VIE DE  NAPOLÉON

— FRAGMENTS —

 

XXII.

 

 

Les Jacobins et Fouché.

 

Napoléon avait peur des Jacobins, auxquels il enlevait non-seulement leur puissance, mais encore leurs occupations de chaque jour ; il établit une police pour les surveiller ; il eût bien voulu pouvoir déporter tous les chefs ; mais l'opinion publique eût été révoltée de cette mesure et la fusion qu'il désirait opérer, retardée pour longtemps. Même en exilant les chefs, la crainte des particuliers lui fût restée, et il suffisait d'une vingtaine de ceux-ci pour faire une conspiration et mettre sa vie en danger.

Les Jacobins sont peut-être les seuls êtres que Napoléon ait jamais haïs. Lorsqu'il revint d'Égypte, il trouva le pouvoir réel entre les mains de Sieyès (qu'il regardait comme un Jacobin) ; je dis le pouvoir réel, car le Directoire n'existait encore que parce que personne ne se présentait pour lui donner le coup de la mort, et Sieyès eût pu faire, avec un autre général, ce qu'il fit avec Napoléon.

Après y avoir bien réfléchi, Napoléon crut devoir confier à un ancien Jacobin le soin de surveiller les Jacobins.

Il crut avoir gagné Fouché (en quoi il se trompait) ; il le chargea :

1° De donner de grandes places à tous les Jacobins gens de mérite ;

2° De donner des places secondaires à tous les Jacobins qui auraient pu être dangereux par leur activité et leur enthousiasme pour la patrie ;

3° De faire tout ce qui serait agréable personnellement au reste des Jacobins. Il attaquait ainsi l'enthousiasme vertueux par l'égoïsme. Napoléon tenait beaucoup à voir les Jacobins occupés très-activement dans leurs nouvelles places. Fouché devait dire aux plus enthousiastes : Mais laissez-moi faire ; ne me connaissez-vous pas ? ne savez-vous pas ce que je veux ? croyez que j'agis pour le plus grand bien du parti ; ma place me met à même de voir ce que peuvent les soldats ; je suis de l'œil tous leurs mouvements. Dès qu'on pourra agir je vous le dirai, etc., etc.

Fouché devait continuer à vivre avec les Jacobins et voir même ceux qui lui étaient personnellement

le plus opposés ; car autrement comment eût-il pu surveiller leurs actions ? Il était important, à l'égard de beaucoup d'entre eux, de savoir où ils couchaient chaque jour.

Fouché était chargé de surveiller dans leurs âmes les progrès de l'égoïsme, et surtout de donner des occasions d'agir à ceux qui avaient encore de l'activité et du feu.

Le parti royaliste était aimé par Napoléon : Ces gens-là sont les seuls qui sachent servir, dit-il, lorsque M. le comte de Narbonne, chargé de lui remettre une lettre, la lui présenta sur le revers de son chapeau à trois cornes. S'il l'eût osé, Napoléon se fût entouré exclusivement de gens appartenant au faubourg Saint-Germain.

Ceux d'entre eux qui étaient admis à une sorte de confidence par l'Empereur, s'étonnaient naïvement de ses ménagements pour le parti de la révolution qui, par exemple, régnait ouvertement au Conseil d'État, alors, de bien loin, le premier corps de l'Empire. Ce qui se passait au Sénat et au Corps législatif n'était qu'une cérémonie.

Les confidents, pris dans le parti royaliste dont j'ai parlé, eurent toujours peur de l'Empereur, en lui parlant, et ne purent jamais comprendre que lui Empereur eût peur de quelque chose.

Il eut grand'peur, d'abord, de tous les Jacobins ; lorsque cette première peur se fut calmée, il eut grand'peur de Fouché, essaya de le remplacer par M. Pasquier et enfin par le général Savary, duc de Rovigo. La bonne volonté de tyrannie, le courage et l'activité ne manquaient pas à ce dernier. Mais ayant toujours vécu à l'armée, il ne connaissait pas du tout les Jacobins.

M. Pasquier lui-même ne les connaissait que bien imparfaitement.

Jusqu'à quel point Fouché trompa-t-il l'Empereur ?