ÉTUDE SUR MARC-AURÈLE

 

SA VIE ET SA DOCTRINE

TROISIÈME PARTIE. — VIE PUBLIQUE ET PRIVÉE DE MARC-AURÈLE.

 

 

Gouvernement et législation[1].

 

Marc-Aurèle, adopté par Antonin à son avènement à l'Empire, avait reçu presque immédiatement de ce prince le titre de César.

L'année précédente, sur une demande qu'Adrien avait adressée peu avant sa mort au sénat, Marc-Aurèle avait été revêtu, avant l'âge, de la questure. A dix-neuf ans (140), il remplit pour la première fois les fonctions de consul, qu'il partagea avec son père adoptif. Il fut agrégé en même temps à Tordre du sénat et à tous les collèges de prêtres,

Il y avait huit ans que Marc-Aurèle portait le titre de César, et qu'il faisait dans le palais impérial l'apprentissage du gouvernement de l'empire, lorsque Antonin, arrivé à sa soixantième année, songea à faire échanger à son fils adoptif le titre de César contre celui d'Auguste, et à partager avec lui le pouvoir suprême.

Marc-Aurèle fut d'abord revêtu de l'imperium proconsulaire sur toutes les provinces, pouvoir qui avait été conféré à Tibère par Auguste. La même année (148), il reçut la puissance tribunitienne et fut associé à l'empire. Il était âgé de vingt-sept ans.

Collègue d'Antonin pendant treize années, Marc-Aurèle dut avoir une grande part aux réformes accomplies sous ce prince. Suivant le rapport de Capitolin[2], il ne se serait absenté pendant tout ce temps que deux fois du palais impérial, et chaque fois une nuit seulement. Antonin ne faisait rien sans le consulter, et n'avançait personne sans son agrément.

Le sénat lui avait déféré le droit de quinta relatio, c'est-à-dire de rapporter cinq affaires au sénat dans chaque séance et d'en faire suivre immédiatement l'examen. Nul doute qu'un tel droit ne laissât au jeune prince la plus grande initiative, et ne lui permit d'exercer sur les sénatus-consultes une influence considérable.

Il est donc assez difficile d'indiquer ce qu'il faut réserver à Antonin et ce qui appartient à. Marc-Aurèle dans le gouvernement et la législation de ces dernières années. Ce qui augmente encore cette difficulté, c'est l'unité même de l'administration des deux princes, qui règnent l'un et l'autre suivant les mêmes maximes, et qui semblent accomplir une œuvre commune.

A cette époque, en effet, et depuis le règne d'Adrien, le droit romain se transforme sous l'influence du stoïcisme. Tout ce qu'il y avait d'étroit et de dur dans les anciennes règles nées sur le sol italien a disparu peu à peu sous le souffle de l'esprit grec. Contrariée par le despotisme impérial et par la dégradation publique, cette transformation devait néanmoins s'accomplir le jour où le prince voudrait régner au nom de la justice et pour l'intérêt de tous.

Tel fut le grand bienfait donné au monde par les Antonins ; ils aidèrent le triomphe de la philosophie et de la douceur grecque dans la loi romaine. Au-dessus des traditions, des usages, des coutumes, des privilèges, des tyrannies, ils élevèrent le grand principe de la justice inséparable de la charité, ainsi que l'égalité sociale fondée sur la communauté de nature et de destinée. L'empereur, qui s'était répété avec Socrate et avec les grands interprètes de l'école socratique : Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne doit m'être étranger ; je ne suis pas né pour moi seul, mais pour le monde entier devait naturellement venir en aide à toutes les misères et protéger tous les intérêts.

Pour mieux assurer ce gouvernement libéral, l'empereur devait se méfier de son isolement et de son pouvoir absolu, il devait s'entourer de conseillers et ne rien faire que sur l'avis des parties intéressées ou de leurs représentants. On vit ainsi sous tes Antonins l'union de deux choses déclarées jusque là inconciliables, l'empire et la liberté[3]. Comme son père adoptif, Marc-Aurèle se considéra toujours comme le premier magistrat d'un peuple libre. Comme lui, il n'omit jamais de consulter le sénat et le peuple, et de rendre à l'un et à l'autre compte de sa conduite. Comme lui, il supporta l'opposition avec calme et dignité, n'employant que la douceur pour ramener à son avis, ou bien le pardon ou la récompense pour changer les méchants, pour fortifier les bons.

Sans avoir trop de confiance en lui-même et dans les autres, sans espérer la république de Platon et un état idéal, Marc-Aurèle crut à une amélioration constante des mœurs publiques, à laquelle on ne devait jamais cesser de travailler. Il disait lui-même, rapporte Dion Cassius, qu'il est impossible de rendre les hommes tels qu'on voudrait les voir, mais qu'il faut les employer tels qu'ils sont, en les faisant servir à l'intérêt public. Dans le livre de ses pensées, Marc-Aurèle s'exprime avec plus de force el plus d'amertume sur cette impuissance cruelle, mais nécessaire, de qui exige trop de la nature humaine. Ici c'est comme un cri de douleur : Ils n'en feront pas moins ce qu'ils font quand même tu en mourrais ! Ailleurs, c'est une argumentation plus douloureuse encore : Que je fais peu de cas de ces petits politiques qui prétendent que l'on peut faire mener à tout un peuple une vie de philosophes ! Ce ne sont que des enfants. Ô homme ! quelle est ton entreprise ? Fais de ta part ce que la raison demande. Tâche même dans l'occasion d'y ramener les autres, pourvu que ce soit sans ostentation. Mais ne compte pa9 pouvoir jamais établir la république de Platon. Sois content si tu parviens à rendre les hommes tant soit peu meilleurs ; ce ne sera pas peu de chose. Quelqu'un pourrait-il ainsi changer les opinions de tout un peuple ? Mais sans ce changement que feras-tu ? Des esclaves qui gémiront de la contrainte où tu les tiendras, des hypocrites qui feront semblant d'être persuadés[4].

La première maxime de Marc-Aurèle est donc cette maxime qui devait être formulée ainsi plus tard : Il faut permettre aux hommes de faire de grandes fautes contre eux-mêmes, pour éviter un plus grand mal, la servitude[5]. S'il désire vivement le bien public, il le veut sérieux et réel, non apparent et extérieur ; dans l'âme même, et non dans de vaines pratiques. S'il cherche les réformes sociales, il ne les accepte que bien comprises et librement consenties. Enfin, s'il poursuit le progrès, c'est par l'instruction, la liberté, et non par l'ignorance et la servitude.

Longtemps l'Etat avait été tout entier dans un homme. Le sénat, autrefois le serviteur de la république, s'était tu d'épouvante devant le maître et ses caprices. Si quelques voix avaient protesté, elles avaient été étouffées dans les supplices. L'antique loi Regia, par laquelle Auguste avait reçu tous ses pouvoirs du peuple, était tombée en oubli ; ou, si le prince avait régné pour le peuple, ce n'avait été que pour la populace et l'armée.

Avec les Antonins la république sembla renaître[6]. Le sénat recouvra la parole et tout le monde fut tenu d'y faire entendre les maximes et le langage des Helvidius et des Thraséas. Ce ne fut plus un danger, ce fut le seul moyen de faire sa cour.

Au lieu de répéter au prince que sa volonté était souveraine et sans contrôle, ou bien, comme plus tard, sous les empereurs chrétiens, qu il est la loi vivante émanée de Dieu même[7], les jurisconsultes stoïciens n'acceptaient l'empire que comme une élection du peuple entier. La règle du Gouvernement n'était plus une règle exceptionnelle que le prince seul put trouver, ou qu'il fallût chercher en dehors de l'humanité. Cette règle était la règle universelle commune à tous les hommes, et présente à toutes les consciences, la loi du prince comme celle de tous, l'œuvre de tous comme celle du prince[8].

Depuis Adrien, on trouve sans cesse dans les rescrits ou sénatus-consultes cités au Digeste le développement et l'application de cette maxime : Rien ne convient mieux au prince que de vivre soumis aux lois. C'est le plus souvent à propos de testaments qui instituent l'empereur héritier ou légataire. Les premiers empereurs avaient fait passer l'intérêt du fisc par dessus les lois qui réglaient les formalités des dispositions testamentaires ou assuraient aux parents certaines réserves. Adrien voulut que l'empereur, comme un simple particulier, fût obligé, dans le cas d'un testament inofficieux, à rendre la quarte falcidique, et aussi qu'il s'abstint de réclamer ce qui ne lui avait pas été légué suivant les formes légales[9]. Cet exemple fut suivi par les successeurs d'Adrien ; et nous trouvons le principe consacré d'une manière générale dans les Instituts de Justinien[10].

Non-seulement l'empereur se soumet à la loi civile, il témoigne la plus grande déférence à ceux qui, avec lui, font la loi. Marc-Aurèle a le plus grand respect pour le sénat. Aucun prince, dit Capitolin, n'accorda davantage à l'autorité de cette assemblée ; sa soumission n'était pas affectée comme celle d'Auguste et de Tibère[11], mais vraie et réelle. Il renvoya au sénat le jugement d'un très grand nombre d'affaires, et principalement de celles qui étaient du ressort du prince. Il l'établit toujours juge des grandes causes. Il lui attribua la connaissance des affaires pour lesquelles on en appelait du consul. Quand il se trouvait à Rome, il assistait toujours, autant que possible, aux séances du sénat, n'eût il rien à y communiquer. S'il avait à y parler d'une affaire, il venait même de la Campanie, et jamais il ne se retirait avant que le consul n'eût dit : Nous n'avons plus rien, P. C, à vous exposer. Afin d'entourer le sénat d'une plus grande considération et d'assurer à plusieurs de ses membres une plus grande autorité, il confia, par délégation, à ceux qui avaient été préteurs et consuls, la décision d'affaires importantes. Il fit entrer dans le sénat plusieurs de ses amis, avec la qualité d'édiles ou de préteurs. Il choisit parmi les sénateurs des époux pour ses filles, sans tenir compte de la fortune, mais seulement des services rendus à l'Etat, quelques sénateurs qui étaient pauvres sans qu'il y eût de leur faute il accorda les dignités d'édile ou de tribun, et il n'admit dans l'ordre sénatorial aucun citoyen sans le bien connaître. Pour étendre davantage l'influence du sénat, il tira de son sein des curateurs pour beaucoup de villes. Enfin, pour confirmer l'autorité fondée sur tant de privilèges, Marc-Aurèle déclara le sénat inviolable, et accorda aux sénateurs d'être jugés à huis clos, sans que les chevaliers pussent assister aux débats. Bien avant sa seconde expédition contre les Marcomans, ajoute Capitolin, il jura dans le Capitole qu'aucun sénateur ne serait mis à mort de son aveu, et qu'il ferait même grâce à ceux qui seraient accusés de rébellion si on lui en laissait la liberté[12]. C'est le langage de ses lettres au Sénat après la révolte et la mort d'Avidius Cassius.

Les historiens se sont plu à nous conserver le souvenir des témoignages de déférence rendus par Marc-Aurèle au sénat. Avant de partir pour sa dernière guerre, il demanda aux sénateurs la permission de prendre de l'argent dans le trésor public. Il aurait pu le faire de sa propre autorité, sans qu'on s'en plaignit ; mais il n'oubliait jamais les égards dus à l'illustre assemblée qui avait fait pendant ces longs siècles la grandeur de Rome. L'argent, comme tout le reste, dit-il, appartient au sénat et au peuple romain : car il est si vrai que nous n'avons rien en propre, que les palais même que nous habitons sont à vous[13].

Dans la bouche de Marc-Aurèle, ces paroles n'étaient pas une vaine formule, mais un hommage sincère. Tels qu'il les avait choisis, les sénateurs méritaient son estime ; ils étaient de dignes représentants de l'empire, au lieu d'être des courtisans et des favoris ; ils faisaient la force et la dignité de l'État, au lieu d'être simplement le cortège et les instruments du prince. En mourant, Marc-Aurèle pouvait leur confier son fils, sûr de leur fidélité et sûr que ce fils serait digne du pouvoir tant qu'il suivrait leurs avis.

Plus il travailla à relever la dignité du sénat, à assurer son indépendance, moins il montra de soumission devant la multitude, moins il lui fit d'imprudentes concessions. Jamais il ne rechercha la popularité par ces empressements, ces complaisances, ces manières caressantes qui séduisent la foule. Il évita toujours de l'éblouir et de la corrompre par des fêtes inutiles et par un luxe dangereux. Il réserva les ressources amoindries du trésor pour les dépenses vraiment utiles, telles que l'établissement et l'entretien des routes, ou inspirées par une vraie charité, telles que l'ensevelissement des pauvres. Lui-même assista de sa cassette privée toutes les misères, sans fracas tragique et sans ostentation[14].

Simple cependant et affable, il sut toujours accueillir et appeler la confiance. Son accès était facile ; ses gardes avaient défense sévère d'écarter toute personne qui voulait l'aborder. Dès qu'un citoyen se présentait pour lui adresser une demande, l'empereur allait à lui en lui tendant la main[15].

Antonin lui avait donné cet exemple, et il le suivit toujours. La prudence et la mesure étaient sa règle. Dans tes spectacles publics qu'il avait à ordonner, dans les constructions qu'il faisait faire, dans ses largesses au peuple, c'était la conduite d'un homme qui a en vue le devoir, et non les applaudissements... Nulle passion pour les bâtiments ; nulle recherche curieuse ni dans ses mets, ni dans le tissu ou la couleur de ses vêlements,ni dans le choix de beaux esclaves.... Il veillait sans cesse à la conservation des ressources nécessaires à la prospérité de l'Etat. Ménager dans les dépenses qu'occasionnaient les fêtes publiques, il ne trouvait pas mauvais qu'on l'accusât[16] à ce sujet d'économie.

De même qu'Antonin, Marc-Aurèle retrancha des jeux et des fêtes tout ce qui pouvait compromettre la fortune publique ou privée, et surtout la moralité du peuple. Il modéra par toutes sortes de moyens les combats de gladiateurs. Il diminua aussi la valeur des présents qu'on faisait aux histrions outre leurs appointements, et il leur défendit de recevoir plus de cinq pièces d'or, en laissant toutefois à celui qui donnait le spectacle la faculté d'aller Jusqu'à dix[17]. Il abolît certains spectacles. Ce fut à l'occasion d'une guerre où il emmenait les gladiateurs pour combattre les barbares. Le peuple murmura, comme si la défense de l'Etat n'était qu'un prétexte, et que le prince voulut, en lui enlevant ses plaisirs, le contraindre à la philosophie[18].

Ce qui charmait surtout la multitude dans les combats de gladiateurs, c'était la vue du sang et de la mort. A Rome même, Marc-Aurèle supprima ces boucheries, dont le spectacle était si fatal aux mœurs. Il ne permit aux gladiateurs de combattre qu'avec des épées à bout arrondi, à l'instar des athlètes grecs. Un jour, le prince n'avait pu refuser aux demandes de la multitude de laisser paraître sur le théâtre un lion énorme, fameux pour avoir dévoré un grand nombre d'hommes. Mais, quand l'animal entra, l'empereur détourna la tête et refusa de le voir. Puis, malgré les longues et nombreuses sollicitations du peuple, il ne consentit point adonner la liberté au maître du lion ; et, s'adressant au héraut, il lui ordonna de répondre que cet homme n'avait rien fait qui méritât la liberté[19].

Les Romains sacrifiaient tout aux spectacles. Non-seulement ils y désapprenaient toutes les vertus d'humanité, mais encore ils y oubliaient jusqu'au soin de leurs intérêts. Il fallut retarder, les jours ordinaires, le spectacle des pantomimes, pour empêcher les transactions commerciales d'être délaissées[20]. Marc-Aurèle fit rendre en même temps plusieurs lois somptuaires pour régler les dépenses publiques, et plusieurs lois de finances sur les banques et les ventes aux enchères.

Personne ne murmura, ou du moins, n'osa se plaindre tout haut, en songeant à l'économie et à la simpliste du prince. On ne voyait pas en effet autour de lui un entourage de favoris ou de délateurs chèrement payés pour la honte et la ruine de l'État. Comme Antonin, Marc-Aurèle avait retranché toutes les pensions à ceux dont la vie était inutile au publie. Comme lui, il avait fait poursuivre les délateurs et supprimé les confiscations qui nourrissaient ce fléau de l'empire. Il fil plus encore : il porta des lois spéciales contre les calomniateurs, et l'on vit les auteurs d'accusations contre le prince abs,s, les auteurs d'accusations contre les ennemis du prince condamnés. L'intérêt de la fortune privée fut toujours placé au-dessus de celui du fisc. Dans tous les cas douteux il passa en principe que celui-ci devait avoir tort. Plusieurs impôts furent supprimés : ainsi celui de l'or coronaire fut remis en totalité à l'Italie et pour la moitié, aux provinces. Pour suppléer à ces diminutions de revenus, Antonin avait fait vendre le mobilier des domaines impériaux ; fidèle à cet exemple, et pour subvenir, sans charger les provinces, aux frais de la guerre des Marcomans, Marc-Aurèle fit faire une vente semblable, dont les historiens ont conservé le souvenir. Par son ordre on porta sur le forum de Trajan et on vendit aux enchères les ornements impériaux, les coupes d'or et de cristal, les coupes murrhines, les vases royaux, les vêtements de femme brodés d'or et de soie, toutes les pierres précieuses du trésor privé d'Adrien, et même les statues et les tableaux des plus fameux artistes. Cette vente dura deux mois, et son produit suffit à couvrir en grande partie les dépenses de la guerre. Marc-Aurèle donna plus tard aux acheteurs la faculté de lui rendre les objets pour le prix qu'ils avaient payé, et il ne témoigna aucun mécontentement ni à ceux qui les rendirent ni à ceux qui les gardèrent[21].

Dans son administration Marc-Aurèle mit toujours-en pratique la doctrine qui subordonne tout intérêt à l'intérêt public, et qui identifie ce dernier avec la justice et la loi morale. Malheureusement, nous n'avons que peu de monuments de son administration. Nous savons davantage ce qu'il fit pour la législation. Les maximes qu'il suivit toujours en rendant la justice se retrouvent dans chacune des lois qu'il fit établir.

