ÉTUDE SUR MARC-AURÈLE

 

SA VIE ET SA DOCTRINE

DEUXIÈME PARTIE. — DOCTRINE MÉTAPHYSIQUE ET MORALE DE MARC-AURÈLE.

 

 

Si tu avais une marâtre et en même temps une mère, tu pourrais rendre des devoirs à la première, mais tu reviendrais continuellement auprès de l'autre. Ta marâtre, c'est la cour, et ta mère, c'est la philosophie. Rapproche-toi donc souvent de celle-ci, et va te reposer dans ses bras. C'est elle qui te rend la cour supportable et qui te rend supportable à la cour[1].

Dès qu'il commença à vivre dans le palais impérial, Marc-Aurèle fit ainsi deux parts de sa vie : l'une appartint aux affaires, et l'autre à la philosophie. Mais jamais il ne les sépara entièrement, et jamais il ne se recueillit dans ses réflexions ou ses lectures que pour se rendre plus digne du souverain pouvoir et se mettre mieux à même de l'exercer.

Il s'adonnait tout entier à la philosophie, dit Capitolin, afin de mieux servir ses concitoyens (Dabat se totum philosophiœ, amorem civium affecfans)[2].

L'opposition entre les mœurs de la société qu'il gouvernait et les maximes de ses maîtres ne l'avait pas seulement attristé, elle l'avait effrayé. Il avait pressenti toute l'impuissance des efforts d'un homme pour réformer les vices d'un grand peuple, joints aux défauts éternels de la nature humaine. Il avait redouté pour lui-même et la contagion de l'exemple, et cette corruption à laquelle tant d'âmes cédaient autour de lui, et, plus que tout le reste, l'isolement et les entraînements du souverain pouvoir.

Il fallait donc qu'il sût se suffire et trouver son appui en lui-même. Il fallait qu'il eût une autre règle que la multitude, afin de sauver une société qui semblait se perdre. Or, cette règle, cette force intérieure, ne pouvaient lui venir que de la philosophie, d'une science morale et active, qui lui fût toujours présente, qui ne lui laissât jamais oublier sa condition et ses devoirs, qui le rendit maître de lui-même, protecteur de la liberté et des intérêts de tous, et digne ministre de la Divinité.

Chargé du bonheur des peuples et plein du souvenir du mot de Platon, Marc-Aurèle ne prend point pour modèles et pour guides les chefs d'Etat, mais les philosophes. Qu'est-ce qu'Alexandre, César, Pompée, en comparaison de Diogène, d'Héraclite, de Socrate ? Ceux-ci connaissaient la nature de toutes choses, ils en avaient pénétré les principes actifs et le fond ; leur âme était toujours dans la même assiette. Que de projets divers, combien de sortes d'esclavages, dans l'âme des autres ![3] Il ne suffit pas, en effet, pour bien commander, pour être un modèle parmi les hommes, d'avoir été appelé au trône ou au pouvoir par le hasard de la naissance ou par le bienfait d'une adoption, par de grandes victoires ou par une grande ambition : il faut une préparation spéciale, il faut une éducation continuelle, qui fasse connaître la nature de l'homme et l'intérêt des sociétés. C'est la leçon de Socrate à Alcibiade, dans le dialogue de Platon. C'est celle que Marc-Aurèle se répète sans cesse. Tu ne saurais, dit-il, enseigner à lire et à écrire avant d'avoir appris ; il en est de même, à plus forte raison, de l'art de bien vivre[4]. Toute sagesse pratique, tout bon gouvernement, reposent sur une connaissance que nous devons tenir de nous-mêmes et dont nous sommes le premier objet. Comment, en effet, décider aucun intérêt personnel ou social, si nous ignorons ce que c'est que l'homme et de quel tout il fait partie ? Nos pensées sont tout notre être[5]. Sont-elles incertaines et changeantes, notre caractère manque de stabilité ; sont-elles fausses, sans cesse notre volonté s'égare ; sont-elles incomplètes, tout nous arrête ; sont-elles bonnes, au contraire, exactes et sûres, nous pouvons marcher dans une voie droite avec une entière sécurité. Platon, opposant la science fixe et invariable à l'opinion indécise et qui se contredit sans cesse, compare celle-ci à des statues de Dédale allées d'un mouvement perpétuel et qu'on ne pourrait fixer qu'en touchant un ressort caché. Ce ressort, qui permet de donner de la fixité aux idées et à la conduite, c'est la vérité, c'est la saine affirmation de l'esprit.

Le fondement de la morale stoïcienne et de la doctrine de Marc-Aurèle est là tout entier. Que de fois dans les pensées ne voyons-nous pas la vie réduite au règne de l'opinion dans l'âme, c'est-à-dire au jugement que nous portons des choses, ou à notre manière ordinaire de penser[6] ?

Pour la personne morale, les objets extérieurs et les événements ne sont rien ; l'état intérieur de l'âme, la pensée et la résolution à laquelle elle s'arrête, sont tout. Les objets se tiennent immobiles hors de nos âmes, ils ne se connaissent pas eux-mêmes et ne peuvent nous apprendre ce qu'ils sont. Qu'est-ce donc qui nous l'apprend ? C'est la raison qui nous guide[7]. Les choses ne touchent point du tout elles-mêmes notre esprit. Il n'y a nul accès pour elles jusqu'à lui. Elles ne peuvent pas le faire changer, ni le mouvoir ; lui seul se change et se meut soi-même ; et tels sont les jugements qu'il croit devoir en porter, tels sont à son égard les objets qui se présentent[8]. Souviens-toi que les opinions qui te remuent comme une marionnette sont renfermées au dedans de toi. C'est ce qui te fait vouloir, c'est ta vie, et, s'il est permis de le dire, c'est l'homme entier[9]. Ainsi, telles seront tes pensées habituelles, tel sera ton esprit : car l'âme prend la teinture de nos pensées ; plonge-la donc sans cesse dans de bonnes pensées[10].

Selon la doctrine de l'école stoïcienne, Marc-Aurèle ne sépare pas la volonté de la pensée, et il croit à la liberté comme il croit à la raison. Il est persuadé que l'on n'agit que comme on pense, et que pour bien agir il faut bien penser. Comment peut-on se mettre en état de ne faire que les actions que la nature de l'homme demande ? En se formant des maximes et des opinions propres à n'inspirer que des désirs et des actions convenables[11].

Si nous avons une juste idée de l'homme idéal, tel que nous pouvons, tel que nous devons être ; si nous croyons fermement qu'il nous appartient, qu'il nous est bon, de réaliser une semblable perfection ; si notre âme tout entière convaincue et persuadée n'a plus qu'une pensée et qu'un désir, rien ne nous empêche de vouloir et d'accomplir ce que notre nature et notre raison commandent. La moindre hésitation, la moindre défaillance, prouveraient que nous ne sommes pas en possession de cette vue et de cette croyance intérieures. Mais à qui imputer ce qui manque à notre idée ou la pleine justesse de cette même idée ? N'est-ce pas une action personnelle qui se produit en nous et dont nous avons toute la responsabilité ? A juger ainsi, notre liberté est toujours la même, que nous fassions mal ou que nous fassions bien, et notre acte nous demeure toujours imputable. A un autre point de vue, la vérité seule nous rend libres et l'erreur nous asservit ; la première nous fait obéir à la loi, la seconde nous livre au hasard. Enfin, il y a comme une troisième partie de cette théorie de la liberté. En songeant que nous sommes hommes et que nous pouvons tout ce qui est possible à la nature humaine, nous déclarons qu'il n'y a point d'action virile et morale que nous ne soyons libres d'accomplir, si notre esprit y attache notre volonté.

Ainsi présentée, cette théorie fait la part aussi large que possible à notre action personnelle et à notre initiative ; elle nous représente comme entièrement maîtres de nous-mêmes, comme renfermés dans notre esprit et ne relevant que de lui. Chose remarquable, aucune école n'a parlé plus noblement de la liberté que le stoïcisme, qu'on accuse de ne pas croire à la liberté[12] : Que le pouvoir de l'homme est grand ! dit Marc-Aurèle. Il lui est libre de ne rien faire que ce qu'il sait que Dieu approuvera, et de recevoir avec résignation tout ce qu'il plaît à Dieu de lui envoyer[13]. — C'est un mot d'Épictète : il n'y a point de ravisseur, point de tyran du libre arbitre[14]. — Il ne tient qu'à moi de ne rien faire contre mon Dieu et contre mon génie, car nulle puissance au monde ne peut me contraindre à leur désobéir[15].

Mais, objecte-t-on, le stoïcisme rapporte tout ce qui se fait en nous à l'intelligence, au lieu de le rapporter à la volonté. N'y aurait-il pas lieu de répondre, avec Vauvenargues, que cette dépendance de nos idées ne nous empêche pas d'être libres : car la raison est-elle moins nôtre que la volonté[16] ? C'est, en d'autres termes, la réponse même de Marc-Aurèle : Tu as la raison en partage ?Oui. — Pourquoi donc ne pas t'en servir ? Car, si elle remplit sa fonction, que veux-tu davantage ?[17]

Cette raison, d'ailleurs, est aussi mystérieuse, aussi inexplicable, dans ses défaillances et dans ses actes, que peut l'être la volonté. D'où viennent toutes les différences de nos jugements ? D'où viennent tous les changements de nos déterminations ? Et si ce n'est pas nous qui pensons, pourquoi serait-ce davantage nous qui voulons ? Marc-Aurèle repousse des distinctions par lesquelles la personnalité humaine lui semble compromise ; et, rapportant tout ce qui se passe en nous, et qui nous est révélé par la conscience, au principe spirituel, il conclut que nous sommes libres comme nous sommes intelligents, et que l'indépendance de notre pensée fait notre liberté. Ce qui commande en nous, dit-il, c'est ce qui s'éveille soi-même, qui se tourne et se façonne comme il est et comme il veut être, qui fait que tout ce qui lui arrive lui parait tel qu'il le veut[18]. — Tout est opinion, et l'opinion dépend de toi. Fais disparaître quand il te plaît l'opinion, et, comme si tu venais de tourner un promontoire, ta trouveras une mer tranquille, la sérénité partout, un port sans tempête[19].

La puissance des idées est merveilleuse ; mais les idées sont nous-mêmes, et leur puissance est la nôtre. Rien au inonde ne peut nous faire vouloir contre nos idées ; et, lors même que nous paraissons obéir à des conseils étrangers, nous ne faisons que suivre le commandement intérieur. Souviens-toi que changer d'avis et te soumettre à qui te corrige, dit Marc-Aurèle, ne te rend pas moins libre que tu n'étais : car c'est une action produite par un effet de ta volonté et de ton jugement, par conséquent l'accomplissement de la pensée de ton âme[20].

Ce n'est pas contre les sages conseils qu'il faut être en garde, puisqu'ils ne font que nous rendre à nous-mêmes et nous remettre dans l'état dans lequel nous voudrions toujours être ; mais nous devons être armés sans cesse contre l'erreur, contre l'oubli des idées auxquelles nous voulions toujours croire dans les moments où nous étions meilleurs. Ce qui nous trompe, ce qui nous égare, ce sont des actes imprudents que nous pouvons éviter en nous rappelant leurs funestes conséquences ; c'est le trop de précipitation à juger d'une manière absolue sur le témoignage partiel d'un de nos sens, ou bien à croire aux exagérations et aux chimères de l'imagination. Telle est en effet la cause principale qui nous fait méconnaître à la fois la nature des choses et nos intérêts réels, et qui nous fait passer par tant de déceptions et de fautes. Le recueillement, l'observation, l'analyse, la comparaison, peuvent seuls nous faire connaître les choses dans leur nature intime et dans leurs rapports, et nous maintenir dans une science fixe et féconde.

Il faut contempler les formes dépouillées de leur écorce[21].... examiner la nature des choses en considérant séparément leur matière, leur forme et les rapports qu'elles ont avec les autres objets[22]. — Il faut s'accoutumer autant que possible à analyser tout ce qui se présente selon les règles de la nature, de la morale et du raisonnement[23]. — Il faut ne rien ajouter au premier rapport des sens... Il faut faire mieux encore, il faut y ajouter tout ce que doit penser de ces objets un homme instruit de ce qui arrive ordinairement dans le monde[24].

Mais l'ennemi le plus dangereux de la vérité et du bonheur, c'est l'imagination ; c'est contre elle surtout qu'il faut être sans cesse armé d'une analyse impitoyable[25]. Plus l'ennemi se présente sous un masque séduisant, plus il faut, quoi qu'il nous en coûte, nous hâter de lui arracher ces dehors trompeurs et de le faire paraître sous ses traits véritables. Ramené à sa figure naturelle, il cessera d'être une monstruosité et un désordre dans le monde ; en reprenant sa juste place dans l'ensemble harmonieux des choses, il retrouvera une beauté saine et inaltérable dont la contemplation ne pourra plus être que salutaire.

Nous assistons successivement, en lisant les pensées de Marc-Aurèle, à sa peur devant l'ennemi, à sa lutte, au triomphe et à l'œuvre de reconstruction.

La félicité, c'est de posséder un bon génie. Que fais-tu donc ici, imagination ? Retire-toi, au nom des dieux, comme tu es venue ; je n'ai pas besoin de toi. Tu es venue selon ton ancienne coutume. Je ne m'en fâche point ; seulement, va-t'en[26].

De même qu'en présence des viandes et des autres aliments, il nous vient aussitôt dans l'idée : Ceci est le cadavre d'un poisson, ceci est le cadavre d'un oiseau... de même que nous pensons : Ce Falerne est un peu de jus d'un peu de raisin ; cette robe de pourpre, des poils de brebis trempés dans le sang d'un coquillage... et ces pensées vont au fond des choses et font aisément voir quelle est leur nature ; de même. durant toute notre vie, nous devons faire ainsi ; nous devons même, quand les choses nous semblent le plus dignes de notre confiance, les mettre à nu, reconnaître leur peu de valeur et leur enlever le précieux prestige qui fait leur orgueil. C'est un dangereux imposteur qu'un dehors fastueux ; et, quand tu crois le plus t'attacher à des objets dignes de tes soins, c'est alors qu'il exerce le mieux ses enchantements[27].

