VIE DE  NAPOLÉON

— FRAGMENTS —

 

XX.

 

 

M. Biogi, jeune peintre français ; beau caractère, noblesse et simplicité.

 

Bonaparte avait rencontré, dans sa campagne sur le Mincio, un jeune Français, peintre de paysage, qui parcourait les environs du lac de Garde pour faire des études. Le général, environné de jeunes gens qui jouaient l'enthousiasme ou exagéraient celui qu'ils éprouvaient réellement, fut frappé du rare bon sens et de la mansuétude du peintre, que rien ne semblait émouvoir et qui n'était ébloui par rien. Ce peintre avait, d'ailleurs, une taille fort avantageuse et une figure prévenante. Il était une chose que Napoléon exécrait alors par-dessus tout, c'étaient les rapports entachés de gasconisme et qui peignent tout en beau. Il engagea souvent à dîner le jeune peintre, et voulut lui faire prendre parti avec lui. Berthier et même Napoléon, qui aimait à soutenir des discussions avec lui, lui fit entendre que bientôt il aurait un grade militaire et n'aurait pas à se plaindre de la fortune. Ce jeune homme qui avait montré de la bravoure dans la surprise de Gavardo, répondait au général, avec sa simplicité ordinaire, qu'il ne blâmait point les militaires, que leur profession était, sans doute, noble et utile ; mais, qu'au total, ce métier lui semblait grossier et montrer l'homme sous un vilain jour, et qu'il ne voudrait pour rien y engager sa vie.

Après avoir passé un mois au quartier général, toujours extrêmement distingué par Napoléon, il prit congé de lui et continua sa tournée en Italie.

Vers le temps d'Arcole, Napoléon écrivit au ministre de la République française à Florence, pour le prier de remettre vingt louis à M. Biogi, qu'il savait y être retourné, et de le prier de sa part de venir le voir à son quartier général.

Le jeune peintre répondit, avec sa tranquillité naturelle, qu'il avait des affaires à Florence, et que ce voyage qui serait sans utilité pour son talent, le contrarierait fort. Le ministre lui montra la lettre de Napoléon, fit valoir l'extrême obligeance avec laquelle le général en chef parlait de lui, lui fit honte de refuser une telle invitation, etc., etc. Il fit tant, que M. Biogi prit un vetturino, quitta Florence et s'achemina lentement vers le quartier général à Vérone, dessinant tous les beaux paysages qu'il rencontrait sur sa route. Il arriva à Vérone un peu après la bataille de Rivoli et fut reçu à merveille.

— Si vous voulez être officier, lui dit Napoléon, il y a maintenant bien des places vacantes ; je vous prendrai auprès de moi.

— Ne voyez-vous pas, ajouta le général Berthier, qui se trouvait présent à l'entretien, que le général en chef se charge de votre fortune.

— Je veux être peintre, répondit le jeune homme, et ce que je viens de voir des horreurs de la guerre, les ravages qu'elle entraîne naturellement et sans qu'on puisse en faire aucun reproche à personne, ne m'ont point fait changer d'avis sur ce métier grossier et qui montre l'homme sous un vilain aspect : celui de l'intérêt personnel, exalté jusqu'à la fureur, et au moyen duquel le lieutenant voit tomber, sans regrets, le capitaine, son ami intime, etc., etc.

Bonaparte combattit philosophiquement cette manière de voir et retint l'artiste jusqu'à deux heures du matin. Jamais je n'ai vu d'homme parler aussi bien, dit le peintre. On l'invita à dîner le lendemain et les jours suivants.

Le jeune homme, malgré le calme de son caractère, se prit d'amitié pour Napoléon et enfin un soir osa lui demander pourquoi il n'essayait pas de combattre, par un régime suivi, le poison dont il était tant à craindre, pour l'intérêt de la République, qu'il ne fût victime.

Berthier faisait force signes au jeune peintre, pour lui faire entendre que le général en chef n'aimait pas ce genre de conversation. Mais au grand étonnement du chef d'état-major — qui, dans le tête-à-tête, était traité par son général comme un petit commis et n'osait dire son avis que quand on le lui demandait bien expressément, ce qui était fort rare —, Napoléon se mit à traiter le sujet philosophiquement et à fond.