Toutes les fois qu'il siégea comme juge, sa préoccupation constante fut de concilier la justice avec l'équité, le respect de la loi avec l'indulgence. Mettant l'humanité au-dessus de tout intérêt, il ordonna que, si un accusé était frappé au milieu d'un procès par quelque perte de famille, il faudrait renvoyer les débats[22]. Il voulut qu'aucun accusé ne fût condamné sans avoir été entendu, et sans avoir épuisé sa défense. Il permit d'employer des conseils et des défenseurs, et de produire toutes les pièces utiles à la cause. Jamais il ne prononça de peine que contre ceux que l'intérêt public, celui de l'exemple et de la loi, ordonnaient de punir. C'était sa coutume de diminuer, pour tous les crimes, les peines déterminées par la loi, quoiqu'il restât parfois inexorable aux prières de ceux qui avaient commis avec audace de graves délits. Il prenait lui-même connaissance des procès criminels intentés aux citoyens des grandes familles, et il y faisait preuve de tant d'équité, qu'il reprocha plusieurs fois vivement au préteur sa précipitation dans l'instruction des causes, et lui ordonna de reprendre l'affaire. Il importait, disait-il, a sa dignité que les accusés fussent entendus de celui qui jugeait au nom du peuple, et il n'y avait point à craindre les lenteurs quand il y allait de la vie d'un homme[23].

Le rescrit suivant, adressé par Marc-Aurèle à Scapula Tertyllus, montre combien il craignait la précipitation dans les procès criminels, il s'agissait d'un parricide poursuivi par l'exécration populaire, mais que couvrait un état habituel de folie. Rien n'était plus difficile que de déterminer si l'accusé avait agi sous l'empire d'une aliénation mentale ou dans une intervalle lucide. Avait-il commis le crime avec intention ou sans conscience, Était-ce un malheureux à plaindre et à enfermer, ou un coupable à punir ? Que de prudence fallait-il apporter dans un semblable jugement, qui ne laissait pas de milieu entre une absolution complète et la peine capitale la plus terrible. Aussi Marc-Aurèle n'omet aucune recommandation pour arriver à la vérité et faire pleine justice.

S'il vous est complètement prouvé qu'Elius Priscus est dans un tel état de délire, qu'une aliénation mentale constante lui ôte tout sentiment, et qu'il n'y a pas lieu de soupçonner qu'il a tué sa mère dans un accès de folie simulée, vous pouvez omettre de le punir, car il est assez puni par sa folie ; cependant il faut le renfermer plus, étroitement, et même, si vous le jugez à propos, l'enchaîner : cela importe à la justice, à sa sûreté et à la sécurité de ses proches. Mais si, comme c'est l'ordinaire, il a des intervalles lucides, vous rechercherez avec soin si c'est dans un de ces moments qu'il a commis le crime, et si l'on ne doit pas l'attribuer à la maladie. Si vous reconnaissez quelque chose de semblable, vous nous consultez pour que nous décidions si, à cause de l'énormité de l'acte, qu'il aurait commis avec conscience, il doit être livré au supplice.

Comme nous apprenons par vos lettres qu'il est dans cette condition, qu'il est gardé par les siens, et même dans sa propre villa, vous ferez bien d'appeler devant tous ceux qui le veillaient alors, et de rechercher la cause d'une si grande négligence, et, suivant le plus ou moins de culpabilité de chacun, vous prononcerez. Car les fous furieux n'ont pas des gardes pour les empêcher seulement de se faire du mal à eux-mêmes, mais aussi d'en faire aux autres ; et s'il arrive un malheur, il est juste d'en accuser les personnes qui se sont négligées dans leur surveillance[24].

Cette sollicitude pour la parfaite justice, qui ne prononce que sur l'intention, Marc-Aurèle la devait surtout au stoïcisme, qui renferme l'action morale tout entière dans l'acte pur de l'esprit, et qui ne condamne pas le fait, mais la volonté[25]. Les rescrits d'Adrien, rendus sous l'influence des jurisconsultes stoïciens, sont pleins de cette pensée.

Pour diminuer la longueur des procès, Marc-Aurèle multiplia les sessions des tribunaux. Il fit porter à deux cent trente le nombre des jours où se rendait la justice (164). Il limita aussi la durée des procès. Il chargea, à l'exemple d'Adrien, des consulaires de rendre la justice en Italie. Sous Antonin les villes de la péninsule avaient recouvré le droit de s'administrer elles-mêmes ; mais, sa,s doute, l'expérience avait montré qu'il valait mieux, dans leur propre intérêt et dans l'intérêt général, les soumettre à la juridiction de Rome. Pour les provinces, l'appel des publicains fut rendu plus facile.

Cependant c'est moins dans ces mesures que dans là législation de cette époque qu'il faut chercher les titres éternels du stoïcisme et de Marc-Aurèle a la reconnaissance de la postérité.

Un droit nouveau, plus pur et plus large, se substitué à l'ancien droit. C'est le droit des gens ou le droit naturel, qu'on pourrait appeler le droit humain ou le droit philosophique, tel que la raison universelle le fonde chez tous les hommes[26]. C'est une loi de paix et d'union, et non une loi jalouse et armée. Ce n'est plus la propriété exclusive de Rome ; Rome l'a reçue surtout de la Grèce, mais pour la communiquer au monde. C'est la science du juste et de l'injuste, c'est, là connaissance des choses humaines et divines[27]. Ce droit domine toutes les sociétés et les rassemble toutes.

Ce droit nouveau se trouve en grande partie dans l'édit perpétuel composé par Salvius Julianus, sous le règne d'Adrien[28]. Les jurisconsultes qui suivront ne feront que le développer ou l'altérer.

Ce qui distingue la nouvelle loi, c'est qu'elle est protectrice et charitable. Qu'on relise ensemble l'Economique de Xénophon et celle de Caton, on aura la raison de cette différence. La loi nouvelle est le triomphe de l'esprit grec sur l'esprit romain[29]. Elle est tout entière dans ce beau mot de Cicéron, commençant à parler de la justice : La justice est inséparable de la bienfaisance[30]. Les jurisconsultes cités au Digeste répètent de même que le droit strict est une suprême injustice, qu'il faut mettre l'équité au dessus de la lettre de la loi, que dans l'application des peines il faut pencher du côté de la douceur plutôt que de celui de la sévérité[31], et que, pour rester fidèle à l'intention du législateur, il faut toujours interpréter ses prescriptions dans le sens le plus favorable à l'humanité.

Marc-Aurèle, nourri de ces principes, formé d'une façon spéciale à la connaissance du droit par le stoïcien Lucius Volusius Mecianus, assisté des jurisconsultes Vinidius Verus, Salvius Valens, Ulpius Marcellus et Javolenus[32], continua l'œuvre de ses prédécesseurs en travaillant à rapprocher la loi des principes naturels et à la rendre sans cesse plus humaine. Il protégea tous ceux qui avaient été jusque alors sacrifiés : la femme, l'enfant, l'esclave.

Il fit surtout beaucoup pour ce dernier[33]. La loi naturelle ne reconnaissait pas l'esclavage, elle déclarait tous les hommes égaux et libres. L'expérience avait confirmé le témoignage rendu par la philosophie. Jamais, suivant le beau mot de Sénèque, la servitude n'avait envahi l'homme tout entier[34]. Sa vie morale était demeurée hors d'atteinte. Les esclaves avaient pu se révolter contre la tyrannie[35] ; ils avaient pu sauver leurs maîtres au péril de leur vie pendant les proscriptions ; ils avaient pu s'armer pour la patrie dans les grandes calamités publiques ; enfin beaucoup étaient devenus philosophes et les précepteurs des hommes libres[36]. L'empereur Marc-Aurèle se glorifiait d'être le disciple de l'esclave Epictète. En même temps, les changements de fortune et l'abaissement des caractères et des mœurs avaient fait descendre la classe libre au niveau des esclaves : Ô hommes formés pour la servitude, disait Tibère chaque fois qu'il sortait du sénat[37]. Cependant chaque jour le nombre des ingénus diminuait[38], et, sans les nations d'esclaves dans lesquelles il se recrutait sans cesse, le peuple romain aurait depuis longtemps disparu. Le droit ancien avait armé le maître contre l'esclave de l'autorité la plus absolue, il le lui livrait comme une chose dont il pouvait user et abuser, comme un prisonnier auquel la vie n'était laissée que par grâce, et auquel celui qui l'avait épargné pouvait la reprendre comme il lui plaisait. C'était un état de guerre terrible, chaque jour plus dangereux à mesure que les esclaves devenaient plus nombreux. Pour contenir ces ennemis intérieurs il avait fallu les lois les plus menaçantes et les plus cruelles. De là tant de sénatus-consultes qui condamnaient à la question tous les esclaves d'un maître assassiné[39]. Aucune maison ne peut être en sûreté, disait le texte même de la loi, si les esclaves ne sont obligés, au péril de leur vie, de défendre leur maître contre les ennemis domestiques comme contre ceux du dehors.

Le droit nouveau, produit des mœurs grecques et de la philosophie, avait donné au maître une autre sauvegarde : celle de la justice et de la douceur[40]. Les lois barbares, que leur cruauté même avait souvent rendues inapplicables, furent remplacées par des lois protectrices. Les esclaves, défendus par la loi civile, en appelèrent au juge au lieu de recourir à l'assassinat, et, devenus des personnes, des membres de la société, au lieu de conspirer contre elle, ils ne songèrent plus qu'à la servir.

Caton prescrivait de vendre son vieil esclave comme sa vieille ferraille. Un édit de Claude[41] donna la liberté à l'esclave malade abandonné par son maître. D'après les constitutions des Antonins, le maître ne peut plus sévir contre son esclave que suivant ta mesure et dans les cas déterminés par la loi. Par une constitution d'Antonin-le-Pieux, celui qui a tué sans juste cause son esclave n'est pas moins puni que celui qui a tué l'esclave d'un autre. La trop grande rigueur des maîtres est aussi réprimée par cette même constitution. Consulté, en effet, par quelques gouverneurs de provinces au sujet des esclaves qui se réfugiaient dans un lieu sacré ou auprès des statues du prince, il ordonna que, si la cruauté des maîtres paraissait excessive, ceux-ci fussent forcés de vendre leurs esclaves. Voici les termes mêmes de ce rescrit, adressé, à Ælius Marcianus : Le pouvoir des maîtres sur leurs esclaves doit demeurer inviolable, et personne ne doit être dépouillé de son droit ; mais il est de l'intérêt des maîtres qu'un appui contre la faim, la cruauté et une intolérable injustice, ne soit pas retiré à ceux qui l'implorent justement. Ainsi, connaissez des plaintes des esclaves de Julius Sabinus qui se sont réfugiés auprès de ma statue, et, si vous reconnaissez qu'ils ont été traités avec trop de dureté ou forcés de subir quelque outrage infâme, ordonnez qu'ils soient vendus, de manière à ne pas redevenir la propriété de leur maître[42]. La loi semble ne considérer que l'intérêt des propriétaires d'esclaves quand ils abusent de leur droit ; elle les assimile au prodigue à qui elle retire l'administration de ses biens. Mais en réalité la loi défend avant tout les intérêts de l'humanité, et ceux de la personne morale, respectables dans l'esclave comme dans l'homme libre. Une dame romaine, qui, pour des motifs frivoles, avait fait subir à ses esclaves d'atroces traitements, avait été condamnée par Adrien à cinq ans de déportation[43].

Le tribunal du prince reçoit les appels comme d'abus des esclaves ; ils y viennent comme accusateurs et comme témoins ; ils relèvent de l'Etat et de la loi plus que de leurs maîtres ; ils sont membres de la cité, ils comptent dans l'Etat comme des personnes ; même avant l'affranchissement, leur émancipation commence ; ils ont des droits à la justice, à la douceur[44].

S'ils peuvent toujours être soumis à la question, ce ne peut être qu'à défaut de toute autre preuve[45], et lorsqu'il est vraisemblable qu'elle sera utile. Ce ne sont pas tous les esclaves du maître qui doivent y être appliqués, mais seulement ceux qui se sont trouvés les plus voisins du lieu du crime[46], ceux qui ont pu y prendre part ou le commettre. Pour un intérêt matériel, la règle générale supprime la question. Antonin ne l'admet que pour le cas où la vérité ne pourrait pas être connue autrement, et il ajoute qu'il faut éviter le plus possible de l'employer pour de semblables intérêts[47]. Mais la question est-elle un moyen infaillible, et n'est-il pas a craindre qu'elle arrache souvent à l'esclave un mensonge contre lui-même ? Dans ce cas, dit Marc-Aurèle, il ne faut qu'avoir pitié de celui que la douleur a égaré, et l'absoudre. Voici les termes mêmes d'une lettre adressée par lui à Voconius Saxa, au sujet d'un esclave condamné sur son propre aveu, et dont l'innocence avait été ensuite reconnue :

Tu as agi avec sagesse et avec beaucoup d'humanité, très cher Saxa. Quoique cet esclave fût soupçonné de s'être accusé faussement d'homicide, par peur d'être renvoyé auprès de son maître, comme il s'obstinait dans ce faux aveu, tu as eu raison de le condamner et de le soumettre de nouveau à la question pour les complices, qu'il soutenait aussi faussement avoir eus, afin de lui arracher enfin la vérité sur lui-même. Et l'événement a justifié ta prudence, puisque cet esclave a fini par avouer dans les tourments qu'il n'avait pas eu de complices et qu'il avait rendu contre lui même un faux témoignage. Tu peux donc lui faire grâce et le renvoyer absous, à la condition pourtant qu'il ne rentre jamais en la possession de son maître celui-ci consentira facilement, pour une indemnité, à ne plus avoir un tel esclave[48].

Marc-Aurèle retire au maître le droit de vendre ses esclaves pour les faire combattre contre les bêles. Il ne reste qu'une exception à cette défense, c'est quand l'esclave a commis une faute entraînant la peine capitale et que le juge autorise la vente de l'esclave. Sauf ce cas et l'autorisation en justice, le maître ne peut vendre ni par lui-même ni par procurateur. Le vendeur et l'acheteur lui-même seraient sévèrement poursuivis[49].

Au lieu d'être contrariés, les affranchissements sont favorisés de toutes manières. Pour qu'un enfant naisse libre, il suffit que sa mère ait joui de la liberté un seul moment pendant la gestation[50]. On sent un esprit nouveau en lutte avec l'usage et les intérêts, qui ne peut pas opérer de révolution brusque, mais qui saisit tout prétexte et toute occasion pour faire triompher l'humanité.

Le mode d'affranchissement le plus ordinaire était le fidéicommis. La loi l'entoure de précautions toutes favorables à la liberté.

Si la liberté pure et simple a été donnée à un esclave et qu'il ait des comptes à rendre, il ne faut pas, dit Marc-Aurèle, que cette obligation retarde pour lui la jouissance de la liberté ; l'humanité veut que l'intérêt de la liberté passe avant toute question d'argent ; seulement il faudra que le préteur nomme immédiatement un arbitré, auprès de qui le nouvel affranchi rende compte de son administration[51].

L'esclave à qui la liberté a été léguée par fidéicommis, fût-ce à terme ou sous condition, se trouve posséder un droit absolu et imprescriptible, qui ne peut être prescrit ni aliéné par l'héritier. Eût-il été vendu par celui ci, l'esclave conserve son droit vis-à-vis de l'acheteur ; bien plus, comme ce nouveau contrat ne peut rendre sa condition moins bonne que ne l'avait voulu le testateur, même rendu à la liberté par l'acheteur, l'esclave peut opter pour être plutôt l'affranchi de celui qui avait été chargé par testament de le rendre libre. Tel est l'objet de plusieurs constitutions d'Adrien, d'Antonin et de Marc-Aurèle[52].

La liberté donnée par un testament fait dans toutes les formes est également protégée. S'il y a eu adition solennelle des héritiers, une collusion survenue entre les héritiers inscrits et les héritiers ab intestat ne peut enlever la liberté aux esclaves affranchis par le testament. Il n'en serait pas de même dans le cas d'une répudiation spontanée : le testament étant par cela seul rendu caduc, toutes ses dispositions deviendraient nulles. Il resterait cependant au préteur à apprécier si la collusion n'a pas eu lieu entre les héritiers en fraude du droit des esclaves, car alors il faudrait maintenir les affranchissements[53].

Une fois la liberté concédée par le maître, fût-ce d'une façon conditionnelle et à terme, le maître ne peut plus la reprendre ; l'arrivée du terme ou l'accomplissement de la condition opère l'affranchissement. Si un esclave a été vendu à la condition d'être affranchi à une époque fixée y même si le vendeur et l'acheteur meurent sans héritier, la liberté appartient à l'esclave : ce sont les termes d'un rescrit de Marc-Aurèle. Et le vendeur eût-il changé de volonté, l'affranchissement n'en a pas moins lieu[54].

Un rescrit d'Adrien retire le droit de patronage à l'héritier chargé d'un affranchissement et qui a fait des difficultés pour l'accomplir.

La constitution la plus intéressante en faveur de la liberté est la suivante, établie par Marc-Aurèle :

Si personne ne se présentait pour recueillir l'héritage du testateur, les esclaves étaient autorisés à se faire adjuger les biens. Qu'un seul ou que plusieurs fussent admis à l'adjudication, elle avait pour tous les mêmes résultats : les esclaves directement affranchis étaient libres et sans patron, les esclaves affranchis par fidéicommis demeuraient dans le patronage de ceux à qui les biens avaient été adjugés[55].

Si quelqu'un mourait ab intestat, et que par des codicilles il eût dominé des affranchissements ; et qu'il n'y eût pas eu adition d'hérédité ab intestat, la faveur de la constitution de Marc-Aurèle devait aussi avoir lieu dans ce cas[56].

L'avantage de cette constitution pour la liberté était immense : la répudiation des héritiers testamentaires rendant toutes les dispositions du testament nulles et caduques, les esclaves qui y étaient affranchis devaient demeurer dans la servitude. L'acceptation accordée à l'esclave assurait en tout état de cause les affranchissements.

Ainsi les anciennes formes d'affranchissement furent maintenues, avec plus de facilités encore ; des formes nouvelles furent inventées, et partout les doutes étaient dissipés, les obstacles aplanis, les difficultés résolues dans un sens favorable à la libération de l'esclave[57].

Après l'affranchissement, la condition de l'esclave est garantie. Ainsi, il ne peut lui être imposé de travail quand il a été acheté à la condition d'être affranchi, quand il a pour patron l'esclave qui a fait adition d'hérédité pour conserver les libertés. Dans ces conditions, en effet, l'esclave est moins obligé envers son patron qu'il ne l'est dans le cas d'un affranchissement entièrement volontaire. L'âge, le sexe, la maladie, exemptent de certains travaux. Si l'affranchi s'est engagé à fournir autant de travail que son maître en exigerait, il n'est tenu, dit la loi, que dans la mesuré d'une juste demande. Il faut qu'il lui soit laissé le temps de travailler pour lui-même, afin de s'entretenir, ou qu'il soit pourvu par le patron à son entretien. Mais ce n'est pas seulement l'existence et l'entretien de l'affranchi qui sont sauvegardés, c'est surtout son indépendance ; et toutes les barrières qui le séparent de l'homme libre sont brisées insensiblement. Tel est le but auquel la loi naturelle commande de tendre sans cesse, et auquel Marc-Aurèle s'efforce de conduire les mœurs par les lois.