Tu mépriseras les délices du chant, de la danse, du pancrace, si tu divises ces accents harmonieux en chacun des sons qui les composent, et si à chacun d'eux tu te fais cette question à toi-même : Est-ce donc là ce qui me ravit ? Car il faudra bien que tu conviennes que non. De même pour la danse : divise-la en chaque mouvement, en chaque attitude, de même enfin pour le pancrace. En un mot, souviens-toi partout, excepté pour la vertu ou ce qui vient de la vertu, de réduire l'objet à ses parties, et par cette division arrive à le mépriser. Enfin applique la même règle à toute ta vie[28].

Ce mépris que commande Marc-Aurèle, il ne l'applique qu'à ce qu'il y a de faux el d'exagéré dans l'objet de notre admiration ; mais, une fois ce même objet ramené à sa forme véritable et à sa valeur réelle, son âme, que l'analyse n'a ni refroidie, ni desséchée, trouve aussitôt à admirer la beauté des moindres détails dans l'ordre régulier de l'ensemble. Les défauts même disparaissent, et il ne reste que les mille conditions diverses de l'harmonie universelle- La vue vraie des choses le laisse ainsi également éloigné d'un enthousiasme exclusif et aveugle et d'une indifférence étroite et fausse.

Voici d'autres remarques qu'il faut faire encore. Il y a jusque dans les accidents qui affectent tes productions de la nature une sorte de grâce el d'attrait. Ainsi le pain, durant la cuisson, crève dans certaines parties, et ces ouvertures qui ressemblent à des défauts dans l'ouvrage du boulanger ont je ne sais quel agrément particulier qui aiguillonne l'appétit. Ainsi encore les figues s'entrouvrent à leur maturité ; la maturité aussi dans les olives ajoute au fruit un mérite particulier. Les épis courbés vers la terre, le sourcil du lion, l'écume qui découle de la gueule du sanglier, et tant d'autres choses fort éloignées, si on les regarde en elles-mêmes, du caractère de la beauté, contribuent néanmoins à l'ornement des êtres, et nous plaisent en eux, parce que ce sont des accompagnements de leur nature même. Si donc nous avions un sens, une intelligence plus profonde des lois de la production dans l'univers, il n'y a presque rien qui ne nous parût, même le, accompagnements accidentels des choses, dans une sorte d'harmonieux concert avec tout l'ensemble. Nous envisagerions alors de véritables gueules béantes d'animaux sauvages avec non moins de plaisir que celles dont les peintres et les sculpteurs nous montrent les imitations. Une vieille femme, un vieillard, pourraient avoir, à nos yeux, aidés de la sagesse, la jeunesse, la beauté et tous les charmes de l'enfance. Il en serait de même de bien d'autres choses, non pas de l'avis de tous, mais selon l'estime de l'homme qui aura contracté avec la nature et ses œuvres une intime familiarité[29].

C'est en faisant de sa pensée un petit monde où chaque chose ait sa place marquée comme dans le grand, où tout soit ramené à sa juste mesure et conserve ses rapports naturels, que l'homme découvre sa loi et sa règle. Il sait ce qu'il doit penser de lui-même et de tout ce qui l'entoure. Il sait où doivent se terminer ses affections et sa volonté. Il ne prend plus des apparences pour des réalités. Il ne risque plus de se perdre par trop d'orgueil ou par trop d'humilité ; mais, toujours soutenu par une juste conscience de lui-même, il marche dans sa voie et y trouve son bonheur.

Seulement, qui assure à l'homme qu'il conservera toujours ces heureuses conditions de la santé de l'âme, qu'il comprendra toujours bien son rôle et ne faillira jamais à le remplir ? Ce qu'il sait et veut aujourd'hui, ne cessera-t-il jamais de le vouloir ? Ces définitions exactes, ces rapports précis, cette connaissance des causes, cette vue lumineuse de la nature, lui demeurera-t-elle toujours présente ? L'erreur ne viendra-t-elle jamais frapper son intelligence comme une maladie soudaine et égarer sa volonté ? Il faudrait être bien téméraire pour ne pas redouter ces crises fatales. Car quel est l'homme qui oserait se dire infaillible ? Quelle est la vertu qui n'ait point passé par bien des chutes et qui soit autre chose qu'une lutte et qu'un triomphe perpétuels ?

Il faut donc d'avance faire comme provision de vérités, de maximes. De même que les médecins ont toujours prêts sous la main les remèdes et les instruments propres à la cure des maladies imprévues, de même il faut être muni des préceptes nécessaires pour connaître les choses divines et humaines[30].

Mais où retrouver ces préceptes au jour du besoin et du danger, quand nous les oublions et qu'ils cessent de nous être présents ? Il faut que nous puissions nous rattacher à notre passé, à cet autre moi meilleur que le moi actuel ; à ce moi que, disions-nous, nous voudrions toujours être ; à ce moi qui avait de si nobles et de si généreuses pensées, dont nous admirions les élans héroïques, dont nous désirions demeurer toujours dignes. Mais où retrouver ce moi qui existait en nous, et qui n'y existe plus ? Comment peut-il être encore autre chose qu'un vague et stérile souvenir, dont l'objet est à jamais insaisissable ?

Le retour à l'idéal nous demeure possible à la condition que nous nous soyons assurés d'avance un recours étranger, et que nous demeurions rattachés par quelque lien à la vie [pure dont nous sommes déchus. Il faut ainsi que nous continuions à croire à un homme ou à un livre, dont nous avons été heureux de partager toutes les grandes pensées, et qui n'ont pas changé pendant que nous changions. Cette foi en une autorité qui a été un jour la nôtre suffit pour nous réveiller de notre engourdissement, pour nous rendre à la lumière et à nous-mêmes. En nous soumettant aux conseils du monitor que nous avons établi directeur de notre conscience, nous ne ferions que recouvrer notre liberté et notre raison perdues. Il en serait de même si nous avions confié le trésor de nos sages idées et de nos bonnes résolutions a des tablettes, à des notes, à un livre. Au moment d'une faiblesse, le souvenir de ce dépôt nous rappellerait que nous sommes riches encore, et qu'il faut user de cette fortune mise en réserve.

Telle est l'utilité du Manuel, plus propre encore que le directeur à nous rendre, sans l'altérer, une science vraiment personnelle, et que nous puissions reconnaître comme notre propriété et accepter sans contrôle. En retrouvant, en effet, nos pensées écrites de notre propre main, nous sommes sûrs de recommencer à savoir ce que nous savions, et de n'affirmer que ce que nous avons bien compris ; nous sommes sûrs de nous redresser nous-mêmes et de reconquérir véritablement la direction de notre conduite.

Marc-Aurèle ne voulut point s'adresser à un conseiller étranger, ni se contenter des extraits de pensées qu'il avait mis en réserve pour sa vieillesse ; mais il pensa qu'il valait mieux composer lui-même et pour lui seul un Manuel. En l'écrivant, il éclairait sa propre pensée ; en le relisant, il y retrouvait une vérité connue et certaine ; enfin, parce commerce régulier avec la science morale, il acquérait une heureuse et forte habitude de bien penser qui devait lui rendre toute réflexion et toute lecture inutiles au moment de l'action.

C'est dans le Manuel de Marc-Aurèle que nous trouvons sa doctrine morale et métaphysique sur les devoirs de l'homme envers ses semblables et sur ses rapports avec la Divinité. De même qu'il ne sépare pas la connaissance de l'homme de la connaissance de l'univers, il ne sépare point le culte de la Divinité de l'accomplissement de nos devoirs sociaux. Un lien étroit unit ces deux choses, ou plutôt elles se confondent dans l'unité de la vie raisonnable.

La même raison, qui nous dit ce qui nous appartient et ce qui ne nous appartient point, nous désapprend à croire au mal dans nos semblables et dans le monde, comme elle nous désapprend à l'aimer en nous-mêmes. Elle nous remplit à la fois d'une immense et inaltérable charité pour tous les hommes et d'une confiance résignée et inébranlable en la suprême Providence.

Ce qui nous rend ennemis de nos semblables et en même temps impies, c'est l'ignorance des lois de la nature humaine et de celles du monde. Nous rapportons tout à notre intérêt propre, et, quand cet intérêt est blessé, nous prononçons que le génie du mal inspire les hommes et gouverne toutes choses ; que tout ce qui arrive est l'œuvre du hasard, et que nos semblables, qui pouvaient agir autrement, n'ont fait que céder en pleine connaissance de cause à l'intention de nous nuire. De là tant de sévérité pour autrui, tant de haines, tant de guerres, et à la fois tant de blasphèmes et de désespoir.

Pour substituer à ce désordre l'amour et le service d,autrui en même temps que la piété, il faut mieux voir sur quels principes reposent toutes choses, quelles sont les conditions et les lois de l'action de nos semblables ainsi que les lois du monde.

La première chose que nous avons dû reconnaître en nous-mêmes, c'est que notre pensée seule nous dirigeait, et que c'était faute de bien penser que nous étions amenés à mal agir. Cette règle est-elle une exception pour celui qui la découvre en soi, ou bien faut-il qu'il avoue qu'elle est commune à tous les hommes ? Si ce n'est jamais volontairement comme mal que nous voulons ce qui est contraire à la justice et à nos intérêts les plus chers, pourquoi prétendre qu'il n'en est pas de même du méchant, qu'il n'y a entre lui et nous aucune communauté, et que c'est un monstre que Dieu repousse, et que l'humanité doit renier ?

Marc-Aurèle est amené par ses méditations à une conclusion tout opposée, et voici sur quels principes il l'appuie :

1° Puisqu'il existe, se dit-il, le méchant est nécessaire dans le monde, comme toutes les choses que nous appelons mauvaises. Son existence est dans les desseins de la Divinité, et importe à l'ordre du monde, comme les maladies, les fléaux et la mort. Il faut donc l'accepter, comme tout ce qui résulte des lois éternelles et nécessaires.

2° La volonté est entièrement personnelle. Le méchant est seul responsable de son action. Seul aussi il souffre de ses défauts et de ses vices. Il ne fait de tort qu'à lui-même, et ne saurait causer aucun préjudice moral à l'homme de bien. Celui-ci n'a donc pas à se venger du méchant : car il n'est pas blessé, il n'est pas même atteint dans sa vertu par l'insulte ou par l'injustice.

3° Nous mêmes, sommes-nous infaillibles, que nous réservions notre indulgence pour les parfaits ? Et ne devons-nous pas plu t6t plaindre chez les autres, et tâcher de soulager, un mal dont nous avons déjà souffert, et dont nous pouvons souffrir encore.

4° La principale raison, cependant, qui doit nous inspirer une charité sans bornes, c'est que le mal moral est une maladie dont l'homme ne souffre que malgré lui. Le méchant est comme frappé de cécité ou de folie, ou bien c'est un boiteux qui ne peut marcher droit, un captif qui ne peut sortir de sa prison, un esclave que la servitude a abaissé jusqu'à se faire aimer, et qui croit jouir de la liberté. Vis-à-vis de ces souffrances, faut-il perdre sa paix et sa bonne volonté, ou ne faut-il pas être plutôt comme le médecin qui conserve tout son calme au milieu des cris et du délire de ses malades, ne songeant qu'à les sauver[31] ? L'homme de bien, quelles que soient les injustices du méchant, n'a envers lui que le droit de l'instruire et de travailler à le rendre meilleur. S'il ne réussit pas à le changer, il lui reste à le supporter et à lui donner jusqu'au bout renseignement de son exemple et de sa charité.

5° Enfin, une dernière raison qui doit nous empêcher de désespérer jamais de l'âme de nos semblables, et qui doit nous attacher toujours à leur service comme au culte même de la Divinité, c'est le respect de la lumière intérieure qui éclaire tous les hommes. Quelque obscurcie que paraisse la raison dans une âme, qui oserait dire qu'elle est entièrement éteinte ? C'est par elle qu'il peut, jusqu'au jour de la mort, s'accomplir de ces conversions éclatantes, qui font paraître héroïque et sublime une âme prématurément condamnée. Au nom de cette communauté de la raison, qui doit nous unir les uns aux autres, comme elle nous unit à la Divinité, qui est le fondement de la société humaine et de la cité de Dieu, nous devons vivre dans une vénération et dans un culte constants du génie divin que chacun de nos semblables porte en soi, comme nous faisons pour celui qui est en nous-mêmes.

Telles sont les raisons sur lesquelles repose la charité stoïcienne. Elles ont trop de valeur dans la doctrine de Marc-Aurèle, elles revêtent dans ses Pensées une expression trop haute et trop pure, pour qu'il ne soit pas nécessaire de les mettre chacune en lumière par quelques textes empruntés à cet admirable livre.

 

1° Le mal moral est nécessaire.

C'est folie d'aspirer à des choses impossibles. Or, il est impossible que les méchants n'agissent pas comme ils font[32]. Ils sont nés pour faire nécessairement ce qu'ils font, et celui qui le trouve mauvais ne veut pas que le figuier ait du lait[33]. Te mets-tu en colère contre quelqu'un qui sent mauvais ? Te mets-tu en colère contre quelqu'un qui a l'haleine puante ? La bouche de l'un, l'estomac de l'autre, sont ainsi faits. Il est impossible que d'un tel corps il ne sorte pas une telle odeur[34].... Qu'y a-t-il de mauvais ou d'étrange qu'un ignorant fasse ce qui est œuvre d'ignorant ? Vois si tu ne devrais pas plutôt t'accuser toi-même de ne pas t'être attendu aux fautes qu'il devait commettre. La raison devait te faire présumer que vraisemblablement il commettrait la faute ; c'est pour l'avoir oublié que tu t'étonnes qu'il l'ait commise[35].

Si quelqu'un t'offense par son impudence, fois-toi aussitôt cette question : Est-il possible que dans le monde il n'y ait point d'impudents ? Cela ne se peut. Ne demande donc pas l'impossible. Celui-ci est un de ces impudents qui devaient nécessairement se trouver dans le monde. Ne manque pas d'en dire autant du fourbe, du traître, de tout autre méchant : car, en te rappelant qu'il est impossible de ne pas rencontrer des hommes de cette espèce, tu en seras plus indulgent pour chacun d'eux[36].

