des soldats et des vaisseaux carthaginois, ni sur la quantité des machines et des otages qui furent pris, ni sur les noms des chefs de l'ennemi et de la flotte romaine. Il ne songe qu'à présenter les opinions des autres ; c'est au lecteur de choisir. Il éclaire notre raison en respectant notre libre arbitre, et nous engage non à 'croire, mais à juger. Il y a dans cette réserve autant de bon goût que de bonne foi, et l'on aime à voir Tite Live critique plus prudent que le grand critique Niebuhr. Quelle différence entre cette modération et la crédulité effrontée de Denys ! Tite Live enferme en un livre les deux siècles et demi des rois ; au bout d'un volume, Denys arrive à la mort d'Énée. Le pédant grec sait toutes les actions de tous les rois d'Albe. A-t-il été, sept cents ans auparavant, historiographe officiel de Numitor ? Il dit par quelles ruses Amulius découvre que sa nièce est grosse, quels médecins l'examinent, quel tribunal la juge. Sans doute, il a lu les procès-verbaux. Tite Live se garde bien de cette érudition intrépide ; il abrège pour n'être pas romanesque, et préfère les doutes aux contes. Il sait croire avec mesure, et raconter sans affirmer. Avec toute l'équité qu'on peut demander à un Romain, il eut toute la bonne foi qu'on doit exiger d'un honnête homme. Il a sacrifié parfois sa patrie, toujours son amour-propre. L'honnêteté est un commencement de critique, et la sincérité une promesse de vérité. V. Cette sincérité est-elle clairvoyante ? Pour gagner la confiance, il faut la défiance, et l'on ne mérite d'être cru que pour avoir douté. Tite Live, autant qu'homme du temps, s'est précautionné contre l'erreur. Il a choisi les auteurs les plus anciens, les plus savants et les plus graves : Fabius Pictor, qui le premier, à Rome, écrivit l'histoire, sénateur et versé dans le droit pontifical ; le préteur Cincius, docte jurisconsulte ; Calpurnius Pison, qui fut consul ; l'exact et soigneux Cœlius Antipater ; Rutilius, que son intégrité fit exiler ; Polybe, enfin, qui, à partir du onzième livre, est son guide et lui donne un plan[11]. Il confronte ces auteurs si bien choisis, et décide entre eux d'après des règles certaines. Quand ils ne sont pas d'accord, il suit le plus grand nombre, lés plus accrédités, les moins éloignés des événements[12], entre tous, Fabius et Pison, mais sans passion ni système, laissant la chose incertaine quand Pison a contre lui plusieurs témoignages[13]. Il mesure ce que chacun mérite de confiance, et, sachant que Valerius Antias invente et exagère les victoires, il ne le cite que pour se défier de lui. Tant, dit-il, il outre le mensonge. Il tient compte des vanités de famille. Licinius a moins d'autorité en ceci, parce qu'il a cherché la gloire de sa maison. Il est vrai qu'il ne fait pas parade de ses recherches, et qu'il épargne au lecteur le rebutant travail de la critique. Il est trop orateur pour gâter souvent l'ampleur de ses récits par la sécheresse des digressions. L'érudition est une mine où l'historien doit laisser la boue pour ne retirer que l'or pur. Mais, quand on le compare à Polybe, qu'il suit, ou à Denys, qui a puisé aux mêmes sources, on découvre le vaste travail caché sous cette abondance entraînante, et, de temps en temps, une discussion aride qui sort du courant fait deviner ce qu'on trouverait au fond. Non que je suppose sous chaque détail un volume de raisonnements. Ce n'est point ainsi que marchent les vrais critiques. Ils laissent cette méthode lente et fausse aux érudits de bibliothèque, on ne produit, en dissertant, que des dissertations ; et l'histoire naît aussi vive et aussi prompte dans l'historien que les sentiments dans ses personnages. C'est un instinct qui la découvre ; à travers les récits languissants ou altérés, sans démonstration ni prémisses, on court droit au fait vrai, au détail original, au mot authentique. Les yeux lisent machinalement une page décolorée, et tout d'un coup se détache une phrase lumineuse ; les événements se recomposent, les personnages se raniment d'eux-mêmes ; chacun va reprendre dans la tradition confuse les traits qui lui conviennent. Le critique n'a pas réfléchi ; sans qu'il y pensât, son sens intime a choisi, et la pénible érudition est devenue une vue subite[14]. Certainement Tite Live a ce don. Ses récits sont trop suivis pour être cousus de morceaux rapprochés. La passion ne s'accommoderait pas de cette allure interrompue. On voit que dans son âme d'orateur se raniment les sentiments de ceux qu'il fait agir et parler. Or, telle est la grande et clairvoyante critique. Car il semble alors que l'historien s'efface, que les personnages qui vivent en lui se chargent de sa tache, et, d'eux-mêmes, recréent avidement tout leur être, comme empressés d'agir et de jouir de tout ce qu'ils ont été. A côté de cette divination du vrai, qu'une négligence dans
les dates ou dans les noms est peu de chose ! Comme on méprise Denys quand on
a lu Tite Live ! Qu'il y a de fausseté dans cette exactitude apparente ! Le
rhéteur grec explique minutieusement les institutions, les guerres, les
négociations ; on suit tous les pas de ses personnages ; il a des plans
complets de toutes les batailles ; il ne se tient pas un conseil sans qu'a
énumère tous les avis. Point de révolution dont il ne pénètre les motifs,
point d'événement dont il ne révèle les causes. Si Scævola entre si aisément
dans le camp de Porsenna, c'est que sa nourrice est Étrusque et lui a
enseigné la langue des ennemis. Par malheur il a oublié qu'il fait agir des
hommes : ses personnages parlent, marchent, imitent la vie, mais n'ont point
l'âme. Tout choque dans leurs mouvements ; ce sont des automates rangés avec
ordre sur un théâtre bien peint, qui traînent en boitant leurs membres mal
liés. Son Brutus devant le corps de Lucrèce, le couteau sanglant à la main,
vient de crier aux armes, et court au camp avec les jeunes gens furieux. Mais
auparavant il trouve le loisir de disserter paisiblement sur le gouvernement
qu'il conviendra de donner à Rome. Au milieu de la discussion, il observe
judicieusement que le temps presse. Néanmoins il reprend son raisonnement,
conseille de maintenir le pouvoir royal, de le partager seulement entre deux
hommes, comme à Lacédémone, mais de ne pas
laisser aux chefs la couronne d'or, le sceptre d'ivoire et la robe de pourpre
brodée d'or, insignes magnifiques qui pourraient offenser ; de remplacer le
nom de royauté par celui de république, parce que la
plupart des hommes tiennent au nom, de conserver cependant un roi des
sacrifices, etc. Après quoi, il se souvient à propos qu'il serait bon d'agir,
et marche avec impétuosité contre le tyran. Ô pauvre grammairien ! retournez
bien vite à vos périodes, et laissez là l'histoire pour retoucher votre livre
sur l'arrangement des mots ! Certes, Tite Live, sur ce point, n'est pas sans
reproche ; il a connu l'homme mieux que les hommes ; il est, selon sa
coutume, orateur plutôt qu'historien : mais il y a de la vérité dans son
récit, parce qu'il y a de la passion. Ils enlèvent
le corps de Lucrèce, le portent sur la place. Le peuple s'assemble, comme
cela arrive, étonné d'une chose aussi étrange et aussi affreuse. Ils se plaignent,
chacun de son côté, de l'attentat et du crime des Tarquins. Le peuple est ému
par la douleur du père, par Brutus, qui condamne les plaintes et les larmes
inutiles, les exhorte à agir en hommes, en Romains, à prendre les armes
contre ceux qui les traitent en ennemis. Les plus ardents des jeunes gens se
présentent, volontaires et tout armés. Le reste de la jeunesse les suit. On
en laisse la moitié aux portes de Collatie avec des gardes, pour que personne
n'annonce au roi le mouvement. Les autres, avec Brutus pour chef, partent
armés pour Rome. Ils arrivent, et partout où s'avance cette multitude en
armes, on s'effraye, on s'agite ; mais dès qu'on voit en tête les premiers de
la cité, quelle chose que ce soit, on pense qu'ils ne viennent pas sans raison.