Le droit de l'homme esclave n'était pas le seul méconnu par l'ancien droit. Le fils appartenait à son père comme l'esclave était la propriété de son maître. La femme dont le mariage n'avait pas été consacré par des cérémonies solennelles, réservées aux grandes familles, était entièrement dans la main de son mari. Les intérêts des mineurs n'étaient pas suffisamment protégés, et l'administration des tuteurs, bien que surveillée par la loi, était loin d'être soumise à un contrôle parfait.

La philosophie, en proclamant l'égalité entre les hommes et l'indépendance absolue de la volonté, avait fait un devoir de respecter et de servir, dans l'enfant comme dans la femme, les droits de l'être moral appelé à jouer dans la société un rôle personnel. Ce fut sous l'empire de ces idées que la puissance paternelle et la puissance maritale achevèrent de perdre cette dureté et ces droits excessifs, que radoucissement des mœurs leur avait déjà en grande partie enlevés. La loi prend sans cesse la défense du fils contre le père, de la femme contre le mari. Ainsi, lorsque le père qui avait d'abord consenti au mariage venait ensuite à s'y opposer, cette opposition était nulle, à moins de juste cause, si la future épousée, fille de famille, demeurait d'accord avec sou mari pour célébrer leur union. Ce sont les termes mêmes d'un rescrit de Marc-Aurèle[58]. Une prescription est reconnue contre l'autorité paternelle[59] : quand le père a longtemps souffert que les biens de son fils fussent administrés comme biens de père de famille par les tuteurs nommés par le testament de la mère, s'il vient ensuite prétendre que le fils est sous sa puissance, l'affaire devra être portée devant le gouverneur de la province, qui appréciera si la prétention est fondée et s'il doit en tenir compte. L'émancipation est favorisée par la dispense des anciennes formalités. L'adoption aussi, quand elle n'a pas été accompagnée des cérémonies légales peut être confirmée par le prince. C'est l'objet d'un rescrit adressé par Marc-Aurèle à Eutychianus[60].

Ce que les parents font pour leurs enfants est considéré comme l'accomplissement d'un devoir naturel. Ce n'est pas l'entretien de leur propriété, c'est l'acquittement d'une dette. Bien que la mère n'ait pas sur ses enfants la puissance du père, elle est aussi obligée que lui envers eux. Elle n'a rien à réclamer du père pour avoir fait ce que l'affection maternelle lui commandait. Marc-Aurèle le dit en ces termes dans une lettre à Antonia Montana : Tu ne dois pas obtenir du père qu'il te rende ce que le sentiment de la nature le commandait de donner à ta fille, même quand son père se serait chargé de son éducation[61].

En retrouvant ses droits vis-à-vis du père et de la mère, le fils devient leur obligé pour les bienfaits qu'il en a reçus. Il a le devoir de la reconnaissance, et en même temps les moyens de la remplir. Suivant l'ancien droit, le fils, ne possédant rien en propre, ne pouvait rien donner à son père[62]. La loi nouvelle impose au fils de venir en aide à ses parents tombés dans le besoin, et de leur donner des aliments dans la proportion de sa fortune[63].

Avant Marc-Aurèle, il n'y avait de curateurs institués que pour les prodigues et les fous. Ce prince établit que tous les adultes auraient des curateurs, sans qu'il y eût de motifs à donner[64]. Le premier aussi il institua un préteur pour les tuteurs : ceux-ci, auparavant, étaient cités devant les consuls. En les soumettant à une juridiction spéciale, Marc-Aurèle assure l'examen de leurs comptes de tutelle et les intérêts des mineurs[65].

Pour relever la femme de l'abaissement où l'avait laissée son ancienne dépendance, et où l'avait maintenue la corruption des mœurs, il fallait surtout placer à sa véritable hauteur le titre de mère et lui rendre toute sa dignité. Primitivement la mère était mise sur le même rang que ses enfants ; elle n'héritait d'eux ou ils n'héritaient d'elle qu'au même titre auquel on héritait d'un frère ou d'une sœur, et encore fallait-il que la mère fût dans la famille et sous la puissance du mari pour avoir avec ses propres enfants des rapports d'agnation. Sans quoi elle demeurait dans la famille de son père, sans lien avec ses enfants, et, si elle leur succédait, ce n'était que par une faveur spéciale du préteur et à titre de cognât. Le sénatus-consulte Tertullien (153) accorda à la mère le droit de succéder à son enfant intestat, dans le cas où elle aurait mis au jour trois enfants, si elle était une ingénue, et quatre, si elle était une affranchie[66]. Vingt ans après (178) le sénatus-consulte Orphitien complète cette mesure. Par réciprocité, les enfants sont appelés, qu'ils soient ou non soumis à là puissance d'autrui, à l'hérédité de la mère morte intestat, et préférés à tous ses consanguins et agnats[67].

Ainsi, déjà sous Marc-Aurèle, le stoïcisme, sans pouvoir aller, dans l'application, jusqu'au bout dé ses principes, avait protesté au nom de la nature contre toutes les lois contraires à l'ordre naturel. Il avait fait beaucoup plus qu*il ne restait à faire. Les mœurs devaient s'adoucir sous d'autres influences et achever dans le cours des siècles l'œuvre qu'en deux cents ans il avait déjà portée si loin.

Ce qui distingue surtout la législation stoïcienne, c'est qu'elle satisfait à la fois les exigences de la vie sociale et celles de l'humanité. En même temps qu'elle assure la prospérité et l'ordre public, elle respecte et fait prévaloir tous les sentiments et tous les droits naturels. Elle ne sacrifie rien ni à l'Etat, ni à quelque chose de supérieur ; mais elle concilie le bien de l'individu avec le bien de l'empire, ne voyant rien au-dessus d'une société où tous concourent au bonheur de chacun et chacun au bonheur de tous.

Deux exemples achèveront de prouver cette sollicitude de Marc-Aurèle pour l'ordre public et pour l'intérêt des individus. Au milieu des affranchissements perpétuels, rien ne donnait lieu à plus de contestations que l'état des personnes. Pour prévenir ces contestations, Marc-Aurèle fil établir (164) des registres sur lesquels on devait constater la naissance des enfants libres. La déclaration se faisait, à Rome, auprès des préfets du trésor de Saturne, et, dans les provinces, auprès de tabellions publics. Le délai était d'un mois après la naissance. Cinq ans après la mort, toute recherche sur la condition des personnes était arrêtée par la prescription[68].

Déjà, dans les provinces, les curiales commençaient à être sacrifiés aux besoins toujours croissants de l'administration centrale, auprès de laquelle ils étaient responsables de l'impôt. Marc-Aurèle, dans un rescrit adressé à Rutilius Luppus, déclare qu'ils doivent être exemptés de leur onéreuse magistrature toutes les fois qu'ils seront trop appauvris pour en supporter les charges[69]. Ce n'était pas seulement vis-à-vis de l'Etat, mais aussi vis-à-vis de leurs concitoyens, que leur magistrature obligeait les curiales, et Marc Aurèle dut s'interposer pour qu'ils ne fussent point forcés de vendre le blé au-dessous du cours[70].

Convaincu que de bonnes lois et une sage administration font peu pour la prospérité publique s'il ne s'y joint le secours de l'éducation, Marc-Aurèle ne souffrit point qu'aucune ville de la domination romaine demeurât privée des diverses assistances que prêtent aux hommes les sciences, les lettres et les arts. Des privilèges et des exemptions furent concédés à ceux qui cultivaient les fonctions libérales. Ces faveurs sont rapportées tout au long par Modestinus : Les grammairiens, les sophistes, les rhéteurs, les médecins (appelés περιοδευταί, circulatores), sont exempts de la tutelle et de la curatelle comme des autres charges. Le nombre des exemptions, dans chaque ville, est fixé ainsi par une lettre d'Antonin : Les moindres cités peuvent avoir cinq médecins exempts, trois sophistes et autant de grammairiens ; les cités plus grandes, sept médecins, quatre maîtres d'éloquence et quatre de grammaire ; enfin, les cités les plus importantes, dix médecins, cinq rhéteurs et cinq grammairiens. Au-dessus de ce nombre, la plus grande cité ne peut accorder aucune exemption. Le nombre le plus considérable appartient aux capitales de provinces, le second aux villes qui ont un tribunal, le moindre aux autres.... Les philosophes, dont l'enseignement est d'utilité publique, sont également exempts. Et la constitution d'Antonin ajoute : Le nombre des philosophes n'a pas été fixé, parce que ceux qui s'occupent de philosophie sont rares, et que les philosophes riches contribueront toujours volontairement de leur fortune pour l'intérêt public : car, s'ils ne le faisaient pas passer cet intérêt avant le leur propre, il est évident qu'ils ne seraient pas philosophes[71].

Quelque légitime que pût être cette confiance dans le désintéressement des philosophes riches, la plupart de ceux qui avaient donné leur vie entière à l'étude et à l'enseignement de la philosophie étaient loin de pouvoir être généreux envers l'Etat, et c'était à l'Etat d'être généreux envers eux. Marc-Aurèle devait trop à ses maîtres pour ne pas vouloir que tout l'empire contractât une semblable dette envers les philosophes et l'acquittât libéralement. Il avait supprimé tous les emplois de cour, toutes les pensions, tout le luxe inutile ; il trouva de l'argent dans le trésor public pour les professeurs de philosophie. Chacun reçut par an dix mille drachmes (près de 10.000 fr.)[72]. Loin de redouter la liberté et la diversité de leur enseignement, Marc-Aurèle voulut que toutes les grandes doctrines qui avaient honoré l'esprit humain fussent également enseignées, et il appela, pour remplir les chaires publiques, des stoïciens et des épicuriens, des platoniciens et des péripatéticiens.

Ici se présente une grave objection contre la justice et l'impartialité de Marc-Aurèle. Quand il avait tant de tolérance pour tous les genres de philosophie, comment se fait-il qu'il en ait eu si peu pour la doctrine nouvelle annoncée au monde par tant de sages et de courageux défenseurs ? Protecteur des philosophes, comment fut-il le persécuteur des chrétiens[73] ?

Déjà nous avons vu quel était à cette époque le caractère du christianisme. Mal défini, confondu avec les hérésies les plus contraires et les plus monstrueuses, ne se montrant au grand jour que pour protester contre tout ce qui existait, s'entourant d'ailleurs d'ombre et de mystère, le christianisme ne pouvait pas être connu et apprécié à celle époque comme il le fut depuis. Les apologistes avaient beau donner un formulaire plus exact de la doctrine ; qui apurait que tous les chrétiens avaient la même profession de foi, surtout qu'ils ne demandaient que la liberté de leur croyance et de leur enseignement ? qui assurait qu'on pouvait accepter le christianisme comme on acceptait les autres doctrines et les autres religions ? Le ton des apologies était fort humble, c'était celui de l'explication et de la supplication : on ne demandait que la liberté religieuse[74] et le droit d'exister. Mais ailleurs se bornait-on là ? se laissait-on faire sa part ? Non ; le christianisme parlait en maître et prétendait dominer seul.

La constitution romaine avait pour fondement la plus large tolérance et le respect de toutes les croyances reconnues. L'Etat acceptait les philosophes de toutes les écoles et les prêtres de tous les cultes. Dans toutes ses conquêtes, Rome avait respecté et adopté la religion des peuples vaincus, et le Panthéon s'était ouvert à tous les dieux du monde : se présentât-il même un Dieu inconnu, il avait d'avance ses autels.

L'immense intolérance du christianisme, qui rompait à la fois avec toute science humaine et avec toutes les religions, semblait devoir ébranler la base même de l'empire. Surpris par l'explosion de cette doctrine jalouse, qui ne leur laissait d'autre alternative que son triomphe ou leur ruine, les Romains se défendirent. Leur défense fut, en quelque sorte, la défense de la tolérance contre l'intolérance.

Seulement c'était une société corrompue qui luttait contre une société dévouée et enthousiaste ; la corruption sanguinaire des Romains, se mêlant à la lutte, la trans-forma en une persécution hideuse. Mais dans la pensée des empereurs, comme dans celle des gouverneurs de province, il n'y eut que la raison d'Etat qui dicta leurs ordres. Qu'on relise les lettres de Pline, de Trajan, d'Adrien, d'Antonin, de Marc-Aurèle, on aura la preuve que les peines portées contre les chrétiens furent toujours regardées comme le châtiment d'une révolte contre l'empereur et contre les lois de l'empire.

C'est en vain que les chrétiens prétendaient séparer la question politique de la question religieuse : ces deux intérêts étaient indissolublement unis dans la constitution. Vouloir le renversement des temples et des idoles, c'était détruire la première des lois de l'Etat, la liberté de fous les cultes reconnus.

Il y avait là une situation fatale, qui forçait les chrétiens à tout attaquer, et l'antique société à se défendre. Dès le premier jour, celle-ci avait dû sentir que, si la nouvelle doctrine venait à triompher, elle exercerait une tyrannie extrême, et qu'elle persécuterait avec la dernière rigueur toutes tes croyances différentes de la sienne. De là tant de résistances, entretenues d'ailleurs par les intérêts les plus étroits, par les plus mauvaises passions, mais sons lesquelles se trouvaient nécessairement la conscience confuse et le commandement même de la situation.

Indépendamment donc de toutes les ignorances sincères ou de mauvaise foi, qui faisaient confondre les fidèles du nouveau culte avec ceux de la bonne déesse ou des divinités égyptiennes, qui faisaient accuser les chrétiens des plus honteuses et des plus horribles abominations, et qui faisaient peser sur eux la responsabilité de tous les maux de l'empire, il y avait une raison suprême qui imposait à l'ancienne société et à ses défenseurs l'extinction du christianisme : c'était une raison de vie ou de mort. Dans la biographie d'Alexandre Sévère, Lampride rapporte que ce prince avait eu la pensée de construire un temple au Christ, mais qu'il en fut détourné par les ministres de la religion, qui déclarèrent, sur la foi des livres sacrés, que, si l'empereur accomplissait ce projet, tout l'empire deviendrait chrétien, et que les autres temples seraient abandonnés. Sous celte expression naïve se retrouve cette vérité si clairement aperçue : c'est que le nouveau culte était incompatible avec aucun autre ; qu'il n'y avait pas à l'accepter en partie, mais qu'il fallait le détruire tout à fait, ou se livrer entièrement à lui.

Ainsi, se déclarer chrétien, s'était se déclarer ennemi des dieux et de la constitution de l'empire, ennemi de l'empereur, le chef de la religion et de l'Etat. Voilà pourquoi ces coupables d'une nouvelle espèce étaient condamnés sur leur nom seul. Les apologistes s'en plaignent et s'en étonnent[75]. Ce nom, disent-ils, est-il synonyme de celui de méchant, est-il la preuve de l'immoralité et de tous les crimes ? Non, auraient répondu les proconsuls : ce nom est pur de toute faute contre la loi morale, mais il est un crime contre la loi politique. Nous adoptons tous les cultes, même les plus grossiers ; nous adopterions le vôtre, à la condition d'une tolérance universelle et du respect pour tout ce qui est établi. Nous vous poursuivons comme des révoltés. Vous nous avez mis malgré nous dans le cas de légitime défense. Il Tant que le nom chrétien ou le nom romain périsse. Voilà pourquoi nous vous condamnons pour votre nom seul. C'est le salut de l'état qui l'exige.

Marc-Aurèle, sommé par les chrétiens au nom de la philosophie de les épargner, aurait tenu sans doute le même langage. Comme Adrien, comme Antonin, il aurait défendu de poursuivre les chrétiens pour des crimes imaginaires et sur des accusations calomnieuses[76] ; comme eux, il aurait rendu hommage à leur vertu, à leur confiance en Dieu ; mais, comme eux aussi, en sa qualité d'empereur, il eût dû abandonner à la justice les contempteurs des lois de l'Etat, qui formaient une société à part dans son sein, et qui conspiraient pour sa ruine.

La formation de l'Eglise chrétienne était en effet comme la formation d'une vaste société secrète qui ne pouvait être autorisée par les empereurs, et que ceux-ci devaient interdire et poursuivre comme on avait interdit et poursuivi sous la république et sous l'empire toutes les associations ou communautés incompatibles avec l'existence de l'Etat[77]. C'est ainsi que Marc-Aurèle ordonna par plusieurs rescrits de déporter ou de mettre à mort, suivant le rang, ceux qui apportaient des religions nouvelles et inconnues propres à troubler les esprits et à les égarer.

Sans rechercher ici jusqu'à quel point Marc-Aurèle confondait les chrétiens avec les apôtres de religions dangereuses[78], sans vouloir préciser le jugement qu'il portait sur le christianisme, il semble, d'après un mot de ses Pensées et d'après ce que nous savons de sa doctrine, que bien des choses devaient l'étonner dans la croyance nouvelle, qui détachait si complètement les âmes de la vie du monde pour les précipiter vers la mort et vers l'espérance d'une autre vie, qui avait sur la nature de Dieu et sur ses rapports avec le monde des révélations si mystérieuses, qui condamnait la science humaine, qui prêchait des mystères et une foi aveugle, enfin qui, au nom de la vérité si facilement trouvée et si fièrement affirmée, faisait table rase de l'œuvre des siècles. Nul doute cependant que son jugement sur le christianisme ne l'eût jamais, quel qu'il fût, armé contre les chrétiens, si les chrétiens avaient consenti à vivre en paix avec l'empire. Nul doute qu'il n'eût toléré pour sa morale, si belle et si pure, une doctrine remplie de l'amour de la vérité et du prochain, et qui ne différait du stoïcisme que par la partie métaphysique et religieuse.

Lui-même ne tolérait-il pas tous les cultes reconnus par la loi de l'empire, sacrifiant à toutes les vertus consacrées par l'ancien polythéisme, sacrifiant même à toute cette foule de dieux que la superstition avait accumulée pendant de longs siècles. Ce n'était pas comme agréables à la Divinité, mais comme prescrites par la tradition et l'usage, qu'il observait toutes les cérémonies du culte national, et il rapportait ces honneurs non aux dieux mêmes, mais aux intérêts de la morale publique. Persuadé qu'il est difficile, qu'il est impossible, de toucher au culte extérieur et aux croyances les plus grossières, qui se sont emparées du cœur et de l'imagination, sans ébranler chez le peuple la foi religieuse et le respect de la loi, Marc-Aurèle s'associait avec la plus scrupuleuse exactitude à tous les devoirs de la piété publique. Il offrait des sacrifices tous les jours, même les jours néfastes. Il élevait au Capitole un temple à la Bonté, divinité nouvelle qu'il honorait par l'exemple de sa vie entière, et dont il aurait voulu élever le règne au-dessus de celui des autres divinités.