Si tu le peux, corrige-les ; dans le cas contraire, souviens-toi que c'est pour l'exercer envers eux que Dieu t'a donné la bienveillance. Les dieux eux-mêmes sont bienveillants pour ces êtres. Ils les aident, tant leur bonté est grande, à acquérir santé, richesse, gloire. Il t'est permis de faire comme les dieux, ou, réponds, qui t'en empêche ?[37] Mais, dira-t-on, l'homme a de la raison ; il peut, avec de l'attention, reconnaître qu'il se trompe. Eh bien ! tu as de la raison, sers,t'en pour redresser la sienne ; remontre-lui son devoir, avertis-le de sa faute ; s'il t'écoule, tu le guériras ; il est inutile de te fâcher[38].

Dans ce dernier passage, Marc Aurèle répond à une objection tirée de l'indépendance absolue de la liberté humaine. Sans s'arrêter à discuter une théorie qui lui semble conduire à la haine de ses semblables ou à une abstention égoïste, il montre que notre action est complètement indépendante de la faute d'autrui, et des motifs de cette faute, et qu'en présence de l'abus de la liberté comme de la nécessité morale, notre obligation de faire le bien demeure entière, sans que rien puisse nous en dégager.

 

2° Le méchant ne fait tort qu'au méchant.

La meilleure manière de se venger des méchants, c*est de ne pas se rendre semblable à eux[39] ; sans cela, si nous cherchions aussi à leur nuire, nous ferions ce qu'ils ont voulu faire contre nous, et ce qui leur était impossible ; nous causerions véritablement notre mal. Mais, tant que notre volonté n'a pas été pervertie par le désir de la vengeance les fautes des autres ne sont un mal que pour eux[40]. Il faut donc laisser les fautes d'autrui où elles sont[41], et ne pas laisser arriver jusqu'à nous la contagion de leur intention coupable. En effet, la volonté de mon prochain m'est aussi indifférente que le sont pour moi son âme et son corps. Car, quoique la nature nous ait principalement faits les uns pour les autres, cependant chacun de nos esprits a son domaine à part. S'il en était autrement, un méchant homme aurait pu me rendre méchant comme lui, pouvoir que Dieu n'a pas voulu lui donner, puisqu'en me rendant méchant il me rendrait aussi malheureux[42]. Ainsi donc, puisque ceux qui me font obstacle dans le chemin de la droite raison ne peuvent point me détourner de la vertu, je ne dois point cesser de les aimer[43].

On tue, on massacre, on maudit (les empereurs) ; cela m'empêchera-t-il de conserver une âme pure, modérée, juste ? Telle qu'une source d'eau claire et douce qu'un passant s'aviserait de maudire ; la source n'en continue pas moins de lui offrir une boisson salutaire ; et, s'il y jette de la boue et du fumier, elle se hâte de les dissoudre, de les laver, sans en être altérée[44].

 

3° Nul homme n'est infaillible.

Ce qui nous rend si rigoureux dans notre justice, comme ce qui rend insensible le riche, enivré de sa prospérité, c'est l'oubli que nous pouvons tomber nous-mêmes dans le vice ou dans la pauvreté, que nous avons longtemps lutté contre la faiblesse morale ou contre la misère, et que notre condamnation ou nos refus pourraient un jour être retournés contre nous.

Dès que tu t'offenses de la faute de quelqu'un, reviens aussitôt sur toi et réfléchis aux fautes semblables que tu commets, comme quand tu regardes comme un bien l'argent, le plaisir, la vaine gloire et les choses de ce genre, En l'appliquant à cette idée, tu auras bientôt oublié la colère[45]. — Souviens-toi que tu pèches toi-même bien souvent et que tu ressembles aux autres ; que, si lu t'abstiens de certaines fautes, tu n'en as pas moins le penchant qui les fait commettre, bien que la lâcheté, la vanité, ou tout autre vice de ce genre, t'en fasse l'abstenir[46].

 

4° Le mal est involontaire.

Marc-Aurèle n'est ici que l'un des interprètes de la grande doctrine socratique, si bien développée par Platon et si énergiquement exprimée par Epie tète. Lui-même en rend témoignage.

Il n'y a point d'âme, dit Platon, qui ne soit privée malgré elle de la connaissance de la vérité, et qui, par conséquent, ne soit privée malgré elle des vertus de justice, de tempérance, d'égalité d'âme et autres, qui ont un principe commun. C'est ce qu'il est essentiel de ne jamais oublier ; tu en seras plus indulgent pour l'espèce humaine[47].

Tu as pitié, avait dit Epictète, des aveugles, des boiteux ; pourquoi n'as-tu pas pitié des méchants ? Ils sont méchants malgré eux, comme les autres sont boiteux et aveugles[48].

Marc-Aurèle exprime les mêmes pensées, presque dans les mêmes termes : Nous devons avoir pitié des hommes, à cause de l'ignorance où ils sont des vrais biens et des vrais maux. Cette imperfection est aussi pardonnable que celle d'un aveugle qui ne peut distinguer le blanc d'avec le noir[49].

Notre pitié s'augmentera si nous réfléchissons à toutes les suites de cette ignorance ; mais elle ne demeurera point stérile, puisqu'en connaissant la cause du mal, nous aurons le moyen d'y remédier. Il ne tient qu'à toi de remettre dans le bon chemin celui qui s'est égaré : car tout homme qui manque à son devoir manque le but général qu'il s'est proposé... il ne se porte à ce qu'il fait que parce qu'il y trouve de la convenance et de l'utilité. — Mais, diras-tu, il se trompe. — Détrompe-le et instruis-le, mais sans te fâcher.... Fais-lui connaître son erreur ; et, si tu ne peux y parvenir, n'accuse que toi-même, ou plutôt ne t'accuse pas[50].

Cette croyance que le mal est involontaire nous rend ainsi plus faciles nos devoirs envers nos semblables. C'est le propre d'un homme d'aimer ceux même qui l'offensent. On les aimera si l'on vient à penser que c'est par ignorance et malgré eux qu'ils font des fautes[51]. Une lutte s'engagera alors entre cette affection éclairée qui connaît la maladie, et qui veut la guérir, et la volonté pervertie qui ignore qu'elle est malade, et qui n'a besoin que d'être rendue à la conscience d'elle-même et de son bien véritable.

 

5° Tous les hommes sont unis par la communauté de la raison.

Ce qui sépare les hommes et les met en lutte les uns contre les autres, c'est l'oubli de leur destinée commune. Faute de se connaître, ils poursuivent des fins opposées : au lieu de s'associer dans une même action juste et utile à tous, ils sacrifient à la fois leurs intérêts personnels et l'intérêt public. Cependant ils sont tous unis par la nature et par la possession d'invariables vérités. Ces vérités sont la lumière et la règle de chacun, comme elles sont le principe même de Tordre dans l'univers : c'est la raison, à la fois le propre de chaque homme et la propriété commune de l'humanité ; c'est l'essence même de l'Être suprême, dans lequel toute intelligence reconnaît son principe et sa fin. Il y a un lien de parenté qui unit chaque homme à tout le genre humain, non par le sang et par la naissance, mais par une participation à une même intelligence.... L'esprit de chacun de nous est un dieu émané de l'Être suprême[52]... Aussi, quand je songe à la nature de celui qui m'a offensé, et qu'il est mon parent, non par la chair et le sang, mais par notre commune participation à un même esprit émané de Dieu, je ne puis me tenir pour offensé de sa part.... Il est impossible que je me fâche contre un frère et que je le haïsse : car nous avons été faits tous deux pour agir de compagnie, à l'exemple des deux pieds, des deux mains, des deux paupières, des deux mâchoires. Ainsi il est contre nature que nous soyons ennemis[53].

 

Puisque c'est par l'intelligence seule que nous nous élevons à l'imitation de ce qu'il y a de plus parfait, et que nous pouvons y porter les autres à notre exemple, notre premier devoir, pour ne pas nuire à nos semblables et pour leur être utiles, c'est de travailler, avant tout, nous rendre nous-mêmes raisonnables. Ce n*est qu'à cette condition que les autres pourront voir en nous un frère, et que nous pourrons leur offrir la véritable fraternité.

Plus notre charité est grande, plus notre ardeur de nous dévouer aux intérêts des autres est vive, plus nous devons faire passer le soin de notre âme avant tout autre soin : car où sérail l'utilité de notre dévouement si nous ne cédions qu'au zèle d'un sentiment aveugle ? Où seraient les ressources de notre charité si cette âme, que nous voulons faire servir au profit de tous, nous ne l'avions pas d'abord rendue digne d'une telle œuvre ; si, avant d'aider les autres, nous ne nous étions pas mis en état de n'avoir pas besoin d'aide ; si, avant de vouloir les soutenir dans leur vertu, nous n'étions pas sûrs que la nôtre peut aller sans soutien étranger ; si, enfin, nous n'étions pas devenus hommes pour exercer la grande vertu de l'humanité.

Ce retour constant sur soi-même, loin d'être le produit de l'égoïsme, est, au contraire, la condition même de la vraie charité, et c'est à ce titre que Marc-Aurèle le recommande sans cesse. Il faut, dit-il, se rendre bon avant de corriger les autres ; c'est par là qu'il faut commencer, c'est là l'œuvre la plus facile et la plus sûre. Toute autre préoccupation ne pourrait que nous distraire et nous perdre. Quand nous saurons nous suffire à nous-mêmes, alors il sera temps de nous rappeler que nous ne sommes pas nés pour nous seuls, mais pour la société ; et alors seulement nous pourrons nous occuper des affaires des autres, sans danger pour eux ni pour nous, et avec la certitude de leur être utiles.

Que de temps il gagne celui qui ne prend pas garde à ce que le prochain a dit, a fait, a pensé, mais seulement à ce qu'il fait lui-même, afin de rendre ses actions justes et saintes. Agathon disait : Ne regarde point autour de toi les mœurs corrompues, mais cours sur la ligne droite, devant toi, sans jamais dévier[54]. — Il serait, en effet, ridicule que tu ne voulusses pas te dérober à tes mauvais penchants, ce qui est très possible, et que tu prétendisses échapper à ceux des autres, ce qui ne se peut pas[55]. — Ne va donc pas user la part qui te reste de vie en pensées dont les autres soient l'objet, à moins que tu ne les rapportes à quelque but d'intérêt public. Ce serait faire défaut à l'accomplissement d'un autre devoir que d'occuper ton esprit de ce que fait un tel, et du pourquoi, et de ce qu'il dit, et de ce qu'il machine, et de ce qu'il a dans l'âme ; ce serait te détourner du cuite de ta raison et de ta volonté[56].

Mais cette étude de soi-même, point de départ nécessaire de toute activité humaine, n'est qu'une préparation à la vie pratique ou sociale. Seul le service de l'intérêt public satisfait entièrement notre nature.

Tous les autres êtres ont été organisés en vue des êtres raisonnables, comme dans tout ordre de chose l'intérieur est fait pour le supérieur ; les êtres raisonnables existent les uns pour les autres. Le premier attribut de la condition humaine, c'est donc la sociabilité[57]. — Ce qui est inutile à l'essaim n'est pas utile à l'abeille[58]. — Ai-je fait quelque chose pour la société, j'ai servi mon propre intérêt[59]. — Personne ne se lasse de recevoir du bien. Or, c'est se faire du bien que de faire des actions conformes à sa nature. Ne te lasse donc point de faire du bien aux autres, puisque par là ta t'en fais à toi-même[60]. —Ai-je quelque fonction à remplir, je m'en acquitte en la rapportant au bien de la société[61].

Il n'y a point de bonheur pour l'homme au-dessus d'une vie semblable. C'est une existence divine. Il n'y a qu'une chose qui puisse ajouter à sa béatitude, c'est de contempler en même temps que les siennes toutes les actions produites par les autres pour l'intérêt de l'État et pour la gloire de la nature humaine. Que tous les plaisirs, dit Marc-Aurèle, soient de passer d'une action sociale à une autre de même nature, en te souvenant toujours de Dieu[62]. — Quand tu voudras le donner du plaisir, songe aux excellentes qualités de tes contemporains, comme à l'activité de celui-ci, à la pudeur de celui là, à la libéralité d'un autre, et ainsi du reste : car il n'y a rien de si agréable que l'image des vertus qui éclatent dans les mœurs de ceux qui vivent avec nous, lorsqu'on les rassemble sous un même point de vue. Aie donc toujours ce tableau sous les yeux[63].

Bien que le bonheur de nos semblables doive être notre principal objet et notre principale récompense, notre charité doit demeurer entièrement désintéressée et ne pas se rebuter des obstacles qu'on rencontre. Ce n'est pas seulement à autrui, c'est avant tout à nous-mêmes, que nous devons de servir la société. Que ne peut, d'ailleurs, la bonne volonté ? Que la bienveillance est invincible, pourvu qu'elle soit sincère, sans dissimulation et sans fard ! Car que pourrait faire le plus méchant des hommes si tu persévérais à le traiter avec douceur ; si dans l'occasion, tu l'exhortais paisiblement, et lui donnais sans colère, alors qu'il s'efforce de te faire du mal, des leçons comme celle-ci : Non, mon enfant, nous sommes nés pour autre chose ! Ce n'est pas moi qui éprouverai le mal, c'est toi qui t'en fais à toi-même. Montre-lui adroitement, par une considération générale, que telle est la règle ; que ni les abeilles n'agissent comme lui, ni aucun des animaux qui vivent en troupe. N'y mets ni moquerie, ni insulte, mais l'air d'une affliction véritable, d'un cœur que n'aigrit point la colère, non comme un pédant, non pour te faire admirer de ceux qui sont là ; mais n'aie en vue que lui seul, y eût-il même là d'autres témoins[64].

Marc-Aurèle trouve à la fois, dans sa doctrine et dans son cœur, la règle d'un dévouement éclairé et salutaire, qui ne s'impose pas, mais qui persuade ; qui n'a rien d'aveugle ni de fastueux, mais qui est réfléchi et sincère, simple et aimable.

Si des efforts inspirés par tant de bonté et dirigés avec tant de sagesse demeurent infructueux, nous ne pouvons, dit-il, que le regretter, nous n'y pouvons rien changer. La volonté seule nous appartient, le résultat ne dépend pas de nous. Peut-être même ne faut-il pas nous plaindre de n'avoir point réussi. Ce qui était impossible n'était pas sans doute dans le dessein de l'éternelle sagesse. Quand même la vérité ne pourrait triompher de l'ignorance, quand même la justice demeurerait opprimée, il faudrait, sans cesser de croire en elles et de travailler pour leur triomphe, accepter leur défaite comme l'accomplissement d'une loi mystérieuse.