Cet événement atroce fit dans les âmes un aussi grand mouvement à Rome qu'à
Collatie : aussi, de tous les endroits de la ville, on accourt au Forum. Dès
que le peuple fut venu, le héraut l'appela autour du tribun des Célères. Par
hasard, Brutus avait cette charge. Son discours fut loin de la simplicité
d'esprit qu'il avait affectée jusqu'à ce jour ; il raconta la violence du
débauché Sextus, le viol infâme et la mort lamentable de Lucrèce, le deuil de
Tricipitinus, pour qui la mort de sa fille était moins indigne et moins
déplorable que la cause de cette mort. Il rappelle, en outre, la tyrannie du
roi lui-même, ta misère et les travaux du peuple plongé dans les fosses et cloaques
qu'il faut creuser ; les Romains, vainqueurs de toutes les nations d'alentour,
de guerriers qu'ils étaient, devenus ouvriers et tailleurs de pierres. Il
rappelle le meurtre indigne du roi Servius Tullius, la fille faisant passer
son char abominable sur le corps de son père, et invoque les dieux vengeurs
des parents. Par le récit de ces forfaits, et par d'autres, je crois, plus
atroces encore, que suggère une indignité présente, et que les écrivains ne
retrouvent pas aisément, il poussa la multitude enflammée à abroger
l'autorité royale et à décréter l'exil de L. Tarquin, de sa femme et de ses
enfants. Pour lui, ayant enrôlé et armé les jeunes gens qui d'eux-mêmes
donnaient leurs noms, il marche vers le camp d'Ardée, afin de soulever
l'armée contre le roi, et laisse le commandement de Rome à Lucretius, que le
roi quelque temps auparavant avait institué préfet de la ville. Dans ce
tumulte, Tullia s'enfuit de sa maison, au milieu des exécrations des hommes
et des femmes, qui, partout où elle passait, invoquaient les furies du
parricide[15]. Ici les
événements sont pressés, les émotions brusques ; on sent à demi couvertes
sous le récit les paroles passionnées et les
cris de vengeance, jetés sur la place publique comme
des poignards et des brandons. Ce sens du vrai, incomplet peut-être,
est pourtant une partie de la critique. Il révèle à Tite Live, sinon les
sentiments particuliers propres à certains temps, du moins les émotions
générales semblables dans tous les temps ; et le génie oratoire, qui le
donne, donne encore celui des anciennes traditions. Élevé bien haut par ces
nobles fables, Tite Live dédaigne de descendre aux discussions et aux doutes
; il sent que la poésie seule peut raconter les temps poétiques, et son âme
éloquente devient religieuse au spectacle de la religieuse antiquité. Écoutez
le récit de la fin de Romulus : Après avoir accompli
ces immortels travaux, un jour qu'il tenait une assemblée dans une plaine,
près du marais de Capra, pour dénombrer l'armée, tout d'un coup une tempête
s'éleva avec un grand fracas et des coups de tonnerre, et couvrit le roi
d'une si épaisse nuée, qu'il fut dérobé à la vue de tout le peuple. Depuis ce
temps, Romulus ne reparut plus sur la terre[16]. En dépit du beau style, l'histoire de Tullus garde
l'accent des légendes héroïques. Ce sont les résolutions soudaines et les
supplices atroces d'un peuple barbare. Horace tue sa sœur ; Mettius est tiré
par des chevaux et mis en pièces. On entend les formules minutieuses que
prononçait dans les traités la cité superstitieuse et légiste. Du milieu des
phrases polies s'élèvent des textes rudes et âpres, comme un vieux mur
cyclopéen dans une ville moderne. Tel est ce chant
horrible de la loi : Que les duumvirs
jugent le crime de perduellion ; s'il
en appelle, qu'on débatte sur l'appel ; s'ils gagnent, qu'on lui voile la
tête ; qu'on le suspende par une corde à l'arbre malheureux ; qu'on le batte
de verges soit dans le pomœrium, soit hors du pomœrium. On créa par cette loi des duumvirs, qui, avec cette loi,
n'auraient pas cru pouvoir absoudre même un innocent. Lorsqu'ils l'eurent
condamné, l'un d'eux : P. Horatius, je te
déclare coupable de perduellion : va, licteur, attache-lui les mains.
