VIE DE  NAPOLÉON

— FRAGMENTS —

 

XVIII.

 

 

Intervalle d'Arcole à Rivoli (du 18 novembre 1798 au 14 janvier 1797) — Situation politique de la France ; attitude des différents partis ; faiblesse du Directoire. — Effroi occasionné à Vienne par la défaite d'Arcole ; grands efforts de l'Autriche pour en atténuer les résultats. — On croit Napoléon empoisonné ; malgré de grandes souffrances, son activité redouble ; origine de sa maladie.

 

Voici la position des choses en décembre 1796. L'intérieur de la République était assez calme ; les partis avaient les yeux fixés sur les théâtres de la guerre, sur Kehl et sur l'Adige. La considération et la force du gouvernement augmentaient ou diminuaient selon les nouvelles que l'on recevait des armées. La dernière victoire, celle d'Arcole, avait frappé les imaginations françaises par le romanesque de son récit, l'incroyable fermeté d'âme du général Bonaparte et le danger extrême qu'il avait couru lorsqu'il tomba dans le marais, près du pont d'Arcole.

Toutefois, ces miracles de génie et de bravoure n'avaient point rassuré sur la possession de l'Italie : on savait qu'Alvinzi se renforçait et que le Pape faisait des armements. Les malveillants disaient que l'armée d'Italie était épuisée ; que son général, accablé par les travaux d'une campagne sans exemple, et consumé par une maladie extraordinaire, ne pouvait plus se tenir à cheval. Mantoue n'était pas encore prise et on pouvait concevoir des inquiétudes pour le mois de janvier.

La liberté de la presse régnait alors en France, ce qui veut dire qu'on était libre, autant que l'inexpérience générale permettait de l'être. Les journaux des deux partis déclamaient avec emportement. La Révolution ne comptait encore que huit années d'existence, les hommes de trente ans avaient été formés par la monarchie incertaine de Louis XVI et l'encyclopédie, et ceux de cinquante par la monarchie corrompue de madame Dubarry et de Richelieu.

Les journaux de la contre-révolution voyant approcher le printemps, époque des élections, tachaient de remuer l'opinion et de la disposer en leur faveur. Les royalistes, depuis leurs désastres dans la Vendée, avaient résolu de se servir de la liberté elle-même, pour la détruire ; ils voulaient s'emparer des élections.

Le Directoire voyait leur projet et en avait peur, mais ressentant une peur égale des patriotes qui avaient gouverné et animé la France pendant la Terreur, il faisait du juste-milieu[1]. Voyant le déchaînement des journaux, il était saisi d'inquiétude, il se rappelait les passions qui s'étaient montrées en France pendant le gouvernement révolutionnaire. Aucun des membres du Directoire n'avait assez de génie politique pour voir que ces passions qui les effrayaient dormaient maintenant et qu'il fallait, pour les réveiller, des faits palpables et non de vains raisonnements de journaux. Il paraît que, tant que les hommes nés sous le régime de la censure seront de ce monde, il sera dans la destinée des gouvernements de la France d'avoir une peur exagérée de la presse et de donner du piquant aux quolibets qu'on leur lance avec adresse, eu ayant l'air piqué.

Le Directoire effrayé, demanda aux deux conseils des lois sur les abus de la presse. On se récria, on prétendit que, les élections approchant, le Directoire voulait en gêner la liberté ; on lui refusa les lois qu'il sollicitait ; on accorda seulement deux dispositions ; l'une relative à la répression de la calomnie privée, l'autre aux crieurs de journaux qui, dans les rues, au lieu de les annoncer par leur titre, les annonçaient par des phrases détachées, dont la brutale énergie rappelait quelquefois celle du Père Duchesne, et faisait peur au Directoire.

Par exemple, on vendait un pamphlet, en criant dans les rues : Rendez-nous nos myriagrammes et f...... nous le camp, si vous ne pouvez faire le bonheur du peuple. — Il faut se rappeler que les appointements des Directeurs étaient indiqués philosophiquement par la valeur d'un certain nombre de mesures de blé, ou myriagrammes.

Le Directoire aurait voulu l'établissement d'un journal officiel. Les Cinq-Cents y consentirent, les Anciens s'y opposèrent.

La célèbre loi du 3 brumaire, mise une seconde fois en discussion en vendémiaire, avait été maintenue après une discussion orageuse. Le côté droit voulait faire révoquer la disposition qui excluait les parents des émigrés des fonctions publiques, et c'était celle que les républicains voulaient conserver. Après une troisième attaque, les républicains eurent l'avantage, et il fut décidé que cet article serait maintenu. On ne fit qu'un seul changement à cette loi. Elle excluait de l'amnistie générale, accordée aux délits révolutionnaires, les délits qui se rattachaient au 13 vendémiaire. Cet événement, dont les analogues devaient se renouveler si souvent, était trop loin maintenant, pour ne pas amnistier les individus qui avaient pu y prendre part et qui, d'ailleurs, étaient tous impunis de fait. L'amnistie fut appliquée aux délits de vendémiaire, comme à tous les autres faits purement révolutionnaires.

On voit que le Directoire et ceux qui voulaient la République, avec la constitution de l'an III, parvenaient à conserver la majorité dans les conseils, malgré les cris de quelques patriotes follement emportés et de nombre de gens vendus à la contre-révolution.

L'oligarchie de Vienne avait été consternée par la nouvelle de la bataille d'Arcole, venant immédiatement après de si belles espérances. Mais la peur donna à ces bons Allemands une activité qui ne leur est pas naturelle. L'immense majorité croyait que les Français traînaient partout la guillotine avec eux, et l'arrivée des républicains à. Vienne semblait le pire des maux, même à la petite bourgeoisie si opprimée, en ce pays-là, par la noblesse. Le peuple tout entier se résolut à tenter une nouvelle lutte et fit des choses inouïes, pour renforcer l'armée d'Alvinzi[2].