Quels que soient donc les martyres qui aient ensanglanté son règne, ne les attribuons ni à une haine aveugle et cruelle de la vérité, ni à une odieuse intolérance, ni à l'oubli de toute charité et de toute justice. Saint Justin même[79], mourant à Rome pour sa foi, eût absous le prince de sa mort. Saint Polycarpe en Asie-Mineure, les compagnons de Blandine à Lyon, n'eussent aussi élevé aucune plainte contre l'empereur philosophe. En admirant sa vertu au-dessus du soupçon, en plaignant son aveuglement, ils se seraient dit, dans la sincérité de leur foi, que Dieu avait permis que ce prince ne fût pas éclairé de la loi sainte, ou qu'il fût mal informé de leurs mérites, afin que les élus du Fils entrassent plus tôt dans le partage de sa gloire.

Imitons la sainte réserve de leur foi, et, mieux placés qu'eux pour comprendre les motifs de la conduite du prince, répétons, avec l'histoire et avec la postérité, qu'il ne se répandit pas, sous le règne de Marc-Aurèle, une goutte de sang innocent qu'il ait ordonné de répandre, et que les supplices exécutés par son ordre ou avec sa permission ne le furent qu'au nom de la loi ou d'une nécessité sociale qu'il regrettait en la subissant.

Tant qu'il le put, tant que l'intérêt politique le lui permit, Marc-Aurèle protégea les chrétiens[80]. Les ordonnances spéciales rendues sous son règne prescrivirent de les respecter comme hommes et comme secte religieuse, tant qu'ils n'offenseraient ni les lois ni les autres religions. On ne pourrait mieux comparer ces ordonnances qu'aux arrêtés trop rares qu'on trouve chez les empereurs chrétiens pour réprimer la persécution contre les juifs et les païens[81]. Telle est, entre autres, cette lettre célèbre attribuée à Antonin, mais à laquelle, si elle n'est pas de lui, Marc-Aurèle ne dut point être étranger :

L'empereur César Marc-Aurèle Antonin Auguste, Arménien, grand pontife, quinze fois tribun, trois fois consul, aux habitants d'Asie, salut !

Je sais que les dieux ont soin que ces hommes ne demeurent pas impunis, car il leur appartient plutôt qu'à vous de châtier ceux qui refusent de les adorer. Plus vous faites de bruit contre eux, et plus, vous les accusez d'impiété, plus vous les confirmez dans leur sentiment et leur résolution. Ils aiment mieux être condamnés à la mort pour le nom de leur Dieu que de conserver la vie. Ainsi, ils remportent la victoire en renonçant à la vie plutôt que de faire ce que vous désirez.... Il est aussi à propos de vous donner des avis touchant-les tremblements de terre qui sont arrivés ou qui durent encore. Comparez la conduite que vous tenez en ces occasions à celle que tiennent les chrétiens. Tandis qu'ils mettent plus que jamais leur confiance en Dieu, vous perdez courage, vous ne prenez pas plus de soin du culte des dieux que si vous ne les connaissiez pas, et vous persécutez jusqu'à la mort les chrétiens qui adorent un Dieu éternel. Priscien, gouverneur de province, ayant écrit à mon père au sujet des disciples de cette religion, mon père a défendu de les inquiéter, à moins qu'ils n'entreprissent quelque chose contre le bien de l'Etat. Quand on m'a consulté sur cette question, j'ai fait la même réponse. Que si à l'avenir on accuse quelqu'un d'être chrétien, je veux qu'il soit absous et l'accusateur puni.

Cette lettre renferme plus qu'un juste hommage à la piété chrétienne, elle commande au nom de la philosophie le respect de toute croyance courageusement pratiquée et justifiée par ses œuvres. Plus tard, Julien tiendra le même langage[82], et il ne prescrira, vis-à-vis des chrétiens, aux défenseurs du polythéisme, qu'une émulation de foi et de vertu. C'est dans de semblables paroles et dans de semblables prescriptions qu'il faut voir la vraie pensée et la véritable action de Marc-Aurèle, toujours prêt à accepter et à honorer la piété et les vertus sociales, qui relèvent la dignité humaine et la rapprochent de la Divinité.

 

Guerres.

 

Malgré ses goûts pacifiques, Marc-Aurèle fut obligé de soutenir de longues guerres pendant presque toute la durée de son règne. Ce fut le plus grand sacrifice qu'il pût faire à son devoir d'empereur. Aussi est-ce en face de cette cruelle obligation qu'il dut appeler à son aide tous les secours de la philosophie. Il ne croyait pas à la gloire militaire, et dans un triomphe il ne voyait que le sang dont il faut le payer. Plus il songeait à la guerre, et il dut y songer plus d'une fois sous sa tente pendant ses longues veillées solitaires, plus il se répétait que c'était la plus cruelle nécessité imposée à la nature humaine. Avec quelle douloureuse ironie il parle lui-même de la joie à laquelle il assistait après une victoire :

Une araignée se glorifie d'avoir pris une mouche, et parmi les hommes, l'un se glorifie d'avoir pris un lièvre, un autre un poisson, celui-ci des sangliers et des purs, celui-là des Sarmates ![83]

Le règne d'Antonin avait été heureux et paisible, tous les fléaux semblèrent fondre à la fois sur celui de Marc-Aurèle. Rome fut épouvantée par un débordement du Tibre (162), le plus terrible qu'on eût vu jusque alors, et l'inondation fut suivie de la famine. Pendant que Marc-Aurèle et Verus, son collègue à l'empire, réunissaient leurs efforts pour réparer ces maux, la guerre éclata sur toutes les frontières, en orient, au nord et en Germanie. Les Bretons se soulevèrent, les Cattes envahirent la Germanie et la Rhétie. Vologèse, à la tête des Parthes, battit les Romains en Asie Mineure. Il avait enfermé l'armée romaine près d'Elégie, ville d'Arménie, où elle était campée sous les ordres de Sévérien ; il en avait taillé une partie en pièces, puis, s'avançant contre Avidius Cornélius, gouverneur de Syrie, il l'avait mis en fuite et s'était rendu formidable à toutes les villes de la province.

Calpurnius Agricola fut envoyé contre les Bretons, et Aufidius Victorinus contre les Cattes. Le commandement delà guerre des Parthes fut remis à Verus du consentement du sénat. Ce prince semblait plus propre que Marc-Aurèle à supporter les fatigues de la guerre. Doué d'une constitution plus robuste et d'un caractère plus entreprenant, il pouvait rendre dans cette expédition d'immenses services à l'Etat. Quelques-uns même reprochaient à Marc-Aurèle de ne l'avoir associé à l'empire que pour se décharger sur lui de la partie la plus lourde du gouvernement et pouvoir ainsi s'adonner plus librement à la philosophie. Mais cette association avait été imposée à Marc-Aurèle par la volonté même du prince qui l'avait appelé à l'empire ; et quelles que fussent les qualités de Verus, quelle que fût sa déférence pour son collègue, loin de rendre l'action de celui-ci plus facile et plus féconde, il ne fit que l'entraver et la compromettre. Au lieu de diriger la guerre en personne, Verus la fit par ses lieutenants Statius Priscus et Avidius Cassius. Lui-même s'établit à Antioche, ou à Daphné, lieux de délices et de débauches où il assistait aux combats de bêtes et aux luttes des gladiateurs. Ce fut Marc-Aurèle qui, du sein de Rome, ordonna tout ce qui était nécessaire pour la guerre. Statius Priscus chassa les Parthes de la Cappadoce, pénétra en Arménie, et s'empara d'Artaxate (163) ; Avidius Cassius poursuivit Vologèse, abandonné de ses alliés, entra dans Séleucie, Tune des plus célèbres villes d'Assyrie, où il fit quarante mille prisonniers, puis à Ctésiphon, où il rasa le palais de Vologèse (165). Malheureusement il eut à souffrir, à son retour, de la famine et des maladies, et il perdit beaucoup de monde. Malgré ces pertes, la guerre des Parthes se trouvait glorieusement terminée[84].

Verus reçut les noms d'Arménique et de Parthique, qu'il n'accepta qu'à la condition de les partager avec Marc-Aurèle. Celui-ci n'y consentit que par contrainte, pour obéir au sénat. L'union des deux princes importait trop au salut de l'empire pour qu'il négligeât ce qui pouvait l'entretenir. Marc-Aurèle ne prit de même le titre de Père de la patrie, qui lui était offert, qu'après le retour de son frère (166), qui l'obtint avec lui. Les deux empereurs montèrent ensemble sur le même char de triomphe, et, spectacle touchant qui annonçait des mœurs nouvelles, on vit les jeunes filles de Marc-Aurèle figurer à côté de leur père dans la cérémonie du triomphe. Il semblait que ce fût l'amitié fraternelle et la famille qui triomphaient en ce jour. Au milieu de toutes ses fautes, Verus sut toujours respecter et aimer Marc-Aurèle, qui, jusqu'au bout, lui témoigna les plus grands égards et la plus vive affection. Ainsi, après la mort même de Verus, Marc-Aurèle laissa à son frère la propriété entière du nom de Parthique, qu'il avait, sur sa demande, partagé avec lui[85].

Peu de temps après la fin de la guerre des Parthes, une peste affreuse désola l'Italie et les provinces. Une grande partie des habitants et presque toutes les troupes succombaient aux atteintes du mal. On était obligé d'employer, au transport des cadavres, toutes sortes de voitures, et encore étaient-elles insuffisantes. Les inhumations se faisaient à la hâte et comme on pouvait. Pour prévenir une nouvelle contagion, les deux empereurs furent obligés de faire plusieurs lois très sévères sur les sépultures.

Pendant que ce fléau enlevait des milliers de personnes et ajoutait à la dépopulation de l'empire, il fallut songer aux préparatifs d'une nouvelle guerre. Tune des plus terribles que les Romains eurent à soutenir sous l'empire et qui devait coûter la vie à des armées entières. Cette guerre avait éclaté sur la frontière de la Germanie avant la fin de l'expédition contre Vologèse. Les Marcomans, soutenus des Victovales et d'autres peuples qui fuyaient chassés par des barbares plus éloignés, s'étaient réunis pour envahir le territoire de l'empire. lis menaçaient de le dévaster et de s'y établir de force si l'on refusait de les recevoir dans les provinces romaines. Le péril était immense. Les généraux avaient pu un moment, à force d'habileté et de promesses, conjurer le danger ; mais le jour était venu où il fallait répondre aux demandes des barbares par un refus et par la guerre (166)[86].

A Rome, on semblait reculer devant une pareille lutte. Les esprits étaient épouvantés ; les hommes manquaient. La peste, la famine, avaient détruit les dernières ressources et les dernières espérances. On croyait la nature et les dieux conjurés contre l'empire. Il fallait enrôler des gladiateurs et des barbares. Marc-Aurèle prit avec la plus courageuse énergie toutes les mesures que la situation commandait. Il représenta au sénat la nécessité que les deux empereurs allassent se mettre à la tète des armées de Germanie. Il obtint du peuple des sacrifices d'hommes et d'argent. Mais, avant de partir, pour dissiper les terreurs superstitieuses qui troublaient toutes les imaginations il dut célébrer dans Rome une grande cérémonie expiatoire qui réconciliât l'empire avec les divinités irritées. Il fit venir des prêtres de tous les pays pour pratiquer toutes les purifications en usage, même chez les nations étrangères. Enfin, il célébra pendant sept jours, suivant le rite romain, le lectisternium[87]. Quelles tristes réflexions dut faire Marc-Aurèle réduit, pour relever les courages, à donner de telles satisfactions à la crédulité populaire, et à emmener avec lui, comme le palladium de l'empire, un cortège de chaldéens et de magiciens ! La terreur et la superstition remplaçaient le patriotisme. Au lieu de bras et de courage on n'avait plus, contre l'ennemi, que des prières et de vaines pratiques.

Cependant le départ des empereurs eut d'heureux résultats : car, à peine furent-ils arrivés à Aquilée, que la plupart des rois venus avec les Marcomans se retirèrent avec leurs peuples et firent périr les auteurs des troublés. Les Quades, qui avaient perdu leur roi, déclarèrent ne vouloir laisser la couronne à celui qui avait été élu que si cette élection était approuvée par les chefs de l'empire. Verus, qui n'était parti qu'à regret, voyant la plupart de ces peuples envoyer des députés pour solliciter la paix, proposait, de la leur accorder el de retourner à Rome. Marc-Aurèle, persuadé que la retraite des barbares et leurs dispositions pacifiques n'étaient qu'un artifice pour éloigner d'eux ce formidable appareil de guerre, fut d'avis de les poursuivre. Après avoir passé les Alpes y les deux princes se portèrent en avant, et firent tous les arrangements nécessaires à la sûreté de l'Italie et de l'Illyrie. La sécurité des frontières rétablie, Marc-Aurèle avait repris, avec son frère, le chemin de Rome, quand Verus mourut dans sa voiture, ou dans la litière même de Marc-Aurèle, entre Concordia et Altinum, frappé d'une apoplexie foudroyante (169). Il était âgé de quarante ans, et avait régné neuf ans. Resté seul maître, Marc-Aurèle put gouverner plus librement y suivant les nobles inspirations de son cœur, et aussi poursuivre la guerre avec plus de vigueur[88].

Il n'écouta plus, que les sages conseils des lieutenants habiles dont il avait su s'entourer. Il est plus juste, disait-il, que je suive les avis de tant d'hommes éclairés que de prétendre qu'ils suivent les miens. Convaincu par eux qu'il y avait plus d'humanité à presser les hostilités, afin d'en finir plus tôt avec cette situation fatale, Marc-Aurèle accepta franchement la guerre et toutes ses rigueurs. Comme il donnait lui-même l'exemple d'une énergie et d'une patience au-dessus de ses forces, il pouvait exiger davantage de l'armée. Cependant on semblait acheter du meilleur sang de Rome d'inutiles triomphes ; beaucoup d'illustres citoyens périssaient dans chaque campagne. Les amis du prince, effrayés pour lui-même, le pressaient de retourner à Rome. Mais il resta sourd à ces conseils, résolu à ne se retirer que lorsque la guerre serait terminée[89]. A la place des conseils vinrent ensuite les murmures. La sévérité de Marc-Aurèle, que l'on attribuait à l'étude de la philosophie, faisait censurer ses expéditions et toute sa conduite. Souvent il eut à supporter des plaintes amères pour ces mêmes guerres qui lui coûtaient plus qu'à personne. Loin de s'en irriter, il ne cherchait qu'à ramener les esprits. Il répondait aux plaintes de vive voix ou par écrit, expliquant la situation et les raisons qui le faisaient agir, n'usant jamais d'autorité, mais toujours de persuasion[90].

La guerre dura plusieurs années, avec des fortunes diverses. A peine un peuple avait-il déposé les armes qu'un autre les reprenait. Les trêves, les traités de paix et les trahisons se succédaient sans cesse. L'hiver même n'interrompait point les hostilités. On combattait au milieu des bois couverts de neige et sur les fleuves gelés. Les traités d'alliance et de commerce étaient de faibles garanties contre un ennemi défendu par son climat même, et séparé de Rome par tout l'intervalle qu'il y a entre la barbarie et la civilisation.

En soutenant avec tant de patience une guerre aussi longue, Marc-Aurèle avait l'espoir de donner à l'empire une barrière assurée contre les barbares. Pour cela il voulait transformer en provinces romaines le pays des Marcomans et celui des Sarmates. Peut-être y eût-il réussi si son attention n'avait pas été détournée ailleurs.

Dion Cassius nous a conservé un assez long récit des guerres de Marc-Aurèle contre les Marcomans, les Quades, les Jazyges, les Astinges et tous ces peuples qui se pressaient vers la Dacie et la Pannonie pour entrer dans l'empire ; il suffira d'extraire de ce récit les détails les plus propres à faire connaître le caractère et les difficultés de cette guerre.

Un jour (172), après avoir battu les Jazyges, les Romains les poursuivent et arrivent au fleuve, qui était gelé. Un combat s'y engage comme sur la terre ferme. Les barbares, croyant avoir bon marché d'un ennemi non habitué à tenir sur la glace, se retournent brusquement, pendant que leur cavalerie revient sur les côtés. Enveloppés de toutes parts, les Romains se forment en phalanges, et, pour moins glisser, ils posent leur bouclier par terre et mettent un pied dessus. Ils soutiennent ainsi le premier choc, et saisissant les brides des chevaux, les boucliers et les piques des barbares, ils les tirent à eux. Un combat corps à corps s'engage, et les Romains renversent hommes et chevaux. Leur choc impétueux entraîne les barbares, qui tombent sur la surface glissante. Les Romains tombent aussi ; mais, si c'est en arrière, ils entraînent l'ennemi avec eux, puis, luttant des pieds, ils le renversent sur le dos et prennent le dessus ; si c'est en avant, ils se jettent sur l'ennemi renversé sous eux et le couvrent de morsures. Surpris par cette résistance et peu exercés à de semblables luttes, les Jazyges ne purent faire de résistance, et il n'en échappa qu'un petit nombre[91].

C'est sans doute à la suite d'un de ces combats livrés au milieu de l'hiver qu'on amena devant Marc-Aurèle ce pauvre prisonnier dont la misère toucha si profondément le prince. C'était un jeune Germain presque entièrement nu. L'empereur l'interrogea plusieurs fois sans obtenir de réponse. Le jeune captif ne faisait que trembler ; enfin il répondit : Si vous voulez apprendre quelque chose de moi, faites-moi d'abord donner un vêtement[92]. En secourant cette misère, Marc-Aurèle dut exprimer combien il en était touché, et c'est cela sans doute qui a recommandé cet humble fait à la mémoire des historiens.