Alors Horace, de l'avis de Tullus, interprète
clément de la loi : J'en appelle, dit-il. Ainsi l'on débattit devant
le peuple sur l'appel[17]. Le discours
perd vite cette brièveté saisissante ; mais après les antithèses admirables
et le plaidoyer trop parfait du vieil Horace, on retrouve les mœurs
primitives. Il semble qu'on voit ici le fragment d'un bas-relief antique : Le père, ayant fait quelques sacrifices expiatoires,
conservés plus tard par la famille Horatia, mit en travers de la rue un
poteau, en forme de joug, sous lequel il fit passer le jeune homme, la tête
voilée. On l'appelle le poteau de la sœur. Tite Live a-t-il compris
partout l'antiquité et la barbarie ? Nous verrons tout à l'heure en quels
points il les altère ; mais du moins avouons qu'il garde en orateur l'accent
solennel des traditions primitives, et que son talent s'accorde avec son
sujet. — J'admire encore que son éloquence et son patriotisme aient si bien
ranimé dans son cœur les passions politiques et les grands sentiments
romains. L'amour des nobles actions, des fortes vertus, des fermes courages,
est un sens critique. Il faut de la hauteur d'âme pour comprendre les actions
d'un peuple héroïque, et le discours doit être oratoire pour être digne de
tels citoyens et de tels soldats. Tite Live a le cœur de l'antique Rome, et
l'on n'en pourrait dire autant de tous ceux qui ont refait son ouvrage. Qu'on
lise ce passage de la guerre de Véies, et l'on verra qu'il est bon de sentir
d'une certaine manière pour exprimer de certains sentiments : En une heure, le rempart, les mantelets, qui avaient coûté
un si long travail, furent consumés par l'incendie. Beaucoup d'hommes, qui
vinrent inutilement au secours, périrent par le fer et le feu. Cette nouvelle,
portée à Rome, jeta partout la tristesse, et dans le sénat l'inquiétude et la
peur. Il craignait qu'on ne pût désormais soutenir la sédition dans la ville
ni dans le camp, et que les tribuns du peuple ne foulassent la république en
vainqueurs ; lorsque tout à coup, ceux qui payaient le cens équestre sans que
l'État leur eût assigné de chevaux, après avoir tenu conseil entre eux, se
présentent devant le sénat, et, ayant reçu la permission de parler,
promettent de faire leur service avec des chevaux qu'ils fourniront
eux-mêmes. Le sénat leur ayant rendu grâces dans les termes les plus
magnifiques, et ce bruit s'étant répandu dans le Forum et dans la ville, le
peuple tout à coup accourt autour de la curie : ils sont de l'ordre pédestre,
et viennent à leur tour promettre à la république service extraordinaire,
soit à Véies, soit où l'on voudra les mener. Si on les mène à Véies, ils
s'engagent à ne pas revenir avant d'avoir pris la ville des ennemis. Alors on
put à peine contenir la joie qui débordait. On ne voulut pas les louer, comme
les cavaliers, par la voix des magistrats, ni les mander dans la curie pour
leur faire réponse ; les sénateurs ne peuvent rester dans l'enceinte de la
curie ; mais d'en haut, tournés vers la multitude qui est debout sur la place
aux comices, de la voix, de la main, chacun pour sa part, ils lui témoignent
la joie publique ; ils disent que par cette concorde la ville de Rome est
heureuse, invincible, éternelle ; ils louent les cavaliers ; ils louent le
peuple ; ils exaltent par des louanges la journée elle-même ; ils avouent que
le sénat est vaincu en bonté et en générosité[18]. VI. A mesure que
Tite Live avance, son récit devient plus vrai. Dans l'histoire des rois, les
hommes sont peints avec vérité, mais en général. Dans les trois premiers
siècles de la république les sentiments sont déjà romains, et l'on entend
l'accent des passions politiques. A partir des guerres puniques, se marquent
de plus en plus les traits particuliers qui conviennent uniquement au temps
et au pays, et le tableau devient presque un portrait. C'est que les
documents sont contemporains et que Tite Live les transcrit fidèlement. Sous
les rois, il avait pour sens critique sa grandiose éloquence ; dans le
premier tige de la république, sa vertu et son rime de citoyen ; ici, son
exactitude et sa bonne foi. Toujours quelque mérite remplace ou complète en
lui les talents qui lui manquent ou qu'il n'a pas assez grands. Du fond
vaporeux de la fable, à travers les pays demi-obscurs de l'histoire altérée,
il est venu poser le pied sur le seuil de l'histoire complète et pure. Chaque
année maintenant on voit le sénat, le jour où les consuls entrent en charge,
se rassembler au Capitole, distribuer les commandements contre Annibal,
prescrire les sacrifices expiatoires, ordonner l'impôt, les levées, les
approvisionnements, juger les réclamations des colonies et des municipes,
envoyer des ambassades, pourvoir à Reconnaissons dans la critique de Tite Live les mérites que donnent l'honnêteté, l'amour de la patrie et le génie oratoire ; je veux dire le soin' de ne rien avancer sans preuves et d'amasser des documents importants et nombreux, la volonté d'être juge intègre, l'habitude de confesser ses ignorances, la précaution de confronter les auteurs, le choix prudent des témoignages, le sens exact de la vérité générale, des traditions poétiques, de la grandeur romaine, des mœurs plus récentes, sinon de la vérité locale et de la barbarie primitive, du génie romain tout entier et de tous les âges de Rome. On a besoin de louer un pareil homme, avant d'oser le blâmer. § 3. I. Nul emploi des documents anciens. — Il Ni des récits primitifs. — III. Ni de la géographie. — Hérodote et l'Égypte. — Polybe. — Utilité des détails de cuisine. —IV. Tite Live Romain et patricien. — V. Sa critique incomplète. — Ses anachronismes de mœurs. — VI. Son érudition incomplète.Il faut l'oser pourtant : car, entre tous ces mérites, on ne trouve pas l'amour infatigable de la science complète et de la vérité absolue. Il n'en a que le goût ; il n'en a pas la passion. Nulle autre qualité ne supplée à celle-là. I. Tite Live ne
consulte pas d'auteurs plus anciens que Fabius Pictor, écrivain du sixième
siècle de Rome. Pouvait-on raconter les origines sur des témoignages aussi
éloignés des origines ? Il fallait à tout prix puiser aux mêmes sources que
Fabius la nouvelle histoire, et égaler au moins ses recherches pour faire
mieux que lui. Un critique moderne serait allé dans le trésor public et dans
le temple des Nymphes, pour lire sur les tables d'airain les lois royales et
tribunitiennes, les anciens traités conclus avec les Sabins, les
Carthaginois, les Gabiens, les décrets du sénat, les plébiscites. Tite Live,
enfermé parmi ses livres, laisse dormir dans la poudre les débris authentiques
et l'histoire pure[25], si peu inquiet
des anciens textes, que, plus tard, quand il découvre dans Polybe le premier
traité de Rome et de Carthage, il ne prend pas la peine de rouvrir son second
livre pour l'y ajouter ou seulement l'indiquer. Il y a peu d'historiens moins
antiquaires. Auguste, qui l'était beaucoup, avait trouvé dans le temple
demi-ruiné de Jupiter Férétrien les dépouilles opimes conquises par C. Cossus
sur le roi véien Tolumnius, et y avait lu qu'alors Cossus était consul. Or,
tous les auteurs rapportaient qu'il était tribun des soldats. Heureuse occasion,
s'il en fut, d'aller déchiffrer sur la cuirasse de lin une inscription de
l'ancien style. Tite Live cite les deux témoignages contraires et s'en tient
là[26]. Ne lui demandez
pas de fouiller les archives, comme un greffier aux gages de l'État, qui
cherche une pièce perdue. S'il rapporte une formule de droit public, ou une
invocation religieuse, il l'a prise, non dans les rituels, mais dans F.