La garnison de Vienne partit en poste pour le Tyrol, et l'Empereur ordonna une nouvelle levée parmi les braves Hongrois — esclaves mécontents de la maison d'Autriche.

Les Viennois qui chérissaient tendrement leur empereur François, fournirent quatre mille volontaires et l'on vit plus tard dix-huit cents de ces bourgeois inexpérimentés, se faire tuer à leur poste, chose dont on a souvent parlé ailleurs, mais que ces bons Allemands exécutèrent. Ils l'avaient promis à l'Impératrice, lorsqu'elle leur remit des drapeaux brodés de ses propres mains.

Le conseil aulique ou M. de Thugut avait tiré de l'armée du Rhin quelques milliers d'hommes, choisis parmi les meilleures troupes de l'Autriche. Par cette activité, vraiment remarquable au sein d'une vieille oligarchie — deux cents familles régnaient alors à Vienne —, l'armée d'Alvinzi avait été renforcée d'une vingtaine de mille hommes, et portée à plus de soixante mille combattants. Cette armée reposée et réorganisée ne comptait qu'un petit nombre de nouveaux soldats.

Elle inspirait des appréhensions sérieuses au général Bonaparte ; mais il avait un autre sujet d'inquiétudes. A Paris, les nobles, les prêtres, les émigrés et tout ce qui souhaitait l'humiliation de nos armes, annonçaient qu'il se mourait d'une maladie inconnue. Il n'était que trop vrai, il ne pouvait plus monter à cheval sans un effort de courage, suivi d'un complet abattement. Ses amis le crurent empoisonné ; lui-même eut cette idée ; mais comme il n'y avait aucun remède, il continua à faire son devoir, sans trop penser à sa santé. Cette grande âme se rappela le Decet imperatorem stantem mori — un général en chef doit mourir debout.

Après avoir été au plus mal, vers le temps d'Arcole, il fut mieux pendant la courte campagne de Leoben, et le repos de Montebello lui rendit des forces. Plus tard, il fut encore très-mal, et ce ne fut que bien des années après que M. Corvisart — un des premiers médecins du siècle et l'homme le moins courtisan, et le plus ennemi des hypocrites qui fil jamais —, parvint à deviner la maladie de Napoléon et ensuite à la guérir.

Devant Toulon, Napoléon voyant une batterie dont le feu venait de cesser y courut ; il n'y trouva personne de vivant. Tous les canonniers venaient d'être tués par les boulets anglais. Napoléon se mit à charger tout seul une pièce de canon. Il prit l'écouvillon ; il se trouva que le canonnier servant qui avait tenu cet instrument, avant lui, avait la gale, et bientôt Napoléon en était couvert. Naturellement propre jusqu'au scrupule, il fut bientôt guéri. Ce fut tin mal ; il eût fallu laisser son cours à la maladie. Le virus, non suffisamment expulsé, se jeta sur l'estomac. En bivouaquant auprès d'un marais, vers Mantoue, il prit la fièvre et bientôt il se trouva dans cet état d'épuisement complet qui faisait le désespoir de son armée et la joie des royalistes.

Ce fut dans cet état d'épuisement, qu'à l'époque d'une de ses dernières batailles, trois des chevaux montés par lui moururent de fatigue. Ses joues caves et livides ajoutaient encore à l'effet mesquin de sa très-petite taille. Les émigrés disaient, en parlant de lui, il est jaune à faire plaisir et on buvait à sa mort prochaine.

Ses yeux seuls et leur regard fixe et perçant annonçaient le grand homme. Ce regard lui avait conquis son armée ; elle lui avait pardonné son aspect chétif, elle ne l'en aimait que mieux. Il faut se rappeler que cette armée était toute composée de jeunes méridionaux faciles à passionner. Ils comparaient souvent leur petit caporal avec le superbe Murat et la préférence était pour l'homme si maigre, déjà en possession d'une si grande gloire ! Après Arcole, les forces physiques du jeune général semblèrent s'éteindre ; mais la force de son âme lui prêtait une énergie qui, tous les jours, étonnait davantage, et nous allons voir ce qu'il fit à Rivoli.

 

 

 



[1] Expression qui sera peut-être obscure vers 1850 ; genre de gouvernement qui entreprend de mener une nation par la partie médiocre et sans passions des citoyens ; ou plutôt à l'aide des passions basses et de l'envie de gagner de l'argent, de cette partie médiocre. Le juste-milieu du Directoire se séparait avec un soin égal des gens à talents et des âmes généreuses du parti royaliste et du parti républicain. Le Directoire i n'avait pour lui que les gens aux yeux desquels de bons appointements sont la première des raisons politiques, les timides dont la peur est la seule passion, et les fabricants et négociants, qui ne demandent pas à un gouvernement d'être juste, éclairé, honnête, mais d'assurer, fût-ce par le despotisme avec accompagnement de Spielberg ou de Sibérie, une tranquillité de dix années, pendant lesquelles on puisse faire fortune.

[2] La conduite militaire du gouvernement autrichien fut sublime, de mai 1796 à Leoben 18 avril 1797. Sans avoir les passions qui enflammaient les Français de 1793 et 1794, l'activité de ce gouvernement fut pareille à celle du gouvernement républicain. Mais qui avait le mérite de cette activité ; est-ce le vieux baron de Thugut ou le conseil aulique ? On l'ignore : juste punition des gouvernements ennemis de la pensée et de la publicité. Le peu qu'ils laissent imprimer passe pour mensonge et même leurs belles actions restent ignorées : Carent quia vate sacro.