Au milieu des maux de la guerre, tout éveillait dans l'âme sensible de Marc-Aurèle de tristes pensées. Dans le rude climat de la Germanie, il regrettait le climat de l'Italie, qui semblait attirer les barbares par un charme inconnu, et que lui-même avait connu si longtemps et si bien goûté. En se représentant Marc-Aurèle renfermé sons sa tente après une journée froide et brumeuse, passée à cheval, au vent, à la pluie ou dans la neige, près d'un champ de bataille et d'une scène de carnage, on songe à ces lettres qu'il écrivait de Naples après une journée d'études ou de chasse, assis à l'ombre auprès de sa mère, et où il dépeignait à son maître les beautés du pays et du ciel, et toute sa joie à les regarder. Que de fois Marc-Aurèle, dans ce douloureux exil ou l'attachaient sa toute puissance et son devoir, ne dut-il pas regretter ses villas d'Italie, et leur beau ciel si nécessaire à sa santé, et leur calme si favorable à l'étude. C'est pour se défendre contre ces regrets qu'il écrivit un grand nombre de ses pensées. Le premier livre a été composé chez les Quades, sur les bords du Granua ; le second à Cornutum. L'empereur, pour ne pas se plaindre de sa destinée, se rappelle tout ce qu'il a reçu des dieux et de la fortune : son père adoptif 9 ses maîtres et leur enseignement. Il se répète que l'âme est indépendante des lieux où le corps habite, et que partout elle peut accomplir son œuvre et faire le bien[93].

N'est-ce pas, en effet, l'action la plus utile qu'il accomplissait en maintenant par sa présence toute la force de l'empire, à l'endroit où l'empire était menacé ? Que pouvait-il faire de plus utile et de plus noble à Rome ou à Naples ? Les affaires d'ailleurs l'occupent sous sa tente comme elles pourraient l'occuper sur le Palatin. Son conseil l'a suivi à l'armée. Dans l'intervalle des campagnes et des combats, il discute les questions judiciaires qui lui sont adressées de toutes les provinces. Si l'affaire est difficile et importante, il y consacre de longues journées et les nuits même.

Cependant, sa santé était si mauvaise qu'il fallait toute l'énergie de sa volonté pour soutenir tant de travaux et de fatigues dans des circonstances si défavorables. Avant son départ il avait fait demander au célèbre médecin Galien, alors à Rome, de l'accompagner, tant il savait que les secours de la science lui étaient nécessaires dans cette nouvelle épreuve. D'abord il souffrit beaucoup du froid, qu'il ne supportait que très difficilement. Il avait l'estomac et la poitrine très faibles ; il ne prenait dans la journée qu'un peu de thériaque ; il mangeait seulement le soir et le matin avant de haranguer les soldats[94].

Cette faiblesse de santé n'ôta jamais rien à sa fermeté et à son courage. Jamais il ne faiblit où il vit du bien à faire. Après un grand combat et une victoire importante, l'armée demandait un donativum, elle le réclamait presque comme un droit. L'empereur le refusa, en disant que, s'ils recevaient au delà de ce qu'ils étaient habitués à recevoir, il faudrait le prendre sur les biens de leurs concitoyens et de leurs parents. Personne ne murmura. C'était dans cette même guerre que le prince avait fait vendre tous les objets précieux de ses palais et avait pris sur lui la plus grande partie des frais de la guerre.

Jamais, en effet, la situation de l'empire n'avait paru moins brillante. On était réduit aux extrémités, et l'empereur devait avoir besoin de la plus grande fermeté vis-à-vis d'une armée où il avait fait entrer une foule d'hommes pris partout, dans toutes les conditions, et même à l'étranger. On avait armé des esclaves qui avaient reçu le nom de volontaires, en souvenir des volones, les huit mille esclaves armés après la bataille de Cannes. On avait armé les gladiateurs, qu'on appelait obsequentes, parce qu'ils formaient la suite du prince. On avait enrôlé jusqu'aux brigands de la Dalmatie et de la Dardanie. Enfin on avait acheté chez les Germains mêmes des auxiliaires contre les Germains[95].

Avec de semblables ressources, malgré les plus héroïques efforts, il était difficile de terminer promptement la guerre. Déjà on en était venu à ne pouvoir vaincre les barbares qu'avec les barbares. On ne faisait de prisonniers que pour les incorporer aux légions. Sans cela ils demeuraient un embarras et un danger. A Ravenne, où ils formaient une armée nombreuse, ils avaient failli s'emparer de la ville. Il fallut les transporter ailleurs, et depuis ce moment on n'introduisit plus de prisonniers en Italie.

A mesure que l'armée romaine se recrutait par les victoires et les traités, elle diminuait dans des proportions effrayantes par la désertion. Le nombre des transfuges et des captifs rendus par les Jazyges, après l'un de leurs derniers traités, s'élevait à plus de cent mille.

Cependant, si quelqu'un avait pu triompher de la barbarie de ces peuples et leur faire aimer cette civilisation romaine qu'ils voulaient détruire, c'était Marc-Aurèle. A tous leurs manquements de foi il n'opposait que la plus scrupuleuse exactitude dans ses engagements. Il était toujours prêt à accueillir leurs députés, et à leur accorder les conditions les plus favorables, pourvu qu'elles fussent compatibles avec la sûreté de l'empire. Une seule fois Marc-Aurèle sembla se départir de sa douceur ordinaire : ce fut contre un chef barbare qui s'était fait élire par une sorte de faction et avait renversé le roi avec qui on venait de conclure la paix. Marc-Aurèle fit mettre à prix la tête de l'usurpateur. Mais il promettait cinq cents pièces d'or à qui apporterait sa tête et mille à qui le livrerait vivant. Et, quand le révolté tomba ensuite entre ses mains, il ne loi fit subir aucun supplice, mais l'envoya à Alexandrie.

Sa douceur et sa fermeté auraient peut-être triomphé entièrement des barbares, s'il n'avait pas été distrait par d'autres événements et rappelé de Germanie par la nouvelle d'une guerre civile prête à éclater et à déchirer l'empire (175).

Avidius Cassius, lé vainqueur de Vologèse, venait de sa faire proclamer empereur en Orient. Avidius était de l'ancienne famille des Cassius, qui avait conspiré contre César ; il avait conservé toute l'antique rudesse de ses ancêtres, et la sévérité même de ses mœurs et de son caractère l'avait fait honorer par l'empereur d'une confiance toute spéciale. Mis par lui à la tête des légions de Syrie, il avait réussi promptement à rétablir la discipline, et, malgré d'extrêmes rigueurs, il s'était fait aimer de l'armée et de la province. La fin glorieuse de la guerre contre les Parthes, dont tout le succès lui appartenait, avait beaucoup accru sa réputation et sa fortune. Depuis il avait remporté de nouveaux succès en Arabie et en Egypte. Dans cette dernière province il avait comprimé un soulèvement redoutable, celui des Bucoles, espèce de brigands conduits par un prêtre et par un chef d'une force colossale, nommé Isiodore, et qui avaient failli s'emparer d'Alexandrie. Avidius Cassius semblait ainsi partager avec Marc-Aurèle la défense de l'empire.

Mais, par esprit de famille, Avidius haïssait l'empereur ; par esprit militaire, il ne pouvait supporter un maître philosophe. Il appelait Marc-Aurèle le disputeur, la vieille philosophe. Ces dispositions n'avaient pas échappé à Verus, qu'Avidius détestait davantage encore à cause de ses mœurs débauchées. Verus s'empressa de prévenir son collègue que sa confiance était mal placée et qu'il devait tout soupçonner d'Avidius. Je doute qu'il convienne à votre sûreté, lui dit-il, et à celle de vos enfants, de laisser à la tête des armées un homme tel que lui, capable de se faire écouter des soldats, capable de s'en faire aimer.

Marc-Aurèle, placé au-dessus de toute défiance par la pureté de son âme, répondit à Verus ces paroles admirables : J'ai lu votre lettre où vous manifestez des craintes qui ne sauraient convenir à un empereur ni à un gouvernement tel que le nôtre. Si les dieux destinent l'empire à Avidius, nous ne pouvons rien faire pour empêcher son succès : car vous savez le mot de votre bisaïeul : Nul prince n'a tué son successeur. Si, au contraire, il ne doit pas régner, il trouvera sa perte dans son entreprise même, sans que nous recourions à des mesures cruelles. Ajoutez à ces raisons que nous ne pouvons pas faire un criminel d'un homme que personne n'accuse, et qui, ainsi que vous le dites, est aimé des soldats. Enfin telle est la nature d'un crime d'Etat que ceux même qui en sont convaincus passent toujours pour opprimés. Je vous rappellerai aussi ce que disait votre aïeul Adrien : Quelle misérable condition que celle des princes ! on ne les croit sur les complots de leurs ennemis que quand ils en ont péri victimes. Domitien l'avait dit avant lui ; mais j'ai mieux aimé citer Adrien, parce que les meilleures maximes perdent leur autorité dans la bouche des tyrans. Laissons donc sa conduite pour ce qu'elle est, puisque d'ailleurs nous avons en lui un général excellent, ferme, courageux, nécessaire à la république. Pour ce que vous me dites de pourvoir par sa mort à la sûreté de mes enfants, qu'ils périssent donc si Avidius mérite plus qu'eux d'être aimé, si le bien de l'Etat exige que Cassius vive plutôt que les enfants de Marc-Aurèle[96].

Plus tard, après que tout fut découvert, Marc-Aurèle conserva toujours la même douceur, ne demandant sa sécurité qu'à sa vertu et à la Providence. Faustine alarmée le pressait d'user de sévérité ; il lui répondit : Soyez sans inquiétude, les dieux me protègent, et ma pitié les touche[97]. Ses amis blâmaient son indulgence au nom de son salut et de celui de l'empire : Notre conduite, dit-il, et le respect que nous professons pour les dieux nous assurent la victoire. Il énuméra ensuite toupies empereurs qu'on avait mis à mort, et il prouva que, pour un motif ou pour un autre, ils avaient mérité cette destinée ; que Ton trouverait difficilement dans l'histoire un bon prince vaincu ou tué par un tyran ; que Caligula et Néron s'étaient attiré leur sort en se montrant cruels, Othon et Vitellius en se conduisant comme s'ils dédaignaient l'empire... Il ajoutait enfin que ni Auguste, ni Trajan, ni Adrien, ni son père Antonin-le-Pieux, n'avaient pu être vaincus par des rebelles, dont plusieurs même avaient été tués à l'insu et contre le gré de ces princes[98].

Cependant Cassius conspirait, et, comme s'il fût convaincu de son impuissance contre un prince tel que Marc-Aurèle, il répandait le bruit de sa mort. Il fallait cette erreur pour faire consentir les provinces à l'élévation du nouveau prince. Dès que l'erreur fut dissipée, l'armée et les villes rentrèrent dans l'obéissance. Suivant Dion Cassius, Avidius n'avait été lui-même entraîné à la révolte que par cette erreur, qu'il partagea[99]. La santé de Marc-Aurèle était si faible ! Sa femme même croyait à sa mort prochaine. Craignant d'être condamnée sous le règne de Commode à une condition privée, elle avait fait, dit-on, des ouvertures à Avidius pour que, l'empereur venant à succomber, il se tint prêt à lui succédera l'empire et à épouser sa veuve. Avidius réfléchissait à cette ouverture, lorsque le bruit de la mort du prince se répandit. Sans attendre pour le vérifier, il se fit proclamer comme ayant déjà été salué imperator par les lésons, qui étaient alors en Pannonie. Quand il connut la vérité, il crut qu'il était trop tard pour reculer et s'empara de tout le pays en deçà du Taurus.

Aux premières nouvelles, l'alarme fut grande à Rome, à cause de l'absence de l'empereur. On craignait que Cassius n'accourût et ne livrât la ville au pillage. Il menaçait de le faire pour se venger du sénat, qui avait prononcé contre lui une sentence de mort et de confiscation[100]. La révolte s'étendit jusqu'en Egypte. Melianus, le fils de Cassius, avait fait proclamer le nouvel empereur à Alexandrie. Antioche, cité voluptueuse, qui ne pardonnait sans doute pas à Marc-Aurèle sa philosophie, comme elle devait le faire plus tard pour l'empereur Julien[101], avait acclamé Avidius, et elle était devenue le siège du nouveau gouvernement.

Mais le règne de Cassius ne dura que trois mois et six jours. Il périt de la main d'un centurion et d'un décurion. Marc-Aurèle apprit presque en même temps la révolte d'Avidius et sa mort. Quand on lui apporta sa tête, il détourna les yeux et ordonna de l'inhumer. Loin de montrer de la joie, il s'affligea d*avoir ainsi perdu une occasion d'exercer sa clémence. Il aurait voulu, disait-il, qu'on le lui eût amené vivant, pour lui rappeler ses bienfaits et lui pardonner... Il pria le sénat de ne pas prononcer des peines sévères contre les complices de Cassius, et il demanda en même temps à cette assemblée de statuer qu'aucun sénateur ne serait mis à mort sous son règne. Je vous prie, dit-il dans son discours au sénat, et je vous conjure, de mettre des bornes à votre rigueur, de signaler ma clémence, ou plutôt la vôtre, de ne prononcer aucune condamnation à mort. Qu'aucun sénateur ne soit puni. Que le sang d'aucun homme de distinction ne soit versé. Que les députés reviennent. Que ceux dont les biens ont été confisqués les recouvrent. Plût aux dieux que je pusse aussi en rappeler quelques-uns du tombeau ! Rien ne convient moins à un empereur que de venger ses injures personnelles. Sa vengeance, fût-elle juste, est toujours taxée de rigueur. Vous accorderez donc le pardon aux fils d'Avidius Cassius, à son gendre, à sa femme. Et que dis-je, le pardon ? Ils ne sont point criminels. Qu'ils vivent avec sécurité, sachant que c'est sous Marc-Aurèle. Qu'ils vivent dans la tranquille possession d'une partie de leur patrimoine, et qu'ils aient tout l'or, tout l'argent, tous les bijoux, laissés par Avidius. Qu'ils soient riches, qu'ils soient exempts de toute crainte, qu'ils soient maîtres d'aller où ils voudront ; en un mot, qu'ils soient libres et qu'ils portent dans tous les pays où il leur plaira de se rendre des témoignages de ma bonté, des preuves de la vôtre. P. C, ce n'est pas un grand effort de clémence que de pardonner aux enfants et aux femmes de ceux que la mort a frappés. Je demande aussi que les complices d'Avidius qui appartiendraient à l'ordre du sénat ou des chevaliers soient à l'abri de la mort, de la confiscation, de la crainte, de l'infamie, de la haine, enfin de toute injure. Ménagez cette gloire à mon règne, qu'à l'occasion d'une querelle pour le trône il ne soit mort de révoltés que ceux qui ont péri dans le tumulte de la guerre[102].

A un semblable discours, plein d'une générosité si noble et si sincère, le sénat répondit par des acclamations enthousiastes en l'honneur du prince qui donnait un tel exemple et delà philosophie, qui le lui inspirait.

 

Antonin pieux, que les dieux te conservent ! Antonin clément, que les dieux te conservent ! Antonin clément, que les dieux te conservent ! Tu n'a point voulu ce qui était permis ; nous avons fait ce qui était juste. Nous demandons pour Commode un empire légitime : affermis ta race, prépare la sécurité de tes enfants. Un bon gouvernement n'a rien à craindre. Nous demandons pour Commode la puissance tribunitienne. Nous demandons ta présence. A ta philosophie, à ta constance, à ton savoir, à ta noblesse et à la pureté de ton âme ! Tu domptes tes adversaires, tu triomphes des ennemis de Rome, les dieux te protègent ![103]...

 

C'est dans cette même séance que le sénat conféra à Commode la puissance tribunitienne[104].

La conduite de Marc-Aurèle répondit à ses paroles. Il laissa aux fils de Cassius la moitié des biens de leur père, et il donna de l'or et des bijoux à ses filles. Il accorda même à Alexandria, l'une d'elles, et à son mari Druentianus, la liberté d'aller où il leur plairait. Il n'y eut qu'Héliodore, fils de Cassius, qui fut déporté. Marc-Aurèle alla jusqu'à défendre qu'on reprochât, en justice, aux enfants de Cassius, le malheur de leur famille.

Pour achever de rétablir l'ordre dans les provinces où il avait été troublé, l'empereur s'y rendit en personne, et partout il se concilia les cœurs par sa clémence. Il n'y eut que les habitants d'Antioche auxquels il témoigna d'abord un vif mécontentement. Il leur interdit même les spectacles et beaucoup de plaisirs particuliers à cette ville. Mais plus tard il leva ces interdictions et pardonna aux habitants[105]. Sa plus grande sévérité fut le refus d'entrer dans leurs murs en se rendant en Syrie. Peut-être le fit-il pour s'éviter des souvenirs et des rapports pénibles, comme il s'abstint de visiter Cyr de Cyrrestique, où Cassius était né. — Quand le passé put être plus facilement oublié, à son retour d'Egypte, il vint lui-même demander l'hospitalité à la ville d'Antioche. A Alexandrie, comme dans toutes lés villes qui s'étaient déclarées pour Cassius, il ne se présenta qu'avec l'oubli et le pardon.

Pour donner à Alexandrie, dit Capitolin, un témoignage de sa confiance, il voulut que sa fille y résidât quelque temps. Il se conduisit partout, chez les Egyptiens, en citoyen et en philosophe, dans leurs assemblées, dans leurs temples et dans leurs écoles. Il est beaucoup à regretter que nous n'ayons pas plus de détails sur le séjour de Marc-Aurèle dans cette ville, où s'agitaient alors tant de doctrines philosophiques et religieuses, et où semblaient s'être réfugiées les plus ardentes curiosités de l'esprit.

Si Marc-Aurèle prolongea son séjour en Orient, ce ne fut pas seulement par amour pour la philosophie, qu'il plaçait dans les devoirs de la vie publique plutôt que dans les spéculations et les discussions de l'école, mais surtout pour régler des intérêts politiques importants. Il renouvela la paix avec les ambassadeurs de Perse, qui étaient venus au-devant de lui, et avec les rois voisins. Il conclut plusieurs traités de commerce avec des princes étrangers. Il vint en aide à toutes les misères locales. Il accorda des secours d'argent à beaucoup de villes, et surtout à Smyrne. Une grande partie de cette ville avait été renversée par un tremblement de terre. Sur la demande de l'orateur Aristide, Marc-Aurèle se chargea des frais de reconstruction et confia la direction des travaux à un ancien préteur de Tordre du sénat. Il surveilla l'administration des provinces, reçut les appels contre les publicains ; et, par son équité, sa modération et sa bienveillance, il sol s'attacher partout les sujets et les alliés de l'empire.

En revenant en Italie, Marc-Aurèle passa par Athènes. On rapportait que Néron n'avait pas osé se faire initier aux mystères d'Eleusis, qu'il avait été effrayé par la voix du héraut qui eu défend l'accès aux criminels et aux impies[106]. Comme pour donner une preuve de son innocence et de son entière confiance dans la Divinité, Marc-Aurèle entra dans le temple de Gérés et pénétra seul dans le sanctuaire[107]. Il serait très intéressant de pouvoir observer avec Marc-Aurèle ce qui s'était conservé en Grèce des anciennes écoles philosophiques, et de pouvoir assister avec lui au mouvement intellectuel qui subsistait encore à Athènes. Malheureusement l'histoire ne nous apprend rien de ce séjour de l'empereur philosophe sur l'antique terre de la philosophie.