Marc-Aurèle, en humiliant ainsi devant sa foi religieuse sa croyance au règne de la vertu dans le monde, ne fait que sauvegarder celle-ci contre de trop fréquentes défaillances. En effet, le prétexte ordinaire de ceux qui renoncent au culte de la vertu et au service de leurs semblables, c'est ou le triomphe de l'injustice, ou l'ingratitude des hommes. A quoi bon, dit-on, des tentatives stériles pour une victoire imposable. A quoi bon se sacrifier pour qui veut se perdre et ne nous saurait aucun gré de le sauver ? De semblables questions, qui semblent demeurer sans réponse, conduisent à un désespoir stérile et à une abstention fatale. Avec sa raison qui lui dit qu'on fait le bien pour le bien, qu'en servant les autres c'est soi-même que l'on sert, et qu'ainsi on trouve toujours sa récompense dans son acte, Marc-Aurèle se commande à lui même de ne reculer ni devant sa propre impuissance ni devant l'ingratitude.

Lorsque tu as voulu faire du bien, dit-il, et que tu y es parvenu, pourquoi, en homme sans jugement, rechercher autre chose : la réputation de bienfaisance ou la gratitude[65] ? Quand tu te plains d'un homme sans foi, d'un ingrat, reviens sur toi-même : car c'est évidemment ta faute, d avoir cru qu'un homme sans foi serait fidèle, ou d'avoir eu y en faisant du bien, autre chose en vue que d'en faire et de goûter dans le moment tout le fruit de ta bonne action. Eh ! que cherches-tu de plus en faisant du bien aux hommes ? Ne te suffit-il pas d'avoir agi convenablement à ta naturels Tu veux en être récompensé ? C'est comme si l'œil demandait à être récompensé parce qu'il voit, ou les pieds parce qu'ils marchent : car, comme les parties du corps ont été faites pour une fin, et qu'en agissant selon leur structure, elles ne font que ce qui leur est propre, de même aussi l'homme, ayant été créé pour être bienfaisant, n'a fait que emplir les fonctions de sa nature lorsqu'il a fait du bien à quelqu'un, ou qu'il a contribué à lui procurer des avantages extérieurs. Il a dès lors tout ce qui lui appartient[66].

Cette pensée est souvent dans le livre de Marc-Aurèle, et il trouve, pour la rendre, les plus touchantes et les plus magnifiques comparaisons.

Il y a tel qui, après avoir fait plaisir à quelqu'un, se hâte de lui porter en compte cette faveur. Un autre ne fait pas cela, mais il a toujours présent à la pensée le service qu'il a rendu, et il regarde celui qui l'a reçu comme son débiteur. Un troisième ne songe même pas qu'il a fait plaisir, semblable à la vigne qui, après avoir porté du raisin, ne demande rien de plus, contente d'avoir porté le fruit qui lui est propre. Le cheval qui a fait une course, le chien qui a chassé, l'abeille qui a fait du miel, et le bienfaiteur, ne font point de bruit, mais passent à quelque autre action de même nature, comme fait la vigne qui dans la saison donne d'autres raisins[67].

Il semble que le soleil se fond en clartés ; mais, quoiqu'il répande partout sa lumière, il ne s'épuise pas : car ce n'est pas une perte de substance, mais une simple extension. Le mot grec Άκτΐνες, qui désigne ses rayons, vient du verbe έκτείνεσθαι, qui signifie s'étendre. On peut juger de son action en considérant la lumière qui entre dans un lieu obscur par un passage étroit : toute cette lumière s'étend d'abord en ligne droite, mais à la rencontre du corps solide qui sépare

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le lieu fermé d'avec l'air extérieur elle se divise : ce qui reste en dehors s'y arrête sans s'écouler ni tomber. Or, c'est ainsi que doivent être les épanchements de ton âme au dehors. Elle doit s'étendre jusqu'aux objets sans se dissiper, sans user de violence, lorsqu'elle rencontre des difficultés, et sans s'abattre ; il faut qu'elle s'arrête simplement et qu elle continue d'éclairer tout ce qui pourra recevoir sa lumière. Ceux qui refuseront de s'en laisser pénétrer auront donc voulu s'en priver eux-mêmes[68].

La charité ainsi comprise ne peut jamais être un sacrifice ; elle est notre principale fonction, la satisfaction la plus complète de notre nature. On ne peut remplir des devoirs envers soi-même sans obéir à ce premier commandement de la raison, et sans concourir, autant qu'il est donné à l'homme, à Tordre universel. Seulement celte charité doit n'avoir rien de tyrannique, et ne s'armer que de douceur ; elle ne veut pas dominer l'homme extérieur et sensible pris par les mauvais côtés de sa nature, mais elle veut pénétrer au fond de l'âme, et y régner pour son bien véritable, au nom de ses plus nobles facultés. Elle ne sépare pas la fin des moyens, mais elle justifie sans cesse son but par son action même, pouvant, si elle manque le premier, se contenter du mérite de la seconde. Jamais il n'y a lieu pour elle de se décourager, car elle se répète sans cesse qu'elle a tout ce qu'elle peut avoir et tout ce qu'elle désire. Elle a mis dans sa volonté toute la raison qu'elle pouvait y mettre ; la Divinité même s'y est ainsi associée autant que le lui permettaient sa sagesse et les lois éternelles. Elle n'a causé aucun mal, elle a produit tout le bien qu'il lui était donné de produire. Elle n'a rien à regretter, rien à se reprocher ; elle n'a aussi rien à réclamer. En effet, que pourrait-elle vouloir au delà de ce qu'elle a obtenu et de ce qu'elle possède ? Surtout quand elle a tant acquis de mérite, quand sa vertu s'est montrée si grande, quelle compensation pourrait lui être due, comme si elle avait fait une perte réelle ?

Dans la doctrine de Marc-Aurèle, comme dans celle de toute l'école socratique, le bien moral est considéré comme ayant une valeur infinie ; à côté de lui, tous les autres biens sont sans prix ; perdre ceux-ci pour l'obtenir, ce serait ne rien perdre. Acquérir ces mêmes biens quand déjà on possède le bien moral, ce serait ne rien acquérir, tant il y a un intervalle impossible à mesurer entre la bonheur de la vie raisonnable et fous les autres bonheurs. Le premier est la réalité et la plénitude éternellement immobile ; les autres ne sont que des apparences vaines et changeantes. Quand le premier remplit notre âme, que pourrait le reste, si ce n'est nous apporter la privation et le trouble ?

 

Pour bien comprendre le véritable caractère de cette morale, qui renferme si étroitement l'homme dans une œuvre toute sociale, et dans une espérance tout humaine, qui se passe de sanction en cette vie comme de sanction au delà de cette vie, il faut ne pas oublier l'idée que les Stoïciens se font de la Divinité et de ses rapports avec le monde.

Comme ses maîtres, Marc-Aurèle ne sépare pas le monde de Dieu. Plus qu'eux il a peur des spéculations métaphysiques, et il ne s'arrête pas longtemps aux questions que pose une téméraire curiosité, et auxquelles l'imagination se hâte trop souvent de répondre. Mais, sans se faire une théodicée complète et rigoureuse, il sait que rien n'arrive dans le monde sans une loi, et qu'il n'y a rien au-dessus de la raison. Comment la loi et la raison existent-elles et agissent-elles ? Il ose avouer qu'il l'ignore ; mais cette ignorance ne l'inquiète point, car elle ne l'empêche pas de voir partout claire et lumineuse cette domination toute puissante de la loi et de la raison. C'est ce qu'il appelle le règne de la Divinité, ou le gouvernement de la Providence.

Partout, dans l'action incessante de la nature, il ne découvre qu'ordre et qu'harmonie, qu'unité et que grandeur. Nulle part il ne voit de désordre ni de contradictions, de confusion ni de mal. Rien ne lui semble livré au caprice et au hasard, mais tout lui parait soumis à une nécessité souverainement bonne. Au-dessus des lois particulières qu'il comprend, et auxquelles il obéit, il a le sentiment de lois supérieures, qu'il accepte sans les comprendre, et devant lesquelles il s'incline avec respect. Dans l'immensité de l'espace et du temps il voit partout resplendir la souveraine beauté du bien, qui l'enivre de joie et d'amour. Tout ce que l'intelligence, qui lui découvre ces merveilles, lui montre comme possible et comme son œuvre, il s'y porte avec une joie ardente et une force invincible ; tout ce qu'elle lui fait voir en dehors de son action, et comme l'effet régulier de la nécessité qui domine toutes choses, il s'abstient de le condamner ; loin de là, il l'accepte avec une sérénité inaltérable.

Par cette raison suprême, qui embrasse à la fois tout ce qui est en lui et tout ce qui existe en dehors de lui, tout ce dont il a une conscience claire et distincte et tout ce qui échappe à sa connaissance, tout ce qui est du domaine de sa volonté et tout ce qui relève d'une autre puissance, il se place au-dessus de toutes les contradictions qui semblent exister entre l'intérêt de l'individu et celui du monde, la liberté de l'homme et la nécessité suprême, les changements de toutes choses et l'immuable régularité qui y préside ; et, de ces hauteurs intellectuelles, il voit disparaître toute barrière entre l'effort de l'homme et la résistance de la nature. En effet, par l'ordre de la raison, la volonté, soumise et libre tout ensemble, veut également ce qu elle peut et ce qu'elle ne peut pas, son action et ce qui la limite, ce qui est de l'homme et ce qui est d'une puissance supérieure. L'abstention devient ainsi l'une des formes et l'un des éléments nécessaires de l'action humaine. Elle la règle et la complète. Elle y ajoute, en quelque sorte, tout ce qui lui manque, puisqu'elle est volontaire, et qu'en agissant, comme en s'abstenant, l'homme remplit les deux parties de son rôle, et satisfait à la fois sa propre nature et l'universelle nature, la raison qui est en lui et la raison suprême.

D'un semblable point de vue toutes les distinctions disparaissent. L'homme n'est plus dans le monde, comme un empire à part, ayant sa destinée indépendante et son rôle isolé ; mais il est partie intégrante du monde, et associé à son action collective. Ce qu'il fait pour la société y il le fait pour lui-même. Ce qu'il fait contre la société, il le fait également contre lui-même. Sa vertu, en servant ses plus chers intérêts et ceux de ses semblables, sert en même temps à glorifier la raison éternelle. Une communauté sainte s'établit ainsi d'une façon toute spirituelle, mais dont la certitude est incontestable, entre la Divinité, la société et l'homme. C'est pourquoi il n'y a plus lieu d'espérer comme prix de la vertu la possession de Dieu et la vie véritable ; l'une et l'autre se trouvent dans la vertu même, aussi bien que ce que nous nommons la raison et la vérité. Ecartons nos sens et notre imagination, qui nous empêchent de comprendre cette union, et elle nous apparaîtra dans toute sa clarté. Nous la verrons se produire dans notre volonté même, qui pose à la fois ces trois choses : la loi divine, la loi sociale et la loi de l'individu ; qui fait entrer dans un acte d'un instant la vérité éternelle, et qui nous rend pendant cet instant l'égal de Dieu. En effet, nous sommes alors Raison, comme Dieu, disons-nous, est Raison. Notre volonté n'est autre que la sienne : car nous ne voulons ce qu'il nous semble bon de vouloir qu'avec une restriction qui subordonne notre volonté à la volonté divine, en lui commandant de s'arrêter devant l'impossible et le nécessaire.

Tel est l'idéal de la morale humaine, et aussi de là morale religieuse, inséparable de la première. Telle est la perfection à laquelle l'être raisonnable est tenu d'aspirer, et par laquelle il se rend semblable à Dieu. Tout est renfermé dans la raison, reine de la volonté. Qu'un jugement sain nous fasse voir le possible et le réel, nous le fasse aimer et vouloir comme le bien même ; cette science suprême nous affranchit de toutes les servitudes d'une volonté égarée par l'ignorance, et nous fait, comme Dieu, maîtres de nous-mêmes et des choses dans la mesure de notre humanité.

L'on peut donc dire également que la morale de Marc-Aurèle est éminemment religieuse, ou que sa religion est toute morale : car il ne sépare d'aucune manière la religion de la morale, et il renferme le culte et la possession de Dieu, comme l'accomplissement de la loi humaine, dans l'insaisissable présent où se produit la volonté raisonnable.

Nul, dit-il, ne connaîtra jamais les choses humaines, s'il ne sait le rapport qui les unit aux choses divines[69]. Il faut vivre avec les dieux. C'est vivre avec les dieux que de leur montrer sans cesse une âme satisfaite de son partage, obéissant à tous les ordres du génie qui est son gouverneur et son guide, don de Jupiter, émanation de sa nature. Ce génie, c'est l'intelligence et la raison de chaque homme[70]. Si tu dédaignes tout le reste pour t'occuper uniquement du culte de cet esprit dont la source est divine et qui le guide, tu te rendras digne du monde qui t'a donné l'être[71]. Les dieux ne se soucient pas d'être simplement loués par des êtres raisonnables, mais de trouver parmi ces êtres des âmes en tout pareilles aux leurs.... qui fassent tout ce qui convient à la raison qui leur est propre[72].

Si Marc-Aurèle emploie le plus souvent le mot les dieux, c'est que son temps lui fournissait ce pluriel pour désigner la Divinité. Mais jamais il ne leur attribue qu'une raison et qu'une volonté, jamais il ne voit en eux que la loi suprême et immuable, en laquelle subsistent toutes les lois. S'il ne dit pas toujours Dieu, s'il n'affirme pas d'une manière expresse sa nature, il ne faut y voir que son éloignement pour la métaphysique et pour les systèmes[73], et non l'incertitude de sa doctrine et de sa foi. Il découvre toutes les faces de la Divinité, telle qu'elle se manifeste à sa pensée ; il croit en elle ; mais il s'abstient de toucher à l'objet de son culte, de peur de l'altérer. Au lieu de le chercher en dehors de l'homme et du monde, au risque de le perdre, il le rattache au monde et à l'homme afin d'atteindre plus sûrement l'éternelle révélation de Dieu.