Pictor. Quand, par hasard, il cite une ancienne prière, celle de Decius,
c'est par respect de citoyen, et non par exactitude d'historien ou par goût
de la couleur vraie. Encore il s'en excuse. Quoique
nous ayons perdu, dit-il, presque tout
souvenir de nos usages civils et religieux, préférant partout des coutumes
étrangères et nouvelles à nos institutions anciennes et nationales, je n'ai
pas jugé hors de propos de rapporter ces détails dans les termes mêmes où ils
ont été transmis et énoncés[27]. On se doute à
ce ton que de telles citations seront rares. Aussi, quand à l'arrivée
d'Asdrubal vingt-sept jeunes filles chantent en l'honneur de Junon reine un
hymne de Livius Andronicus, premier essai de la nouvelle littérature, il le
laisse de côté par bon goût, plus curieux de plaire que d'instruire. Ce chant, dit-il, que
pouvaient louer les grossiers esprits de ce temps, si on le rapportait
aujourd'hui, choquerait et paraîtrait informe[28]. Horace aussi
était rebuté de l'horrible vers saturnin, vrai
poison qu'avait chassé la moderne élégance. Ces amateurs de beau
langage n'étaient pas admirateurs des Douze Tables, et Tite Live non plus
qu'Horace ne les eût crues dictées par les Muses sur
le mont Albain. C'est donc trop exiger de lui que de l'envoyer remuer
les tables triomphales, les livres des censeurs, les actes du sénat, et tant
d'autres monuments illisibles. Il laissera Licinius Macer, dans le temple de
Monéta, compulser les livres de lin, et se souciera moins que le scrupuleux
Denys des vieilles chansons nationales. Que d'autres aillent gâter leur style
parmi les chiffres et les détails d'administration, parmi les expressions barbares
et les lourdes railleries de l'antique poésie. Il ne veut pas ternir son
discours brillant et poli dans la poussière de l'érudition. C'est bien assez
de corriger et d'orner les historiens languissants et malhabiles, Fabius et
Pison, tout chargés et appesantis qu'ils sont par la barbarie des vieux
textes. Tite Live les trouve accrédités, les croit fidèles, y lit tout au
long les hauts faits de Rome. Cela suffit à sa conscience et à son éloquence.
Il a matière pour bien dire, et garanties pour raconter. Ni l'orateur, ni
l'homme honnête n'ont besoin de remonter plus haut. II. Voilà les pièces officielles écartées. Tite Live a-t-il au moins jeté les yeux sur les récits primitifs ? Un historien de Rome aurait dû recourir aux annales que, par un usage antique et une décision nationale, Rome lui avait préparées. Car, attentive à tout discipliner, elle avait fait de l'histoire, comme du reste, une institution. Tous les ans, le grand pontife exposait un tableau où il avait inscrit les principaux événements ; et ces tables assemblées étaient les grandes Annales. De la prise de Rome aux guerres puniques, on les avait complètes. A partir du tribunat jusqu'à la prise de Rome, elles subsistaient encore, quoique restaurées et altérées. Sur les origines, il restait des traditions[29]. Malheureusement les Annales étaient fort sèches[30]. Le grand pontife, peu lettré, homme d'administration et d'affaires, y marquait combien de fois le prix du grain avait haussé, les éclipses de soleil et de lune, si le cri de la musaraigne avait interrompu les auspices, et autres faits très arides, plus sèchement racontés, jour par jour, dit Servius[31], et illisibles pour quiconque n'était pas le grand pontife, ou tout au moins érudit de profession. Il y en avait quatre-vingts. livres. Que Fabius les ait lus, cela est louable, même naturel. Il avait écrit sur le droit pontifical ; et, entre les fragments qui restent de lui, il en est un sur les petits plumets du flamine de Jupiter. Mais exiger de Tite Live qu'il secoua cet énorme fatras de puérilités superstitieuses, de détails commerciaux, de chiffres administratifs, pour en faire sortir les traits de mœurs, les dates authentiques, l'ordre vrai des campagnes, c'est ignorer son caractère et violenter son talent. Se figure-t-on le noble orateur enfoncé tout le jour au milieu des écritures moisies, la lampe à la main, dans un coin du vieux temple, contrôlant Fabius, comme un avocat qui, perdu parmi les pièces de procédure, poursuit une vérité ingrate à travers le bavardage et le griffonnage de cent dossiers ? Nous pourrions aussi bien lui ordonner d'aller fouiller les archives des familles, cheminant à talons parmi les amplifications oratoires, les falsifications d'amour-propre, les généalogies inventées, les triomphes et les consulats ajoutés, et tout ce que l'orgueil romain et l'adulation grecque ont défiguré. Il eût fallu qu'une génération de savants parût avant lui pour éclaircir, vérifier, ordonner les textes. Mais Rome, au lieu d'un Ducange, d'un Mabillon, d'un Fréret, n'eut que Varron, compilateur crédule. Réduit à lui-même, Tite Live marche d'un pas libre et superbe à travers les victoires romaines, traitant les premiers documents comme s'ils n'étaient pas[32]. III. Ne parlons pas des auteurs moins anciens qu'il a négligés, de Sulpicius Galba, de Scribonius Libon, de Cassius Hemina, de Sempronius Tuditanus, de Lutatius, du savant Varron[33] Au moins il eût dû lire les origines du vieux Caton, le dernier Italien de l'Italie. Son malheur et son tort sont de laisser là tout ce qui pourrait le mettre face à face avec les faits, tout à l'heure les documents originaux et les écrits contemporains, maintenant la géographie. Polybe et Diodore avaient visité et étudié les pays dont ils font l'histoire ; Tite Live, point, sauf les Alpes, peut-être, si voisines de sa patrie[34]. De là plusieurs erreurs. Laissons les savants le blâmer d'avoir confondu l'expédition du lac Fucin avec une autre contre les Volsques[35], l'Achradine à Syracuse avec l'Île[36], d'avoir placé chez les Èques Alba Fucens des Marses[37], et, ce qui est plus grave, de décrire assez obscurément les marches et les batailles. Ces taches gîtent un point ; mais il en est d'autres qui s'étendent au loin, et altèrent la couleur de toute la toile. Sauf une remarque sur le soleil d'Italie, que les Gaulois