— Il y a des poisons, sans doute ; mais y a-t-il une médecine ? La médecine fût-elle une science réelle, ne me prescrirait-elle pas le repos ? Or, y a-t-il un repos pour moi ? Supposez que j'oublie assez mes devoirs pour remettre le commandement en chef à un des généraux de l'armée d'Italie ; retiré à Milan ou à Nice, est-ce que mon sang ne s'enflammera pas en apprenant des batailles dont je jugerais mal, étant éloigné, et dans lesquelles il me semblera qu'on n'a pas fait tout ce qu'on pouvait faire, avec des troupes aussi braves ? Sur mon lit de douleur, à Milan ou à Nice, je serai cent fois plus agité qu'ici où, du moins, quand mes troupes sont bien placées et les rapports des agents satisfaisants, je puis dormir en paix. D'ailleurs, qu'est-ce qu'un homme quand il est privé de sa propre estime ? Et, tandis que tant de braves grenadiers se font tuer avec gaîté, que sera-ce qu'un général en chef qui, parce qu'il a mal à l'estomac ou à la poitrine, va se coucher dans quelque place sur les derrières ? Et quelle destinée humiliante si les barbets[1] venaient m'y assassiner Non, il n'y a pas de médecine et quand cette science serait aussi certaine que la meilleure tactique, il faut que l'homme remplisse son devoir ; grenadier ou général en chef, il doit rester où le destin l'a mis, etc., etc.

Napoléon ne renvoya le jeune homme qu'à deux heures du matin. Dans une des soirées suivantes, il lui dit :

— Puisque vous vous obstinez à être peintre, vous devriez bien me faire le tableau de Rivoli.

— Je ne suis pas peintre de bataille, répondit M. Biogi, mais simple paysagiste. J'ai entrevu les effets :de la fumée et l'aspect des lignes de soldats quelquefois, en vous suivant ; mais je n'ai point assez étudié ces choses-là pour oser les représenter. Je ne puis peindre, avec quelque chance de succès, que ce que je connais bien.

Napoléon essaya de combattre ces raisons, mais le jeune homme restait ferme dans son dire.

— Eh bien, dit le général, peignez-moi le plateau de Rivoli et les montagnes environnantes, avec l'Adige coulant là-bas, sur la droite, au fond de la vallée, tels que je les vis lorsque je fis mon plan d'attaque.

— Mais, répondit M. Biogi qui, à l'armée, n'aimait que le général en chef et ne se souciait point de rester plus longtemps avec les guerriers, un paysage sans feuilles est une chose bien triste et qui ne me ferait aucun plaisir à peindre, ni à vous, général, quand vous le verriez. Un paysage sans feuilles a besoin d'être animé par les détails et les passions d'une grande bataille, tels que je ne sais pas le faire ; je regrette vivement de ne pouvoir peindre un tableau pour vous.

— Eh bien, vous le ferez comme vous l'entendrez, et Berthier va vous donner une escorte.

Le général Berthier dessina les divers mouvements de la bataille le Monte-Baldo à gauche, la hauteur San-Marco en face, l'Adige vers la droite.

Et ce fut sur cette sorte de plan improvisé que Napoléon, fort en train de causer et de discuter, et Berthier, tachèrent de faire comprendre au peintre les mouvements successifs que nous venons de raconter. Le peintre était électrisé par un si beau récit fait, disait-il, avec la dernière simplicité et sans la moindre emphase. Napoléon n'avait eu un peu d'emphase qu'en parlant de son devoir et de sa complète abnégation au sujet du poison. Sans doute Napoléon espérait avoir un tableau de bataille. Autrement, dit M. Biogi, à quoi bon expliquer avec tant de netteté les mouvements des troupes et surtout les différences de leur uniforme. Les canonniers, avec leurs pièces de douze, plongeant à droite dans la vallée de l'Adige et labourant les troupes de Quasdanowich en uniforme blanc, qui veulent monter sur le plateau ; les dragons, en habits verts, commandés par Lassalle, etc., etc.