Obéis à Dieu : car, comme dit un poète, ses lois gouvernent tout. — Mais s'il n'y a que les atomes élémentaires ?En ce cas, il suffit de te rappeler que toutes choses vont aussi par des lois constantes[74]. A ceux qui te demandent : Où as-tu vu des dieux ? Comment as-tu pu te convaincre de l'existence de ces êtres auxquels tu adresses tant d'hommages ? réponds que d'abord ils sont visibles ; ajoute : Je n'ai jamais vu mon âme, et pourtant je l'honore. Il en est de même des dieux, et j'éprouve à chaque instant leur puissance, je reconnais qu'ils sont, et je les respecte[75].

La Divinité se confond, pour Marc-Aurèle, avec la nature : non qu'il la divise entre tous les êtres, et qu'il la voie tout entière en chacun ; mais elle se montre partout à ses yeux comme la sagesse ordonnatrice, comme la même raison qu'il découvre en lui-même ; c'est pourquoi, comme l'école stoïcienne, il substitue quelquefois à la formule platonicienne de la morale : Ressemblance à Dieu, cette autre formule qui, dans sa pensée, a le même sens : Ressemblance à la nature. En effet, l'une et l'autre ne signifient pour lui qu'une chose, obéissance à la raison : Pour l'être doué de raison, la même action est à la fois conforme à la nature et conforme à la raison[76]. — Honore ce qu'il y a dans le monde de plus excellent : c'est l'être qui se sert de tout et qui administre toutes choses. Honore pareillement ce qu'il y a de plus excellent en toi : c'est un être de la même famille que le premier, car lui aussi il se sert des antres choses qui sont en toi, et c'est lui qui gouverne ta vie[77].

Comme on l'a déjà vu, Marc-Aurèle n'attache tant de prix à la vie sociale qu'à cause de la communauté de raison qui unit tons les hommes, et c'est à cause de cette même communauté qu'il trouve, dit-il, le secret des choses humaines dans les choses divines, et qu'il se représente le monde comme la cité, de Dieu, et tous les hommes comme concitoyens, ou plutôt comme les parties d'une même âme.

Si l'intelligence nous est commune à tous, la raison nous est aussi commune qui fait de nous des êtres raisonnables. Cela étant, cette raison aussi nous est commune qui prescrit ce qu*il faut faire et ce qu'il ne faut pas faire, et ainsi, ta loi est commune à tous ; par conséquent, nous sommes concitoyens, nous vivons ensemble sous un même gouvernement ; enfin le monde est comme une cité. Ile quel autre état, en effet, pourrait-on dire que le genre humain, pris dans son ensemble, suit les lois ? Mais c'est de là, de cette cité commune, que nous viennent et l'intelligence, et la raison, et la loi qui nous régit. Sinon, d'où viendraient-elles ?[78]

Ainsi, le règne de la nature n'est que celui de la raison suprême ou de la Providence, et la soumission à la nature, c'est l'obéissance à la loi morale. La vérité demeurant de cette manière le principe et la fin de toutes choses, nous devons tout embrasser et tout unir dans le culte en esprit de ce qui est. C'est la condition même de l'existence et du bonheur pour l'individu et pour les sociétés ; c'est l'idéal de là vie humaine : c'est la seule vraie piété. Rien, en effet, dans cette croyance, qui nous attriste, nous abatte, nous pousse aux appuis étrangers, et nous renferme dans une méditation stérile ; mais tout nous calme, nous fortifie, nous, remplit de confiance et nous pousse à l'action. De même, en effet, que nous ne pouvons servir Dieu sans servir les hommes, nous ne pouvons manquer à nos devoirs envers nos semblables sans manquer au culte de Dieu.

Celui qui commet l'injustice est un impie. La nature de l'univers ayant organisé les êtres raisonnables les uns pour les autres, afin qu'ils se prêtent, suivant le mérite de chacun, un mutuel secours et ne se nuisent jamais, celui qui transgresse la volonté de la nature commet évidemment une impiété envers la plus puissante des déesses[79]...

Quand, par ignorance, nous manquons à une des lois de la nature, quand nous nous révoltons contre les choses et les événements, c'est comme si nous affirmions que la vérité n,existe point, qu'il n'est pas bon de croire en elle et de l'accepter. C'est un blasphème et en même temps comme la perte de notre âme, qui ne vit que de vérité. La piété et le soin de notre salut nous commandent donc cet heureux équilibre de la pensée, qui nous permet d'accomplir notre œuvre tout entière et de vouloir en même temps tout ce que nous ne pouvons empêcher. Ce calme est plus que de la résignation : c'est le triomphe de l'intelligence sur la matière, à laquelle nos sens seuls demeurent livrés. C'est l'hommage de la confiance et du respect, le plus noble et le plus digne de la Divinité.

Un homme instruit et modeste dit à la nature, qui donne tout et qui retire tout : Donne-moi ce que tu voudras, reprends tout ce qu'il te plaira, et il ne le dit point par fierté, mais par un sentiment de résignation et d'amour pour elle[80]. Les dieux me négligent-ils, moi et mes enfants ? Cela même doit avoir sa raison[81]. La raison qui gouverne l'univers sait quelle est sa propre nature et ce qu'elle fait, et sur quelle matière porte son action[82].

Tout ce qui arrive devait nécessairement arriver ; et tout ce qui est nécessaire est bien, puisqu'il a été voulu par la suprême intelligence. Qu'est-ce qui te trouble ? Qu'est-ce qu'il y a de nouveau dans les accidents ? Qu'est-ce qui te fait perdre courage ? Est-ce la cause par excellence ? Considère sa nature pleine de bonté. Est-ce la matière ? Fais attention à sa qualité purement passive. Il n'y a rien de plus. Montre donc, à l'avenir, aux Dieux un cœur plus simple et meilleur[83].

La seule chose que nous devions demander aux dieux, c'est la sagesse. Ce n'est pas ce qui ne dépend point de nous, et tombe par cela même parmi les choses indifférentes ; c'est le bien que nous pouvons nous donner, si nous le voulons, et qui seul nous appartient en propre, c'est la liberté d'esprit et la force de caractère. Le reste intéresse peu la piété. Si nous prions, que ce soit pour élever notre âme en haut, vers ces régions sereines où demeurent la raison et la paix de l'âme. Que notre prière soit calme et fortifiante ; qu'elle nous mène à l'action ; qu'elle nous arme pour la pratique du devoir ; qu'elle soit une assistance morale qui aide en nous le triomphe de la vérité et du bien.

Le mieux serait de manifester notre piété par nos œuvres[84] ; mais comme nous sommes faibles, nous pouvons nous aider de la prière comme de ces fortes méditations qui augmentent notre courage et notre résignation. La prière n'est ainsi qu'un appel à la raison, qui règle toutes choses et qui doit régler notre propre vie ; elle est un recueillement des forces vives de notre âme ; elle est une élévation de l'esprit : en nous menant à Dieu, elle nous rend à nous-mêmes ; culte purement intellectuel, elle nous unit à l'intelligence suprême, et, par cette communauté sainte, elle nous rend semblables à elle.

C'est à ce titre que Marc-Aurèle permet la prière, qu'il y a recours lui-même et qu'il la recommande. Ou les dieux ne peuvent rien, ou ils peuvent quelque chose. S'ils ne peuvent rien, pourquoi les prier ? et s'ils ont quelque pouvoir, pourquoi, au lieu de leur demander de te donner telle chose ou de mettre fin à telle autre, ne les pries-tu pas de le délivrer de tes craintes, de tes désirs et de tes troubles d'esprit ? Car, enfin, si les dieux peuvent venir au secours des hommes, ils le peuvent, aussi, sans doute en ce point[85].

Tu diras peut-être : Les dieux ont mis la vertu en ton pouvoir. Il vaudrait donc mieux faire usage de tes forces et vivre en liberté que de solliciter les dieux, et de te laisser tourmenter honteusement et en esclave par les objets qui sont hors de toi. Mais qui t'a dit que les dieux ne viennent pas à notre secours même dans les choses qui dépendent de nous ? Commence seulement à leur demander cette sorte de leçon, et tu verras. Celui-ci prie pour obtenir les faveurs de sa maîtresse, et toi prie pour n'avoir jamais de tels désirs. Celui-là prie pour être délivré de tel fardeau, et toi, prie pour être assez fort et pour n'avoir pas besoin de cette délivrance[86].

 

Sans s'expliquer les rapports de la Divinité avec le monde, ou des lois purement morales, que la raison conçoit, avec les lois physiques, que l'expérience découvre, Marc-Aurèle croit que le souverain bien consiste à croire à la raison, à s'attacher de toutes ses forces à la faire régner dans son âme et à accepter avec amour et respect son règne dans le monde. De même qu'il voit dans la prière l'auxiliaire de la morale, il regarde l'optimisme comme une partie de la piété.

Le mal n'a qu'une existence apparente et relative ; il n'a rien de réel ni d'absolu. Pense d'où chaque être est venu, de quels éléments il est composé, quels changements il éprouvera, ce qui en pourra résulter, et tu verras qu'il ne peut lui arriver aucun mal[87]. — L'Asie, l'Europe, sont des coins du monde ; toute la mer n'est qu'une goutte d'eau dans l'univers ; le mont Athos n'est qu'une motte de terre ; le temps présent n'est qu'un point dans la durée : toutes choses sont petites, changeantes, périssables. Tout vient de l'univers, tout est parti de ce principe commun, qui gouverne les êtres ou en est la conséquence nécessaire. Même la gueule du lion, les poisons mortels, tout ce qui peut nuire, comme les épines, la boue, sont les accompagnements de ces choses si nobles et si belles. Ne va donc pas t'imaginer qu'il y ait là rien d'étranger à l'être que tu vénères ; réfléchis à la source véritable de toutes choses[88].

Le mal, si nous nous y arrêtons, ne doit ainsi se présenter à nous que comme l'application d'une loi supérieure. De ce point de vue la contemplation du mal n'a plus rien de dangereux ; au contraire, elle est bonne. Loin de nous blesser et de nous désespérer, elle nous arme contre les surprises des événements, elle nous tient en garde contre trop de confiance en nous-mêmes et trop de sévérité pour les autres. Sans cela la vue du mal en nous ou hors de nous nous attriste, nous fait renoncer pour nous ou pour les autres à tout effort généreux. Pourquoi, en effet, nous laissons nous entraîner sur une pente fatale ? C'est que cette situation mauvaise occupe seule notre pensée. Pourquoi tant de luttes, tant de guerres, si ce n'est parce que nous croyons au règne du mal dans l'âme de nos semblables ?

Pour s'élever à la loi d'amour, à la véritable paix sociale, il faut effacer de son esprit l'idée que le mal soit quelque chose de réel, qu'il puisse, comme mal, être l'objet de l'intelligence et de la volonté, mais tout expliquer et tout comprendre en rapportant tout au bien et à Dieu. Considéré en général, le vice ne nuit pas au monde ; considéré chez un individu, il n'est pas un mal pour autrui. Il ne nuit qu'à un être doué de la faculté de s'en délivrer dès qu'il le voudra[89].

 

Tout est dans la nature. Seulement il faut voir chaque chose à sa place, dans l'ensemble, et se souvenir sans cesse que la raison est au-dessus de tout, que c'est par elle seule que notre vie associée à la vie divine de la nature est bonne et heureuse. Cette pensée, qui remplit toute la doctrine de Marc-Aurèle, se trouve surtout nettement marquée dans le passage suivant d'Epictète : Dans quel sens peut-on dire que, parmi les choses qui nous viennent du dehors, les unes sont selon la nature et les autres contre ? Par exemple, en nous supposant tout à fait séparés de la société des êtres, je dirai qu'il est selon la nature que mon pied ne soit point altéré ni souillé. Mais si nous considérons le pied comme un pied, et non comme une partie séparée, il faudra qu'il lui arrive tantôt de s'enfoncer dans la boue, tantôt d'être piqué d'une épine, quelquefois même d'être coupé pour le bien de tout le corps ; car autrement ce ne serait pas mon pied. Il faut en dire autant de notre personne. Qui es-tu ? Un homme. Si tu te considères comme un être à part, il est selon la nature que tu vives jusqu'à la vieillesse, que tu sois riche, que tu te portes bien, Mais si tu le considères comme un être qui fait partie du monde, il te faudra, dans ce rapport, ou être nautonier et risquer ta vie, ou être pauvre, ou quelquefois mourir jeune. Pourquoi donc te fâches-tu ? Ne sais-tu pas que, comme un pied séparé du corps n'est plus un pied, de même un homme séparé du tout n'est plus un homme[90].

Marc-Aurèle semble ne faire que reprendre et continuer cette comparaison quand il dit : Si jamais tu as vu une main, un pied, une tête coupés, gisant séparés du reste du corps j c'est là l'image de ce que fait, autant qu'il est en lui, celui qui n'accepte pas les événements y qui se retranche du grand tout ou qui fait quelque action nuisible à la société. Tu t'es jeté en dehors de cette union que comportait ta nature. Ta nature t'avait fait partie, tu t'es retranché toi-même du tout. Mais il y a cela d'admirable que tu peux rentrer dans cette union ; faveur que Dieu n'a point accordée à d'autres parties, de revenir à leur place après avoir été séparées et retranchées. Mais considère quelle bonté il a fallu pour accorder à l'homme cette,prérogative : Dieu lui a donné de ne jamais se laisser arracher de son tout, ou, quand il en a été arraché, de s'y rejoindre, d'y adhérer, d'y reprendre sa place[91].

Reprendre sa place, pour un être intelligent, c'est régler son opinion et ne pas chercher le bien en dehors de la nature et de ses lois nécessaires ; c'est dire sans cesse au principe de la nature : Que ta raison gouverne, et non la mienne ; que ta volonté s'accomplisse, et non la mienne ; ou plutôt : Que la raison et la volonté soient les mêmes en moi comme en toi.

Tout ce qui arrive est aussi habituel que la rose dans le printemps, que les fruits pendant la moisson ; ainsi, la maladie, la mort, la calomnie, la conjuration, enfin tout ce qui réjouit ou afflige les sots[92]. Il ne peut arriver aucun accident à un homme qui ne soit pour un homme, ni au bœuf qui ne soit pour un bœuf, ni à la vigne qui ne soit propre à la vigne. Si donc ce qui arrive à chacun de ces êtres est un événement ordinaire attaché à son existence, pourquoi recevrais-tu avec peine ceux, qui te regardent ? La commune nature n'a point fait pour toi seul des choses insupportables[93].