ne peuvent supporter, et un éloge oratoire de la situation de Rome, Tite Live n'a jamais observé les climats pour comprendre les mœurs. de sais que cette méthode est toute moderne ; que, depuis trente ans seulement, on essaye de retrouver les passions éteintes, en reconstruisant les objets d'alentour ; que les premiers nos historiens ont observé les arbres et les pierres pour deviner l'âme. Les anciens, moins contemplatifs et moins rêveurs, ne racontent que la politique et la guerre, et préfèrent l'exposé des actions à celui des sentiments. Mais, sans raffiner ni conjecturer, Tite Live pouvait imiter Hérodote et Polybe, et ce n'est pas trop exiger d'un historien que de lui donner pour modèles un raisonneur et un conteur. Le chroniqueur curieux[38] ouvre son histoire d'Égypte en décrivant le sol noir et crevassé, don du fleuve qui s'allonge entre lès sables rougeâtres de l'Afrique et la terre pierreuse de l'Arabie, tantôt répandu comme une mer sur les campagnes et parsemé de villes, tantôt portant sur ses eaux limoneuses des panégyries retentissantes, et tout un peuple enivré de la puissance de son Dieu. En contemplant dans ces phrases naïves la suite monotone des édifices grandioses et sans nombre qui sont la végétation de ce sol nu, les calmes révolutions de ce fleuve mystérieux et immense, et l'éternel éclat de ce ciel sans nuages, on pénètre dans la vie immobile et dans la discipline étrange de ce peuple disparu. Hérodote, devenu géographe, du même coup se trouve historien. — Qui ne comprend les mœurs et les guerres gauloises après ce passage de Polybe ? Les expressions manquent pour dire la fertilité de ce pays.... De nos jours on y a vu plus d'une fois le médimne sicilien de froment ne valoir que quatre oboles, celui d'orge, deux, et le métrète de vin ne pas coûter plus d'une mesure d'orge.... La plupart des porcs qu'on tue en Italie viennent de ces campagnes. Dans les hôtelleries, le plus souvent l'hôte s'engage à fournir tout ce qui est nécessaire pour un semisse (c'est un quart d'obole), et il est rare que ce prix soit dépassé[39]. Voilà bien le sol inépuisable d'où sortaient des bandes toujours nouvelles, comme des nuées d'insectes qui foisonnent et bourdonnent dans l'air chaud des jours d'orage. Voyez, à la page suivante, comment ils logent dans des bourgs sans murailles, dorment sur la paille ou sur l'herbe, vivent de chair seulement, ne savent que combattre et un peu labourer ; et ces détails de cuisine et d'auberge, que dédaigne Tite Live, vous mettront sous les yeux ce peuple immense, à demi nomade, multitude bruyante, fougueuse et gloutonne d'enfants robustes, grands corps que la profusion de nourriture emplit d'un excès de courage, et dont les forces débordent et se perdent en bravades et en mouvements. Mais, pour étudier ainsi dans un pays le sol, le climat, la culture, il fallait s'intéresser aux plus grossières parties d'un caractère. Tite Live va d'un vol trop haut pour entrer dans cette critique ; et, se tenant au-dessus du vrai, il arrive souvent qu'il ne l'atteint pas. IV. Il était
d'ailleurs Romain de cœur, et patricien, quoique juste. On a beau être
consciencieux, toujours le goût dominant l'emporte. Par volonté et réflexion,
on tient un temps la balance égale. A la première négligence, d'elle-même, la
voilà qui penche, et l'on est partial sans y songer. Comment être toujours en
garde contre soi-même ? Certes, Tite Live n'a pas une seule fois, menti ;
mais pensons en combien de manières une partialité involontaire peut séduire.
Qu'il confesse et blâme les injustices romaines, lorsqu'elles sont évidentes
: ces grands aveux mettent sur le reste sa conscience en repos et ouvrent à
la faveur une porte secrète. Qu'il rejette les chiffres exagérés et les
embellissements puérils : cette véracité et ce bon goût ne sont pas encore
l'esprit critique. Doit-on y compter après la hautaine préface qui impose aux
vaincus les traditions romaines, et comprend dans la conquête le droit de régler
la vérité ? Est-ce une garantie que la joie et l'indignation avec lesquelles
il annonce la victoire de Camille ? «Les dieux et les hommes, dit-il,
empêchèrent les Romains de vivre rachetés. » J'entends ici un soldat qui bat
des mains dans le triomphe, non un critique qui pèse deux traditions
contraires. Croit-on que ces sentiments si nobles, si convenables dans une
pièce d'éloquence laisseront à l'historien sa sagacité de démêler, sous des
monceaux de mensonges, les défaites romaines, et le courage d'ôter à son
livre ses plus magnifiques récits ? Tite Live n'ira point, de ses mains
filiales, déchirer la robe de pourpre qui aujourd'hui dissimule une blessure
ou une souillure. Il fera son devoir d'orateur, en ornant de son plus beau
style la plus belle tradition. Aussi, ne lui demandez pas non plus d'ouvrir
l'histoire de la liberté romaine par l'aveu d'une servitude ; s'il soupçonne
ici quelque difficulté, il la tournera en argument ; s'il s'étonne que le peuple romain, lorsqu'il servait sous des rois,
n'eût jamais été assiégé dans aucune guerre et par aucun ennemi, et que ce
même peuple, libre à présent, fût assiégé par les mêmes Étrusques dont il avait
souvent vaincu les armées[40], il trouve là le
motif de la colère et du dévouement de Mucius. S'il rencontre dans les
anciennes formules quelque marque d'une conquête et d'une révolte[41], il l'expose
avec embarras, mais sans partir de cet indice pour poursuivre une vérité
humiliante. A chaque instant sa fierté l'emporte sur son bon sens ; encore un
pas, il corrigeait les mensonges ; mais un instinct romain l'arrête sur le
seuil de la vérité. Un jour, il se lasse des éternelles défaites des Volsques
: comment ce petit pays a-t-il pu fournir tant de soldats ? Le lecteur ici
crie à l'auteur d'avancer : les batailles rangées sont des escarmouches, et
bien des victoires ne sont que dans les chroniques. Mais Tite Live, ayant
effleuré le doute, reprend complaisamment le récit monotone de ces vains
triomphes. Il est bien contraint d'avouer qu'on fut vaincu près de l'Allia.