Sans doute, Marc-Aurèle ne put s'y arrêter longtemps. Le sénat l'appelait à Rome, et il avait hâte de se rendre à son appel. Cependant, il ne quitta point Athènes sans payer un tribut de reconnaissance à la ville où s'étaient formés la plupart de ses maîtres, et d'où la philosophie avait rayonné avec tant d'éclat sur le monde. Il accorda de nombreux privilèges et des distinctions honorifiques aux Athéniens, et il voulut que toutes les doctrines y fussent enseignées dans des chaires publiques par des maîtres qui recevraient un traitement de l'Etat.

Le retour de Marc-Aurèle fut salué à Rome avec acclamations. Il y avait huit ans que l'empereur était absent. Il revenait après avoir assuré la paix du monde aux deux extrémités de l'empire. On avait tremblé pour sa vie et pour son pouvoir. On le revoyait fatigué par de longues années d'activité et de souffrances, mais plus digne que jamais du pouvoir suprême. Près de lui on voyait un jeune prince en qui Rome pouvait espérer retrouver la vertu de son père Rien ne devait arrêter l'élan de la joie publique. Marc-Aurèle oublia lui-même sa tristesse ordinaire et s'associa à l'enthousiasme général. Au moment où il parlait de sa longue absence et des années qu'il avait passées loin de Rome, le peuple, comme pour témoigner qu'il les avait bien comptées, cria de tous côtés : Huit ! huit !, en faisant signe en même temps avec les doigts qu'il devait recevoir un congiaire de huit écus d'or. L'empereur sourit et répéta : Oui, huit années. Puis il fit donner au peuple huit écus d'or par tête. C'était une largesse sans exemple jusque-là ; mais Marc-Aurèle avait payé d'assez d'économies personnelles le droit d'être libéral et même prodigue. Il fil plus encore, il remit toutes les dettes contractées envers l'Etat depuis quarante-six ans, depuis la seizième année du règne d'Adrien, et il fit brûler sur le forum les registres où elles étaient inscrites.

Après tant de guerres et de fléaux qui avaient ruiné la fortune particulière, ce dut être un beau jour pour Marc-Aurèle que celui où, grâce à la simplicité de sa vie et à la justice de son administration, il put, sans appauvrir l'Etat, donner à un grand nombre de citoyens ce secours inattendu.

Cependant, à peine de retour à Rome, l'empereur dut la quitter encore pour une nouvelle guerre en Germanie (178). Les Marcomans, dont la soumission n'avait jamais été sincère, avaient mis à profit l'éloignement du prince pour faire de nouveaux préparatifs et pour envahir les frontières de l'empire. Malgré son âge avancé, Marc-Aurèle n'hésita point. Il lui restait encore des forces à user au service de l'Etat, et il partit. Il emmena avec lui son fils Commode, déjà associé depuis cinq ans au pouvoir suprême, et qu'il voulait habituer, de son vivant, à tous ses devoirs d'empereur. Le sénat et le peuple cherchèrent en vain à retenir le vieillard, qu'ils voyaient partir avec de tristes pressentiments. Un de ses prédécesseurs avait dit qu'un empereur doit mourir debout. Marc-Aurèle pensait qu'un empereur doit mourir où sa présence est le plus utile à l'État, et il eut la gloire de finir à ce poste glorieux. Il mourut à Sirmium ou à Vienne, sous sa tente, en face de l'ennemi, le 17 mars 180[108].

 

Vie intérieure.

 

Marc-Aurèle connut à peine son père. Il le perdit très jeune encore. Il eut le bonheur de connaître plus longtemps sa mère, et, quoiqu'il passât, par adoption, dans des familles étrangères, de la garder auprès de lui[109]. Dans ses Pensées il rend grâces aux dieux d'avoir goûté cette douce affection, et d'avoir pu entourer de soins les dernières années de sa mère. Il lui conserva toujours un souvenir plein de vénération. Voici le portrait qu'il en trace lui-même : Femme pieuse et bienfaisante, dit-il, elle ne s'abstenait pas seulement de commettre le mal, mais même d'en concevoir la pensée ; elle menait la vie la plus simple et la plus éloignée du luxe ordinaire des riches[110]. Fidèle à la mémoire de son époux, elle rappelait à son fils les qualités qu'on prisait le plus en son père : la modestie et un caractère mâle[111].

C'est dans l'intimité de sa mère que Marc-Aurèle dut puiser une grande partie de cette douceur qui rend sa vertu si aimable. Nous savons, par la correspondance de Fronton avec son élève, que celui-ci vécut véritablement de la vie de famille au milieu de ses tendresses les plus naïves. Il ne faut pas voir seulement dans Marc-Aurèle enfant le petit stoïcien de douze ans, qui afflige un moment sa mère par l'exagération de son zèle philosophique et de ses mortifications, mais un fils longtemps jeune de cœur, qui s'intéresse à tout ce qui touche sa mère et sa sœur, et qui en entretient son maître comme des sujets les plus importants.

La maladie de ma mère ne me laisse pas de repos[112]... Voici comment j'ai passé les derniers jours : Ma sœur a été saisie tout à coup d'une douleur si vive que sa figure était horrible à voir. Ma mère, dans son trouble et l'agitation de cet événement, s'est froissé une côte contre l'angle du mur. Le même coup nous a frappés aussi douloureusement qu'elle (eodem ictu et se et nos affecit)[113].

Quand Fronton écrit à Marc-Aurèle, il termine toujours sa lettre par ces mots : Salue la souveraine ta mère, et Marc-Aurèle n'oublie jamais de mettre à la fin de la, sienne : Ma mère te salue.

Un jour, au retour des vendanges, qui l'avaient mal disposé au travail, Marc-Aurèle va causer avec sa petite mère, qui était assise sur son lit. Voici, écrit-il, ce que je disais : Que penses-tu que fasse mon Fronton à cette heure ? Et elle : Que penses-tu que fasse ma Gratia ?Qui ? répliquai-je. — Notre fauvette mignonne, la petite petite Gratia[114].

Ces balbutiements sont charmants. On aime à voir si tendre, si enfant, celui qui saura plus tard avoir tant de sévérité pour lui-même, el une maturité si virile. La vraie grandeur n'est-elle pas, comme on l'a si bien dit, celle qui touche aux deux extrêmes et qui remplit l'intervalle ?

A l'âge de seize ans (137), Marc-Aurèle céda à sa sœur Cornificia l'héritage qu'il tenait de son père ; lorsque sa mère l'appela au partage, il répondit que, les biens de son aïeul lui suffisaient, et il ajouta qu'il la laissait entièrement libre de donner à sa sœur sa propre fortune, afin que celle-ci ne fût pas moins riche que son époux[115].

Pour un père qu'il avait perdu, Marc-Aurèle retrouva plusieurs pères adoptifs, qui lui témoignèrent toujours une grande affection, et auxquels il dut le bienfait de la plus belle et de la plus large éducation. Il n'oublia jamais le service immense qu'il avait reçu d'eux, et il faut attribuer à la vive reconnaissance qu'il conserva de leurs soins son respect et son attachement inaltérables pour toutes les personnes de sa famille, dans lesquelles, à un titre ou à un autre, il pouvait voir les représentants de ses bienfaiteurs. La dette qu'il ne pouvait acquitter envers ceux-ci, il l'acquitta envers leurs enfants.

Dès l'âge de quinze ans, Marc-Aurèle avait été fiancé par ordre d'Adrien avec Fabia, fille du césar Elius Verus. Après la mort d'Adrien, Antonin proposa sa propre fille Faustine à Marc-Aurèle[116]. Placé entre cette offre et une sorte d'engagement antérieur, Marc-Aurèle demanda le temps de réfléchir. S'il était lié par la volonté d'Adrien, ne devait-il pas beaucoup à la bonté de son père adoptif ? D'ailleurs il y avait une grande différence d'âge entre Fabia et Marc Aurèle. Cette considération fut sans doute une de celles qui influèrent le plus sur l'esprit du jeune prince. Âme réfléchie et affectueuse, il devait voir dans le mariage autre chose qu'une convenance politique et un moyen d'assurer sa fortune, et il se demanda sans doute s'il pouvait former avec Faustine ou avec Fabia une union qui, suivant la bel le définition du stoïcisme, fût la complète association de deux âmes et de deux existences (commercium totius vitœ, communicatio rerum divinarum atque humanarum). Il était bien jeune encore pour résoudre cette question : il n'avait que dix-huit ans ; et il ne pouvait laisser attendre sa réponse à l'offre d'Antonin. A défaut d'expérience, ce qui le décida, œ fut la convenance d'âge et le caractère si connu de son père adoptif, qui semblait lui répondre de celui de Faustine. H choisit la fille d'Antonin, avec la ferme volonté de ne jamais rapporter qu'à lui même les conséquences d'un choix fait librement, de ne rien négliger pour se faire respecter et aimer de la fille de son bienfaiteur, devenue sa femme, et de ne jamais la forcer à regretter une union qu'il était résolu à ne jamais se reprocher à lui même. Quelle que pût donc être plus tard la conduite de sa femme, Marc-Aurèle ne devait jamais y voir un motif pour la haïr ou la répudier.

Marié à l'âge de dix-neuf ans, Marc-Aurèle eut dès le premier jour pour sa femme l'affection la plus vraie et la tendresse la plus douce. Faustine ne tarda pas à devenir mère, et elle donna à son mari de nombreux enfants[117] qui devaient être entre eux autant de liens nouveaux. Cette fécondité et cette concorde faisaient en même temps la joie publique. Les médailles de Faustine portent une colombe au-dessus du mot concordia. Et aujourd'hui encore on voit à Rome, sur le forum, les ruines du temple élevé à la fécondité de l'impératrice ou à la fortune féminine, après la naissance des deux jumeaux Commode et Antoninus (161).

Marc-Aurèle vécut dans sa famille, au milieu des affections domestiques, ne cherchant qu'entre sa femme et ses petits enfants le délassement des affaires ou de l'étude. Les maladies de Faustine ou de ses petites filles sont les seuls chagrins qu'il éprouve, et dont il entretienne son vieux maître. Marc-Aurèle perdit plusieurs de ses enfants très jeunes. Deux de ses premières filles, Vilia Aurélia Sabina et Domitia Faustina, moururent presque au berceau. Le frère jumeau de Commode ne vécut que quatre ans. Annius Verus, son frère cadet, mourut à Preneste, à l'âge de sept ans (170). Marc-Aurèle consolait lui-même les médecins, et, après quelques jours donnés à la douleur, il revenait tout entier aux affaires[118]. Les joies intérieures de Marc-Aurèle furent ainsi mêlées de bien des larmes ; mais ces tristesses et ces inquiétudes ne font qu*ajouter à ses sentiments d'époux et de père quelque chose de plus tendre et de plus touchant. On aime à voir ainsi la nature à côté du plus fier stoïcisme, et toutes les préoccupations de la vie de famille au milieu d'une existence consacrée à l'étude et aux soins du gouvernement. Nous n'avons que quelques fragments de lettres qui nous font pénétrer dans l'intimité de Marc-Aurèle ; mais plus ces fragments sont rares, plus ils sont précieux à recueillir. Par la grâce de Dieu, écrit-il à Fronton, nous croyons retrouver quelque espérance de salut : le cours de ventre s'est arrêté, les accès de fièvre ont disparu, il reste pourtant encore quelque maigreur et un peu de toux. Tu devines bien que je te parle là de notre chère petite Faustina, qui nous a assez inquiétés[119]. C'est en parlant d'elle et de sa sœur que Marc-Aurèle écrivait, dans un moment de retour à la vie et d'espérance, ces charmantes paroles : Nous éprouvons encore les chaleurs de l'été ; mais, comme nous pouvons dire que nos petites se portent bien, nous croyons jouir d'un air pur et salubre et de la température du printemps[120].

Fronton s'associait à ces sentiments, que lui-même était bien fait pour comprendre[121]. C'était une joie pour lui de retrouver le portrait de son cher élève dans d'autres lui-même : Je t'en aime dix fois autant, lui écrit-il. J'ai vu ta fille (sans doute Lucilla) : il m'a semblé que je vous voyais enfants toi et Faustina, tant elle offre un heureux mélange de vos deux physionomies. Marc-Aurèle lui répond : Et nous, nous aimons Gratia (la fille de Fronton) d'autant plus qu'elle te ressemble davantage. Aussi comprenons-nous facilement combien la ressemblance de notre petite fille avec nous peut te donner d'affection pour elle. C'est bien aussi une joie pour moi que tu l'aies vue[122].

Nous retrouvons le même échange de lettres après une visite de Fronton à Lorium, où il avait vu le petit Commode âgé de trois ans à peine et son frère jumeau Geminus Antoninus.

J'ai vu tes petits enfants, et nul spectacle n'aura été plus doux pour moi dans la vie : car ils te ressemblent tellement de visage que rien n'est plus parfait que cette ressemblance. Me voilà bien dédommagé de mon voyage à Lorium, dédommagé de ce chemin glissant, de ces rocs escarpés ; je t'ai vu non-seulement de face, mais mieux, mais plus complètement encore, quand je me tournais soit à droite soit à gauche. Du reste, je leur ai trouvé, grâce aux dieux, un bon teint, une voix forte : l'un tenait du pain bien blanc, comme un fils de roi ; l'autre du pain bis, comme le rejeton d'un père philosophe... J'ai aussi entendu leurs petites voix si douces, si jolies,'que, dans le babil de chacun d'eux, je reconnaissais, je ne sais comment, le son limpide et harmonieux de ta voix d'orateur. Marc-Aurèle répond à son maître : J'ai vu mes petits enfants lorsque tu les as vus ; et je t'ai vu, toi, en lisant ta lettre. Je t'en prie, mon maître, aime-moi comme tu aimes, aime-moi comme tu aimes nos petits[123]...

Après le plaisir de voir ses petits enfants, le plus grand pour Marc-Aurèle était d'en parler ou d'en entendre parler. Mais il aimait surtout à les sentir près de lui, et souvent il quittait ses livres pour les regarder courir et pour jouer lui-même avec eux. En attendant, mon maître, dit-il à Fronton, je t'annonce brièvement ce que tu désires savoir, que notre petite se porte mieux et qu'elle court par la chambre. — Mon unique délassement maintenant, écrit-il une autre fois qu'il est seul à la campagne, c'est de prendre un livre : car nos petites logent actuellement à la ville, chez leur tante Matidia[124], et ne peuvent venir près de moi ici le soir, à cause de la fraîcheur de l'air[125].

Malgré ces séparations momentanées qu'il s'imposait dans l'intérêt de ta santé de ses enfants, Marc-Aurèle s'en vit enlever plusieurs au moment où il commençait à jouir de leur premier éveil à la vie. C'est contre ces déchirements de cœur qu'il, eut surtout besoin du secours de la philosophie. Sa douleur s'augmentait encore de celle de Faustine. Il ne s'occupait que de lui faire oublier ces soudaines solitudes qui se faisaient autour d'elle. Le courage de sa femme, frappée de maladie en même temps que lui, l'avait souvent distrait du mal physique[126] ; c'était à lui à avoir à son tour le courage moral nécessaire pour la soutenir contre des peines plus cruelles.

Après tant de deuils, la mère avait conservé pour les enfants qui lui étaient laissés une sollicitude inquiète. Au moment même de la révolte de Cassius, et où elle avait à craindre de les voir périr de mort violente, elle tremblait encore pour les jours de Fadilla, frappée d'un mal que les médecins ne savaient pas guérir. Je vous suivrai bientôt, écrit-elle à Marc-Aurèle. L'indisposition de Fadilla m'a empêchée de me rendre à Formium ; si je ne vous y trouve plus, j'irai jusqu'à Capoue, Cette ville conviendra peut-être à la santé de mes enfants et à la mienne. Je vous prie de m'envoyer à Formium le médecin Sotéride : car je n'ai pas de confiance en Sisithes, qui n'apporte aucun soulagement à ma fille[127].

Sans cesse tourmenté pour la santé de ses enfants et de leur mère, Marc-Aurèle ne devait pas toujours trouver dans le bonheur et la vertu de ceux de ses enfants qui survécurent une compensation à tant de chagrins. Deux de ses filles, mariées (177) à deux sénateurs qui n'avaient d'autre titre à cette haute alliance que leurs vertus et leur mérite, l'une à Anthistius Burrhus, l'autre à Petronius Mamertinus, sont mortes sans laisser de nom et d'histoire. Peut-être surent-elles vivre exemptes d'ambition et dignes des nobles exemples de leur père. Mais les autres enfants de Marc-Aurèle, dont l'histoire a conservé le nom, ont laissé un triste ou honteux souvenir.

Sa fille Lucilla, d'abord mariée à l'empereur Verus, puis au brave et noble Pompéianus[128], devait rester au-dessous du beau rôle auquel l'avait deux fois appelé son père. Elle ne devait savoir ni ramener à une vie honnête le débauché Verus, ni s'honorer de rendre heureuse la vieillesse de l'un des meilleurs serviteurs de l'empire. Et, plus tard, elle devait, dit-on, pour une vanité de femme, se livrer comme le prix d'une conspiration contre son frère[129]. Mais, heureusement pour Marc-Aurèle, si ces infamies sont vraies, la mort lui sauva la honte et la douleur d'en être le témoin. Cornificia, la sœur de Lucilla, devait aussi avoir une fin tragique[130]. Enfin, Commode, le seul héritier du nom des Antonins, devait être un monstre si infâme et si fatal à l'empire, que son père, s'il eût connu d'avance la vie de son fils, eut souhaité le voir mourir au berceau.

Malheureux par ses enfants, Marc-Aurèle devait l'être plus encore par son frère adoptif. En renonçant à Fabia, sœur de Verus, Marc-Aurèle témoigna toujours à ce prince, qui avait failli être son beau-frère, les égards les plus affectueux. Verus n'avait que le titre de fils d'Auguste, pendant que Marc-Aurèle seul portait celui des Césars ; mais il vivait avec celui-ci dans le palais de Tibère sur le pied d'une égalité parfaite. Quelle que fût la différence de leur caractère et de leurs habitudes, Marc-Aurèle ne lui imposa jamais d'autres reproches que celui de son exemple.