On tient souvent ce propos : Esculape a ordonné à ce malade de monter à cheval, de prendre un bain froid, de marcher pieds nus. Cet autre propos est tout à fait semblable : La nature de l'univers a ordonné à tel homme de faire une maladie, d'être mutilé d'un membre i de perdre ceux qui lui sont chers, d'éprouver tel autre dommage. En effet, a ordonné signifie, pour le médecin, qu'il a prescrit telle chose au malade comme propre à rétablir sa santé ; et dans l'autre cas, que ce qui arrive à chacun est disposé pour l'homme, en quelque façon, dans l'ordre marqué par la destinée. Nous disons aussi qu'une chose convient, dans le même sens que les artisans disent que les pierres carrées qui entrent dans les murs ou dans les pyramides conviennent quand il y a entre elles une certaine symétrie de position. A tout prendre, le concert des choses est unique ; et de même que le monde, ce grand corps, se compose de tous les corps, de même l'ensemble de toutes les causes constitue la destinée, cette cause suprême. Ce que je dis est bien connu, même des hommes les plus simples. Ils disent en effet : Sa destinée le portait ainsi... Recevons donc ce qui nous arrive, comme ce que nous ordonne Esculape ; il y a dans les remèdes bien des choses désagréables, mais auxquelles nous nous soumettons de bon cœur, dans l'espoir de la santé. Considère l'accomplissement, l'exécution complète des décrets de hi nature commune, comme tu considères la santé ; et à tout ce qui t'arrive soumets-toi de bon gré, quelque dur que cela te paraisse, comme à une chose qui a pour résultat la santé du monde, le succès des vues de Jupiter et sa satisfaction, car il ne nous l'eût point envoyé s'il n'y eût vu l'intérêt de l'univers : la nature ne porte jamais rien, dans ce que nous voyons, qui ne concorde avec l'être vivant sous sa toi.

 

Voilà donc deux raisons pour lesquelles il te faut aimer ce qui t'arrive : l'une, que c'est pour toi que la chose s'est faite, qu'elle était ordonnée pour toi, qu'elle avait été filée de tout temps avec ta destinée, en vertu des causes les plus anciennes ; l'autre, que même ce qui arrive à chaque homme en particulier est cause de l'accomplissement des vues de celui qui gouverne l'univers et de la conservation du monde. En effet, le tout lui-même serait mutité si tu en retranchais la moindre des parties, la moindre des causes qui constituent son ensemble et sa continuité. Or, c'est en retrancher quelque chose, autant qu'il est en toi, que de montrer de la répugnance à le soumettre ; c'est en quelque façon retrancher l'accident du monde[94].

La destinée ainsi comprise n'est pas le hasard ou la fatalité aveugle, mais le règne de la souveraine bonté ou de la Providence. C'est toujours pour un bien que la nature est forcée d'agir comme elle fait[95]. Il n'y a donc plus lieu à la révolte, mais à l'obéissance. En acceptant ce gouvernement absolu, on n'abdique rien de sa liberté, on ne fait que s'appuyer plus fortement sur la raison, et par cette soumission à la raison on obtient sur soi et sur toutes choses un règne intellectuel, digne de l'homme et semblable à celui de Dieu.

Si quelque force t'empêche de faire une action juste, tourne ton âme à la patience. Sers-toi de l'obstacle pour exercer une autre vertu. Souviens-toi que ta volonté n'était que conditionnelle et que tu ne voulais pas l'impossible. Que voulais-tu ? Un bon mouvement de ta volonté, et tu l'as eu. Ton intention vaut le fait accompli[96].

De même que nous tendons vers la perfection sans jamais y arriver, que de choses nous voudrions savoir et que nous ne savons point ! Aussi ne faut-il nous attacher à la plupart de nos pensées et de nos actions que d'une manière conditionnelle. Pendant que nous nous agitons, il y a quelque chose qui nous mène. Et c'est cette direction souvent inconnue et toujours bonne qu'il faut savoir sans cesse préférer à la sienne.

Quand ce qui commande en nous suit la nature, voici sa conduite en face des accidents de la vie : Il se porte sans effort vers ce qui lui est possible et permis. Il n'a de prédilection pour aucun objet déterminé. Il ne désire rien que sous condition. S'offre-t-il un obstacle, il en fait l'instrument de son action. C'est ainsi que le feu se rend maître de ce qui y tombe : une petite lampe en eût été éteinte, mais le feu resplendissant s'approprie bientôt les matières entassées, les consume, et par elles s'élève plus haut encore[97].

Tel est le sens et le bienfait de l'épreuve. La souffrance n'est un bien que par le courage avec lequel nous la subissons et par le triomphe dont elle est l'occasion pour notre volonté. L'âme et la raison peuvent suivre leur nature et leur volonté, à travers tous les obstacles. Cette facilité avec laquelle la raison triomphe de tout, c'est la même que celle qu'a le feu de monter, la pierre de descendre, le cylindre de rouler sur un plan incliné. L'homme devient meilleur quand il fait un bon usage des difficultés qu'il rencontre[98].

Plus l'homme en effet a été surpris par les événements, plus il en a souffert, faute de les voir tels qu'ils sont, plus il jouit ensuite du triomphe de son intelligence mieux éclairée et de sa volonté plus résignée. La souffrance qu'il n'a fait que traverser, signe d'une faiblesse passagère, est un souvenir importun, duquel sa pensée se détourne pour s'élever vers des régions plus sereines. Loin d'aimer cette souffrance pour elle-même, comme un sacrifice salutaire, il n'y voit qu'une tristesse ennemie, sous laquelle il a failli demeurer accablé. Enfin, eût-il succombé dans la lutte, et se fût-il plaint et révolté, ou se fût-il enfui vers le plaisir ; lorsque l'homme reconnaît son aveuglement et sa faute, lorsque, par cette confession intérieure et par une résolution opposée, il rompt avec cette situation coupable, lui convient-il de nourrir de longs regrets, dans l'affliction et dans les larmes ? Marc-Aurèle ne pense pas qu'il faille s'attacher à ces dangereuses douleurs y qui nous rappellent sans cesse notre faiblesse morale, qui nous abattent et nous désespèrent. Le passé, dit-il, est le passé ; nous ne pouvons plus le changer. Il ne touche plus en rien notre volonté. Il y aurait de la folie à se tourmenter à cause de lui, et à se courber sous une expiation qui détournerait ou affaiblirait des forces aujourd'hui mieux réglées et qui ne tendent qu'au bien. Réjouissons,nous plutôt de notre intelligence reconquise, et de même que nous ne pensons à la mort à venir que pour retourner avec plus d'ardeur à notre œuvre d'homme, ue songeons à cette mort morale qui nous a frappés que pour vivre désormais avec plus de courage et de calme. Puisque nous sommes redevenus raisonnables, le temps des afflictions et des remèdes est passé, il ne nous reste qu'à user avec bonheur de la santé de notre âme. Sans cela ce serait nous condamner à l'inaction de la maladie, ce serait tourner contre nous-mêmes des moyens seulement utiles contre le mal dont nous souffrions. Ce serait agir contre notre intérêt propre et celui de la société, et contre la volonté divine.

Il ne convient pas que je me chagrine moi-même, dit d'une façon juste et touchante Marc-Aurèle, moi qui n'ai jamais volontairement chagriné personne[99].

Notre bien se confondant avec le bien de tous et avec le bien suprême, il doit être le constant objet de notre étude et de notre effort. Pour l'atteindre, il faut ne le chercher que dans l'éternel présent, où il se trouve. Gomment pourrions-nous, en effet, le saisir dans le passé, qui n'est plus pour nous, ou dans l'avenir, qui pour nous n'est pas encore ? Le présent seul nous appartient, et seul il nous offre la possibilité du bien et du bonheur. Vivre de regrets serait aussi insensé que vivre d'espérance. Nous ne vivons jamais qu'un moment à la fois, et, pour qu'il ne soit pas perdu, il faut y attacher une volonté bonne.

Si tu laisses là le passé comme l'avenir, si tu te rends semblable à la sphère d'Empédocle y parfaite en rondeur et heureuse de trouver tout en elle-même ; si tu ne t'appliques à vivre que ce que tu vis, c'est-à-dire le présent, alors tu seras en état de passer ce qui te reste d'existence jusqu'à la mort sans aucun trouble, dans une noble liberté, dans une parfaite union avec ton génie[100].

Si tu te veux du bien, tu peux, dans un moment, te procurer les vraies sources du bonheur que tu désires et autour desquelles tu ne fais que tourner. Tu n'as qu'à oublier le passé, remettre l'avenir entre les mains de la Providence et, ne t'occupant que du présent, l'employer à des actions de sainteté et de justice[101].

Ainsi dans la doctrine morale de Marc-Aurèle tout converge vers l’unité, tout se renferme dans le réel et le possible, tout s'arrête dans les limites éternelles de la nature et de la nécessité. Pas de distinction entre une morale humaine et une morale religieuse, entre la vie de ce monde et une vie à venir, entre la vertu et la récompense, entre le principe du bien et un autre principe ; toutes ces choses pour l'esprit n'en font qu'une seule, toutes se réunissent dans l'acte de la volonté, acte tout spirituel, qui a à la fois sa perfection et ses bornes, qui fait par lui-même notre dignité et notre bonheur, qui nous donne dans la vie actuelle qui passe, la possession de la vie véritable et éternelle, enfin qui satisfait à la fois la loi humaine et la loi divine.

Cette action, simple et en même temps si large, s'accomplit dans l'âme, théâtre unique de la vie intellectuelle et morale. Malheur à qui ne peut la comprendre et cherche ailleurs sa satisfaction ; mais bienheureux qui sait y voir le bien de l'homme et s'y renferme. Toute âme a en elle le pouvoir de mener une vie parfaite, pourvu qu'elle regarde avec indifférence ce qui est réellement indifférent[102]. Au milieu de toutes les misères et de toutes les difficultés de la vie, quand tout semble noua tromper et nous échapper, l'âme peut conserver sa paix intérieure. Que lui enlèvent, en effet, les ruines qui se produisent autour d'elle ? Elle n'a point à recourir à rien d'étranger ni dans le temps ni dans l'espace ; elle trouve sa force en elle-même. Elle se suffit à l'aide de la raison, qui lui fait distinguer ce qui lui appartient et ce qui lui est étranger, qui lui fait vouloir tout ce qui lui est possible et accepter tout ce qu'elle ne peut empêcher. L'âme ressemble à une sphère bien ronde, lorsqu'elle ne s'étend point au dehors et qu'elle ne se rétrécit ni ne s'affaisse au dedans. Alors elle brille d'une lumière qui lui fait découvrir sa nature et celle de toutes choses[103].

Quand Marc-Aurèle, interprète si pur de la morale stoïcienne, dit à l'homme qu'il doit se suffire et demeurer renfermé en soi sans vivre au dehors, il ne parle que du recueillement moral et de l'effort intérieur qui constitue notre caractère propre, et par lequel nous rassemblons toutes les forces de notre pensée pour en faire une application raisonnable. Loin de recommander l'égoïsme, ce qui serait une contradiction étrange avec l'ensemble d'une doctrine si éminemment sociale, le stoïcisme marque seulement que la véritable sphère d'action de l'homme est une sphère tout intellectuelle, et que c'est seulement dans les régions morales qu'il peut trouver la véritable cité humaine et le royaume même de Dieu. Enfin le stoïcisme montre à l'homme qu'il n'est rien que par la pensée, que la science et la vertu sont une œuvre toute personnelle qui ne peut s'accomplir que dans l'intelligence, et que sa liberté, comme son bonheur, ne peuvent lui venir que de la raison qui est en lui.

Regarde au dedans de toi ; c'est en toi qu'est la source du bien, une source intarissable, pourvu que tu creuses toujours[104]. — La raison et la logique sont des puissances qui se suffisent à elles-mêmes et aux opérations qui dépendent d'elles. C'est d'un principe qui leur est propre qu'elles partent. C'est vers un but marqué qu'elles se dirigent. Aussi nomme-t-on leurs actes catorthoses, pour désigner que c'est là le droit chemin[105].

Ô mon âme ! quand seras-tu donc bonne et simple, et toujours la même, et toute nue, plus à découvert que le corps lui-même ? Quand feras-tu sentir à tous les hommes une douce et tendre bienveillance ? Quand seras-tu assez riche de ton fonds pour n'avoir besoin de rien, pour n'avoir rien à désirer au dehors, parmi les êtres animés on inanimés, pour en faire ton plaisir, ni du temps pour en jouir, ni d'être en quelque autre lieu, dans quelque autre pays, ni de respirer un air plus pur, ni de vivre avec des hommes plus sociables ; mais que, te pliant à ta situation, tu prendras plaisir à tout ce qui est, persuadée que tu as ce qu'il te faut, que tout va bien pour toi, qu'il n'y a rien qui ne te vienne des dieux, que tout ce qu'il leur a plu d'ordonner et qu'ils ordonneront ne peut être que bon pour toi, et en général pour la conservation du monde ?... Quand est-ce enfin que tu te seras mise en état de vivre avec les dieux et les hommes de façon que tu ne te plaignes jamais d'eux et qu'ils n'aient rien à blâmer dans tes actions ?[106]

La vérité seule peut donner cette vertu et cette joie, que Marc-Aurèle souhaite si ardemment ; seule elle peut faire embrasser dans un même amour ses semblables et Dieu.

Par la vérité, toutes les barrières et toutes les servitudes tombent, toutes les souffrances s'apaisent, tous les maux disparaissent, et il ne reste que joie et concorde, liberté et béatitude. Il semble que Marc-Aurèle ait vu la vérité face à face, tant il est comme enivré de sa beauté, et plein des amours extraordinaires dont parle Platon.

Ô monde ! tout ce qui te convient m'accommode. Tout ce qui est de saison pour toi ne peut être pour moi ni prématuré y ni tardif. Ô nature ! ce que tes saisons m'apportent est pour moi un fruit toujours mûr. Tout vient de toi, tout est en toi, tout retourne à toi. Quelqu'un a dit : Ô chère cité de Cécrops ! Pourquoi ne dirais-je pas du monde : Ô chère cité de Jupiter ![107]

Tel est le dernier mot de l'optimisme stoïcien. Grande et héroïque doctrine, qui s'accommode à la fois à la faiblesse et à la grandeur de l'homme, qui lui conserve sa place dans le monde, en le tenant également éloigné de trop d'orgueil et de trop d'humilité, et qui l'oblige en même temps à une activité morale constante, en lui faisant aimer d'un même amour et la vie de la société et l'action éternelle de l'intelligence suprême.