Mais à l'entendre, la cause en est la volonté insurmontable du destin. Les
Romains ont été aveuglés[42] ; eux si
disciplinés, si religieux, si attachés aux usages antiques, ils ont méprisé
les avertissements des dieux ; ils n'ont point su se ranger en bataille : ils
n'ont ni pris les auspices, ni immolé les victimes. Tout est miracle, ou
plutôt tout est éloquence. Voyez ce coup de théâtre qui sauve l'honneur
romain : Avant que l'infâme marché fût accompli, le
dictateur survient ; il ordonne d'emporter l'or et d'écarter les Gaulois.
Ceux-ci résistent, disant que le traité est conclu. Il répond qu'un
engagement contracté depuis qu'il est dictateur, par un magistrat inférieur,
est nul, et déclare aux Gaulois qu'ils ont à se préparer au combat[43]. Comparez cette
longue narration romanesque à l'abrégé simple et vrai de Polybe : nul doute ;
chacun voit d'abord de quel côté est la fable, de quel côté est l'histoire.
Pourquoi Tite Live a-t-il adopté la fable ? Cela est clair, après ce discours
de Camille : Il ordonne aux siens de jeter en un tas
tous leurs bagages, de préparer leurs armes. C'est avec le fer, non avec
l'or, qu'ils doivent recouvrer leur patrie. Ils ont devant les yeux les
temples des dieux, leurs femmes, leurs enfants, le sol de la patrie défigurée
par tant de maux, et tout ce qu'ils doivent défendre, reconquérir et venger.
L'historien combattait de cœur avec ses personnages ; il croyait comme eux qu'il
portait dans ses mains l'honneur de Rome, et triomphait dans son récit comme
sur un champ de bataille. Déjà, dit-il, la fortune avait tourné ; déjà la protection des dieux et
la sagesse humaine aidaient Rome : aussi, du premier choc, ils sont dispersés
sans beaucoup plus de peine qu'ils n'avaient vaincu sur l'Allia. Dans un
second combat plus régulier, à la huitième borne, sur le chemin de Gabies, où
ils s'étaient ralliés après leur déroute, sous la conduite et les auspices du
même Camille, ils sont encore vaincus. Là, le carnage embrassa tout. Le camp
est pris ; il ne reste pas même un messager du désastre. Heureusement,
dans ces narrations, le ton oratoire met le lecteur en défiance ; en écoutant
un plaidoyer, il devine que le récit cesse, et se met en devoir d'admirer au
lieu de croire. Mais ceci est un mérite du lecteur, non de l'auteur ; et Tite
Live ferait mieux de mériter notre croyance que de nous prémunir contre ses
erreurs. Cette partialité fausse les mœurs comme les faits. C'est trop de vertus et de victoires, et l'on voudrait en des hommes moins de perfection et de bonheur. En vérité, il devrait expliquer les mœurs antiques et non les louer. Qu'ils écoutent, dit-il, ceux qui méprisent tout au prix des richesses, et croient qu'il n'y a place pour les grands honneurs et pour la vertu que là où affluent et regorgent les trésors. L'unique espérance du peuple romain, L. Quintius, cultivait au delà du Tibre un champ de quatre arpents[44]. Belle leçon, sans doute, et digne d'un moraliste ; mais un historien ajouterait que ces mœurs simples étaient grossières[45], et ne donnerait pas à des sénateurs, patres de bœufs et conducteurs de charrue, le langage choisi et achevé d'un lettré parfait. Cincinnatus n'est point un Xénophon, homme de goût, instruit, philosophe, qui s'amuse à l'agriculture ; c'est un paysan fort rude. Il est aisé de mépriser le luxe quand on l'ignore, et d'être frugal quand on n'a sur sa table que des oignons. Pendant dix livres, on traverse une galerie de grands
hommes, un peu orgueilleux peut-être, mais tous orateurs, philosophes, héros.
Ce sont d'utiles exemples, je le veux ; mais, au risque de scandale, on se
souvient volontiers que ces sages faisaient métier de l'usure ; qu'ils
étaient conquérants par maxime, c'est-à-dire voleurs par institution ; qu'ils
passaient le jour à expliquer des formules de procédure, à observer le vol du
corbeau, à inventer des chicanes publiques et privées pour piller leurs
voisins. On juge encore, sans pour cela être niveleur, que Tite Live est
prévenu contre les plébéiens. Un homme si juste n'eût point dû appeler
révoltes des demandes si justes. Est-il vrai que les lois agraires fussent un poison dont les tribuns enivraient le peuple[46] ? Les plébéiens
avaient droit de ne pas mourir de faim devant les terres acquises à l'État
par leur sang et leurs dangers. Était-ce être séditieux
que demander sans violence l'égalité et.des garanties ? Licinius Stolon
faisait il une action indigne quand il
refusait de porter la loi agraire à moins qu'on ne votât en même temps sur le
partage du consulat ? Pour que le peuple eût protection, il fallait le forcer
à prendre un des consuls dans son ordre, et rien n'est plus noble que la
franchise et la fermeté du tribun. Je reconnais que Tite Live a plus d'une
fois blâmé la violence et la dureté des
patriciens ; qu'il n'a pas dissimulé, comme le flatteur Denys, l'assassinat
de Génucius ; que ses tribuns plaident pour le peuple avec une force
incomparable ; que, s'il a blâmé les Gracques, Cicéron, homme nouveau et
équitable, l'avait fait avant lui ; que ses auteurs sont eux-mêmes patriciens
et Romains ; en un mot, que sa bonne foi est entière. Mais ces raisons
excusent l'homme, sans justifier le critique. Un panégyrique, si sincère
qu'il soit, n'est pas une histoire. C'est peu d'aimer le vrai, en homme de
bien, comme toutes les choses belles ; il faut encore l'aimer en savant, et
plus que tout. V. De là vient
qu'il n'est pas assez clairvoyant C'est la passion du vrai qui donne le
doute, et, sans le besoin de certitude, on se contente à peu de frais. A
peine a-t-il interrogé ses auteurs sur leurs sources ; sa science là-dessus
tient dans les six lignes que voici : De la
fondation à l'incendie, les monuments furent rares, parce qu'on écrivait peu
; ils périrent en grande partie dans l'incendie. Après ce moment, ils
deviennent plus authentiques et plus nombreux ; vers la deuxième guerre
punique, Fabius Pictor, Cincius et les autres sont contemporains des faits
qu'ils rapportent[47]. Tite Live s'en
tient à ce sommaire, et là-dessus commence son récit. Quels documents Fabius
a-t-il consultés ? de combien d'espèces ? quelle foi méritaient-ils ?