On se sépara à plus de deux heures après minuit. Le lendemain matin, le général Berthier donna pour escorte à M. Biogi quatre grenadiers intelligents choisis dans une des demi-brigades qui avaient le plus agi dans la bataille, sur 'le plateau de Rivoli. M. Biogi se mit en route avec eux et fut très-content de leur conversation. Par son bon sens, dit-il, elle rne rappelait celle du général en chef ; il eût été difficile de montrer plus d'intelligence que ces braves jeunes gens. On coucha dans un village ; le lendemain M. Biogi parcourut avec eux tout le champ de bataille. Quand il fut à gauche, dans la gorge qui descend vers le lac de Garde, M. Biogi avançait toujours ; les grenadiers, dont deux avaient pris les devants, s'arrêtèrent et l'un de ceux qui étaient restés avec M. Biogi, lui dit :

— Citoyen, nous avons l'ordre de t'escorter ; ainsi, ce n'est nullement pour gêner tes actions, nous t'accompagnerons partout où tu voudras aller ; mais si tu continues à descendre ainsi vers le lac, tu vas avoir des coups de fusil. Les paysans de ces environs sont méchants.

M. Biogi répondit que c'était par pure curiosité et entraîné par la beauté du paysage, qu'il descendait vers le lac. Il revint avec eux vers le village de Rivoli et choisit le point de vue de son tableau à côté d'un petit mur récemment démoli par le canon. Les grenadiers le regardaient faire et semblaient ne pas vouloir s'éloigner de son chevalet, à cause de leur consigne. Au bout d'une heure, l'un d'eux lui dit :

— Tu ne cours ici aucun danger ; notre capitaine a été tué à trois cents pas en avant ; c'était un brave homme ; si tu n'as pas besoin de nous, nous voudrions revoir l'endroit.

Quelques instants après, M. Biogi les voyant s'arrêter tous les quatre et regarder attentivement par terre, laissa son dessin et alla les joindre ; il les trouva les larmes aux yeux.

— C'est là que le pauvre capitaine a été tué, il sera enterré tout près.

Ils se mirent à fouiller avec leurs baïonnettes, les endroits où la terre paraissait nouvellement remuée et enfin s'arrêtèrent, sans mot dire ; ils avaient reconnu leur capitaine, dont la poitrine n'était pas recouverte de plus de trois doigts de terre. M. Biogi touché, malgré sa froideur habituelle, les suivit plus d'une heure. Ils lui montraient toutes les marches et contre-marches, qu'avait faites la compagnie, avant que le capitaine ne fût tué.

M. Biogi resta trois jours avec eux dans les environs du village de Rivoli. Il prenait des vues du champ de bataille, dans tous les sens, pensant que cela pourrait être agréable au général en chef et, d'ailleurs, il se plaisait beaucoup dans la société de ces quatre grenadiers et commençait à perdre un peu de son antipathie pour l'état militaire.

— Au fait, disait-il, en 1837, c'étaient les officiers que je n'aimais pas ; le général en chef et les grenadiers me plaisaient fort.

Il revint à Vérone, où il passa six semaines, occupé à peindre son tableau et toujours fort bien accueilli du général, qui l'avait engagé à venir le voir tous les jours, à la nuit tombante, lorsqu'il ne pouvait plus travailler ; le général le retenait souvent à dîner.

Un jour que M. Biogi attendait dans le salon à l'heure du dîner, avec plusieurs colonels, le général Berthier parut et dit avec humeur :

— Que faites-vous ici, messieurs ? Ce n'est pas votre place, allez-vous-en.

Comme M. Biogi, un peu déconcerté, se hâtait de sortir avec les colonels.

— Restez, lui dit Berthier ; ce n'est pas pour vous que je parle ; le général a toujours beaucoup de plaisir à vous voir ; vous devez vous en apercevoir ; il vous fait placer à ses côtés, il vous parle.

Ce que Berthier disait avait un peu d'humeur, le général en chef ne parlant jamais à lui ou à un autre officier, que pour faire une question bien sèche. Berthier ne paraissait absolument qu'un commis, chargé de distribuer des ordres.