 

Ne séparant point le royaume de Dieu du royaume du monde, plein de la pensée qu'il n'arrive jamais rien que Dieu n'ait voulu, le stoïcisme n'admet point, comme au nom de l'insuffisance de la vertu, un désordre moral qui ait sa réparation après cette vie. — Au lieu donc de condamner l'existence présente et de porter ailleurs son désir et son espérance, le stoïcisme demeure attaché au présent comme à la possession même de la raison divine et à l'accomplissement de la destinée humaine.

De là les réflexions particulières que la pensée de la mort inspire à Marc-Aurèle, et dans lesquelles nous trouvons le complément de sa doctrine.

Ce fut au milieu des avertissements d'une lente maladie, qui lui rappelait sans cesse que sa vie devait bientôt finir, que Marc-Aurèle écrivit ses Pensées, Ce livre semble souvent n être qu'une préparation au moment suprême, tant l'idée de la mort le remplit[108].

Mais cette idée, loin d'apporter avec elle la tristesse qui s'y trouve jointe d'ordinaire, et l'abattement qui empêche de vivre, a pour Marc-Aurèle quelque chose de fortifiant et de salutaire ; elle le rattache plus énergiquement à la vie morale et aux devoirs sociaux, et elle ne lui montre dans l'instant redouté qu'une nouvelle occasion de triomphe pour sa raison et sa volonté.

Au lieu de le mettre en présence de l'anéantissement ou de l'inconnu, de le troubler de menaces et de craintes, de l'attirer par des promesses et des espérances, de lui faire voir un juge, une béatitude sensible ou des supplices, la pensée de la mort lui semblait comme une barrière au delà de laquelle il est téméraire et dangereux de laissa : l'imagination s'élancer, et comme un dernier horizon auquel s'arrêtent nécessairement la vue et la science de l'homme. Loin de s'affliger de ces bornes comme d'une impuissance et d'une condamnation, loin de s'y briser avec désespoir dans un fatal effort, Marc-Aurèle ramenait sa vue sur l'éternelle lumière de la raison ; il la revoyait toujours brillante au fond de lui-même, et, dans l'accomplissement de la loi, il retrouvait toujours une satisfaction infinie, et ce que les âmes pieuses appellent la possession de Dieu.

En effet, il ne pensait point que pour entrer en commerce avec la Divinité il faut sortir de l'existence humaine ; qu'ainsi la mort est une délivrance et comme le commencement de la vie. Il croyait, au contraire, que par l'intelligence il trouvait Dieu en lui, ou plutôt vivait lui-même au sein de Dieu ; qu'il était impossible de séparer les choses humaines des choses divines, que cette séparation compromettrait la morale et la piété ; que la vie humaine s,accomplit en deçà de la mort, qu'elle renferme toute la destinée qu'il nous est donné de remplir et qui s'impose à notre volonté ; qu'au lieu de remettre à vivre, d'attendre et de mépriser le temps et ce qui se fait dans le temps, il faut se hâter de vivre, et de saisir, dans l'instant qui passe, l'immobile éternité.

La vie, la vie véritable, la vie raisonnable, la vie renfermée dans la volonté de ce qui doit être et de ce qui est : tel est l'objet des réflexions constantes de Marc-Aurèle. Dans la mort même il ne voit que la vie, une fonction dé f existence, la dernière et la plus haute, le complément et la fin de l'action morale. Il n'en sait rien de plus et ne veut point en savoir davantage. Cela suffit pour soutenir sa vertu et pour justifier sa raison.

Que désires-tu ? se dit-il. D'exister ; c'est-à-dire de Sentir, de vouloir, de croître pendant un temps, de ne plus croître ensuite, de parler, de penser. Laquelle de ces facultés te semble digne de tes désirs ? Si chacune en particulier ne mérite que ton mépris, va au dernier but, qui est d'obéir à ta raison et à Dieu. Mais il y a contradiction à honorer l'un et l'autre, et à ne pouvoir supporter la privation des objets que te ravit la mort[109]. Il faut donc être aussi prêt à mourir dans le présent qu'on serait prêt à remplir toute autre fonction décente et honnête[110].

Comme la vie, la mort est par elle-même sans aucune valeur. Notre état moral seul fait son prix. Seule une acceptation résignée et calme la rend bonne et heureuse. En vain la sensibilité et l'imagination épouvantées refusent de contempler la mort, la déclarant contraire à la nature et à la volonté primitive de Dieu[111]. En vain elles réclament la satisfaction d'un désir toujours inassouvi : des années et des plaisirs, auxquels, à les croire, la nature humaine nous donne un droit absolu, et dont Dieu demeure éternellement notre débiteur. La raison tient un autre langage ; elle nous montre notre destinée ailleurs que dans la jouissance ; elle nous dit que nous n'avons jamais droit qu'à ce que nous avons ; elle nous donne la juste conscience de nous-mêmes, et elle nous impose la vraie soumission à la Providence.

Un homme vraiment homme, dit Marc-Aurèle, n'aspire point à vivre tant d'années ; il n'aime pas la vie ; il s'en remet à Dieu. Il dit comme les bonnes femmes : On ne peut fuir sa destinée. Il examine simplement quel est le meilleur emploi à faire du temps qu'il doit vivre[112].

Il se jette volontairement dans les bras de la Parque, la laissant lui filer comme aux autres telle sorte de jours qu'elle voudra[113].

Plusieurs grains d'encens ont été destinés à brûler sur le même autel. Que l'un tombe plus tôt dans le feu, l'autre plus tard, cette différence n'est rien[114].

En quelque moment, en effet, que la vie se termine, elle a toujours atteint le but où elle tendait. Car il n'en est pas de la vie comme d'un ballet ou d'une pièce de théâtre, pu d'autres représentations, qui restent défectueuses si on les interrompt. A quelque âge, en quelque lieu que la mort te surprenne, elle forme du temps passé un tout complet et achevé, en sorte que tu peux dire : J'ai tout ce qui m'appartient[115].

Il ne faut donc ni désirer la mort, ni la craindre ; il faut nous occuper seulement de notre œuvre actuelle : tout le reste n'est point notre affaire. L'avenir n'est pas à nous, le passé nous échappe. Rien ne nous demeure que notre volonté ; c'est elle que nous devons cultiver et fortifier chaque jour. En dehors de ce progrès incessant et personnel nous voyons toutes choses tourner dans un cercle uniforme, et nous n'avons rien à attendre. Les plaisirs se succèdent et se détruisent tes uns les autres. Il y en a qui ne reviennent pas, d'autres qui reviennent toujours les mêmes Leur nouveauté fait leur seul attrait, et dès qu'ils l'ont perdue ils cessent de nous plaire.

De là ce dégoût qui précipite vers la mort ceux qui espèrent une autre vie, ou qui veulent seulement fuir celle-ci. Pour le stoïcien renfermé dans la raison et la volonté, là vie demeure une œuvre toujours nouvelle, à laquelle il reste attaché avec respect et avec amour, comme à la vertu et à Dieu.

Il faut ainsi distinguer dans les pensées de Marc Aurèle ce qui se rapporte à la vie extérieure et sensible, et ce qui se rapporte à la vie de l'âme. Le regard qu'il jette sur la première est triste et désespéré. Il rappelle sans cesse sa monotone uniformité[116], sans cesse il fait sentir combien elle est vide et stérile. Il n'en est pas de même du regard qu'il jette sur la vie morale, toujours pleine et féconde, riche de paix et de joie[117].

C'est de la première existence que parle Marc-Aurèle lorsqu'il dit : Une vérité qu'il faut te rappeler, c'est que tout, de toute éternité, présente le même aspect dans le monde, que c'est dans un cercle que roulent toutes choses, et qu'il n'y a aucune importance à ce qu'on voie les mêmes choses pendant cent années ou pendant des siècles infinis[118].

En parlant ainsi, Marc-Aurèle ne fait que condamner la recherche insensée de satisfactions nouvelles que le monde ne peut donner, et rattacher l'homme par un lien plus étroit à l'existence morale. Loin de lui prescrire le découragement et le suicide, il l'en détourne.

Il n'y a, en effet, qu'une chose qui nous donne le droit de disposer de notre vie et d'y mettre un terme : c'est l'impossibilité de ne pas faire mal en la conservant. Mieux vaut mourir que de commettre une faute ; mieux vaut être mort que de vivre coupable. Qui pourrait t'empêcher d'être homme de bien et simple de mœurs ? Seulement, prends une ferme résolution de cesser de vivre, si tu n'avais plus ces vertus, car, dans ce cas, la raison ne t'ordonne plus de vivre[119]. Etablis-toi dans la possession de la vertu, et restes-y comme dans une île des bienheureux. Si tu t'aperçois que la vertu t'échappe, que tu n'es plus le maître, va-t'en courageusement dans quelque coin où tu redeviendras le maître ; ou bien sois pour jamais du monde, non pas dans un accès de colère, mais simplement, en homme libre, modeste, qui aura du moins fait cela de bien en sa vie, de la quitter ainsi[120].

Le suicide n'est que la condamnation d'une âme incurable prononcée et accomplie par elle-même ; c'est le dernier effort de l'impuissance qui recueille un reste de raison et de vertu dans un acte qui soustrait brutalement l'âme à sa propre contagion et à la nécessité de nouvelles fautes. Le mot de Marc-Aurèle est le même que celui de J.-J. Rousseau : Meurs, tu n'es qu'un méchant !

Mais, pour que le suicide fût méritoire, il faudrait que le méchant se détruisit comme méchant. Et il est impossible que celui-ci reconnaisse son état sans en être déjà sorti, et qu'il n'ait pas, après ce changement d'esprit et de volonté, un meilleur emploi à faire de son activité.

Seulement, on peut dire que Marc-Aurèle accepte le suicide comme il veut l'héroïsme, dans les grandes situations, qui n'ont d'issue qu'un crime ou la mort. Car, dit-il, préférer une vie pleine de souillures, ce serait être esclave de sa vie, ce serait ressembler à ces bestiaires à demi dévorés qui, tout couverts de blessures et de sang, demandent, avec prières, qu'on les conserve pour le lendemain, où ils seront pourtant à la même place, livrés aux mêmes griffes et aux mêmes dents[121]. Mais si on vient à perdre la conscience de ses fautes, quelle raison aura-t-on de vivre encore ?[122]

Quel jugement terrible et sans appel porte donc contre lui-même celui qui n'a rien trouvé en lui qui le retint dans la vie , qui n'a pu se servir lui-même et servir ses semblables qu'en se mettant à jamais hors d'état de nuire! Qu'était-il dans la société? Quelle lèpre! quel fléau dangereux! C'est un abcès dans le corps du monde, celui qui s'en retire et qui se sépare de la raison de l'universelle nature à cause du chagrin que lui font éprouver les accidents de la vie[123].

La loi même de notre être nous commande de nous accommoder de tout ce qui convient au monde. La nature qui nous apporte des maux est la nature qui nous a portés[124]. Et quand même tout autre devoir nous demeurerait impossible, il resterait toujours à s'abstenir du mal et à le souffrir. Cette loi de résignation survit à toutes les autres. Celui qui s'enfuit de chez son maître est un déserteur; la loi est notre maître : la transgresser, c'est être déserteur[125].

De quelque manière qu'il le considère, Marc-Aurèle juge toujours le suicide la plus grande faiblesse de l'âme, la plus grande défaillance de la raison, le résultat fatal d'une ignorance invincible de la vie et de la mort.

Hâtons-nous de jouir, disaient les Epicuriens, parce que nous mourrons demain. Mourons aujourd'hui, ajoutaient-ils, puisque la vie n'a plus pour nous de jouissances. La vie offre toujours la jouissance de la raison et de la vertu, répond Marc-Aurèle ; et si elle doit finir, n'y pensons que pour mieux employer chaque moment qui passe. C'est chacun de ces moments qui compose la vie, et aussi la mort, puisqu'à chaque instant nous mourons. C'est donc une même chose, vivre et mourir. Aussi faut-il considérer le moment suprême comme un moment ordinaire, et en même temps faire chacune de nos actions comme la dernière de notre vie[126].

Tu mourras bientôt, et tu n'as pas encore des moeurs simples[127].... Ne fais pas comme si tu avais à vivre des millions d'années ; la mort s'avance ; pendant que tu vis, pendant que tu le peux, rends-toi homme de bien[128].

Pourvu que nous donnions à notre acte, quel que soit celui que les circonstances nous imposent, tout le mérite que la raison nous dit devoir lui appartenir, notre oeuvre est accomplie, nous pouvons être pleins de sérénité et de joie, nous avons vécu, nous vivons, et rien ne nous manque. Ne t'inquiète pas de savoir combien de temps tu vivras ainsi : trois heures passées dans l'obéissance à la raison et à Dieu suffisent[129].

Pour que la mort soit une action virile et qui nous intéresse, il faut qu'au-dessus de tous les désordres organiques et de toutes les souffrances corporelles il plane une idée forte qui nous soutienne jusqu'au bout dans une affirmation vraie et dans une volonté juste. Quoi ! la lumière d'une lampe brille jusqu'au moment où elle s'éteint, et ne perd rien de son éclat ; et la vérité, la justice, la tempérance, qui sont en toi, s'éteindraient avant toi ![130]

Cette mort intellectuelle et morale est seule à redouter, que nous n'ayons voulue ou qu'elle nous frappe fatalement par la maladie ou par l'âge. C'est contre elle qu'il faut s'armer en se hâtant de bien vivre.

Il ne faut pas s'arrêter à cette réflexion seule que la vie se dépense chaque jour, et que chaque jour diminue ce qui nous en reste ; il faut réfléchir aussi que, dût-on prolonger son existence jusqu'à un grand âge, il n'est pas sûr que notre pensée conservera plus tard la même force d'intelligence et de réflexion, qui est le fondement de la science des choses divines et humaines. En effet, si l'on vient à tomber en enfance, la respiration, la nutrition, l'imagination, le désir, toutes les fonctions de cette nature ne continuent pas d exister ; mais la possession de nous-mêmes, l'exacte observation du devoir, la sûreté du jugement, tout ce qui demande un raisonnement bien exercé est éteint en nous. Il faut donc se hâter, non-seulement parce que sans cesse nous approchons davantage de la mort, mais parce que l'intelligence et la conception des choses cessent en nous avant la vie même[131].