étaient-ils sincères, complets, non altérés ? Comment Fabius les a-t-il lus ?
était-il impartial, capable de bien juger, exercé à la critique ? Sur tout
cela, nulle recherche. Tite Live eût-il entrepris cet examen, lui qui n'a pas
daigné ouvrir les documents originaux ? Pour toute critique, il a quelques
règles de bon sens et l'opinion commune. Fabius est le plus ancien ; Fabius
et Pison sont les plus accrédités : donc ils sont les plus véridiques.
D'après ce raisonnement, il prend l'histoire dans leurs livres, sans mesurer
auparavant ce qu'ils méritent de confiance. Or, sans estime exacte de la
certitude acquise, il n'y a pas de science. L'historien, comme l'astronome,
doit limiter d'avance les erreurs prévues de ses instruments imparfaits, et
marquer de combien s'a probabilité approche de l'évidence. Quand on plonge
profondément dans le temps ou dans l'espace, le principal travail est de
fixer à quel degré d'assurance peut et doit monter la croyance. La science
est une monnaie qui n'a de valeur qu'en portant sur soi le chiffre de valeur.
Tite Live sent que les premiers siècles sont douteux ; mais il ne dit pas
jusqu'à quel point il faut douter. — Remarquez encore qu'il critique aussi
peu les événements que les documents. S'il connaît le jeu des passions
humaines, c'est dans les faits grands et saillants, dans une bataille, une
délibération, une sédition. Mais souvent il ignore les mœurs étranges et
oubliées qui ont fait les institutions, les révolutions obscures et lentes
qui les ont défaites, et ces vastes mouvements insensibles par lesquels
naissent et se forment les nations. Rome, dans son histoire, se fonde tout
d'un coup telle qu'elle sera pendant plusieurs siècles. Romulus, un jour,
s'avise d'un décret, et voilà le peuple divisé en deux ordres. Numa, d'un
seul coup, invente tout le culte, crée les prêtres. Instruit par ses vertus,
ce peuple de brigands devient subitement si pieux et si juste que ses voisins
se font un scrupule de l'attaquer. Puis aussitôt on entend le terrible chant
de Tullus Hostilius. Tout s'improvise ; les esprits changent, les
institutions naissent comme par magie. Dans ce roman peu vraisemblable, on a
oublié deux choses, la nature de l'homme et le temps. Que dire de la
délicatesse du bon Porsenna, qui cesse d'insister en faveur de Tarquin de
peur d'être indiscret ? de la ponctuelle obéissance des Volsques, qui ne
gardent pas une seule des villes conquises pour eux par Coriolan ? Tite Live
s'arrête devant les fables trop évidentes ; il doute du gouffre de Curtius,
du corbeau de Valerius. Mais que d'obscurités et d'erreurs dans ses récits de
victoires supposées et de séditions confuses ! Il n'est ni homme d'État ni
homme de guerre ; il ne songe ni à contrôler le récit d'une campagne par
l'étude des lieux et la comparaison des marches, ni à expliquer les
dissensions civiles en cherchant l'origine, la composition et la situation
des partis. Dira-t-on qu'il s'est figuré clairement les mœurs et les sentiments
propres aux temps anciens, et que, pour peindre les temps barbares, il a pris
les couleurs et les traits de la barbarie ? Mais, sauf quelques formules
frappantes jetées çà et là par hasard, il représente l'antique Rome, comme
Racine se représentait l'antique Grèce, avec des disparates choquantes, tout
s'y heurtant, les mœurs et le style, les institutions et les sentiments.
Entre le fratricide d'Horace et le supplice de Mettius se développent
d'harmonieux et abondants discours d'un art consommé et d'une élocution
choisie, dignes de Messala ou de Pollion. Voyez comme Tullus Hostilius a
profité entre les mains de Tite Live, comme le féroce barbare est devenu
habile harangueur. Un orateur eût-il mieux préparé les esprits 'et ménagé les
passions ? Romains, dit-il, si jamais dans une guerre vous avez dû rendre grâce
d'abord aux dieux immortels, ensuite à votre courage, c'est dans le combat
d'hier ; car vous avez combattu non seulement contre les ennemis, mais contre
un ennemi plus grand et plus dangereux, contre la perfidie et la trahison de
vos alliés. Ne vous y trompez pas ; c'est sans mon commandement que les
Albains ont gagné les montagnes. Ce n'était point un ordre, mais un
stratagème et un semblant d'ordre, afin de vous retenir au combat en vous laissant
ignorer cette désertion, et de jeter l'épouvante et la fuite parmi les
ennemis, en leur faisant croire qu'ils allaient être entourés.par derrière.
Au reste, tous les Albains n'ont point part à la faute que je dénonce ; ils
ont suivi leur chef comme vous m'auriez suivis vous-mêmes, si j'avais voulu
vous mener hors de votre poste. C'est Mettius que voici qui les a conduits là
; c'est Mettius qui est le machinateur de cette guerre ; c'est Mettius qui
est le violateur des traités conclus entre Albe et Rome. Mais je veux qu'un
autre ose à l'avenir une action pareille, si je ne donne aujourd'hui en sa
personne une leçon éclatante aux mortels. Mettius Fuffétius, si tu pouvais
apprendre à respecter la foi et les traités, vivant tu aurais reçu de moi cet
enseignement. Mais, puisque ton naturel est incurable, enseigne du moins au
genre humain, par ton supplice, à croire à la sainteté de ce que tu as violé.