— On ne saurait se figurer, disait M. Biogi, la quantité de gens qui, tous les jours, venaient parler au général en chef. Il y avait des femmes très-bien mises, des prêtres, des nobles, des gens de toute sorte ; il les payait bien ; aussi, savait-il tout.

M. Biogi était surpris de la distance à laquelle il tenait ses généraux, même les plus distingués ; s'il leur adressait un mot, cela était compté comme une faveur, et faisait la conversation de la soirée, parmi eux.

— Rien de moins séduisant que la place que l'on m'offrait, ajoutait-il. Il fallait avoir de l'ambition. Sans doute, à peine revêtu de l'uniforme, il ne m'aurait plus parlé. Et s'il eût continué, quelles jalousies !

Le général en chef parlait volontiers aux soldats, toujours simplement et raisonnablement, et s'attachant à bien comprendre leur idée. Souvent, il prolongeait beaucoup la conversation avec M. Biogi ; son regard avait beaucoup de grâce, surtout lors tue la soirée s'avançait, et il était parfaitement poli. Son âme devinait bien des choses, en fait de beaux arts ; il n'avait absolument rien lu en ce genre ; il citait des tableaux d'Annibal Carrache, comme étant de Michel-Ange.

Gros faisait alors son portrait, celui où il est représenté tenant un drapeau et passant le pont d'Arcole ; c'est le seul de cette époque ressemblant[2]. Le général a son sabre au côté, et comme il fait en avant un mouvement violent, la dragonne du sabre est restée un peu en arrière. Berthier, qui pourtant savait dessiner, demanda à Gros pourquoi cette dragonne n'était pas dans une position verticale. Rien de plus simple, dit Napoléon, et il en donna la raison.

— Gros est le seul peintre, ajoutait M. Biogi, qui ait osé rendre les pauvretés (terme de peinture) qui, à cette époque, frappaient de toute part les yeux du général, qui avait l'air d'un homme fort malade de la poitrine. On n'était rassuré qu'en réfléchissant aux courses énormes qu'il faisait presque tous les jours et à leur rapidité. Son regard avait quelque chose d'étonnant ; c'était un regard fixe et profond, nullement l'air inspiré et poétique. Ce regard prenait une douceur infinie, quand il parlait à une femme, ou qu'on lui racontait quelque beau trait de ses soldats. Au total c'était un homme à part, continuait M. Biogi ; aucun de ses généraux ne lui ressemblait, en aucune façon. Lemarrois avait une figure charmante, douce, de bonne compagnie, distinguée et, toutefois, à côté de son général, il avait l'air inférieur. Murat était beau à cheval, mais d'une sorte de beauté grossière. Duphot annonçait bien de l'esprit ; mais Lannes, lui seul, rappelait quelquefois le général en chef.

Celui-ci était environné d'un respect profond et silencieux ; c'était un homme absolument hors de pair et tout le monde le sentait. Toutes les belles dames de Vérone cherchaient à le rencontrer chez le provéditeur vénitien, ancien ambassadeur et fort grand seigneur qui, en présence du général en chef, avait l'air d'un petit garçon.

Quand le tableau représentant le plateau de Rivoli fut terminé, le général en fut content ; il y avait beaucoup de la vérité et de la suavité de Claude Lorrain. Il le paya bien et M. Biogi rendit six louis, sur les vingt-cinq reçus à Florence, disant qu'il n'avait pas dépensé davantage.

Nous n'avons pas changé une parole au récit de M. Biogi, qui vit actuellement retiré dans une petite ville de Bretagne.

 

 

 



[1] On donnait ce nom à des bandes composées de déserteurs, de bandits, de prisonniers autrichiens qui s'étaient échappés, de soldats piémontais licenciés. Ils infestaient l'Apennin, arrêtaient les courriers, pillaient nos convois, massacraient les soldats français isolés. R. C.

[2] En 1837, ce portrait appartient à la reine Hortense et se voit au château d'Arenenberg, sur le lac de Constance. Morte le 5 octobre 1837, dans ce château d'Ardnenberg, le corps de la reine Hortense a été inhumé dans l'église de Rueil, à côté de celui de sa mère l'impératrice Joséphine. R. C.