Pour la cessation de la vie organique, elle n'est pas un mal, elle n'est qu'un changement ; elle est, comme la naissance, un ouvrage de la nature, une forme de la vie, l'accomplissement de quelque chose de divin et de juste. Ne méprise point la mort, dit Marc-Aurèle ; envisage-la favorablement comme un des ouvrages qui plaisent à la nature : car être dissous est la même chose que passer de l'enfance à la jeunesse et puis vieillir ; que croître et se trouver homme fait ; que prendre des dents, de la barbe et puis des cheveux blancs ; que donner la vie à des enfants et de les mettre au monde ; enfin que d'accomplir une des autres opérations naturelles qui conviennent à chaque âge. Il est donc d'un homme sage de n'être ni léger, ni emporté, ni fier, ni dédaigneux vis-à-vis de la mort, mais de l'attendre comme une des fonctions de la nature[132]. C'est même un bien, puisqu'elle est de saison pour l'univers, qu'elle lui est utile et qu'elle est une conséquence de ses lois. C'est être porté par Dieu que de se porter vers les mêmes objets que Dieu, et de conformer sa pensée à la sienne[133].

 

En se représentant ainsi la mort comme il s'est représente la vie, Marc-Aurèle n'a pas besoin de croire a une autre existence où il trouve la vie, le bien et Dieu, il s'abstient de craintes et d'espérances ; il n'affirme rien de l'avenir qui suivra la mort. L'immortalité de l'âme de--meure pour lui une question. Loin de la croire résolue, il n'essaie pas même de la résoudre. Loin de juger cette solution indispensable à la morale, il est convaincu qu'elle ne touche en rien la question de la vertu et de la destinée humaine, et qu'il faut la laisser à Dieu[134].

Pourquoi ne pas attendre paisiblement ou d'être éteint ou d'être déplacé ? Et jusqu'à ce moment que faut-il autre chose, pour vivre heureux, que d'honorer et de bénir les dieux, de faire du bien aux hommes, de savoir souffrir et s'abstenir ?[135]

Comment se fait-il que les dieux, qui ont ordonné si bien toutes choses et avec tant d'amour pour les hommes, aient négligé ce seul point : que des hommes d'une vertu éprouvée, qui ont eu pendant leur vie une sorte de commerce avec la Divinité, qui se sont fait aimer d'elle par leurs actions pieuses et leurs sacrifices, ne revivent pas après la mort, mais soient éteints pour jamais ?Puisque la chose est ainsi, sache bien que, si elle avait dû être autrement, ils n'y eussent pas manqué : car si cela eût été juste, cela eût été possible ; si cela eût été conforme à la nature, la nature l'eût comporté. Si donc il n'en est pas ainsi, confirme-toi par cette considération même qu'il ne fallait pas qu il en fût ainsi. Tu vois bien toi-même que faire une telle recherche, c'est disputer avec Dieu sur son droit. Or, nous ne disputerions pas ainsi contre les dieux s'ils n'étaient pas souverainement bons et souverainement justes. S'ils le sont, ils n'ont rien laissé passer dans l'ordonnance du monde qui soit contraire à la justice et à la raison[136]. Va-t'en donc avec un cœur paisible ; celui qui te congédie est sans colère[137].

De même qu'il n'a point séparé l'observation de la loi morale du culte de Dieu, Marc-Aurèle ne sépare point ta vie éternelle et divine de la vie raisonnable. Il s'abstient de prononcer sur tous les problèmes qui échappent à sa raison ; mais cette abstention n'est pour lui qu'une partie de sa sagesse, et elle laisse subsister tout entière sa croyance morale et religieux.

 

 

 



[1] Pensées de Marc-Aurèle, VI, 12.

[2] J. Capitolin, M. Ant. le Phil., § 8.

[3] Pensées de Marc-Aurèle, VIII, 3.

[4] Ibid., XI, 29.

[5] Pascal, édit. Havet, p. 21. Travaillons à bien penser. Voilà le principe de la morale.

[6] Pensées de Marc-Aurèle, II, 15 ; III, 9 ; IV, 3 ; XII, 8, 22, 26.

[7] Ibid., IX, 15.

[8] Ibid., V, 19.

[9] Ibid., X, 38.

[10] Ibid., V, 16.

[11] Ibid., VIII, 1.

[12] Sénèque, ép. 80. Quidquid facere te potest bonum tecum est. Quid tibi opus est ut sis bonus ? Velle.

[13] Ibid., XII, 11.

[14] Ibid., XI, 36.

[15] Ibid., V, 10.

[16] Vauvenargues, édit. Gilbert, p. 416, Réflexions et maximes, 292. Quand il serait vrai que les hommes ne seraient vertueux que par raison, que s'ensuivrait-il ? Pourquoi, si on nous loue avec justice de nos sentiments, ne nous louerait-on pas de notre raison ? Est-elle moins nôtre que notre volonté ?

[17] Pensées de Marc-Aurèle, IV, 13.

[18] Ibid., VI, 8.

[19] Ibid., XII, 22.

[20] Ibid., VIII, 16.

[21] Ibid., XII, 8.

[22] Ibid., XII, 10. Cf., VIII, 11 ; III, 11.

[23] Ibid., VIII, 13.

[24] Ibid., VIII, 49.

[25] V. Malebranche, Recherche de la vérité, passim ; Bossuet, De la Connaissance de Dieu et de soi-même, ch. III.

[26] Pensées de Marc-Aurèle, VII, 47.

[27] Ibid., VI, 13.

[28] Ibid., XI, 2.

[29] Ibid., III, 2.

[30] Ibid., III, 13.

[31] Seneca, De Clementia, I, 17. Morbis medemur nec irascimur; atqui et hic morbus est animi ; mollem medicinam desiderat ipsumque medentem minime infestum ægro. Mali medici est desperare, ne curet : idem in iis, quorum animus adfectus est, facere debebit is, cui tradita salus omnium est, non cito spem proicere nec mortifera signa pronuntiare ; luctetur cum vitiis, resistat, aliis morbum suum exprobret, quosdam molli curatione decipiat citius meliusque sanaturus remediis fallentibus.

[32] Ibid., V, 17.

[33] Ibid., IV, 6.

[34] Ibid., V, 28.

[35] Ibid., IX, 12.

[36] Ibid., IX, 12.

[37] Ibid., IX, 11.

[38] Ibid., V, 28.

[39] Ibid., VI, 6.

[40] Ibid., XII, 26.

[41] Ibid., IX, 20.

[42] Ibid., VIII, 56. — C'est la pensée que Platon fait exprimer à Socrate, dans son apologie. Si vous me condamnez, étant tel que je viens de le déclarer, vous ne ferez de tort qu'à vous-mêmes. En effet, ni Mélitas ni Anytus ne me nuiront en rien ; cela n'est pas en leur puissance : car je ne crois pas que les dieux aient donné au méchant le pouvoir de nuire à l'homme de bien. Epictète exprime la même idée d'une façon plus rude, mais plus explicite encore : Arrien, Discours d'Épictète, IV, 5. Ton voisin t'a jeté des pierres : as-tu pour cela commis quelque faute ?Mais il a tout brisé chez moi. — Es-tu un vase ? Non, mais une volonté.

[43] Ibid., XI, 9.

[44] Ibid., VIII, 51.

[45] Ibid., X, 30.

[46] Ibid., XI, 18, 4°.

[47] Ibid., VII, 64. Voir Platon, le Protagoras.

[48] Arrien, Disc. d'Epict., l. I.

[49] Pensées de Marc-Aurèle, II, 13.

[50] Ibid., IX, 42 ; X, 4.

[51] Ibid., VII, 22.

[52] Ibid., XII, 26.

[53] Ibid, II, 1.

[54] Ibid., IV, 18.

[55] Ibid., VII, 71,

[56] Ibid., III, 4.

[57] Ibid., VII, 55.

[58] Ibid., VI, 54.

[59] Ibid., XI, 4. Sénèque dit de même, ép. 48 : Alteri vivas oportet, si tibi vis vivere.

[60] Ibid., VII, 74.

[61] Ibid., VIII, 23.

[62] Ibid., VI, 7.

[63] Ibid., VI, 48.

[64] Ibid., XI, 18, 9°.

[65] Ibid., VII, 73.

[66] Ibid., IX, 42.

[67] Ibid., V, 6.

[68] Ibid., VIII, 57.

[69] Ibid.

[70] Ibid., V, 27.

[71] Ibid., XII, 1.

[72] Ibid., X, 8.

[73] Ibid., V, 10.

[74] Ibid., VII, 31.

[75] Ibid.

[76] Ibid., VII, 11 ; VI, 9.

[77] Ibid., V, 21.

[78] Ibid., IV, 4.

[79] Ibid., IX, 1.

[80] Ibid., IX, 1.

[81] Ibid., XI, 6.

[82] Ibid., VI, 5.

[83] Ibid., IX, 37. Cf. X, 14.

[84] Sénèque : Si vis orare, bonus esto.

[85] Pensées de Marc-Aurèle, IX, 40. Cf. Juvénal, X, 347-357.

[86] Ibid.

[87] Ibid., XI, 17.

[88] Ibid., VI, 36.

[89] Ibid., VIII, 55.

[90] Arrien, Disc. d'Epict., l. II, ch. 5.

[91] Pensées de Marc-Aurèle. Ibid., VIII, 34.

[92] Ibid., IV, 44.

[93] Ibid., VIII, 46.

[94] Ibid., V, 8. Cf. VIII, 50.

[95] Ibid., IV, 9.

[96] Ibid., VI, 50.

[97] Ibid., IV, 1.

[98] Ibid., X, 33.

[99] Ibid., VIII, 42. Cf. V, 9.

[100] Ibid., XII, 3. Cf. VIII, 44, 32, 36.

[101] Ibid., XI, 12. Cf. VII, 8, Marc-Aurèle ne prescrit pas l'indifférence égoïste pour des intérêts à venir qui ne nous touchent pas personnellement et dans le présent ; il recommande seulement de ne pas oublier le de voir actuel pour un avenir incertain, que nous pourrions craindre ou espérer inutilement, mais de vouloir et de faire à chaque moment Faction la meilleure et la plus propre à servir de la manière la plus durable les intérêts les plus élevés et les plus nombreux. Cf. Sénèque, De la brièveté de la vie.

[102] Ibid., XI, 16.

[103] Ibid., XI, 12.

[104] Ibid., VII, 59.

[105] Ibid., V, 14.

[106] Ibid., X, 1.

[107] Ibid., IV, 23.

[108] Ibid., V, 31 et passim.

[109] Ibid., XII, 31.

[110] Ibid.

[111] Ibid., IX, 35.

[112] Ibid., VII, 46.

[113] Ibid., IV, 34.

[114] Ibid., IV, 15.

[115] Ibid., XI, 1. Cf. XII, 36. Sénèque, Ép. 77 : Eam viam ingressi sumus quam non peragere est necesse. Iter imperfectum erit si in media parte aut citra petitum locum steteris. Vita non est imperfecta si honesta est. Ubicunque desines, si bene desinis, tota est.

[116] Ibid., VI, 37 ; XI, 1 ; IX, 37 ; XII, 35.

[117] Ibid., IV, 33.

[118] Ibid., II, 14. Cf. VI, 46 ; VIII, 6 ; VII, 55, 49 ; IV, 50, 32 ; IX, 14, 32, 33.

[119] Ibid., X, 32. Cf. VIII, 47.

[120] Ibid., X, 8. Cf. IX, 2.

[121] Ibid., X, 8.

[122] Ibid., VII, 24.

[123] Ibid., IV, 29.

[124] Ibid.

[125] Ibid., X, 25.

[126] Ibid., 5. Cf. VII, 69, 56.

[127] Ibid., IV, 37.

[128] Ibid., IV, 17.

[129] Ibid., VI, 23. — Cicéron, Tuscul., V, 2. Philosophia.... est unus dies bene, et ex præceptis tuis actus, peccanti immortalitati anteponendus !

[130] Ibid., XII, 15.

[131] Ibid., III, 1.

[132] Ibid., IX, 3, Cf. IV, 5 ; II, 12 ; V, 13 ; VI, 15 ; VII, 18, 23 ; VIII, 18,6 ; IX, 21, 35.

[133] Ibid., XII, 23.

[134] Spinosa, trad. de M. E. Saisset, Ethique, part. V, prop. 41 ; Alors même que noue ne saurions pas que notre âme est éternelle, nous ne cesserions pas de tenir pour les premiers objets de la vie humaine, la piété, la religion, en un mot, tout ce qui se rapporte à l'intrépidité et à la générosité de l'âme.

La plupart des hommes pensent qu'ils ne sont libres qu'autant qu'il leur est permis d'obéir à leurs passions, et qu'ils cèdent sur leurs droits tout ce qu'ils accordent aux commandements de la loi divine. La piété, la religion, et toutes les vertus qui se rapportent à la force d'âme, sont donc à leurs yeux des fardeaux dont ils espèrent se débarrasser à la mort, en recevant le prix de leur esclavage, c'est-à-dire de leur soumission à la religion et à la piété. Et ce n'est pas cette seule espérance qui les conduit : la crainte des terribles supplices dont ils sont menacés dans l'autre vie est encore un motif puissant qui les détermine a vivre, autant que leur faiblesse et leur âme impuissante le comporte, selon les commandements de la loi divine. Si l'on ôtait aux hommes cette espérance et cette crainte, s'ils se persuadaient que les âmes périssent avec le corps et qu'il n'y a pas une seconde vie pour les malheureux qui ont porté le poids accablant de la piété, il est certain qu'ils reviendraient à leur naturel primitif, réglant leur vie selon leurs passions et préférant obéir à la fortune qu'à eux-mêmes. Croyance absurde, à mon avis, autant que celle d'un homme qui s'emplirait le corps de poisons et d'aliments mortels par cette belle raison qu'il n'espère pas jouir toute sa vie d'une bonne nourriture ; ou qui, voyant que l'âme n'est pas éternelle ou immortelle, renoncerait à la raison et désirerait devenir fou : toutes choses tellement énormes, qu'elles méritent à peine qu'on s'en occupe.

[135] Ibid., V, 33.

[136] Ibid., XII, 5. Cf. VIII, 58 ; XI, 10 ; III, 3.

[137] Ibid., XII, 36.