Le jour où la mort d'Antonin le laissa seul maître du pouvoir[131], Marc-Aurèle n'hésita point à le partager avec Verus, auquel il fit prendre le titre d'Auguste. Pour se rattacher davantage, il lui offrit en mariage sa fille Lucilla. Verus répondit à tant de générosité par beaucoup de déférence et de réserve, s'associant à toutes les sages mesures de Marc-Aurèle et lui laissant toute l'initiative. Quoique faible de caractère, il était bon et aimait son frère d'adoption autant qu'il le respectait[132]. Le sénat consacra cette heureuse concorde en faisant frapper des médailles où les deux frères étaient représentés amis par la main droite, et qui furent envoyées jusqu'aux, extrémités de l'empire. Cette concorde ne se démentit jamais. Nous en avons eu la preuve dans le récit de la guerre des Parthes. Nous avons vu les deux frères n'accepter de titre d'honneur qu'à condition de le partager, et Verus faire monter Marc-Aurèle sur son char de triomphe. Mais si, Marc-Aurèle avait espéré avoir un collègue qui l'aidât à rendre le pouvoir impérial plus respectable et plus bienfaisant, il aurait été cruellement trompé dans ses espérances. Verus était une nature molle, amie du plaisir ; il avait tous les goûts de son père, et sa vie ne fut qu'une suite de débauches et de scandales.

Marc-Aurèle en souffrit beaucoup, mais sans jamais se fâcher. Il chercha à ramener Verus et à atténuer les suites de ses fautes, mais toujours avec une extrême modération. Cette patience et ces soins furent sans effet. Verus ne fut jamais qu'un embarras pour son collègue, et ne sembla placé à côté de lui sur le trône que pour faire ressortir par ses folies la sagesse de Marc-Aurèle.

Si Marc-Aurèle chargea Verus de la guerre contre les Parthes, ce fut afin d'épargner à Rome le spectacle de ses désordres, et dans l'espoir que la guerre changerait ses mœurs et lui rappellerait ses devoirs d'empereur. Il l'accompagna lui-même jusqu'à Capoue. Cependant, au delà de cette ville, Verus continua ses excès dans tous les lieux : où il passa. Pendant que l'ennemi dévastait l'Orient, Verus chassait dans Aquilée, naviguait près de Corinthe et d'Athènes au milieu des symphonies et des concerts, et il s'arrêtait pour s'y livrer au plaisir dans les villes les plus célèbres de l'Asie, de la Pamphylie et de la Cilicie. Arrivé à Antioche, il continua cette vie déréglée... Pendant quatre années il passa l'hiver à Laodicée, l'été à Daphné et le reste de l'année à Antioche. Il était devenu la risée des Syriens, qui se moquaient de lui sur leurs théâtres. On racontait qu'il s'était fait couper la barbe pour complaire à une courtisane. On s'amusait de la poudre d'or dont il couvrait ses cheveux blonds pour les rendre plus brillants. On s'indignait de voir l'empereur faire asseoir des esclaves à sa table à d'autres fêtes que les Saturnales[133].

Que pouvait Marc-Aurèle pour relever la dignité impériale ainsi avilie ? Il essaya le pouvoir d'un amour pur et des joies de la vie domestique. Lui-même n'avait-il pas traversé un moment ces égarements où Verus s'oubliait plus longtemps ? N'avait-il pas mieux appris à les regretter auprès de Faustine et des enfants qu'elle lui avait donnés ? Peut-être sa fille Lucilla exercerait-elle une influence aussi favorable sur Verus. Elle lui était fiancée depuis son avènement à l'empire : Marc-Aurèle voulut que le mariage eût lieu immédiatement, sans attendre le retour de Verus. Lucilla partit sous la conduite de sa tante ; son père voulait aussi l'accompagner, mais les amis de Verus firent courir le bruit que Marc-Aurèle n'irait en Asie que pour enlever à son collègue l'honneur d'une guerre terminée. Verus, d'ailleurs, offrait de venir jusqu'à Ephèse au devant de sa future épouse, et la présence d'un des deux empereurs était nécessaire à Rome : Marc-Aurèle resta[134]. Peut-être que, s'il eût su toute le vérité sur les désordres de Verus, il n'eût pas eu le courage d'imposer à sa fille une épreuve aussi cruelle et qui devait être inutile, Verus continua ses folles débauches ; et, quand Lucilla tenta de le retenir auprès d'elle, sans doute elle reçut une réponse semblable à celle que le père de Verus avait faite à sa femme, qui lui reprochait ses infidélités[135].

Quand la guerre fut terminée, Verus partit à regret, comme si, en quittant la Syrie, il eût quitté son propre royaume ; il ramena à Rome tout un cortège de courtisanes et d'affranchis, des joueurs d'instruments, des histrions, des bouffons, des acteurs mimiques, des joueurs de gobelet, enfin tous les bateleurs qui font les délices des Alexandrins et des Syriens. Il les conduisait avec autant d'ostentation que s'il eût traîné des rois à sa suite, de sorte, dit son historien, que c'était moins des Parthes que des histrions qu'il semblait avoir triomphé. Il fit construire sur la voie Clodienne une magnifique maison de campagne, et il y passa plusieurs jours dans les excès les plus honteux, avec une compagnie devant laquelle disparaissait toute pudeur.

Marc-Aurèle fut invité par Vernis à venir dans cette maison de campagne, il s'y rendit pour donner à son collègue l'exemple de l'incorruptible pureté de ses mœurs[136]. Il resta cinq jours entièrement occupé du soin des affaires, pendant que Verus n'était occupé que du soin de ses plaisirs.

Plusieurs historiens ont parlé d'un repas où Verus réunit plus de douze personnes... A chacun des convives il donna de beaux esclaves qui servaient d'échansons, des maîtres d'hôtel et des plats de sa table, des animaux vivants, des oiseaux et des quadrupèdes apprivoisés et sauvages de la même espèce que ceux dont on avait servi les viandes ; toutes les coupes où chacun avait bu, et l'on ne buvait jamais deux fois dans la même coupe ; des coupes murrhines ou de cristal d'Alexandrie, des coupes d'or ou d'argent garnies de pierres précieuses, des couronnes de lames d'or et des fleurs les plus rares, des vases d'or pleins d'essence et pareils à ceux qu'on fait en albâtre. Enfin chaque convive reçut encore, pour s'en retourner, une voiture avec des muletiers et des mules chargées de harnais d'argent. Toutes les dépenses de ce festin furent évaluées, dit-on, à six millions de sesterces. Le repas fini, on joua aux dés jusqu'au jour.

Marc-Aurèle, quand il en fut informé, gémit profondément sur le sort de l'empire.

A ces prodigalités succédèrent les débauches les plus honteuses. Verus avait dans sa maison une taverne où il se rendait après avoir quitté la table de Marc-Aurèle, et il s'y faisait servir par tout ce qu'il y avait de plus infâme à Rome. On rapporte aussi qu'il passait des nuits entières au jeu, passion qu'il avait contractée en Syrie. Emule des Caligula, des Néron, des Vitellius, il courait pendant la nuit les cabarets et les lieux de débauche, la tête enveloppée d'un mauvais capuchon de voyage. Il se mêlait ainsi déguisé parmi les tapageurs, engageait des rixes, et revenait souvent le visage ou le corps tout meurtri. Il était bien connu dans les tavernes, malgré ses déguisements.

Il aimait les cochers du cirque et favorisait la faction Prasine. Marc-Aurèle était un jour assis au spectacle à côté de Verus, quand celui-ci fut à plusieurs reprises injurié par la faction des Venètes, parce qu'il favorisait indécemment leurs rivaux. Il portait en effet sur lui l'image en or d'un cheval de la faction Prasine nommé l'Oiseau. Il lui faisait donner, au lieu d'orge, des raisins secs et des dattes, et il se le faisait amener dans le palais de Tibère couvert de housses teintes en pourpre. Quand ce cheval fut mort, il lui érigea un tombeau sur le Vatican[137], et en son souvenir il appela l'Oiseau une coupe de cristal d'une grandeur extraordinaire[138].

Marc-Aurèle rougissait de cette conduite au point de n'oser adresser de reproches à son frère ; il feignait d'ignorer tout ce qu il ne pouvait empêcher, et ne songeait qu'à en étouffer le scandale. C'était une concession forcée à l'intérêt public. Ainsi, quand Verus fit épouser à l'affranchi Agaclyte la veuve de Libon, cousin de Marc-Aurèle, ce prince, qui s'était opposé au mariage, crut pourtant devoir y assister, pour démentir le bruit déjà répandu d'une désunion entre son frère et lui, et pour maintenir la paix de l'empire.

Chacun des deux empereurs devait en effet avoir des partisans, et ceux de Verus, plus corrompus et plus dangereux devaient être ménagés davantage. L'histoire parle d'affranchis que Verus aimait et qui lui donnaient des conseils dangereux. Elle a même conservé le nom de plusieurs, d'Agaclyte, de Codès, de Geminas et d'Eclectus, à qui Marc-Aurèle, aussitôt après la mort de Verus, retira les offices qui les attachaient au palais. Tant que son collègue vécut, Marc-Aurèle fut condamné à une défiance et à des accommodements perpétuels[139]. Quand la guerre de Germanie éclata, il eut peur de laisser son collègue seul à Rome, et il l'emmena, moins pour l'assistance qu'il devait en recevoir que pour ne pas le laisser dans Rome abandonné à lui-même et à son entourage. Pendant que Marc-Aurèle préparait tout à Aquilée pour le passage des Alpes, Verus perdait le temps en festins et en promenades. A peine les barbares eurent-ils parlé de soumission, que Verus s*empressa de retourner à Aquilée, dont il regrettait les plaisirs. C'est sur le chemin de cette ville qu'il mourut de mort subite.

C'était une délivrance pour i'empire et pour Marc-Aurèle. Mais Verus devait être fatal à son collègue même après sa mort. Il se répandit plusieurs fables sur cette fin soudaine, et quelques unes l'attribuaient à un crime de Marc-Aurèle. Suivant les uns, il aurait fait mourir Verus par l'entremise du médecin Posidippe, qui le saigna, dit-on, mal à propos. Suivant les autres, il aurait coupé avec -un couteau frotté de poison sur un côté une tétine de truie dont il aurait présenté à son frère la partie empoisonnée. Mais, ajoute Eutrope, c'est un sacrilège que d'attribuer un tel crime à Marc-Aurèle. Nous ne discuterons pas ce récit, nous le rejetons comme entièrement faux. Quelque pénibles en effet que dussent être à Marc-Aurèle ces calomnies grossières répandues par les plus infâmes compagnons de Verus, aucune n'a besoin d'être réfutée ; la pensée même en est incompatible avec le caractère de Marc-Aurèle et avec sa vie entière.

D'autres bruits coururent aussi auxquels le nom de Faustine était diversement mêlé. On prétendait que Verus avait formé, d'accord avec sa sœur Fabia, le projet d'assassiner Marc-Aurèle, et que l'impératrice, avertie par l'affranchi Agaclyte, aurait prévenu, par la mort de Verus, l'exécution de son projet. Un autre récit disait que Faustine avait entretenu des relations criminelles avec Verus, et qu'elle l'avait fait mourir avec des huîtres empoisonnées, pour le punir d'avoir révélé à sa fille la honte de sa mère.

Que faut il croire de ces accusations populaires qui se contredisent ? Elles montrent seulement la malheureuse situation de Marc-Aurèle, condamné à être lui-même l'objet de pareils soupçons et à les voir tomber sur les personnes qui lui étaient le plus chères. On a beaucoup reproché à Marc-Aurèle son indulgence pour sa femme. Mais les désordres de l'impératrice ne lui étaient rapportés que par la rumeur publique comme les crimes monstrueux dont on l'accusait lui-même ou dont on accusait Faustine. Quelle foi le prince pouvait-il ajouter à de semblables rapports ? Quelle foi devons nous y ajouter aujourd'hui nous-mêmes ?

A en croire les historiens, Faustine n'aurait reculé devant aucune honte ni aucun crime, et son nom devrait être associé à celui des plus grandes impudiques de l'empire j des Julie et des Messaline. Capitolin la représente vivant à Caiète avec des matelots et des gladiateurs. A la cour, elle avait, dit-on, de nombreux amants connus de tout le monde, excepté de son mari. On cite même leurs noms : c'étaient Tertullus, Orphitus, Utilius et Moderatus. L'empereur trouva un jour Tertullus dînant seul avec l'impératrice. Une sanglante allusion fut faite à ces amours et à la complaisance du prince par un mime, en plein théâtre, en présence même de Marc-Aurèle. Un mari imbécile demandait dans la pièce le nom de l'amant de sa femme à un esclave. Le mime qui faisait ce dernier rôle répondit trois fois (ter) Tullus. Et, le maître semblant ne pas comprendre et l'interrogeant encore, il reprit : Mais je vous l'ai dit trois fois (ter), Tullus est son nom[140]. Quel scandale et quelle grossièreté ! Marc-Aurèle pouvait-il paraître comprendre, pouvait-il se faire, de pareilles insultes, une arme contre sa femme.

Faustine sut d'ailleurs toujours entourer Marc-Aurèle de soins et d'affection. Pendant les premières années de leur union, elle vécut auprès de lui en épouse attentive et en mère dévouée. A défaut de témoignage plus complet, nous avons des passages de la correspondance de Fronton et de Marc-Aurèle où celui-ci parle toujours de sa femme d'une manière touchante, comme il parle de ses petits enfants. Plus tard Faustine suivit son mari dans toutes ses expéditions, veillant sur sa santé et l'avertissant de plusieurs complots. Pourquoi s'étonner que Marc-Aurèle ait toujours aimé une femme qui semblait chaque jour acquérir de nouveaux droits à sa reconnaissance ? Faustine pouvait être coquette : était-ce une raison pour n'avoir vis-à-vis d'elle que défiance et sévérité ? L'exemple de Verus et de la société romaine ne devait-il pas exercer sur cette jeune femme une funeste influence à laquelle il était impossible de la soustraire entièrement ? Et fallait-il la rendre responsable des suites de cet exemple ? N'était-elle pas à plaindre et à relever avec douceur plutôt qu'à blâmer et à condamner avec colère ? Nul doute que Marc-Aurèle, qui l'aimait tant, et qui aimait davantage encore la vertu, n'eût voulu à tout prix sauver à Faustine une faute qu'il aurait pu connaître et empêcher. Nul doute, surtout, qu'il n'a jamais autorisé et entretenu par une abstention calculée et par un aveuglement intéressé des désordres qu'il faudrait faire retomber sur lui. Il n'est d'aucune façon vraisemblable qu'il ait prononcé le mot grossier rapporté par Capitolin : Si je répudie ma femme, il faut que je rende la dot, entendant par là l'empire[141]. Seulement, l'eût-il sue coupable, il conservait des devoirs vis-à-vis de sa femme et de la fille de son bienfaiteur. Ses obligations morales étaient plutôt augmentées, si par un fatal égarement elle conspirait contre ses plus chers intérêts et se perdait elle-même. Vis-à-vis de qui aurait-il employé la charité que lui prescrivait sa doctrine, s'il l'avait oubliée vis-à-vis de la femme qu*il avait volontairement acceptée pour compagne de toute sa vie ? La passion ignorante lui aurait dit de la répudier et de la punir par la honte. La raison lui disait de la garder, de lui pardonner et de la sauver d'elle même à force de générosité et de bons exemples. En agissant ainsi Marc-Aurèle ne faisait que mettre en pratique ses croyances philosophiques, et tenir la promesse qu'il avait faite à Antonin et à Faustine.

Une fois la conduite de Marc-Aurèle justifiée, il resterait à rechercher si son indulgence fut en effet si grande, et si Faustine fut aussi coupable qu'on la représente. Mais les moyens de résoudre ce procès nous manquent. A en juger par les bustes qui nous ont été conservés, Faustine avait moins cette beauté sévère qui impose que cette beauté jolie et gracieuse qui attire. Seulement, pour voir dans ces marbres toute l'expression de son âme et en conclure sa vie entière, il faudrait être bien hardi. Dans la correspondance que nous avons si souvent citée on trouve une petite intrigue à laquelle Fronton s'est prêté avec une bonne grâce de courtisan, et qui nous montre chez l'impératrice un grand amour de la parure. Il s'agissait d'un héritage[142] renfermant beaucoup de perles et de bijoux, et qui devait être vendu en vertu de la loi Falcidia. Comment conserver ces trésors en dépit de la loi ? C'est ce grave intérêt de coquetterie qui fut remis à Fronton[143], et l'habile avocat obtint, je crois, que Marc-Aurèle oubliât ce jour-là les mauvais conseils de la philosophie[144]. Mais que conclure contre Faustine d'un fait semblable ?

Marius Maximus, le biographe de Marc-Aurèle, qui n'a cherché qu'à diffamer Faustine, la suppose complice de la révolte de Cassius. Mais elle semble entièrement disculpée de cette accusation par toute la correspondance qu'elle entretint à cette occasion avec Marc-Aurèle. Et, si cette accusation tombe, les autres doivent en être affaiblies. Aussitôt la conspiration d'Avidius Cassius découverte, Marc-Aurèle en avait fait part à Faustine. Verus m'avait écrit la vérité en me disant que Cassius aspirait au trône... Venez donc à Albanum, afin que nous délibérions, avec l'aide des dieux et sans crainte, sur le parti qu'il convient de prendre. Faustine répondit aussitôt : J'arriverai demain comme vous à Albanum. Permettez, en attendant, que je vous conjure, si vous aimez vos enfants, de poursuivre rigoureusement ces révoltés... Ma mère Faustine a exhorté aussi votre père Antonin-le-Pieux, après la révolte de Celsus, à considérer ce qu'il devait à la famille et à l'Etat : car ce n'est pas être un bon prince que de ne songer ni à son épouse, ni à ses enfants. Considérez l'extrême jeunesse de notre fils Commode. Pompéien, notre gendre, est vieux et presque étranger à Rome. Voyez donc ce que vous devez décider à l'égard de Cassius et de ses complices. Je vous suivrai bientôt.

S'il y a dans ces lettres toute la faiblesse d'une femme et d'une mère qui craint surtout pour ses enfants, il y a aussi toute la sollicitude d'une affection vraie. Marc-Aurèle crut devoir s'arrêter à une résolution opposée à celle de Faustine ; mais il ne le fit qu'après avoir relu sa lettre à Formium et après lui avoir exposé les motifs qui le décidaient à la clémence.

De semblables rapports semblent devoir sauver en grande partie la mémoire de l'impératrice. Ce qui a surtout contribué à la compromettre et à faire mettre en doute par les historiens la vertu de Faustine, c'est le caractère même de son fils, et l'impossibilité de reconnaître dans Commode le sang de Marc-Aurèle.

Cette raison de doute n'existait pas pour Marc-Aurèle, non plus qu'elle n'exista pour personne tant qu'il vécut ; et il ne pouvait soupçonner sa femme pour des folies et des crimes auxquels Commode ne s'abandonna qu'après la mort de son père.

