Retour de Napoléon à Milan, le 19 septembre 1796. — Sa profonde haine pour les fournisseurs.A son retour à Milan, après les batailles de Bassano et de Saint-Georges, Napoléon commença ce qu'il appelait la guerre aux voleurs. Ces chevaliers d'industrie, dont Paris abonde toujours, alors protégés par Barras qui, parmi eux, avait recruté une cour, étaient accourus en Italie, sur le bruit des richesses de ce beau pays. Ils étaient facilement parvenus à s'introduire dans les administrations de l'armée. Les commissaires du gouvernement Garrau et Salicetti, disposaient des contributions frappées sur les pays conquis. Ils disposaient, en quelque sorte, de l'emploi des troupes. Ils avaient la haute main sur les fournisseurs et entrepreneurs, soit des vivres, soit des charrois ; d'eux seuls dépendait la solde de l'armée. Enfin, ces commissaires avaient usurpé presque en entier les fonctions ordinairement remplies à une armée par le commissaire ordonnateur en chef ou intendant général. Tandis que la simplicité, la rudesse républicaine et une pauvreté noble, régnaient dans les armées de Sambre-et-Meuse et du Rhin, un certain luxe et l'amour des plaisirs s'étaient emparés des officiers et même des simples soldats de l'armée d'Italie. A cette époque, ces armées eussent été fort bien représentées, quant à leur apparence extérieure, les unes par le sublime Desaix qui, souvent, n'avait pas même d'uniforme et se laissait tout voler, même ses équipages. L'autre, par le général Augereau qui ne paraissait jamais que les mains et la poitrine couvertes de diamants. Les soldats d'Italie bien vêtus, bien nourris, bien accueillis par les belles Italiennes, vivaient dans les plaisirs et l'abondance. Les officiers, les généraux participaient à l'opulence générale ; quelques-uns commençaient leur fortune. Quant aux fournisseurs ou entrepreneurs, ils déployaient un faste qui frappait d'autant plus, que depuis plusieurs années personne n'avait l'idée d'une telle chose. Ce qui piquait le plus les officiers, c'est qu'avec le prix de leurs spéculations, ils se procuraient les bonnes grâces des cantatrices les plus brillantes. Vers ce temps, Bonaparte, excité par les propos de l'armée qui tous lui étaient rapportés — jamais général ne fut mieux instruit de tout —, se mit à examiner les marchés et les autres conventions conclus par la République avec des fournisseurs. Vers le commencement de la campagne d'Italie, le Directoire manquait tout à fait de crédit, les caisses étaient vides et la misère du gouvernement était parvenue à un tel point, qu'il faudrait un long chapitre pour rendre croyables au lecteur les détails singuliers qu'on mettrait sous ses yeux. Par exemple, le jour de son installation, le Directoire avait été obligé d'emprunter au concierge du Luxembourg une table, une écritoire et un cahier de papier à lettre. La suite avait répondu à ce début. En janvier 1796, la République avait été trop heureuse de trouver des spéculateurs hardis qui voulussent fournir, à quelque prix que ce fût. L'extrême incertitude du paiement devait être admise comme balance des bénéfices énormes qu'ils pourraient faire s'ils étaient payés. Voilà ce que Napoléon, dans sa haine instinctive contre les fournisseurs[1], ne voulut jamais comprendre. Le crédit ayant reparu après les victoires de l'armée d'Italie, les prix qu'on payait aux fournisseurs semblaient excessifs : officiers et soldats étaient scandalisés de leurs bénéfices énormes. Personne ne songeait à l'incertitude des paiements, au moment de la signature des contrats. Bonaparte s'indigna de ces bénéfices, et ce sentiment alla chez lui jusqu'à l'excès. On peut dire que c'était l'un de ses préjugés, comme la haine pour Voltaire, la peur des Jacobins, et l'amour pour le faubourg Saint-Germain. On voit par ses lettres au Directoire, qu'il ne voulut jamais comprendre qu'un fournisseur, en butte aux plaisanteries de tous et souvent aux vols du gouvernement[2], ne fournît pas pour la gloire. Il reproche aux fournisseurs d'abandonner l'armée les jours de péril. Il recommande au Directoire de chois sir des hommes d'une énergie et d'une probité éprouvées, sans songer que de tels hommes ne vont pas se fourrer dans ce guêpier. Dans sa colère, le général en chef va jusqu'à proposer l'institution d'un syndicat qui, jugeant comme un jury, pût, sur sa simple conviction, punir des délits qui ne sont jamais prouvables matériellement. Dès cette époque, Napoléon montre de la haine pour tout ce qui s'occupe à l'armée de donner du pain aux soldats. Nous verrons plus tard ce sentiment peu réfléchi amener les plus grands malheurs[3]. La lettre qui suit peindra mieux que tout ce qu'on pourrait dire, la manière d'agir du général en chef, à l'égard des fournisseurs. Les choses allèrent au point que les bourgeois raisonnables qui, sous le nom de Directeurs, gouvernaient la République, purent croire, d'après les rapports de leurs protégés et parents, qu'ils avaient fait employer à l'armée d'Italie, que le général en chef voulait s'emparer des fournitures pour faire de l'argent. Ce crime était un de ceux pour lesquels Napoléon avait le plus d'horreur. On peut dire que, dans son esprit, il venait immédiatement après le crime de Pichegru : faire battre ses soldats exprès. Le général Bonaparte avait eu le bonheur de rencontrer un commissaire des guerres qui joignait au talent si rare de faire vivre une grande armée, une probité républicaine (M. Boinod). Il eût pu lui donner la place d'ordonnateur en chef et réclamer auprès du Directoire sa confirmation dans ce grade ; mais Napoléon était obligé, par des considérations du plus haut intérêt, de ménager les fripons et Barras qui les protégeait. |
[1] Il faut avoir recours à l'activité de l'intérêt particulier, là où le gouvernement ne peut pas mener ses agents par l'honneur. Or, les entrepreneurs, fournisseurs, etc., moqués de tous à l'armée et non admis, en ce temps-là, au bénéfice du duel, ne pouvaient venir à l'armée pour acquérir de l'honneur. C'est une réflexion que, dans la retraite de Moscou, j'ai entendu faire par le prince major-général. La haine de Napoléon contre les fournisseurs provenait de leur lâcheté au feu ; dans son amour passionné pour la France, il était profondément blessé de lui voir produire des enfants aussi lâches ; à l'heure de la retraite qui précéda Castiglione, l'un de ces hommes prit la fuite, fit cinquante lieues en poste et mourut de peur en arrivant à Gênes.
[2] Les marchands de drap de Lodève, vers 1808.
[3] C'est à cette haine aveugle que l'on peut attribuer, en grande partie, les désastres de la retraite de Moscou. Le maréchal Davoust, grand homme auquel on n'a pas encore rendu justice, avait parfaitement organisé son corps d'armée ; il en fut blâmé. C'est une des grandes fautes de Napoléon.