VIE DE  NAPOLÉON

— FRAGMENTS —

 

XVI.

 

 

Portraits des généraux : Berthier, Masséna, Augereau, Serrurier.

 

Vers la fin de sa carrière, Napoléon se plut à tracer le caractère de ses généraux de l'armée d'Italie. Nous allons reproduire ces portraits, en y ajoutant quelques traits.

Il s'agit de Berthier, Masséna, Augereau, Serrurier et Joubert. Trois généraux, de talents comparables à ceux de Masséna, n'étaient pas encore arrivés à commander en chef une division ; il s'agit de Lannes, de Duphot et de Murat. Davoust, dont on se moquait alors, parce que son caractère avait des qualités qui manquent ordinairement aux Français ; savoir : le sang-froid, la prudence et l'opiniâtreté, et Lassalle, servaient encore dans des grades inférieurs. Kilmaine eût été un des premiers généraux de division de l'armée ; mais il était toujours malade.

Tous ces généraux étaient également braves ; mais, seulement, la bravoure de chacun prenait la couleur de son caractère. Toutefois, dans le cours des manœuvres que nous allons raconter, un général fut destitué pour cause de lâcheté ; et un autre eût mérité de l'être à cause de sa légèreté.

Que n'eût pas fait Napoléon s'il eût eu à cette époque sous ses ordres les généraux Gouvion Saint-Cyr, Desaix, Kléber et Ney, et pour chef d'état-major, au lieu de Berthier, le général Soult.

Berthier était âgé d'environ quarante-deux ans ; il était né à Versailles ; son père, ingénieur-géographe des rois Louis XV et Louis XVI, était chargé de faire les plans de leurs chasses. Berthier, jeune encore, fit la guerre d'Amérique comme lieutenant ; il était colonel à l'époque de la Révolution, par une faveur spéciale du roi. Il commanda la garde nationale de Versailles, où il se montra fort opposé au parti jacobin. Employé dans la Vendée, comme chef d'état-major des armées révolutionnaires, il y fut blessé. Après le 9 Thermidor, il fut chef d'état-major de Kellermann, à l'armée des Alpes, et, l'ayant suivi à l'armée d'Italie, il eut le mérite de faire prendre à l'armée la ligne de Borghetto, qui arrêta l'ennemi. C'est peut-être la seule idée militaire que Berthier ait jamais eue. Lorsque Napoléon vint comme général en chef à l'armée d'Italie, Berthier demanda la place de chef de l'état-major général, qu'il a depuis toujours occupée. Nous verrons plus tard combien il contribua à gâter l'armée vers 1805, et à substituer, dans le cœur des officiers, l'égoïsme à l'enthousiasme de la gloire.

Il avait en 1796 une grande activité, qu'il perdit depuis ; il suivait son général dans toutes ses reconnaissances et dans toutes ses courses, sans que cela ralentît en rien son travail de bureau. Après avoir passé la journée dans la calèche de son général, à discuter tous les mouvements possibles que l'on pouvait faire exécuter à l'armée et sans jamais se hasarder à donner un conseil, qu'après y avoir été formellement invité ; il se rappelait fort exactement tout ce qui avait été arrêté par le général en chef, et, à l'arrivée au gîte, donnait des ordres en conséquence. Il savait présenter avec une grande clarté les mouvements les plus compliqués d'une armée. Il lisait fort bien la nature du terrain sur une carte ; il résumait rapidement et avec une grande clarté les résultats d'une reconnaissance et dessinait, au besoin, les positions d'une façon fort nette. Son caractère indécis et dénué d'enthousiasme fut peut-être avec sa politesse parfaite et son infériorité de talents ce qui lui valut la faveur de son général.

Il fut une époque où l'envie qui animait les gens de l'ancien régime ne sachant qu'objecter aux victoires étonnantes du général Bonaparte, prit le parti de publier que Berthier était son mentor et lui fournissait ses plans de campagne. Berthier eut grand peur de ces bruits, et fit tout ce qu'il put pour les faire cesser. Bonaparte fut sensible à ce procédé. Au total, Berthier était un homme de, l'ancien régime, agréable et poli dans les circonstances ordinaires de la vie, et s'éteignant dans les grandes. Nous aurons souvent occasion de dire du mal de lui.