Marc-Aurèle put donc, à la mort[145] de Faustine, conserver le droit de faire pour elle tout ce que la coutume semblait exiger, sans qu'on puisse l'accuser d'avoir voulu glorifier ses fautes. S'il demanda pour elle au sénat un temple et les honneurs divins, c'est que rien ne l'autorisait, en s'abstenant de cette demande, à faire le plus cruel affront à la mémoire de la fille d'Antonin. S'il prononça son oraison funèbre, il n'y fit entrer que l'éloge de la vie de famille et l'expression d'une reconnaissance et d'une douleur sincères. C'est au nom de ces sentiments qu'il remercia le sénat d'avoir accordé les honneurs de l'apothéose à une impératrice qui l'avait suivi dans toutes ses campagnes, et qui avait mérité d'être appelée la mère des soldats. C'est également au nom de ces sentiments qu'il institua en l'honneur de Faustine des vierges Faustiniennes, et qu'il fit du bourg où elle était morte une colonie qui porte son nom. Mieux vaut cette extrême sollicitude d'une âme généreuse et reconnaissante qui fait plus qu'elle ne doit, que la modération feinte et intéressée d'un Tibère refusant les honneurs déférés à sa mère par le sénat[146], et réservant cette bonne volonté pour en foire un autre usage.

Au milieu des incertitudes de l'histoire, ne nous hâtons pas de croire le mal ; laissons plutôt les fautes de Faustine, si elle en commit, disparaître dans la clémence de Marc-Aurèle, et que le pardon qui l'a défendue de son vivant la défende également auprès de la postérité.

Le fils de Marc-Aurèle ne peut obtenir la même absolution de l'histoire ; le nom de Commode sera toujours un nom odieux et détesté, et son règne un des plus honteux pour l'empire. Mais faut-il rendre Marc-Aurèle responsable de tout ce qui n'est arrivé qu'après sa mort ? Oui, dit-on, la nature de Commode s'était révélée dès ses premières années, et il était impossible de ne pas prévoir l'usage qu'il ferait de la toute-puissance. On s'appuie surtout de l'autorité de Lampride, qui nous peint Commode enfant des plus odieuses couleurs. Le portrait est trop chargé pour être ressemblant. A croire ce biographe, Commode aurait eu dans le palais impérial un entourage infâme, il aurait fait de la maison de son père une taverne et un lieu de débauche, il aurait combattu trois cent soixante- cinq fois du vivant de Marc-Aurèle.

Ce témoignage invraisemblable se trouve démenti par Dion Cassius et par Hérodien, et Gibbon, dans son histoire, se range à l'opinion de ces derniers. Commode, dit-il, n'était pas, comme on nous l'a représenté, un tigre né avec la soif insatiable du sang humain, et capable de se porter, dès ses premières années, aux excès les plus cruels : la nature l'avait formé plutôt faible que méchant ; sa simplicité et sa timidité le rendirent l'esclave de ses courtisans, qui le corrompirent par degrés.

Les historiens ajoutent que Commode ne devint cruel qu'après avoir tremblé pour sa vie ; qu'il n'ordonna tant de meurtres qu'après l'attentat où il vit le couteau levé sur sa tête, et où il entendit ces mots : Voilà ce que le sénat t'envoie. Chez les caractères faibles, sous l'empire de la peur, la fureur prend bien vite la place de la douceur.

Sans cette douceur, capable de suivre une bonne direction aussi bien qu'une mauvaise, comment expliquer que le peuple et le sénat eussent salué Commode avec tant d'enthousiasme et eussent fait reposer sur sa tète toutes leurs espérances ? En e£Fet, les honneurs que Marc-Aurèle sembla s'empresser d'accumuler sur son fils étaient des satisfactions données à l'impatience publique plus encore qu'à l'amour paternel. La plupart furent offerts et comme imposés à son fils. Le sénat surtout tenait à voir se continuer le règne des Antonins, sous lesquels il avait recouvré sa légitime influence. Puisqu'il était né un héritier sur un trône consacré par tant de vertus, il fallait l'attacher à l'empire comme son père l'avait été par Adrien et par Antonin-le-Pieux. Ce fut la nation, plutôt que Marc-Aurèle, qui eut trop d'indulgence pour cet enfant bien aimé, le premier Porphyrogénète.

Marc-Aurèle, d'ailleurs, fit tout ce qui était en son pouvoir pour assurera son fils les bienfaits d'une éducation semblable à la sienne. Il fit venir de toutes les provinces de l'empire les personnes les plus célèbres pour leur instruction, et les mit auprès de lui en qualité de gouverneurs et de précepteurs. Seulement, pour profiter de cette éducation virile, il fallait an jeune prince plus de force de caractère qu'il n'en avait. Et toutes les séductions dont son père avait si fortement triomphé, après y avoir cédé un moment, devaient exercer sur lui un empire fatal, dès qu'il serait abandonné à lui-même.

Sans pressentir ce qui devait arriver, Marc-Aurèle comptait que son fils aurait longtemps besoin de sages conseillers. Lui même, tout en s'appliquant sans cesse à savoir se suffire à lui-même, avait toujours voulu avoir auprès de lui les hommes les plus considérables par leurs vertus et leurs lumières, afin de s'éclairer de leurs avis et de s'aider de leurs exemples.

Ce fut à ces amis qu'il confia, en mourant, la direction de son fils, s'en remettant à leurs sages conseils et à l'éternelle Providence de faire servir au bien public un avènement qu'il ne pouvait pas empêcher. Quelles qu'aient été les suites de cette succession héréditaire, fondée au profit de Commode, son père n'en fut pas coupable, et il ne faut voir dans cette contradiction entre la vertu de Marc-Aurèle et les folies monstrueuses de sou fils que l'application de cette loi fatale qui condamne le fils d'un grand homme à être un homme médiocre, les descendants d'une génération héroïque à tomber dans la mollesse et la honte Répétons seulement que, si l'exemple, les conseils, les soins et les désirs les plus ardents de Marc-Aurèle avaient pu quelque chose pour son fils, Commode eût été digne de lui succéder et de continuer l'ère glorieuse des Antonins.

 

 

 



[1] Voir, pour la législation des Antonins, Car. Chr. Fred. Wenck. Dissertat., I, II Divus Pius sive ad leges T. Ælii Antonini Pii commentaria. Lips., 1804-1805, in-4°. — Ortw. Westemberg. D. Marcus, seu dissertat. ad constit. M. Aurelii Antonini imp. Lugd. Bat., 1736, in-4°.

[2] J. Capitolin, M. Ant. le Phil., § 7.

[3] On peut appliquer à Marc-Aurèle le mot de Tacite sur Nerva : Res olim dissociabiles miscuit : principatum et libertatem.

[4] Pensées de Marc-Aurèle, ibid., IX, 29.

[5] Vauvenargues, édit. Gilbert, p. 390 ; Réflexions et maximes, 162

[6] J. Capitolin, M. Ant. le Phil., § 12. Cum populo autem non aliter egit quam actum est sub civitate libera.

[7] Novelle 105, De consul., 2, à la fin : Imperatori et ipse Deus leges subjicit, legem animatam eum mittens hominibus.

[8] Justin. Instit., I, 2, § 6. — Cf. D., 1, De constit. principum.

[9] C., 3, De test. et de quem. — C., 4, De legib. et constit. — D., 23, De legat. — D., 8, § 2, De inoff. testam. — Paul. sentent., IV, 5, § 3. — Ibid., V, 12, §§ 8, 9.

[10] Justinien, Instit., 17, § 8.

[11] Tacite, Ann., III, 60.

[12] J. Capitolin, M. Ant. le Phil., 10 et pass.

[13] Dion Cassius, 71.

[14] C'est l'éloge que Marc-Aurèle fait d'Antonin dans ses Pensées, I, 16, et cet éloge peut lui être adressé à lui-même.

[15] Hérodien, I.

[16] Pensées de M. Aurèle, I, 16.

[17] J. Capitolin, M. Ant. le Phil., § 11.

[18] Id., § 23.

[19] Dion Cassius, 71.

[20] J. Capitolin, M. Ant. le Phil., § 23.

[21] J. Capitolin, M. Ant. Le Phil., 17. Cf. Eutrope, VIII, 13.

[22] D., 36, De jud.

[23] J. Capitolin, M. Ant. le Phil., § 24. — Juvénal, VI, 221 : Nulla unquam de morte hominis cunctatio longa est.

[24] D., 14, De offic. præs.

[25] D., 14, Ad leg. Corn. de sic. — Ibid., 1, § 3. — D., 79, De reg. juris. — D., 26, De pœnis. — Juvénal, XIII, 208-210.

[26] Gaius, Inst. comm., I, § 1.

[27] Justin. — Instit., l. I, t. 1, § 1.

[28] L'édit perpétuel fut publié en 131. Marc-Aurèle était âgé de dix ans.

[29] V. Lucien, Nigrinus. — Demonax. Les Athéniens délibéraient un jour pour établir chez eux un spectacle de gladiateurs, à l'exemple des Corinthiens. Demonax se présente dans l'assemblée et dit : N'allez point aux voix, Athéniens, avant d'avoir renversé l'autel de la Pitié.

[30] Cicéron, De officiis, I, §§ 7, 14.

[31] D., 18, De legibus. — D., 56, De reg. jur. — Ibid., 155, § 2. — Ibid., 168. — Ibid., 192, § 1. — D., 10, § 1, De reb. dub. — D., 8. De pactis. — D., S4, De manumis. — D., 38, De re judic. — Ibid., 36. — D., 42, De pœnis.

[32] J. Capitolin, Ant. le Pieux, § 12.

[33] M. Wallon, Histoire de l'esclavage, t. III.

[34] Sénèque, Des bienfaits, III, 18-28.

[35] Tacite, Annales, IV, 27.

[36] Aulu-Gelle, l. II, 18.

[37] Tacite, Ann., III, 66. — Relire le Satyricon de Pétrone, en se rappelant le mot de Lucain : Facinus, quos inquinat, æquat.

[38] Tacite, lieu cité.

[39] Tacite, Ann., XIII, 32 ; XIV, 42-45.

[40] Sénèque, ép. 47. — Pline le jeune, VIII, 16.

[41] C., I, § 3, De Latin. libert. tollend. — D., 2, Qui sine man. — C., 5, § 5, De bonis libert.

[42] Justin., Instit., I, 8, §§ 1, 2. — Gaius, Comm., I, § 3.

[43] Dig., I, 6, § 2.

[44] D., I, § 1, De usuf. et quæst. — D., 5, De accusat. — D., I, § 5, De off. præf. urb.

[45] D., 13, § 7, De quæst. — Ibid., 20.

[46] C., 12, De his quibus ut....

[47] D., 9, De quæstion.

[48] D., 27, ibid.

[49] D., 11, §§ 1, 2, Ad leg. Corn. de sicariis.

[50] Justin., Instit., I, 4.

[51] D., 37, De fideicom. libert. — D., 50, De condit. et demonst.

[52] D., 24, §§ 21, 25, 26, ibid. — D., 30, § 16, ibid. — D., 31, § 4, ibid.

[53] C., 12, De testam. manum.

[54] D., 1, 3, Qui sine manum.

[55] Justin., Instit., III, 11.

[56] D., 2, De fideicomm. libert. — Cf. D., 10, § 17, Quæ in fraud. credit.

[57] M. Wallon, ouvr. cité.

[58] C., 5, De repud.

[59] C, 1, De pat. potest.

[60] D., 38, 39, De adopt.

[61] D., 5, § 14, De agnoscendis et alendis liberis.

[62] Sénèque, Des bienfaits, l. 3. Le philosophe stoïcien démontre, contre la loi civile, que le père peut recevoir un bienfait de son fils aussi bien que le maître de son esclave.

[63] C., 1, 2, De alendis liber, ac parent.

[64] J. Capitolin, M. Ant. le Phil., § 10.

[65] Ibid.

[66] Justin., Instit., III, 3.

[67] Ibid., 4.

[68] J. Capitolin, M. Ant. le Phil., §§ 9, 10.

[69] D., 6, De muner. et honor.

[70] D., 8, Ad munic. et de incol.

[71] D., 6, De excusât. — Cf. D., 8, § 4, De vacat. et excusat. mun. — Philosophis, qui se frequentes et utiles per eamdem studiorum sectam contendentibus præbent, tutelas, item munera sordida corporalia remitti placuit, non ea quæ sumptibus expediuntur : etenim vere philosophantes pecuniam contemnunt, cujus retinendæ cupidine fictam adseverationem detegunt.

[72] Lucien, Le Cynique.

[73] Voir Ripault, Hist. de Marc-Aurèle, t. IV, Appendice, p. 300-333.

[74] Tertullien, Apologétique, § 24.

[75] Tertullien, Apologétique, §§ 1, 2, 3, 4, — Athénagore, Apologie à Marc-Aurèle et à Commode. — Saint Justin, Apologie.

[76] Méliton, Apologie à Marc-Aurèle et à Commode.

[77] Suétone, César, 42 ; Auguste, 32. — D., 1, 2, 3, De colleg. et corpor. — D., 1, Quod cujusc. universit. nom.

[78] Quand on parle des persécutions contre le christianisme, il ne faut pas oublier cependant qu'on le persécutait surtout à cause des hérésies qui se produisaient sous son nom, et qui n'étaient pas seulement une révolte contre les lois de l'empire, mais une révolte contre toutes les lois humaines. Les Montanistes, les Adamistes, les Saturniniens, les Marcionites, les Carpocratiens, les Ebionites, proscrivaient le mariage, défendaient la génération ou faisaient une loi de la communauté des femmes ; les sectes gnostiques allaient plus loin encore. En tolérant dans son sein de semblables ennemis, la société ne pouvait subsister. L'intérêt public commandait de les faire disparaître. Malheureusement, au milieu de la confusion générale, ces hommes en s'arrogeant le nom de chrétiens devaient le rendre fatal à beaucoup d'innocents. Si les persécutions des Empereurs s'égarèrent quelquefois, c'est surtout sur les hérésiarques que doit en peser la responsabilité.

[79] La date de la mort de Justin est contestée. Tillemont la place en 167, et Justin parle dans son Apologie d'un événement qui eut lieu en 174.

[80] Tertullien, Apologétique, § 5. — Saint Chrysostome, Orat. 42.

[81] C., 14, De jud. et cœlicol. — C., 6, De pagan. et sac.

[82] Julien, Lettre à Arsace, chef des pontifes de la Galatre ; — Lettre aux Bastréniens, en forme d'édit.

[83] Pensées de Marc-Aurèle, X, 10.

[84] J. Capitolin, Verus imp., §§ 7, 8.

[85] J. Capitolin, M. Ant. le Phil., § 12.

[86] Ibid., § 13.

[87] Ibid.

[88] Ibid., §§ 16, 17.

[89] Ibid., § 22.

[90] Ibid.

[91] Dion Cassius, 71.

[92] Dion Cassius, 71.

[93] Pensées de Marc-Aurèle, VI, 2.

[94] Dion Cassius, 71.

[95] J. Capitolin, M. Ant. le Phil., § 21.

[96] Vulcatius Gallicanus, Avidius Cassius, § 2.

[97] Ibid., § 11.

[98] Ibid., § 8.

[99] Voir, dans Dion Cassius, le discours de Marc-Aurèle aux soldats. — J. Capitolin, M. Ant. le Phil., § 24.

[100] Valcat. Gallic., Avidius Cassius, § 7.

[101] Julien, le Misopogon.

[102] Vulcatius Gallicanus, Avidius Cassius, § 12.

[103] Ibid., § 13. Passage cité par M. V. Leclerc, Des Journaux chez les Romains, p. 398-99.

[104] Commode était alors âgé de quatorze ans.

[105] J. Capitolin, M. Ant. le Phil., §§ 25, 26.

[106] Suétone, Néron, § 34.

[107] J. Capitolin, M. Ant. le Phil., § 27.

[108] Marc-Aurèle était âgé de cinquante-huit ans onze mois. Son règne avait duré dix-neuf ans.

[109] Pensées de Marc-Aurèle, I, 17.

[110] Ibid., I, 3.

[111] Ibid., I, 2.

[112] Fronton, Lettres à M. Aur. César, l. V, ép. 45.

[113] Ibid., l. V, ép. 8.

[114] Ibid., l. IV, ép. 6.

[115] J. Capitolin, Marc Ant. le Phil., § 4.

[116] Ibid., § 6.

[117] L'histoire n'a pas conservé le nombre et les noms de tous les enfants de Marc-Aurèle. Il en eut au moins dix. Quatre seulement lui survécurent.

[118] J. Capitolin, M. Ant. le Phil., § 21.

[119] Fronton, Lettres à M. César, l. IV, ép. 11.

[120] Id., ibid., l. V, ép. 19.

[121] Voir la lettre de Fronton sur la perte de son petit-fils.

[122] Fronton, Lettres à M. César, l. V, ép. 52 et 53.

[123] Id., Lettres à M. Ant., emp., l. I, ép. 3 et 4.

[124] Matidia était tante par adoption de Marc-Aurèle, étant fille de la sœur d'Adrien.

[125] Id., ibid., l. II, ép. 1.

[126] Fronton, Lettres à M. César, V, 11.

[127] Vulcat. Gallic, Avidius Cassius, § 10.

[128] J. Capitolin, M. Ant. le Phil., § 20.

[129] Hérodien, l. I.

[130] Caracalla la fit mourir en 212.

[131] J. Capitolin, Verus, § 3.

[132] Verus avait neuf ans de moins que Marc-Aurèle. Il avait été place de bonne heure auprès de lui pour recevoir sa direction et ses exemples.

[133] J. Capitolin, Verus, passim.

[134] Id., 7.

[135] Spartien, Elius Verus, § 5 : Uxori conquerenti de extraneis voluptatibus dixisse fertur : Patere me per alias exercere cupiditates meas : uxor enim dignitatis nomen est, non voluplatis.

[136] J. Capitolin, Verus, § 8.

[137] J. Capitolin, Verus, § 6.

[138] Ibid., § 10.

[139] Ibid., § 9.

[140] J. Capitolin, M. Ant. le Phil., § 29.

[141] Ibid., § 19.

[142] C'était l'héritage de Matidia, cette nièce d'Adrien, nommée plus haut.

[143] Fronton, Ad M. Ant., l. II, ép. 5.

[144] Fronton, Ad amic., l. I, ép. 14.

[145] Faustine mourut au bourg d'Hatala, près du mont Taurus, en 176. — Marc-Aurèle était âgé de cinquante-cinq ans.

[146] Tacite, Annales, V, 2.