Ainsi, de même que tout à l'heure ton âme a été partagée entre Fidènes et
Rome, de même tu vas livrer ton corps qui sera déchiré en morceaux[48]. Trop heureuse
et trop ingénieuse antithèse ! J'ai honte de comparer Tite Live à Mézerai ;
mais c'est justice, et Tullus parle aussi bien que les nobles de Childéric[49]. Songeons que
Tullus, Scipion, Caton, plébéiens, patriciens, Grecs, Romains, barbares,
hommes de tous temps et de tous pays, ont chez Tite Live le même langage
exquis, le même bon goût oratoire et la même science du raisonnement,
disciples de la même école, formés sous un maître qui, bon gré mal gré, les rend tous éloquents. Cela nous choque
moins, au temps des guerres grecques et puniques, plus voisines des âges
lettrés ; à tort pourtant : car cet art heureux ne s'accorde guère avec les
rudes fragments d'Ennius et de Caton. Ce genre d'ignorance n'a qu'une excuse
: c'est qu'alors il était universel. Et pourtant comment, dans un récit de
sept cents années, ne pas s'apercevoir que les esprits et le langage changent
? Il suffit d'avoir vécu dix ans pour découvrir une révolution dans le style
et dans les sentiments. Tite Live a-t-il donc cru que l'histoire est une
énumération de batailles et de décrets, et qu'il s'agit non de peindre les
hommes, mais d'exposer les faits ? Dans cette ignorance, que devient le sens
critique ? Comment décider si un événement est vraisemblable, quand on ne se
représente pas les mœurs et les idées qui l'ont causé ? Comment comprendre
les passions, quand l'imagination se figure toujours les mêmes physionomies,
et qu'elle avance parmi cent copies du même portrait ? J'ose dire que
l'histoire reste immobile. Du premier au trente-deuxième livre, mêmes vertus,
même sagesse, même frugalité, même constance ; on a vu les conquêtes
s'étendre et l'égalité s'établir ; tout a changé, sauf l'homme, et dans le
vrai rien ne change que par les changements de l'homme. Cette erreur
permanente brise la pointe de la critique.
L'instrument émoussé ne fait plus que tâtonner grossièrement parmi les traits
délicats de la vérité. VI. Je crois que,
s'il est trop peu clairvoyant, c'est qu'il est trop peu érudit. Pour atteindre
un parcelle de la vérité, il faut l'embrasser toute ; chaque fait s'éclaire
de la lumière des autres, et le grand jour les met dans leur vrai jour.
C'était peu de connaître les batailles, les traités, les séditions, et ce que
rapportaient les annalistes. Il fallait, par les rituels et les traditions
rustiques, retrouver l'ancienne religion sous la mythologie nouvelle qui
l'avait ornée et déformée, et séparer les dieux italiens, pures abstractions,
immobiles, mystérieux, adorés par intérêt et par crainte, des brillantes
divinités de Reconnaissons dans la critique de Tite Live les défauts, comme tout à l'heure les mérites : nul emploi des documents originaux ; dans les premiers siècles les récits contemporains négligés ; une partialité involontaire pour Rome et les patriciens ; sur les annalistes consultés, presque aucune recherche ; les événements saillants mieux compris que les changements lents et vastes ; nulle idée de la barbarie antique, nulle étude, sinon par accident, de ce qui n'est pas une bataille, un décret du sénat, une querelle du Forum. L'orateur lettré et citoyen évite les recherches érudites, n'étudie que ce qui peut être une matière d'éloquence, orne tout de son beau style, et devant la postérité loue sa patrie et sa classe. Les mérites de Tite Live ont les mêmes causes que ses défauts. |
[1] Tite Live, III, 26.
[2] Tite Live, IV, 12.
[3] Lachmann, passim.
[4] Tite Live, VII, 42.
[5] Tite Live, III, 17.
[6] Tite Live, IX, 11.
[7] Denys, Proœmium.
[8] Tite Live, III, 23, etc.
[9] Tite Live, VIII, 43 ; VI, 1.
[10] Tite Live, VIII, 18, 40, etc. ; IX, 44 ; X, 3, 5.
[11] Lachmann, p. 26.
[12] Tite Live, I, 7, III, 33 ; XXI, 46.
[13] Tite Live, I, 44 ; X, 9.
[14] Augustin Thierry, préface de l'Histoire de la conquête des Normands.
[15] Tite Live, I, 59.
[16] Tite Live, I, 16.
[17] Tite Live, I, 26.
[18] Tite Live, V, 7.
[19] Tite Live, XXIII, 31.
[20] Tite Live, XXII, 34.
[21] Tite Live, XXIV, 18.
[22] Tite Live, XXXVII, 39.
[23] Tite Live, XLII, 74.
[24] Tite Live, XLII, 21 ; XLIII, 10 ; XXXVIII, 14 ; XXXVII, 32, XLV, 34, etc.
[25] Lachmann, 1re partie, sections 1 et 2.
[26] Comparez Tite Live, III, 31, et Denys, X, 31, 32, 35, 40, 43, 45, 47, 55. Tite Live n'est point allé lire la loi Icilia, qui était gravée sur une colonne de bronze dans le temple de Diane. Il la néglige et la dénature dans son récit.
[27] Tite Live, VIII, 11.
[28] Tite Live, XXVIII, 37.
[29] Voyez plus loin, ch. III, Discussion.
[30] Aulu-Gelle, II, 28.
[31] V, 377.
[32] Voyez Leclerc, Journaux chez les Romains.
[33] Lachmann, I, 43.
[34] Lachmann, I, 105. Voyez dans Tite Live le passage des Alpes, par Annibal.
[35] Tite Live, IV.
[36] Tite Live, XXV, 30 ; XXVI, 10.
[37] Tite Live, X, 1.
[38] Hérodote, II, 12, 97, 60.
[39] Polybe, II, 15. (Traduction de M. Bouchot.)
[40] Tite Live, II, 12.
[41] Par exemple le dicton : Vendre les biens du roi Porsenna.
[42] Tite Live, V, 38.
[43] Tite Live, V, 49.
[44] Tite Live, III, 26.
[45] Saint-Évremond.
[46] Tite Live, II, 52 ; IV, 40.
[47] Tite Live, VI, 1.
[48] Tite Live, I, 28.
[49] Histoire de France, I, 21, 22.