Masséna était un tout autre homme ; c'était le fils de la nature. Il ne savait rien, pas même l'orthographe ; mais il avait une âme ferme et était inaccessible au découragement. Le malheur semblait redoubler l'activité de cette âme énergique, bien loin de l'éteindre. Né très-pauvre il avait le malheur d'aimer à voler, et à Rome son armée fut obligée de le chasser ; mais sa valeur et son génie étaient tels, que, malgré cet horrible défaut, dont ses soldats étaient victimes, ils ne pouvaient cesser de l'aimer. Il avait toujours quelque maîtresse avec lui ; en général, c'était la plus jolie femme du pays où il commandait, et il cherchait toujours à faire trouver la mort à l'aide-de-camp qui plaisait à sa maîtresse. Il avait un esprit charmant quand il était à son aise. Mais il fallait lui pardonner ses mauvaises constructions de phrases. Le buste placé sur son tombeau au cimetière du Père-Lachaise, à Paris, est ressemblant.

Au fait, c'était un Niçard (de Nice), plus Italien que Français ; il n'avait jamais eu le temps de se donner la moindre éducation. Né à Nice, il était entré jeune au service de France, dans le régiment Royal-Italien ; il avança rapidement et devint général de division. Son audace, son amour pour les femmes, son absence totale de hauteur, sa familiarité énergique avec les soldats, étaient faits pour leur plaire ; il avait beaucoup du caractère que l'histoire donne à Henri IV. A l'armée d'Italie, il servit sous les généraux en chef Dugommier, Dumerbion, Kellermann et Scherer. Il était fortement constitué, infatigable, jour et nuit à cheval au milieu des rochers et dans les montagnes ; c'était le genre de guerre qu'il entendait spécialement. En 1799, il sauva la République, battue de toutes parts, par le gain de la bataille de Zurich. Sans Masséna, le terrible Suwarow entrait en Franche-Comté, au moment où les Français étaient las du Directoire, et peut-être de la liberté.

Masséna, dit Napoléon, était décidé, brave, intrépide, plein d'ambition et d'amour-propre, son caractère distinctif était l'opiniâtreté ; il n'était jamais découragé ; il négligeait la discipline et donnait peu de soins à l'administration ; il faisait assez mal les dispositions d'une attaque ; sa conversation semblait sèche et peu intéressante, quand il se trouvait avec des gens dont il se méfiait ; mais au premier coup de canon, au milieu des boulets et des dangers, sa pensée acquérait de la force et de la clarté. On a souvent cru à l'armée et j'ai toujours soupçonné que Napoléon était un peu jaloux de lui.

Augereau, né au faubourg Saint-Marceau (à Paris), était sergent au moment de la Révolution. Il fut choisi pour aller à Naples apprendre l'exercice aux soldats du pays, lorsque la Révolution éclata. M. de Périgord, ambassadeur de France à Naples, le fit appeler, lui donna dix louis et lui dit : Retournez en France, vous y ferez fortune. Il servit dans la Vendée et fut fait général à l'armée des Pyrénées-Orientales. A la paix avec l'Espagne, il conduisit sa division à l'armée d'Italie. Napoléon l'envoya pour le 48 fructidor à Paris ; il y parut couvert de diamants.

Le Directoire, dit Napoléon, lui donna le commandement en chef de l'armée du Rhin. Il était incapable de se conduire ; il avait peu d'étendue dans l'esprit, peu d'éducation, point d'instruction ; mais il maintenait l'ordre et la discipline parmi ses soldats ; il en était aimé.

Ses attaques étaient régulières et faites avec ordre ; il divisait bien ses colonnes, plaçait convenablement ses réserves, se battait avec intrépidité ; mais tout cela ne durait qu'un jour ; vainqueur ou vaincu, il était le plus souvent découragé le soir, soit que cela tînt à la nature de son caractère, ou au peu de calcul et de pénétration de son esprit.

Il s'attacha au parti de Babeuf. Ses opinions, si tant est qu'il eût des opinions, étaient celles des anarchistes les plus exagérés : il fut nommé député au Corps législatif, en 1708 ; se mit dans les intrigues du manège et y fut souvent ridicule.

Serrurier, né dans le département de l'Aisne, était major d'infanterie au commencement de la Révolution ; il avait conservé toutes les formes et la rigidité d'un major ; il était fort sévère sur la discipline et passait pour aristocrate, ce qui lui a fait courir bien des dangers au milieu des camps, surtout dans les premières années. Comme général, il n'osait rien prendre sur lui, et il n'était pas heureux.

Il a gagné, dit Napoléon, la bataille de Mondovi et pris Mantoue ; il a eu l'honneur de voir défiler devant lui le maréchal Wurmser. Il était brave, intrépide de sa personne ; il avait moins d'élan que Masséna et Augereau ; mais il les surpassait par la moralité de son caractère, la sagesse de ses opinions politiques ou la sûreté de son commerce. Le caractère de ce général avait peu de sympathie avec celui des jeunes patriotes qu'il commandait.